« LINK ! »

Zelda se précipita sur le jeune hylien. Sa tête reposait sur son bras étendu et la paravoile gisait à quelques mètres de lui. La panique nouant les entrailles de la princesse, elle s'accroupit à ses côtés avant de se reculer prestement avec effroi. L'image d'Impa, le sang s'écoulant de sa gorge, se superposait à celle de Link, puis celle du chevalier, gisant dans ses bras sur un champ de bataille…

Quelqu'un l'écarta sans ménagement et elle chuta en arrière.

« Ne restez pas là ! s'exclama un petit hylien trapu aux cheveux bruns coupés au bol. SHANTIEH ! »

Un goron coiffé d'un casque jaune accourut, suivi d'un plus jeune qui trottait derrière lui comme son ombre. Autour d'eux, les villageois s'amassaient rapidement.

« Shantieh, reprit l'hylien, emmène-le chez moi, vite ! Kornuieh saura le soigner. »

Le goron souleva le corps du jeune héros avec précaution et s'éloigna à toute vitesse avec son précieux fardeau. La petite foule rassemblée leur emboîta le pas aussitôt, et en quelques secondes, la place centrale fut entièrement vidée.

Sauf Zelda. La princesse demeura figée sur le sol, tétanisée. Des larmes dévalaient sur ses joues sans qu'elle ne s'en préoccupe. Elle contemplait fixement la paravoile délaissée, négligée par les villageois. Seule raisonnait autour d'elle la douce musique des fontaines qui arrosaient les pieds de la Déesse.

Zelda s'empara de la voile d'une main tremblante. Elle ravala un sanglot. Link était grièvement blessée, elle le savait. Pourquoi, pourquoi ne l'avait-elle pas obligé à rester au sanctuaire le temps qu'elle aille chercher des secours ? Pourquoi lui avait-elle fait supporter son poids durant ce vol insensé ? Pourquoi ne s'y était-elle pas opposée ?

Elle l'avait senti pourtant, la peau du jeune hylien était brûlante. Plus chaude qu'elle n'aurait dû. Perdue dans la félicité d'être blottie contre lui, elle n'avait pas réfléchi. Pas réfléchi et oublié le plus important concernant son chevalier : la seule personne contre qui il fallait le protéger, c'était de lui-même.

Elle serra la paravoile contre elle et son corps entama un lent mouvement de balancier. Elle ne pouvait pas perdre Link. Pas lui, pas une nouvelle fois. Elle n'aurait jamais la force de continuer sans lui à ses côtés. Pas…

— Votre altesse, grinça une voix à quelques mètres d'elle.

Elle redressa la tête en un sursaut. Devant elle se tenait un vieux zora aux écailles d'un rouge sombre. Il portait un collier serti d'or et de pierres précieuses qui le désignait comme un ecclésiastique du peuple de l'eau. À ses côtés, une petite hylienne âgée se terrait dans son ombre, lui jetant un regard effaré.

Zelda s'essuya prestement les joues d'un revers de manche et se releva. Même s'ils avaient probablement assisté au spectacle de son désespoir, il était hors de question qu'elle s'étende davantage devant de parfaits inconnus. Elle inclina légèrement la tête pour les saluer et leur adressa un sourire tremblant.

« Votre altesse, reprit le zora posément, bienvenue au village d'Euzero. Je me nomme Klavieh et voici Monalie. Je suis l'aubergiste du village. Permettez-moi de vous proposer une chambre pendant que ma camarade se charge de vous trouver des habits secs. »

Zelda déglutit péniblement, la gorge encore nouée. Elle avait la sensation qu'elle allait fondre en larmes dès qu'elle ouvrirait la bouche. Son corps tremblait.

Link… Oh Link…

Elle serra les poings. Elle devait se contrôler, maîtriser sa voix, reprendre l'empire d'elle-même. Elle devait tenir, tenir jusqu'à ce qu'elle soit seule.

« Où a été emmené mon compagnon ? » demanda-t-elle d'un ton qui, immanquablement, s'avéra parfaitement insensible.

Contraste formidable avec son sourire, mais elle ne pouvait pas faire mieux.

« Il est accueilli chez Kornuieh, répondit respectueusement Klavieh. Elle est d'origine gerudo et connaît son affaire. Il est entre de bonnes mains, rassurez-vous.

— Amenez-moi à lui. »

Le ton utilisé avait tout d'un ordre et rien d'une requête. Le zora, intelligent, ne s'y trompa pas.

« Bien sûr, votre altesse. Seulement, je crains que votre présence ne perturbe ses soins. Pour l'instant, le reste du village ne vous a pas reconnu, mais cela ne saurait tarder. »

Zelda ferma les yeux. Qu'importe les autres, qu'importe ces stupides villageois, elle voulait juste le voir. Juste… savoir qu'il respirait encore.

« Le temps de vous changer et de vous sécher, reprit Klavieh d'une voix posée, et vous pourrez lui rendre visite dans de bonnes conditions. Cela serait plus prudent, votre altesse. Nous ne voudrions pas que vous tombiez malade. Et si jamais son état empirait, je vous le ferai savoir de suite. C'est une promesse. »

Zelda baissa les bras. Elle savait qu'il avait raison, que ses propos étaient justes. Mais s'y soumettre était d'une telle violence…

« Je vous suis, Klavieh, accepta-t-elle à contrecœur. Je vous remercie de votre hospitalité. »

Elle emboîta le pas au zora sans se préoccuper de voir où il l'emmenait exactement. Dans sa main, elle serrait la paravoile de Link de toutes ses forces. Elle ne retint rien de l'ambiance de l'auberge lorsqu'ils y entrèrent. Elle s'acharnait juste à contenir la douleur sourde qui palpitait en lieu et place de son cœur.

La pièce était plutôt grande et spacieuse. Un comptoir en bois se tenait à sa gauche. Derrière des rangées d'étagères, un peu à l'écart, deux lits siégeaient l'un à côté de l'autre.

« Nous avons aménagé une chambre à l'étage, indiqua Klavieh en traversant la salle. Vous y serez mieux installée, je pense. »

Ils empruntèrent l'escalier au fond de l'auberge qui menait à une porte en bois ouvragée. Klavieh s'effaça pour céder le passage à la princesse. Elle pénétra dans une petite chambre hébergeant une table de toilette, deux lits, une chaise et une petite table. Les nombreuses fenêtres apportaient une luminosité bien venue dans l'espace restreint. En face, une seconde porte permettait d'accéder à la terrasse de l'auberge. Seul un petit miroir fixé au-dessus de la table de toilette faisait office de décoration.

La vieille Monalie entra, les bras chargés de vêtements et de divers objets de toilette. La princesse n'avait même pas remarqué qu'elle s'était éclipsée en chemin. Derrière elle, une jeune hylienne brune et timide portait une vasque et un broc qui dégageait une vapeur attrayante.

« Nous n'avons pas eu le temps de vous préparer un bain, s'excusa Klavieh de sa voix rayée. Nous espérons que ce nécessaire de toilette vous suffira pour le moment.

— C'est parfait, répondit la princesse avec un sourire qu'elle espérait chaleureux. Est-ce possible d'avoir un deuxième broc d'eau chaude s'il-vous-plaît ? »

Elle en avait besoin pour ôter le sable et la terre qui emmêlaient sa longue chevelure. Le tenancier acquiesça d'un mouvement de tête.

— Lespe ? appela-t-il en se tournant vers la jeune hylienne. Tu veux bien… ?

L'hylienne hocha vigoureusement la tête. Son regard ébahi ne quittait pas la silhouette de Zelda pendant qu'elle se triturait nerveusement les doigts.

« Lespe ? » répéta Klavieh d'un ton patient.

L'interpelée sursauta, fit prestement demi-tour et disparut dans l'escalier d'un pas fébrile.

« Cela sera tout, votre altesse ?

— Je ne sais comment vous remercier. N'oubliez pas de me renseigner sur la santé de Link, s'il-vous-plaît.

— Sans faute, votre altesse, répondit le vieux zora avec une légère révérence. »

Il se retira sans un bruit, laissant la princesse enfin seule dans la chambre. Zelda demeura immobile, incapable de prêter attention à ce qui l'entourait. Dans sa poitrine, son cœur battait au rythme de palpitations erratiques qu'elle tentait en vain de contrôler. Elle baissa les yeux sur la paravoile qu'elle n'avait pas lâché du trajet. Elle serra convulsivement la toile dans ses mains glacées, puis se résolut à la déposer avec soin dans un coin. Le pas raide, elle s'approcha de la table où reposait le service de toilette, et entreprit de verser un peu d'eau chaude dans la vasque. Sa main tremblait. Tremblait tellement qu'elle s'interrompit, s'agrippant au rebord du meuble pour ne pas tomber.

Quelqu'un frappa à la porte.

« Votre altesse, appela une voix fluette derrière le battant, votre deuxième broc. »

La bouche sèche, Zelda s'éclaircit la gorge. Elle n'était pas très sûre du son qui allait en sortir.

« Laissez-le là, merci. »

Un tintement métallique et les pas s'éloignèrent dans l'escalier. Dans le silence qui suivit, Zelda observa l'image que reflétait le miroir en face d'elle. Sa peau était livide, ses traits tirés, ses longs cheveux trempés auréolaient son visage tels des fétus de paille. Derrière elle dépassaient la pointe de l'arc de la dévotion et la poignée de son sabre. Un miracle que Klavieh ait pu l'identifier. Elle-même se reconnaissait à peine.

Elle devait se concentrer, reprendre ses esprits. Elle se trouvait, seule, dans un village dont elle ne connaissait ni les mœurs, ni les coutumes. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'il avait été fondé moins d'un an auparavant par le dénommé Grosaillieh, hylien et charpentier. La plupart des habitants devait à Link leur présence ici et la réussite non seulement de l'élévation du village, mais aussi du mariage de leur fondateur avec une gerudo.

Gerudo qui devait être la fameuse Kornuieh actuellement au chevet de Link.

Zelda vacilla.

Link… Link avait toujours été là. Depuis son retour sur la plaine d'Hyrule, il ne l'avait jamais quitté plus de quelques minutes. Link, son chevalier, son phare dans la nuit.

À la simple pensée de son corps étendu au sol, inanimé, une douleur sourde pulsa à nouveau dans sa poitrine. Elle tenta d'appeler à elle la chaleur rassurante du Pouvoir, mais ses sens se refermèrent sur du vide. Convulsivement, elle s'empara du sceau hylien qui pendait à son cou, envahie par une angoisse oppressante qui lui glaçait les membres. Elle tremblait.

Un effroyable sentiment de solitude l'entrava, relent putride de ces cent dernières années. Des souvenirs l'assaillirent en cascade, des teintes rouges, noires, des cris, des pleurs. Ses pleurs. Sa respiration se bloqua. Elle avait l'impression qu'un hinox s'asseyait sur son thorax tant elle suffoquait. Son cœur s'emballa dans sa poitrine, sa langue devint sèche et sa bouche pâteuse. Sa vue se troubla sous l'accumulation des larmes dans ses paupières.

Zelda avait peur. Une peur viscérale d'être la dernière survivante de son siècle, la dernière à se souvenir. La seule… Seule face aux gens, seule face aux épreuves qui l'attendaient. La terreur lui noua la gorge. La solitude, cette affreuse solitude qu'elle avait subie pendant cent ans, et ce pour le reste de son existence.

Elle plongea les mains dans le broc et s'aspergea le visage. Encore, et encore. Comme si le laver allait ôter tous les cauchemars qui y étaient cachés. Puis, haletante, elle se laissa tomber sur le sol. Ses yeux trempés de larmes, elle fouilla fébrilement dans sa sacoche. Elle en sortit son vieil Hogo dont le contact la rassura. Serrant la peluche contre sa poitrine, elle se recroquevilla en position fœtale sur le sol.

Impa… Link…

Zelda suffoqua tant la terreur et la douleur l'entravaient. L'espace d'un instant, elle se demanda si elle allait survivre…

Un cri éclata dans sa tête, un cri qu'elle avait elle-même poussé dans la cité en ruines il y a plus de cent ans.

Link n'est pas mort !

Il avait besoin d'elle, tout comme elle avait besoin de lui. Elle devait se ressaisir, recommencer à respirer. Pour lui, pour elle, pour eux.

Sans lâcher Hogo, elle posa une main sur sa poitrine et la seconde sur son ventre. Elle ferma les yeux et compta ses inspirations pour tenter de reprendre l'empire d'elle-même. Il fallait qu'elle se concentre, qu'elle surmonte ce torrent d'émotions qui paralysait son corps. D'ici à ce qu'elle sorte de la pièce, Klavieh aurait révélé son identité au reste du village. Elle ne pouvait pas faillir.

Au fond d'elle-même, elle ne voulait qu'une chose : retrouver Link et veiller sur lui, qu'importe les qu'en-dira-t-on. Elle ne serait princesse qu'après, qu'une fois qu'elle le saurait hors de danger. Après tout, seul Klavieh avait connu l'étiquette de la Famille Royale, les autres n'étaient même pas nés.

Lentement, l'angoisse commença à refluer pour se tapir dans les recoins les plus sombres de son être et y attendre son heure. Sa respiration et son cœur reprirent un rythme plus serein, la tension dans ses membres s'apaisa.

« Si tu reconstruis le royaume, toi seule pourras en édicter les règles. »

La voix d'Impa raisonna dans sa tête. Oui, elle pourrait en édicter les règles, et ce dès à présent. Ce village avait beau être reculé, chaque peuple d'Hyrule y était représenté. Elle ne pouvait pas en faire fi. Ainsi, elle pourrait se faire une idée plus précises des attendus de chacun d'entre eux. Mais elle devait surtout prendre en compte que ses actes, ici, risquaient d'être colportés aux quatre coins d'Hyrule avant même qu'elle ne s'y présente elle-même.

Rien que pour ces raisons, elle ne pouvait pas accourir au chevet de son chevalier sans s'inquiéter des conséquences. Si elle envisageait rien qu'une seconde de reconstruire le Royaume d'Hyrule, et d'en faire un royaume fort pouvant traverser les siècles jusqu'au prochain éveil du Fléau, elle devait réfléchir à ses faits et gestes dès maintenant.

Zelda se redressa péniblement. Son corps était plus apaisé mais la crise de panique qui l'avait submergée la laissait épuisée. Elle laissa tomber sa tête en arrière sur le montant du lit, les yeux clos.

Elle avait espéré pouvoir souscrire à la menace des yigas avant de réfléchir à la reconstruction du royaume. C'était un travail de titan pour lequel elle ne se sentait définitivement pas prête. Mais ce temps était finalement révolu. Elle devait s'adapter, et prendre les bonnes décisions.

Se remémorer les caractéristiques de chaque peuple. Leurs us, leurs coutumes. Les piafs étaient peu nombreux, mais fiers. Grands combattants, très attachés à leur progéniture. Les zoras étaient un peuple plus important, très ritualisé. Les valeurs les plus cruciales pour eux étaient le respect et l'honneur. Les gorons…

Zelda récita comme un mantra ce qu'elle connaissait par cœur depuis le plus jeune âge. Elle se releva, chancelante, et retira ses armes et protections en cuir. La Princesse Royale ne serait pas vue comme une guerrière. Elle ne l'avait jamais été et elle ne voulait pas de cette image. La Famille Royale devait unir, et non diviser.

Link, reviens-moi.

« Tu es sûr de toi ?

— Certain. J'étais là lorsqu'elle est venue avec Link pour convaincre la Princesse Mipha de les accompagner dans leur terrible destinée. »

Le visage de Grosaillieh prit une teinte crayeuse. Il empoigna le dossier de la chaise devant lui pour ne pas flancher.

« J'ai bousculé la Princesse Royale… Oh, par Hylia, j'ai bousculé la Princesse Royale…

— La princesse a toujours été une personne douce et humaine, Grosaillieh, le rassura le vieux Klavieh. Même cent ans entre les griffes du Fléau ne l'auraient pas changée à ce point.

— Vous pensez vraiment qu'elle a passé UN SIÈCLE avec Ganon dans le château ? s'étonna le petit goron Mohrtieh de sa voix enfantine.

— Allons, frérot, lui répondit son frère Shantieh depuis l'encadrement de la fenêtre, sa stature l'empêchant d'entrer dans la maison. Ça lui ferait cent dix-sept ans. C'est impossible pour une hylienne.

— Si le Fléau est vaincu, elle doit être la princesse, pointa le piaf Pervieh assis sur une chaise au coin de la cheminée, les serres posées nonchalamment sur la table en face de lui. Si elle est la princesse, le Fléau est vaincu, et Link est bel et bien le Prodige. L'un prouve l'autre.

— Link ne s'est jamais présenté comme étant le Prodige, c'est Klavieh qui le dit, renchérit Shantieh. Aucun peuple ne l'a reconnu à part les zoras. Notre chef, Buldo, n'en a jamais parlé.

— Link n'a jamais été bavard et imbu de son titre, répondit le zora. Vous savez qu'il a passé une bonne partie de son enfance parmi mon peuple ? Du jour où il a retiré l'Épée de Légende de son socle, il n'a presque plus parlé. La Princesse Royale et le Prodige sont ici, à Euzero. La rumeur est donc vrai : le Fléau a été détruit.

— Ce qui veut dire que j'ai bel et bien bousculé la princesse… pleurnicha le charpentier. Je suis un hylien fini, plus jamais Kornuieh n'osera lever le regard sur moi après un tel déshonneur…

— Il ne tient qu'à vous de lui en parler, Grosaillieh. »

Les villageois se tournèrent d'un bloc pour découvrir la détentrice de cette voix féminine encore inconnue. Sur le seuil de la maison se tenait Zelda, aussi belle que le contaient les histoires malgré ses paupières rougies et ses traits tirés. Elle avait troqué ses vêtements trempés contre une simple tunique beige et un pantalon vert. De son harnachement initial, elle n'avait concédé qu'un petit coutelas à sa ceinture, refusant d'être sans défense si les yigas se manifestaient. Ses cheveux, encore un peu humides, étaient coiffés à la mode sheikah, deux baguettes plantées dans un chignon.

Bien qu'habillée comme tout à chacun, Zelda ne pouvait pas faire illusion si tant était que l'on se doutât de son identité. Son port de tête, sa prestance irradiaient la pièce, et même Shantieh retira son casque jaune avec respect.

« Vo… Votre altesse, bégaya le pauvre Grosaillieh, je suis vraiment… affligé d'avoir eu un tel comportement à votre égard, je… »

La princesse s'avança et leva une main pour l'interrompre, un sourire sur les lèvres.

« C'est déjà oublié, Grosaillieh. La seule chose qui compte, c'est que vous ayez tout mis en œuvre pour soigner notre ami Link. »

L'hylien ouvrit de grands yeux avant de se prosterner maladroitement. Il ne savait pas trop comment interagir avec un membre de la Famille Royale. Ne devaient-ils pas être tous mort depuis un siècle après tout ?

« Merci, merci, votre altesse, susurra-t-il avec ferveur.

— C'est oublié, réaffirma la princesse avant de s'adresser à tous : Link m'a beaucoup parlé de vous, je voulais vous remercier du fond du cœur pour votre hospitalité, et pour votre dévouement. Pourrais-je le voir ?

— Il dort, altesse », lui répondit une voix grave depuis une teinture rouge au fond de la pièce.

Zelda pivota pour faire face à une guerrière gerudo dans toute sa splendeur. Kornuieh avait la peau mate et la chevelure rouge propre à son ethnie, ainsi que la haute stature. Elle n'avait pas concédé au climat d'Akkala une autre tenue que celle de son peuple, dévoilant ses bras musclés et son ventre… arrondi ?

« Savasaaba, répondit la princesse en inclinant la tête. Vous devez être Kornuieh je suppose. »

Pourquoi, par Hylia, tous les noms de ces gens se terminaient-ils en -ieh ? Est-ce qu'à la fin de son séjour ici, les villageois voudraient la rebaptiser Zeldaieh ? Quelle affreuse perspective !

La gerudo la salua d'un mouvement de tête. Dans ses yeux, une lueur d'appréciation brilla en entendant quelques mots de sa langue natale.

« Vasaaq, altesse, répondit-elle d'une voix calme. Votre chevalier se repose. J'ai recousu la plaie pour qu'elle cesse de saigner. Est-ce vous qui l'avez soigné ? »

Zelda ne put empêcher une légère gêne de colorer ses joues. Elle n'avait rien d'une guérisseuse.

« J'ai fait ce que j'ai pu, oui.

— Et vous avez bien fait. La contention a limité les dégâts. Je suis plus inquiète pour la fièvre.

— La fièvre ? » s'exclama la princesse avec inquiétude.

Kornuieh s'essuya les mains dans un morceau de tissu et se posta aux côtés de son mari. Zelda ne put s'empêcher de remarquer qu'elle ne connaissait pas de couple plus étrangement assorti.

« Une fièvre due à sa tenue des Sablons, répondit-elle posément. Il aurait été sage de la retirer. Nos vêtements sont sertis du pouvoir de l'eau. Dès qu'ils en sont au contact, ils se gorgent d'humidité. »

La princesse serra les poings. Ça aussi, elle le savait. Et pourtant. Elle avait espéré que la prière de Mipha remettrait son chevalier sur pied dans quelques heures, toutes traces de ce mauvais souvenir disparues. Mais une fièvre… La prière ne guérissait pas des fièvres.

« J'aimerais le voir », répondit-elle d'une voix plus suppliante qu'elle ne l'aurait voulu.

La gerudo tendit le bras vers la pièce attenante, invitant la princesse à s'y rendre. Zelda l'en remercia et ne demanda pas son reste. Il fallait qu'elle le voit.

Alors que la jeune hylienne disparaissait derrière le rideau écarlate, la petite assemblée relâcha un souffle qu'elle ignorait avoir retenu.

« C'est la princesse, y a pas à dire, indiqua Shantieh à voix basse en se grattant la tête sous son casque.

— Elle est beeeelle, s'extasia le petit Mohrtieh. Elle fait pas ses cent dix-sept ans !

— Parce-que tu trouves que Link les fait ? » demanda Pervieh au petit goron d'un air mutin.

Mohrtieh secoua la tête à la négative dans tous les sens en agitant son petit casque jaune. Grosaillieh se frotta le menton, le regard dans le vide.

« La Princesse Royale… Ici, à Euzero… Mais que viennent-ils faire ici ?

— Je ne pense pas que leur venue ait été prévue, pointa Klavieh, cela ressemble plutôt à une fuite.

— Une fuite ? interrogea Grosaillieh. Tu penses qu'ils se sont battus à proximité ?

— Peut-être pas à proximité, reprit le piaf de son ton nonchalant. Après tout, Link s'est toujours déplacé à une vitesse impressionnante à travers Hyrule. À mon avis, ils pouvaient être n'importe où avant d'atterrir ici.

— Grand frère, interrompit Mohrtieh, si c'est la princesse, ça veut dire que Ganon est vraiment mort ?

— Mort, je ne sais pas, répondit Shantieh. Vaincu, oui, probablement.

— Mais cela doit faire près de deux mois, remarqua Grosaillieh. Où étaient-ils ? Tout le monde pensait qu'ils avaient succombé au Fléau.

— Vous pensez que la princesse va reconstruire le château ? s'interrogea Pervieh, ignorant la question de l'hylien. Et le royaume ?

— Je ne suis pas sûr que les peuples soient à nouveau prêts à prêter allégeance à la Famille Royale, répondit Klavieh. Nous avons tous essuyés de lourdes pertes pendant la bataille contre Ganon. Le roi Doréfah sera réticent après le décès de sa fille.

— Il faudrait demander à la princesse, s'inquiéta Grosaillieh, savoir ce qu'il va advenir d'Euzero ! Nous ne voulons pas être annexés !

— Je ne suis pas sûre que ce soit sa préoccupation actuelle, Zazounet », intervint sa femme à ses côtés.

Main sur la hanche, l'autre bras pendant à son côté, Kornuieh était la seule à rester flegmatique pendant que les autres s'échauffaient. Les discussions stériles du petit groupe, récurrentes, la laissait toujours de marbre. Les gerudos ne parlaient pas pour ne rien dire, contrairement aux gens des terres mouillées. Eux, ne faisaient que ça.

Son intervention, si rare, avait par conséquent interrompu toute envolée verbale et ramené l'attention du groupe sur elle.

« La princesse ne fera rien, conclut-elle avec certitude. Rien tant que son chevalier ne sera pas sur pied. »

Et elle ne pouvait viser plus juste.

Zelda s'éloigna de la tenture où elle s'était tapie pour écouter. Elle en avait assez entendu pour se faire une idée de l'état d'esprit des villageois à son égard. De plus, rester à écouter sans se retourner avait été éprouvant, elle ne voulait plus attendre.

La princesse s'avança dans ce qui s'avérait être une petite chambre joliment meublée d'un étrange mélange de styles gerudo et hylien. Mais elle ne s'attarda pas davantage sur le décor. Ses yeux n'étaient obnubilés que par le corps allongé sur le lit au fond de la pièce.

Link reposait sur un drap blanc, presque nu. Le haut de sa tête était intégralement bandé, dissimulant ses souples cheveux blonds. Son corps était recouvert d'herbes glagla pour favoriser la régulation de sa température corporelle.

Zelda resta un instant à distance, figée à la vue de son solide guerrier terrassé par une simple chute. Pourquoi n'avait-elle pas reconnu la fièvre, pourquoi n'avait-elle pas réagi, pourquoi ?

Elle se posta au chevet du malade, les yeux humides. D'une main tremblante, elle écarta une mèche rebelle du visage du jeune hylien. N'était-elle pas sensée être dotée de la sagesse d'Hylia à présent ? À quoi lui servait donc d'être la réincarnation de la Déesse si elle ne pouvait prendre soin des gens qu'elle aimait ?

Elle se mordit la lèvre, retenant les sanglots qui menaçaient de la renverser. Elle avait assez pleuré.

Elle se pencha et déposa un baiser doux mais appuyé sur la joue de Link. Elle ferma les yeux, serrant une main amollie dans la sienne. Les senteurs parfumées des herbes étouffaient celle de cuir boisée qu'elle avait inconsciemment recherché. Elle posa son front contre celui de son chevalier.

« Je te promets de ne plus jamais te laisser te maltraiter ainsi, murmura-t-elle. Tu peux être la personne la plus têtue que je connaisse, mais je ne te laisserai plus t'oublier comme ça. »

Elle s'accroupit et posa un regard tendre sur le profil endormi. D'un frôlement, elle dessina le pourtour des yeux, des pommettes, de la mâchoire. La peau était si chaude sous ses doigts. Les paupières du jeune hylien tressautaient, comme s'il était plongé dans un rêve.

Zelda s'avança davantage, hésitante, puis se pencha à l'oreille de son chevalier servant.

« J'ai besoin de toi à mes côtés, poursuivit-elle. Quand le comprendras-tu enfin ? »

Elle poussa un profond soupir. Elle savait qu'elle ne pouvait pas s'attarder davantage. Elle se releva, déposa un dernier baiser sur la main moite et la remit sur le matelas.

« Reviens-moi vite, Link. Et ne mets pas cent ans cette fois. »

Reviens-moi…

Link ne s'était jamais senti aussi serein et apaisé. En lui ne survivait aucun sentiment, aucune émotion. Il était calme, il était vide. Comme suspendu dans le temps et dans la matière. Il ne sentait pas son corps… mais peut-être n'en avait-il pas, après tout… quelle importance ? Autour de lui, tout n'était qu'obscurité, néant… Le Néant… Il flottait dans le Néant… Sauf… Sauf une voix… Cette Voix… si lointaine…

Link… Reviens-moi… J'ai besoin de toi...

Il fallait qu'il La rejoigne, cette Voix qui semblait à la fois résonner dans sa tête et dans son cœur. Il le voulait, le désirait si ardemment… Au plus profond de son âme, il savait qu'il La connaissait, qu'il devait impérativement La retrouver. Qu'il en avait toujours été ainsi, âge après âge, ère après ère.

Link…

Une lueur diffuse apparut en face de lui. Malgré le vide, il s'y précipita sans trop savoir comment. Il s'arrêta face à un nuage lumineux, comme si une étoile se dissimulait derrière la vapeur. En son centre, le chevalier distingua une atmosphère bleutée, presque transparente. Il plissa les yeux… Ne serait-ce pas les contours flous de bâtiments qu'il apercevait, au loin ?

Link… Link, Link...

Il pénétra dans le brouillard.

« Lin-lin ! Lin-lin ! »

Ignorant les appels de la zora aux écailles rouges depuis le haut du Domaine, il poursuivit sa nage lente et consciencieuse, effectuant le moins de mouvements possibles pour ne pas faire fuir sa proie. Les remous d'un plongeon à quelques mètres de là alertèrent la truite glagla qui se dandina à toute vitesse et s'éloigna de la source du bruit, et de lui. Il souffla d'agacement et de frustration. Il avait parié avec Sidon que même sans nageoires, il récupérerait dix truites glagla avant la tombée de la nuit. Pour l'instant, il n'en avait que deux, et Kodah venait de lui faire perdre toute chance d'obtenir la troisième.

La coupable sortit la tête de l'eau juste à côté de lui, un gigantesque sourire sur les lèvres. Alors qu'il s'apprêtait à lui reprocher sa brusquerie, elle le devança de sa petite voix aiguë et exaltée.

« Viens vite, Lin-lin ! Ils arrivent !

Qui ça ? » demanda-t-il sans dissimuler son agacement.

Kodah pouffa devant sa question innocente.

« Qui ? Mais la délégation hylienne ! Ils viennent pour célébrer l'anniversaire de l'alliance avec les zoras, tu as oublié ? »

Il écarquilla les yeux de stupeur. C'était aujourd'hui ! Comment avait-il pu ne pas s'en souvenir ?

« Jamais de la vie ! s'exclama-t-il avec la plus parfaite mauvaise foi. Ils sont déjà là ?

Oui, dépêche-toi ! » l'incita Kodah.

Comme pour appuyer son propos, des trompettes retentirent depuis le Grand Pont Zora, et il oublia immédiatement toute idée de pari ou de truite. Alors que Kodah remontait déjà la cascade pour rejoindre la foule assemblée au-dessus d'eux, il nagea à toute vitesse vers la terre la plus proche, s'y hissa prestement et, sans prendre le temps d'essorer ses cheveux blonds dégoulinants dans sa nuque, se précipita vers l'échelle à proximité. Il la gravit le plus vite que lui permettait ses membres d'enfant. Jamais encore il n'avait tant désiré avoir la capacité de remonter les cascades comme son peuple d'adoption.

Il réalisa soudain que sa tenue n'était pas du tout appropriée pour l'occasion. Il n'était vêtu que de son sous-vêtement et d'un petit couteau, et était trempé de la tête aux pieds. Pour une fois, il aurait voulu être un peu plus digne, mais il était trop tard. Meryth ne le trouvait jamais assez soigné, mais il ne se préoccupait pas de ses remontrances. Au contraire, ces allures de petit sauvage lui avait valu le surnom affectueux de petit zonai. Il ne savait pas trop au juste ce que cela signifiait hormis que les zonais étaient une tribu de sauvages aujourd'hui disparue. Lui, aimait tout simplement la sonorité du mot : ni vraiment zora ni vraiment hylien, il était zonai.

Il atteignit le tablier du Grand Pont juste à temps pour voir les premières trompettes apparaître au loin. Il n'eut pas le temps d'en apercevoir davantage cependant : une nageoire l'attrapa par le cou et le tira en arrière d'un geste sec.

« Dis donc, c'est pas parce que t'es hylien que tu peux te mettre en travers du chemin du Roi Rhoam, Link ! s'exclama Mordan en le tirant à sa suite dans les escaliers.

Mais je…

Et qu'est-ce que c'est que cet accoutrement ! Va donc t'habiller ! »

Dès que le zora le libéra, il se faufila dans la foule sans demander son reste. Mais une fois hors de vue de l'acariâtre zora, il revint sur ses pas pour venir se hisser sur le parapet. S'habiller lui prendrait trop de temps : hors de question de rater l'arrivée de la splendide délégation hylienne ! D'ici, il aurait une vue parfaitement dégagée sur le Grand Pont, et donc sur le défilé qui s'annonçait.

Les invités étaient encore amassés sur la terre ferme au loin, le temps que les valets emmènent les montures vers les écuries improvisées en retrait de la route. Lorsque tout le monde eut mis pied à terre, la parade reprit sa route solennelle sous la lumière chatoyante de l'architecture zora.

« Super poste d'observation, Link !

Oui, on peut toujours compter sur toi pour trouver les bons plans ! Mais heu… Tu nous aiderais pas à monter ? »

Il se retourna pour voir deux de ses amis zoras tenter de se hisser sur le parapet à côté de lui, en vain.

« On se moque un peu moins du sans-nageoire hein ? » taquina-t-il en leur tendant la main.

À peine âgé de trente ans, Byrotan et Octavieh étaient encore dotés d'une taille d'enfant. Eut égard leur extraordinaire longévité, les zoras n'atteignaient leur taille adulte qu'aux alentours de soixante-dix ans. En tant qu'hylien, sa croissance accélérée lui apparaissait comme son unique avantage face aux capacités aquatiques de ses camarades d'école. Devenu le plus grand d'entre tous, il traversait les âges et développait son corps plus vite que n'importe lequel d'entre eux, même s'il savait cela temporaire.

Byrotan, un zora aux écailles marrons, s'agrippa à son avant-bras. Il se hissa à côté de lui, puis tout en haut de la sculpture du parapet.

« Oooaaah ils sont beaucoup ! s'exclama-t-il avec ravissement. Où vont-ils tous loger ?

T'as oublié ? ricana Octavieh, un zora aux extraordinaires écailles parme. Ils ont planté des tentes sur toute la rive nord du domaine, c'est là-bas qu'ils dormiront.

Eh, Link, j'ai suivi tes conseils pour la nage, indiqua Byrotan en ignorant les railleries de son ami. J'ai réussi à traverser tout le lac Ruto jusqu'à la pierre bleue !

Hmm ? répondit-il d'un air absent. Ah heu… Félicitations Byr'… »

En vérité, il n'écoutait déjà plus la conversation que d'une oreille distraite. Ses yeux étaient rivés sur les soldats qui paradaient sur le pont. Il n'avait jamais assisté à un spectacle aussi beau. Depuis qu'il avait appris que son père était probablement un chevalier de la Garde Royale d'Hyrule, il n'avait plus qu'un seul désir : suivre ses traces. Pour cette raison, il freinait son instinct de petit garçon sauvage pour supporter les cours du vieux Meryth. Heureusement, Kodah, Octavieh et Byrotan étaient avec lui pour l'aider à endurer ces longues heures rébarbatives. Le reste du temps, il passait des heures entières à observer l'entraînement des soldats. Il était frustré de s'être vu refuser le droit d'y participer à cause de son âge. Mais l'irascible Mordan, à force d'insistance, avait concédé qu'il puisse suivre leurs exercices physiques. Depuis, il s'évertuait à effectuer autant d'entraînements de force, de course et d'agilité que les adultes zoras, même si cela lui demandait plus de temps et lui valait de nombreuses blessures. De même, il ne perdait jamais une occasion de subtiliser une épée zora pour s'entraîner contre un tronc dans les hauteurs du domaine, reproduisant les figures d'épéiste observées auparavant. Il n'avait que onze ans et avait encore trois années à attendre avant de pouvoir prétendre à intégrer l'école des cadets de l'armée d'Hyrule. En attendant, il comptait bien mettre toutes ses chances de son côté afin d'y parvenir.

Et aujourd'hui, sous ses yeux de petit garçon plein de rêve et d'espoir, défilaient des dizaines et des dizaines de soldats en armure rutilante. Ils avaient fière allure, et il se gorgeait de ce spectacle qui était pour lui le plus beau qu'il n'ait jamais vu. Son esprit de petit orphelin en quête de gloire et d'appartenance exultait. Chacun d'entre eux pouvait être son père et tous n'étaient rien de moins que des héros. Ses héros. Et un jour, il serait l'un d'entre eux. Mieux, il serait le meilleur d'entre eux.

« Comment est-ce qu'on va reconnaître le roi au milieu de tous ces gens ? lui demanda Octavieh à ses côtés.

On le dit le plus grand de tous les hyliens, répondit-il avec emphase, et aussi fort qu'un hinox ! Avec une pareille description, je pense pas qu'on puisse le rater !

Pfff je suis sûr qu'il atteint même pas la dorsale du roi Doréfah, grommela le zora parme.

Évidemment ! s'exclama Byrotan. C'est un hylien ! S'il fait la taille d'un moblin, ça serait déjà exceptionnel !

Parce que t'as déjà vu un moblin, toi? rétorqua-t-il sans quitter le défilé des yeux.

Tu parles, renchérit Octavieh, il fait le malin mais face à un moblin, il serait le premier à se cacher derrière les nageoires de sa mère !

Je…

Regardez ! »

Dans le défilé, les soldats en armure avaient cédé la place à des hyliens vêtus bien différemment. Leur vêtement d'un rouge profond était recouvert d'une sur-tunique bleu arborant fièrement le Sceau Royal et retombant sur de hautes cuissardes blanches. Ils étaient munis de gants immaculés et leurs têtes étaient coiffées d'un béret bleu sombre. Entre leurs poignes fermes, les hallebardes caractéristiques des gardes royaux étincelaient.

Le roi arrivait.

Son cœur s'accéléra, et son impatience monta en flèche. Sous les clameurs des trompettes le précédant, apparut enfin sous les arches du Grand Pont Zora le Roi Rhoam Bosphoramus d'Hyrule.

Les rumeurs n'avaient pas menti. Le roi était d'une taille bien supérieure à n'importe quel hylien. Sa carrure aurait fait trembler un lithorok. Ses larges mains semblaient capables de soulever les plus lourdes massues gorons. Il était vêtu d'un riche manteau bleu nuit brodé d'or et arborait une longue chevelure et une barbe brune qui lui donnait un air des plus sévères. Il était la quintessence du monarque : grand, fort, solide, voire inébranlable.

Pourtant, son regard ne s'attarda finalement pas davantage sur la haute stature. Dans l'ombre du géant se tenait une petite silhouette blonde dont les grands yeux verts ne cessaient de parcourir son environnement d'un air un peu égaré. Un peu plus jeune que lui, elle était vêtue d'une longue robe de la même teinte que le manteau du roi. Ses petites mains s'agrippaient de toutes ses forces au tissu alors qu'elle tentait d'arborer un port droit et altier. Sa peau de nacre brillait sous les lueurs de l'architecture opalescente du domaine et ses longs cheveux blonds tressés semblaient luire d'une lumière intérieure.

Link comprit qu'il avait devant lui la princesse Zelda, unique héritière du royaume depuis le décès de sa mère trois ans auparavant. Depuis, elle accompagnait son père dans tous ses voyages. Concentré sur son ardent désir de devenir soldat, il n'avait guère pensé à cette enfant royale jusqu'alors. Mais au moment où les yeux verts s'accrochèrent aux siens à travers la foule, il se sentit ébranlé au plus profond de son être.

Puis la princesse fronça les sourcils d'un air réprobateur et il fut soudain envahi par un formidable sentiment de honte. Seul hylien au milieu d'une foule de zoras, il était aisément repérable. Être accroupi à moitié nu sur un parapet devait le faire paraître comme un parfait petit sauvageon. Certainement pas quelqu'un digne d'une princesse.

Le rouge envahit ses pommettes sous le joug du regard pénétrant et intrigué de la petite fille. Alors il fit la seule chose dont il se sentit capable : il s'enfuit à toutes jambes au milieu de la foule, laissant ses deux amis ébahis sur le parapet.

Il ne reparut plus de toute la journée, mortifié à l'idée de recroiser le regard de la princesse.

Mais, le soir venu avant de s'endormir, il se jura que quand il serait grand, il ne serait pas seulement le meilleur chevalier de l'armée hylienne.

Il serait aussi celui qui chasserait la tristesse du regard de la princesse héritière.

Adossée au montant de la fenêtre, Zelda contemplait lascivement la lente course du croissant de lune disparaissant derrière la Montagne de la Mort. Dans son cou, le Pouvoir se blottissait contre elle en une présence rassurante. L'esprit ralenti par la fatigue, elle se dit dans un mélange de soulagement et d'appréhension que le soleil ne tarderait plus à se lever. Au moins, l'activité du village l'aiderait à se maintenir un minimum alerte malgré l'épuisement qui la terrassait.

« Zelda… »

La plainte sourde qui retentit soudain dans la pièce l'extirpa de ses pensées. Son attention se porta sur le lit à ses côtés, une étincelle d'espoir au fond du cœur… vite éteinte. Enroulé dans les draps, le malade s'agitait faiblement, secouant la tête en gémissant.

« Link ? »

Les sourcils froncés, Zelda s'assit prudemment sur le bord du matelas. C'était le premier mouvement, le premier son qu'elle discernait chez son chevalier depuis sa perte de connaissance sur la place principale. Elle se saisit d'un linge humide sur la table de nuit et caressa tendrement le visage crispé à l'aide du tissu.

« Chuut… Je suis là, Link… Je suis là…

— Zelda… »

Ce n'était qu'un murmure mais la jeune hylienne l'entendit distinctement. Elle ne sut qu'en penser. De quoi pouvait rêver son chevalier la concernant dans ses délires fiévreux ?

« Je suis là », répéta-t-elle à défaut d'autre chose en posant sa main dans celle si chaude du jeune hylien.

Mue par une intuition, elle appela le Pouvoir dans le creux de sa paume et, lentement, guida le petit lézard jusqu'à la peau de Link, où il se tapit dans le cou couvert de sueur. Étrangement, le contact sembla apaiser le malade dont les soubresauts s'estompèrent lentement. Lorsque son corps retrouva son immobilisme, Zelda ne put retenir un soupir dépité. Elle avait tant espéré qu'il se réveille avant l'aube…

Elle se leva pour regagner sa place auprès de la fenêtre. Sans remords, elle abandonna le Pouvoir contre la peau de Link, savourant autant la fragrance de puissance dans ses veines que la sensation d'être liée à lui dans son sommeil par son intermédiaire. Son regard s'évada sur le village en contrebas avec appréhension, ses doigts jouant inconsciemment avec le sceau hylien pendu à son cou. Il ne lui restait plus que quelques heures avant que les habitants ne se lèvent. Elle ignorait encore ce qu'elle allait bien pouvoir leur dire.

La veille au soir, elle avait fait transporté le chevalier dans sa chambre à l'auberge au mépris total des convenances. Zelda s'en fichait : Link devait rester auprès d'elle. Elle seule prendrait soin de lui et le veillerait jusqu'à ce qu'il se réveille.

Les habitants d'Euzero lui avaient laissé une impression mitigée dont elle ne savait que faire. Elle détestait le peu de naturel avec lequel ils s'adressaient à elle, cette tendance aux messes basses, aux discussions avortées à son entrée. Elle le comprenait bien sûr. Après tout, ils avaient grandi dans l'imaginaire d'une Famille Royale faste et toute puissante il y avait plus d'un siècle de cela. Se retrouver face à la princesse des légendes littéralement tombée du ciel, armée de pied en cape, devait être pour le moins perturbant. Ils ignoraient tout d'elle, de sa présence ici. Link, son sauf-conduit, n'était pas en état de leur donner les explications nécessaires. Elle savait tout cela, et comprenait leur gêne.

Mais face à tant d'obstacles, comment reconnaître ses amis de ses ennemis ? Comment savoir en qui placer sa confiance ? Les villageois les avaient-ils aidés par simple bonté d'âme, ou parce que Link leur était cher ? Et même dans ce second cas, comment savoir jusqu'où allait leur loyauté ? Acceptaient-ils la princesse parce qu'ils n'imaginaient pas agir autrement ou parce que ce qu'elle représentait leur importait ?

Elle avait désespérément besoin des conseils de son seul et unique appui en ce siècle. Mais Link n'avait pas manifesté le moindre signe d'éveil de toute la nuit. Sa température corporelle n'avait guère baissé et Zelda avait déjà dû changer les herbes glagla par deux fois. Sa respiration demeurait paisible. Il semblait plus endormi que malade, n'eut été le film de sueur qui recouvrait son épiderme.

Zelda soupira et laissa sa tête retomber contre le linteau de la fenêtre. Rien ne s'était passé comme prévu. Lorsqu'elle avait décidé de quitter Cocorico, jamais elle n'aurait imaginé que son chevalier puisse ne pas être à ses côtés à chaque instant. Elle prenait sa présence comme un acquis. Elle ne pouvait pas vivre les choses autrement après un siècle de solitude. Aujourd'hui, elle réalisait combien elle s'était trompée.

Elle comptait les heures jusqu'à ce que la prière de Mipha agisse sur la plaie du chevalier. Elle espérait que sa guérison s'en trouverait accélérée, suffisamment peut-être pour qu'il se réveille.

Elle craignait que la fièvre ne soit plus grave qu'elle ne l'eut pensé de prime abord, et cette inquiétude s'ajoutait à ses nombreux tracas nocturnes. Elle savait que plus le temps s'écoulerait et plus la rumeur de leur présence ici risquait de parvenir aux oreilles de Suppa, mettant en péril tous les habitants du village.

La princesse était face à un dilemme de taille. Euzero était le lieu idéal pour le rétablissement de son chevalier : isolé, loin des routes commerciales, et sans aucun lien direct avec la Famille Royale. En revers de médaille, la nouvelle de leur séjour dans ce petit village d'Akkala risquait de rapidement dépasser les frontières de la région. Ce risque était accru par la configuration atypique du village. Avec des membres issus de chaque ethnie d'Hyrule, il y avait de fortes chances pour que ceux-ci aient conservé des liens étroits avec leur peuple d'origine. Des liens assez forts pour confier avec effarement la présence de la centenaire Princesse Royale dans leur petite auberge.

Dans tous les cas, Zelda ne pouvait demander aux villageois, paisibles et non guerriers, de les protéger de la menace que représentait le gang. Elle ne pouvait pas risquer leur vie mais elle ne pouvait pas non plus partir avant que Link ne soit prêt à remplir son rôle de chevalier servant à ses côtés. Kornuieh avait raison, elle ne ferait rien tant qu'il ne serait pas remis sur pied.

Son esprit épuisé avait tourné et retourné ces questions la nuit durant. Ironique pour une centenaire, mais le temps lui manquait. Elle savait qu'il lui fallait agir au petit matin, et prendre une décision dès à présent.

Mais comment savoir laquelle était la bonne ? Par Hylia, comme Impa lui manquait. La sheikah aurait su la conseiller, aurait su ce qu'elle devait faire. Mais depuis son retour sur la terre d'Hyrule, et encore plus depuis que sa nourrice lui avait été enlevée, Zelda avait la sensation que cette vie qui lui avait tant manqué lui échappait. Comme avalée dans un gigantesque vortex sans qu'elle ne puisse opposer aucune résistance.

Elle détestait ce sentiment d'impuissance.

Par toutes les déesses, que n'aurait-elle pas donné pour sentir la présence réconfortante de Link à ses côtés ! Elle mourait d'envie de se blottir dans les bras du jeune hylien et d'y demeurer pour le reste de la nuit. Mais Link ne se réveillait pas, et Zelda n'avait que ses propres bras pour l'étreindre.

Elle avait beau tempêter à son sujet et le réprimander de mille façons, la princesse avait parfaitement conscience de l'importance que revêtait le jeune hylien pour elle. Ce soir, seule dans ce village inconnu, le besoin de son chevalier se faisait plus pressant encore que d'habitude. Non seulement parce qu'il avait toujours été là, mais surtout parce que Zelda avait une envie viscérale de sincérité, de douceur et de chaleur. Link était totalement étranger aux notions de mensonges, de trahison, ou de malhonnêteté. Il était l'incarnation de la sincérité et de la simplicité. Son mutisme renforçait ce trait de personnalité, puisqu'il n'utilisait la parole que pour communiquer le strict nécessaire. Elle qui s'en irritait tant, avait fini par y puiser une forme de réconfort.

Depuis les premiers jours, Link osait la regarder dans les yeux sans ciller, osait s'opposer à elle. Il n'y avait pas de fioritures, pas de non-dits, pas d'hésitation. Elle avait fini par s'imprégner de la façon dont le chevalier la regardait, si différente des autres. Avec lui, elle n'était pas que la Princesse Royale d'Hyrule. Elle était plus que ça. Elle était fragile et forte, vulnérable et puissante, princesse et roturière, elle était… Zelda. Juste Zelda. Et ce sentiment si particulier qu'il faisait naître avait fini par devenir une nécessité dans l'équilibre si précaire de sa vie. Une nécessité qui ce soir, lui manquait cruellement.

« Reviens-moi vite, Link, lança-t-elle à la nuit silencieuse en une prière. Qu'importe l'endroit où tu te trouves… Reviens-moi vite… »

Une lueur bleutée accompagnée d'un sifflement retentit dans le coin opposé de la pièce et elle sursauta. Interloquée, elle en chercha l'origine et son regard s'arrêta sur les affaires du chevalier. Là, rangée dans son fourreau d'acier serti d'or, la Lame Purificatrice brillait par intermittence.

« Fay ? »

L'Épée s'illumina de nouveau, comme pour lui répondre. Après un coup d'œil à son chevalier qui demeurait immobile, la princesse se dirigea vers la lame d'un pas un peu hésitant.

« Comment ça, « il est en voyage » ? »

Elle s'empara de l'arme et la dégaina, observant attentivement les illuminations, tendant l'oreille à ses résonances. Aussi intrigué qu'elle, le Pouvoir délaissa Link, adoptant sa forme de papillon pour tournoyer autour d'elle d'un air curieux.

« Il voyage…, répéta la princesse en un murmure. Il est ici et ailleurs… et reviendra quand son voyage aura rejoint sa destinée… »

Zelda soupira et se laissa tomber sur le sol. Elle plaça précautionneusement la lame devant elle, puis posa son menton sur son genou, les mains jointes sur son tibia, une jambe pliée sous elle. Le papillon, attentif à l'étrange échange qui se déroulait, se posa son épaule pour éclairer les angles de son visage soucieux.

« Vous parlez par énigmes, mais je suppose que je devrais m'en contenter, n'est-ce pas ? Si seulement il pouvait revenir rapidement… »

Mais Fay ne lui répondit pas. Zelda s'était souvent demandé pourquoi elle seule entendait l'esprit de l'épée. Évidemment, le voile serait levé sur ce mystère si elle souscrivait à la légende des Sheikas. Si elle était la réincarnation d'Hylia, elle était l'artisane même de cette épée. Aussi, rien d'étonnant qu'elle puisse l'entendre. Mais cette idée ne la rassurait aucunement. D'une manière générale, tout ce qui évoquait son âme avait tendance à lui glacer le sang.

Elle n'avait pas osé interroger son chevalier au sujet de la Lame. Depuis son réveil au sanctuaire de la Renaissance, lui parlait-elle, à lui aussi ?

« Fay…, appela-t-elle avec un léger sourire. Je ne vous ai plus entendue depuis mon éveil, je vous croyais éteinte… »

Les traits de Zelda s'affaissèrent légèrement pendant que l'épée lui répondait. D'un geste de la main, elle guida le papillon dans le creux de sa paume, le laissant danser délicatement sur ses doigts d'un air pensif.

« Je sais, acquiesça sombrement la princesse lorsque la lame émit sa dernière lueur, sans quitter l'insecte des yeux. Je sens que la puissance du Pouvoir du Sceau ne cesse de diminuer. Face au danger, j'ignore ce que je serai encore capable d'invoquer intentionnellement alors que… oh Fay, il me reste encore tellement à faire… et si peu de temps pour le réaliser… »

L'épée émit un sifflement court et aiguë, comme une question, et Zelda baissa les yeux sur le sol, le Pouvoir s'évaporant dans son poing.

« Je ne lui ai rien dit parce-que… Parce-que je ne voulais pas qu'il me voit à nouveau comme quelqu'un de faible, de vulnérable. Me protéger lui a déjà tellement coûté… »

Elle secoua la tête, écartant cette pensée de son esprit.

« Mais ce n'est pas le plus important, reprit-elle d'une voix ferme. Le plus important, c'est que si les yigas nous détectent et s'en prennent au village, je ne suis même pas sûre d'avoir encore la puissance nécessaire pour tous les protéger. »

La réponse de Fay fut l'une des plus longues qu'elle eut entendu de sa part. Elle n'avait eu que peu d'interactions avec l'épée avant qu'elle ne parte sceller Ganon dans la citadelle, mais celles-ci avaient toujours été justes et précieuses. La présence de Fay à ce moment-là lui avait apporté un tel réconfort, comme si elle était la preuve vivante de la survie de Link. Comme s'il était encore avec elle, lui insufflant la force nécessaire pour faire ce qui devait être fait.

« Je sais que c'est la seule solution, affirma-t-elle d'un air grave lorsque l'épée se fut tue. J'espère seulement me montrer suffisamment persuasive pour que ça fonctionne… »

Le silence retomba sur la petite chambre hylienne. Avec un soupir, Zelda laissa son regard errer sur le montant du lit où reposait son chevalier, inerte.

Ses paupières s'agitaient.

Il s'écroula sur le sol, sa tête résonnant comme le carillon du Temple du Temps les jours de la Déesse. Autour de lui, des rires éclatèrent tandis que son adversaire paradait fièrement en levant les bras en signe de victoire.

Un goût métallique mêlé à l'irritation du sable se répandait dans sa bouche. Il s'était probablement mordu la langue en recevant l'uppercut dans la pommette. Il essuya la commissure de ses lèvres d'un revers de manche et contempla d'un air morne la traînée de sang sur sa tunique. Ce fichu Drope n'allait pas l'emporter dans les sources chaudes : il le voyait plutôt rôtir au fond du cratère de la Montagne de la Mort.

Avec la vivacité d'un lézard tempo et la puissance d'un sanglier, il se jeta sur son ennemi qui faisait deux fois sa carrure. Il le saisit par la taille et le fit tomber à la renverse, se laissant emporter en une roulade dont il se redressa souplement. En face de lui, Drope se relevait déjà en le fixant d'un air mauvais.

« Alors comme ça, t'en as pas eu assez, l'zonai ? »

Son adversaire se jeta à nouveau sur lui. Il parvint à l'éviter avec souplesse et profita de l'ouverture de sa garde pour lui assener un coup dans le flanc, mais Drope était vraiment habile au corps-à-corps. Il reçut son coude en plein dans la tempe. Il tituba.

Dans la foulée, Drope l'empoigna par le col de sa tunique et lui assena un puissant crochet dans le ventre. Plié en deux, il était en parfaite position pour recevoir les doubles poings enlacés de son adversaire dans la nuque en un coup fatal.

« Qu'est-ce qui se passe ici ? » tonna soudain la voix du capitaine-instructeur.

Les rires s'interrompirent et le pas puissant de Kuhuge résonna sur le sol dallé de la cour. Il s'efforça de se redresser malgré le bourdonnement dans sa tête et la douleur dans sa poitrine. Cette fois-ci, il aura peut-être gagné une côte fêlée.

« Encore vous, cadet ? s'écria Kuhuge à son attention d'une voix portante. Rien de surprenant, vous êtes dans tous les coups fourrés de cette unité ! Quand apprendrez-vous la discipline à la fin ? AU MITARD ! »

Il retrouva donc cette cellule qu'il commençait à bien connaître située près des écuries . Au fil du temps, ce lieu devenait davantage son refuge qu'une prison. Au moins, quand il y était, personne ne lui lançait de pot de chambre au réveil. Personne ne découpait les sangles de son armure. Personne ne le frappait pour prouver qu'il n'avait rien d'exceptionnel.

Il avait rejoint l'école des cadets de l'armée d'Hyrule depuis maintenant un an et demi. Les tests ? Il les avait réussi haut la main. Il était la recrue la plus prometteuse de toute la décennie.

Il avait été stationné au camp miliaire situé à l'ouest du Mont Daphnès, à l'opposé total du Domaine Zora. À son arrivée à la caserne des cadets, le jeune garçon de quatorze ans qu'il était avait eu un véritable choc. Lui qui était habitué à être le plus grand des enfants zora, il était soudain devenu le plus petit et le plus frêle des hyliens. Ses muscles fins étaient taillés par la nage et non par le labeur des champs et les armes. Mais il avait été, avant tout autre chose, élevé dans la plus pure tradition zora. Avec leur longévité, leur art de vivre si emprunt de spiritisme et d'histoire, il avait brusquement réalisé que la culture zora avait le rapport au temps et à la vie le plus singulier de tous les peuples d'Hyrule. Pour ses camarades, il était devenu une sorte d'hylien-poisson au vocabulaire et aux connaissances obsolètes. Un petit étranger au comportement presque précieux. Lui qui était considéré comme un enfant sauvage par les zoras, il ne savait plus quelle attitude adopter.

Les premiers mois, son avenir prometteur n'avait fait que se confirmer. Ses aptitudes exceptionnelles, sa soif de réussite et de reconnaissance le faisaient progresser plus rapidement que n'importe quel autre cadet. Il les supplantait dans tous les domaines. Pour lui, cette réussite était la consécration de ses rêves.

Et pourtant, rien ne s'était déroulé comme l'avait imaginé le petit garçon qu'il était. Il était devenu trop bon trop rapidement, et il n'était pas issu du bon milieu pour cela. Il avait beau se targuer d'être le fils d'un chevalier, il n'en avait ni la preuve ni le nom. Non, lui n'était que l'enfant sauvage, l'enfant élevé parmi les poissons… l'enfant zonai.

Ce surnom qu'il appréciait tant, il en était venu à le détester. Être le zonai, ce n'était plus être le petit sauvageon que tout le monde apprécie. C'était être le paria, le barbare. Ce surnom était devenu une insulte.

Ses prouesses éclipsaient celles des fils de généraux, de colonels, et de nobles. Lui, le sauvage élevé loin de la société hylienne, lui qui n'en connaissait qu'à peine les codes, ne pouvait pas être le meilleur bretteur, le meilleur archer, et le meilleur élève. Il ne pouvait pas être le champion qu'il avait rêvé devenir.

Mais il l'était. Et aujourd'hui, c'était presque malgré lui.

Sous les coups et les railleries de ses camarades, au fin fond du mitard où il passait de plus en plus de temps, il s'était juré qu'il finirait ses classes de cadet avec la plus haute distinction. Ainsi les portes de l'école des officiers chevaliers s'ouvriraient à lui pour une année supplémentaire. Ainsi s'achèverait son seul et unique exploit. Son seul rêve qu'il atteindrait avant de se fondre dans la masse du peuple d'Hyrule.

Cette école était réservée à l'élite sur recommandation des capitaines-instructeurs. Il savait que cela pouvait suffire pour nuire à ses projets. Les nombreuses rixes auxquels il était mêlé n'aidait pas à redorer son blason auprès de Kuhuge, ses camarades s'en assuraient bien. Heureusement pour lui, le capitaine-instructeur n'avait pas de fils dont la réputation était menacée par ses compétences. Non, ce que Kuhuge ne tolérait pas, c'était la plainte et la faiblesse. À ses yeux, il ne serait pas digne de ses formidables capacités tant qu'il ne résisterait pas à ses camarades par ses propres moyens. Kuhuge ne l'aiderait pas, ne le défendrait pas. Peu lui importait l'injustice : le capitaine l'enverrait au mitard jusqu'à ce qu'il n'entende plus parler de lui.

Le bruit d'un galop et d'une agitation soudaine le sortit brutalement de ses pensées. Intrigué, il se leva pour se rapprocher des barreaux du mitard, réveillant la douleur dans son flanc.

Sous ses yeux, au milieu d'un petit attroupement de soldats et de lads, une guerrière sheikah aidait une adolescente à descendre de cheval. La jeune cavalière était vêtue de soie rose et de broderies. Un diadème de perle décorait les fins cheveux blonds encadrant des grands yeux vert sombre cernés de fatigue.

La princesse Zelda ! Que faisait-elle donc ici, en plein camp militaire ? Était-ce une étape au cours d'un de ses nombreux voyages à travers Hyrule ? La rumeur la décrivait comme une érudite peu encline à la cour et aux mondanités. Elle parcourrait le pays au contact de son peuple et des découvertes scientifiques. Cette description lui plaisait beaucoup : il aimait l'idée d'une princesse s'opposant aux codes et à la noblesse. Comme si, sans le connaître, elle le défendait un peu contre les injustices nobiliaires qui l'écrasaient tant.

Mais en parallèle, le peuple grondait de plus en plus dans le sillage de l'adolescente. La Fille d'Hyrule, Protectrice en titre contre le Fléau, n'aurait pour l'instant manifesté aucun pouvoir protecteur. Face à ce constat, les hyliens s'étaient progressivement divisés en deux camps : ceux l'accusant de manquer à son devoir, et ceux prônant sa jeunesse et que rien n'était perdu. Lui-même était bien évidemment du second, position s'ajoutant à la longue liste des railleries de ses camarades.

Alors qu'il contemplait avidement la fine silhouette royale, il sentit soudain un poids formidable se poser sur sa poitrine. C'était la première fois qu'il la revoyait depuis sa venue au Domaine Zora, et pourtant, il aurait reconnu son regard entre mille. Ce regard dont il avait juré de chasser les fantômes. Mais il réalisait que tout ceci n'était que les chimères d'un enfant. Il devait déjà se battre de toutes ses forces pour devenir un simple chevalier parmi les cent que comportaient l'armée d'Hyrule. Il devait s'y résoudre : il ne connaîtrait ni gloire, ni postérité. Il n'approcherait jamais la Fille d'Hyrule de suffisamment près pour qu'elle lui sourit.

Sans quitter la princesse des yeux, il se jura qu'une fois adoubé, il ne ferait plus jamais entendre parler de lui. Il ne serait qu'un parmi tant d'autres. Un chevalier dont on oublierait les origines troubles et les liens avec le peuple-poisson. Il deviendrait un simple soldat que plus personne n'appellerait le zonai. Il serait juste… Link. Link qui rencontrerait un jour une jolie petite hylienne à qui il construirait une maison en bord de mer et avec qui il aura un fils. Un fils qui, lui, aurait un nom, et en serait fier.

La princesse s'éloignait des écuries d'un pas lent alors qu'il se résignait à tourner le dos à l'enfant qu'il était. Le zonai devait disparaître pour laisser place à l'hylien. C'était là sa seule possibilité.

Lorsqu'il revint en fin de journée à la caserne, libéré du mitard par un Kuhuge mutique, il fut soulagé de voir que le dortoir était encore vide. Lui qui était si gourmand, il ne rejoignit pas ses camarades au mess pour le repas. À la place, il s'empara de toutes ses affaires, les jetant les unes après les autres pêle-mêle dans son sac de voyage. Il ne conserva que celles données par l'armée depuis son arrivée. Il sortit de la bâtisse et la contourna pour rejoindre un brasero isolé. Alors, seul dans la nuit noire, il brûla son passé et ses rêves. Il hésita à peine lorsqu'il jeta au feu les nombreuses lettres de son amie Mipha.

Dans les semaines qui suivirent, il ne chercha plus le contact de ses camarades d'unité. Uniquement concentré sur les entraînements et le labeur, décuplant ses compétences déjà extraordinaires, il ne réagit plus aux provocations de Drope ou aux blagues mesquines. Il se barricada derrière une carapace de calme, de stoïcisme et de mutisme contre laquelle ses adversaires s'usèrent jusqu'à s'en lasser.

Kuhuge ne l'envoya plus au mitard. Il n'en avait plus besoin : il avait construit de lui-même les murs de sa propre prison. Et lorsqu'il abattait son épée sur le bouclier de son adversaire au terrain d'entraînement, il ne leva plus jamais les yeux sur la silhouette sombre de la citadelle qui se découpait à l'horizon, loin au nord d'Hyrule.

Le soleil venait tout juste de passer au dessus de la Passe de Kaepora lorsque Kornuieh se hissa sur la dernière marche de l'escalier. Elle maudissait son corps d'être devenu aussi faible. Par les sept, elle n'avait fait que gravir un escalier, et déjà elle n'avait plus qu'une envie : se coucher dans une chaise longue et ne plus en bouger du reste de la journée.

Elle avait mal au dos et aux pieds à en égorger un moldaquor avec les dents. Ah, on lui en avait donné des cours de couture, de cuisine et de coutume hylienne, pour qu'elle puisse charmer un voï. Mais ça ? Personne ne l'avait avertie.

Personne ne lui avait dit qu'attendre un enfant signifiait perdre tous ses droits sur son propre corps. Émerveillée les premiers temps par la sensation d'une vie grandissant en elle, elle n'avait plus qu'un souhait aujourd'hui : l'expulser le plus vite possible. Mais même ça, ce n'était pas elle qui déciderait quand ! Émerveillée, elle ? Bernée oui !

Depuis quelques semaines, elle avait la sensation de ne plus être qu'une gigantesque baudruche octo dont sa petite cohabitante – l'idée d'un enfant mâle n'était même pas envisageable – faisait ce qu'elle voulait. Elle se nourrissait en permanence et s'accaparait égoïstement toute son énergie. Elle tapait dans son ventre dès qu'elle était réveillée, ruinant son dos, ses reins, sans compter sa vessie. Elle décidait même ce qu'elle devait manger et quand ! Kornuieh ne pouvait plus se pencher, s'accroupir, courir, dormir comme elle en avait envie. Cette grossesse n'était plus une cohabitation pacifique. C'était un lutte permanente entre deux volontés.

Une fierté toute maternelle l'envahissait en songeant que sa petite cohabitante se montrait déjà digne d'une véritable gerudo. Mais Kornuieh mourrait d'envie de retrouver l'autonomie de son corps, de courir, de sauter, de se battre au corps à corps, de dormir sur le ventre, de manger quand et si elle en avait vraiment envie.

Alors qu'elle frappait à la porte en face d'elle, elle jura ses grands dieux qu'on ne l'y reprendrait plus. Zazounet n'aura qu'à se tenir de son côté du lit.

Perdue dans ses pensées, il fallut un instant à Kornuieh pour s'apercevoir qu'aucune réponse ne lui parvenait de l'autre côté du battant de bois. Puisqu'il était hors de question qu'elle ait traîné sa carcasse bedonnante jusqu'ici sans raison, elle opta pour glisser un œil discret dans l'entrebâillement de la porte.

Son patient reposait toujours dans son lit, sur le dos et les yeux clos. Le petit tas de fleurs glagla au pied du montant de bois indiquait que la princesse avait suivi à la lettre les instructions qu'elle lui avait donné la veille au soir. Cette dernière était quant à elle couchée en chien de fusil sur le matelas adjacent, serrant dans sa main le linge destiné à humidifier le visage du chevalier. Elle portait la même tenue que la veille et n'avait pas pris la peine de se glisser sous les draps. Visiblement, elle avait veillée sur le malade toute la nuit, et ne s'était assoupie que récemment. Kornuieh décida d'entrer malgré tout, souhaitant s'assurer de l'état de santé du jeune hylien. Elle était convaincue que la princesse ne lui en tiendrait pas rigueur, puisqu'elle venait prendre soin de son précieux chevalier.

Avec la grâce propre aux femmes dans leurs derniers mois de grossesse, Kornuieh se dandina à travers la pièce. Son pied buta malencontreusement contre un objet métallique posé au sol et elle s'arrêta. Son regard dépassa son ventre proéminent avec une grimace et elle aperçut la pointe de l'épée de Link. Kornuieh en resta un instant interdite. La lame bleutée était parfaitement reconnaissable. La fameuse Lame Purificatrice, ici, à Euzero, devant elle.

« Savotta, Kornuieh », retentit la douce voix de la princesse.

La gerudo sursauta et releva la tête vers la jeune hylienne. Celle-ci était à présent assise sur le lit, les coudes posés sur ses genoux repliés et les mains pendantes. Ses beaux cheveux blonds étaient légèrement emmêlés par le sommeil, ses traits étaient tirés et son teint pâle. Malgré ces stigmates évidents de sa nuit blanche, ses yeux verts pétillaient, alertes.

« Vasaaq, altesse. Navrée de vous avoir réveillée.

— J'ai bien assez dormi, répondit Zelda avec une bonne dose de mauvaise foi. Comment va-t-il ?

— Je ne l'ai pas encore examiné. Il a repris conscience ? »

Comme si de rien était, Kornuieh contourna négligemment la lame posée sur le sol pour rejoindre le chevet du malade.

« Non. Il s'est seulement agité pendant quelques minutes à l'approche de l'aube. »

La gerudo acquiesça et débuta son examen. Elle tâta le front, observa le fond de l'œil, testa la respiration. Pendant ce temps, Zelda se leva de sa couche et rangea la précieuse épée dans son fourreau.

« La fièvre n'a que peu baissé, indiqua Kornuieh alors qu'elle prenait le pouls du jeune hylien, mais elle est stable.

— Et c'est une bonne nouvelle ? interrogea la princesse en se rapprochant.

— Plutôt. Après autant de temps, si elle n'a pas empiré, son état ne devrait que s'améliorer. »

Zelda hocha la tête en observant les faits et gestes de la gerudo à ses côtés. Toute son attention était focalisée sur son patient alors qu'elle changeait une nouvelle fois les herbes Glagla qui recouvraient le corps brûlant.

« Où avez-vous appris tout ça ? » demanda la princesse en se rasseyant sur son lit, lasse.

Kornuieh haussa les épaules sans détourner le regard de son ouvrage.

« À la cité, toutes les femmes sont guerrières et toutes les guerrières doivent savoir soigner leurs sœurs. Nous connaissons toutes les soins de base. »

Elle laissa échapper un soupir en songeant à sa vie d'avant Euzero. « Mais avant de partir à la Chasse au voï, je me préparais à devenir guérisseuse. J'ai déjà passé de nombreuses saisons auprès de l'une d'entre elles. »

Kornuieh se redressa difficilement, ses mains soutenant ses reins douloureux, et se tourna vers la princesse.

« Mais aujourd'hui, cet avenir est quelque peu compromis ! » s'exclama-t-elle avec humour.

Les yeux de Zelda glissèrent sur le ventre rebondi, et la future mère posa inconsciemment une main sur la peau tendue en un réflexe possessif.

« Toutes mes félicitations, lui sourit la princesse. Quand la naissance est-elle prévue ?

— Aussi vite que possible », grommela spontanément la gerudo.

Zelda ne put retenir un rire franc et généreux. Cette réaction la fit immédiatement grimper dans l'estime que lui portait Kornuieh. Les remarques franches et honnêtes de la gerudo avaient heurté plus d'un hylien depuis qu'elle avait quitté sa terre natale. En ce qui concernait la grossesse, elle trouvait que la plupart des femmes étaient forcément d'une hypocrisie totale : se sentir l'équivalent d'un morse des sables crevant de soif en plein soleil n'avait rien d'une sinécure, et il était des plus naturels de vouloir en finir. Cela n'avait, à son sens, rien à voir avec l'amour qu'elle portait à son enfant à naître. Elle ne voyait donc pas pourquoi elle devrait s'en cacher.

Elle appréciait que Zelda ne s'offusque pas de ses propos. Elle se rappela alors que, selon la légende, la princesse était étroitement liée à la Reine Urbosa. Elle devait avoir une certaine accointance avec l'art de vivre gerudo. Cela ne fit qu'attiser davantage son intérêt pour cette jeune hylienne venue d'un autre siècle.

Zelda avait connu la Grande Urbosa de son vivant, l'avait côtoyée. Cela seul suffisait à intriguer toute gerudo digne de ce nom.

« Il va falloir que vous vous reposiez, altesse, conseilla-t-elle en voyant la princesse se passer une main sur son visage épuisé, ou vous ne serez plus bonne à rien. Vous dormirez cette après-midi, et je veillerai sur Link. »

Kornuieh avait parfaitement conscience que son ton ne souffrant d'aucune objection était totalement anti-protocolaire, mais elle n'était pas du genre à faire cas des mondanités. Secrètement, elle espérait que la princesse n'était pas non plus de cette trempe. Elle ne pouvait prétendre la connaître, mais Kornuieh se targuait d'être un excellent juge. La princesse était une personne qui respirait la bonté, et la gerudo pouvait sentir en elle les prémisses d'un attachement pour la jeune hylienne. Enfin, jeune… selon un certain point de vue.

« Nous verrons, se contenta de lui répondre Zelda. Kornuieh, y a-t-il l'équivalent d'un chef dans votre village ? »

La gerudo haussa un sourcil.

« Pas vraiment. La plupart des décisions sont prises par l'ensemble des villageois. Nous sommes peu nombreux, à vrai dire.

— Pas de porte-parole ? insista la princesse. Quelqu'un qui a tendance à mener les débats? Une sorte d'arbitre ?

— Non… mais je suppose que ce qui s'en rapproche le plus serait mon Zazounet. En tant que fondateur, tout le monde l'écoute… Même si je lui souffle la plupart de ses idées. »

Zelda hocha la tête et se rapprocha de la future mère.

« Pensez-vous pouvoir revenir ici avec votre mari dans une petite demi-heure, Kornuieh ? » demanda-t-elle comme une faveur.

La gerudo la détailla sans un mot, intriguée et vaguement inquiète. Une telle demande de la part d'un chef, ce n'était jamais de bon augure.

Elle hocha la tête.