On est le premier lundi du mois ! J'espère que les cloches vous ont gâtées et que ce premier avril va vous amuser. Pas de blagues par ici, désolé j'ai la flemme de faire des pranks. ^^° Plus sérieusement, c'est l'occasion de découvrir la suite de Bras de fer, avec un point de vue que vous attendiez sûrement depuis un moment.
Côté coulisses, c'est le Camp NaNoWriMo qui commence ! Je suis super motivée (j'ai commencé à écrire à minuit) et j'espère terminer l'écriture de la partie 7. Je serai également présente à la JapaNantes, le 20/21 avril (avec mon amie Alwine). Comme toujours, il ne faut pas hésiter à venir papoter, c'est toujours un plaisir ! ;)
Sinon, mon cerveau est toujours l'arène d'une interminable battle royal entre mes trop nombreux projets, et Par la fenêtre ne gagne pas aussi souvent qu'il le faudrait... mais j'avance petit à petit, je ne désespère pas de sortir l'épisode 4 avant fin avril. J'espère qu'il vous plaira le moment venu.
Enfin, une histoire à la fois. Pour le moment, je vous laisse en compagnie de Roy, en espérant que vous aimerez ce chapitre. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, les reviews sont la nourriture de l'auteur. ;P
Bonne lecture !
Chapitre 108 : Échecs (Roy)
Le lundi avait à peine commencé et j'avais déjà terriblement mal au crâne.
Je ne pouvais pas me plaindre alors que tout n'était qu'une réponse logique aux conséquences de mes actes, mais je me maudissais d'avoir — encore — cédé à la tentation de boire un verre, puis deux, puis trois, la veille au soir, alors que je savais que mon retour au QG de Central allait se faire sous le signe du chaos.
Après deux semaines de tractations à North-City qui m'avaient demandé beaucoup de travail, un accord en faveur de Central avait été conclu… pour être brisé dès le lendemain, suite à l'assassinat du Général Loth. Il avait été tué au domicile de son fils par un sniper dont personne n'avait retrouvé la trace. Ce drame avait ébranlé toute la région Nord, qui s'était retournée contre Central, l'accusant d'avoir voulu museler l'opposition de la pire des façons.
J'étais d'ores et déjà convoqué à une réunion d'urgence du Grand Conseil pour rendre compte de ce qui s'était passé durant mon séjour. Je m'attendais à y retrouver des Généraux affolés comme des poulets qui venaient de voir un renard rentrer dans le poulailler pour décapiter l'un d'entre eux. J'allais sans doute passer un très mauvais moment, ma mission diplomatique s'avérant être, au bout du compte, un échec. Étant le dernier arrivé dans cette assemblée, j'allais probablement servir de fusible, être puni d'une manière ou d'une autre pour la rébellion de North-City bien que je n'y sois pour rien… officiellement.
Ils n'avaient pas de moyen de savoir que c'était moi qui avais ordonné à Hawkeke d'exécuter Loth après mon départ. Elle l'avait fait et tout se passait comme prévu. Malgré cette victoire personnelle, le reste de la journée promettait quand même d'être très inconfortable.
Je passai les mains dans mes cheveux, le visage barré d'un sourire sans joie, un de ceux qui présageaient un coup de folie imminent. Nul doute que, de l'extérieur, je devais avoir l'air de vouloir renverser mon bureau et sauter par la fenêtre.
En tout cas, la secrétaire qui m'avait été affectée me lança un regard presque compatissant en m'amenant un café. Presque, parce que, depuis que j'avais visé mon ancienne subordonnée à la tête devant témoins, il n'y avait plus beaucoup de monde pour m'apprécier au QG.
Bref, tout se déroulait comme je m'y attendais.
Le Grand Conseil qui m'avait envoyé dans le Nord pour tester ma loyauté allait beau vouloir faire de moi un coupable, je m'étais comporté de manière irréprochable : J'avais fait mon travail avec application, défendant la capitale en toutes circonstances, utilisant tous les arguments en ma disposition — dans la limite du socialement acceptable — et mon seul tort visible était de m'être autorisé à draguer sur mon temps libre, ce qui n'étonnait plus personne depuis longtemps. J'étais arrivé à mes fins, les gens s'étaient comportés exactement comme je l'avais prédit, qu'il s'agisse de Loth, de Hawkeye ou des Généraux survivants qui avaient renié Central-City dans un accès de panique, n'ayant plus d'autre choix que de s'allier avec l'Est.
Bradley venait de perdre une partie de ses pions, des forces armées et pas mal de légitimité dans l'opération. Nul doute que Grummann allait être ravi de ce revirement de situation. De mon côté, même si je me sentais physiquement mal et que j'allais avoir un peu de peine à me sortir de ce guêpier, j'étais tout de même satisfait d'avoir réussi à donner un coup de pied dans la fourmilière et à avoir contrecarré une partie des plans de Dante.
Cela me consolait un peu tandis que je commençais à dépiler les dossiers qui s'étaient amoncelés en mon absence.
Depuis que j'étais Général, l'administratif était devenu mon rocher de Sisyphe. Je comprenais mieux pourquoi Erwing s'était tant reposé sur sa secrétaire avant que je prenne sa place. Pour ma part, je n'avais aucune confiance en la mienne, si ce n'est pour tenir mes horaires. Je ne l'avais pas choisie et je présupposais que c'était une espionne travaillant pour le Grand Conseil.
Tout en traitant mes dossiers, je repensais à Hawkeye et, avec un peu de nostalgie, à cette période pas si lointaine où mon équipe était complète et où je pouvais me reposer sur ma subordonnée pour faire de notre processus de travail chaotique des comptes-rendus professionnels et carrés.
Une époque qui ne reviendrait jamais.
Je me remémorai la silhouette méconnaissable de mon alliée, avec ses cheveux au carré, ses lunettes et sa veste élimée. Les rares coups d'œil que nous avions échangés étaient pleins de rancune. Je lui en voulais de m'avoir menti à propos d'Angie. Elle m'en voulait de lui avoir tiré dessus.
À son regard empreint de reproche, j'avais compris que j'avais sans doute perdu une amie. Je n'en montrai rien parce que j'étais toujours accompagné durant nos entrevues, mais au fond, je savais bien que cette pensée me faisait de la peine.
J'ai peut-être perdu une amie, mais j'ai encore une subordonnée de confiance, pensai-je en m'étirant. Puis j'ouvris ma montre d'Alchimiste d'état pour regarder l'heure et pestai en me rappelant qu'elle ne fonctionnait pas, et me rabattis sur l'horloge fixée sur le mur derrière moi.
La réunion était dans huit minutes, autant me préparer dès maintenant pour essayer de donner une bonne impression.
Je glissai la montre dans ma poche, peinant à la lâcher à cause de ce qu'elle représentait.
La montre d'Edward, qui s'était cassée — dans la chute sans doute — et que je n'avais pas osé réparer, parce que ces aiguilles hors du temps semblaient signifier quelque chose de spécial, tout comme les deux dates qu'il y avait gravées. Son poids dans la poche me rappelait qu'il était réel, qu'il était quelque part et même si je ne parvenais toujours pas à lui pardonner, cette pensée me rassurait.
Nul doute que là où il se trouvait, il était en train de lutter contre Dante.
Je n'avais plus qu'à en faire autant.
— Allez, c'est parti pour l'engueulade, soupirai-je en rabattant mes cheveux en arrière dans un geste machinal.
Après un dernier coup d'œil au miroir qui se trouvait dans un coin de la pièce, je sortis, refermant la porte à clé.
— Je suis sûr que c'est lui qui a fait capoter la mission diplomatique !
Les bajoues du Général Frieden qui me désignait du doigt en tremblant d'indignation me rappelaient les desserts en gelée. Je gardai une expression impassible, me disant qu'au moins, cette réflexion rendait l'expérience moins pénible.
— Général, asseyez-vous et reprenez votre calme, demanda Juliet Douglas de son habituelle voix posée.
— Je —
— Général…
Cette fois, c'était Bradley lui-même qui avait parlé, et le Général Frieden obtempéra, se rasseyant sur son siège en bougonnant.
Au moins, je sais quel est mon principal ennemi au conseil.
Frieden, issu d'une lignée de noblesse à la limite de la consanguinité, devait prendre ma simple présence au Grand Conseil comme une insulte personnelle. Il ne supportait sans doute pas l'idée qu'un fils de pute — au sens propre — puisse siéger à la même table que lui et cherchait à m'évincer de manière si grossière que personne ne le suivait.
J'étais debout pour expliquer la situation avec autant de professionnalisme que possible.
— Je suis bien placé pour savoir que l'échec de ce traité a des répercussions catastrophiques sur le pays, mais, je souhaiterais dire une nouvelle fois que ma loyauté va au Grand Conseil et que j'ai fait de mon mieux pour m'acquitter de ma mission. Le traité a été signé avec succès le jour de mon départ. Ce qui s'est passé ensuite était hors de mon contrôle, comme vous le savez.
— Un tel revirement est quand même étonnant. Vous qui étiez aux premières loges lors des négociations, comment pouvez-vous expliquer un tel changement ?
— Tout d'abord, le général Belem est particulièrement respecté et suivi, énonçai-je. Il y a un accord tacite avec ses subordonnés pour dire qu'une fois qu'une décision a été prise de manière collégiale, tout le monde doit s'y plier. S'il y a eu un nouveau vote et qu'il a annoncé que l'accord était rompu, personne n'oserait remettre en question cela.
— Mais pouvaient-ils rompre l'accord si facilement ?
— S'ils sont convaincus que le Général Loth a été assassiné par Central en guise de représailles, cela se justifie, fit remarquer Klemens. Si l'une des personnes présentes à notre table était tuée, n'éprouveriez pas une saine colère ?
Le Général Frieden me regardait du coin de l'œil, manifestement dubitatif.
— Mais nous n'avons pas commandité ce meurtre…
— Bien sûr que non ! s'exclama Lemansky. C'est contre-productif !
— J'y ai réfléchi, repris-je. Il peut s'agir d'une attaque de rebelles de l'Est pour faire capoter le traité, peut-être même de motifs plus personnels… En tout cas, durant les négociations, Loth m'a semblé nerveux et acharné à défendre la position de l'Est. Enfin… tempérai-je. Je ne le connais pas vraiment, c'est peut-être son tempérament naturel. Dans tous les cas, il n'est pas étonnant, avec la position d'Aslamen, qu'il ait été en faveur de l'Est.
— Pouvez-vous nous présenter brièvement comment se sont déroulées les négociations ? demanda Bradley. J'aimerais comprendre comment le conseil a pu changer de position si rapidement.
— Avec plaisir, mon Généralissime.
Je me penchai pour prendre la carte que j'avais emportée avec moi et la déroulai sur le bureau d'ébène de la salle de réunion.
— Vous voyez ici les 17 villes sous la responsabilité des généraux du Nord. Cette zone géographique, de Elxomir à Merbo, était en faveur de Central, expliquai-je en y posant des pions blancs, symbolisant les généraux. La partie est de la région était en faveur de Grummann, avec qui ils ont de nombreux échanges. Suite à de longues discussions avec le Général Lied, qui a la responsabilité des monts de Dienne, je suis parvenu à le convaincre que Central-City aurait davantage de moyens à accorder à la protection de la frontière que le ne ferait jamais Grumman, et j'ai proposé d'inclure un renfort militaire au traité. Ça n'a pas suffi à séduire le Général Armstrong, cependant, glissai-je en posant un pion noir.
Une des personnes de la tablée souffla du nez, n'ayant sans doute pas une opinion très positive d'Olivia Armstrong, la femme militaire la mieux gardée du pays.
— Le fait que nous puissions garantir des ressources en blé suffisantes pour nourrir la région malgré le blocus de l'Est, ainsi que des moyens supplémentaires de défense contre Drachma, a beaucoup impressionné mes interlocuteurs. J'ai eu beaucoup de questions sur la provenance de ces ressources. Les Généraux du centre de la région étaient, tout comme le Général Belem, favorables à Central avant même mon intervention. Ce sont eux qui ont le plus à perdre en cas de rupture du statu quo. Quant aux deux généraux responsables de la frontière ouest, ils n'avaient pas une opinion très éclairée sur le contexte et, dans le doute, se sont rangés à l'avis de Belem. Comme vous le voyez, la majorité de Central-City était réelle, mais peu solide.
Sur le plan, dix-sept pions. Neuf blancs, huit noirs.
— Loth a été tué, mais son remplaçant a continué à défendre l'Est. Il me paraît probable qu'après l'assassinat, les Généraux de la frontière ouest aient changé leur vote en défaveur de Central-City. Et comme ils se sont sentis mis en danger, sans doute trahis par l'attaque, d'autres Généraux ont sans doute changé leur fusil d'épaule, même si j'aurais du mal à dire lesquels exactement. Les votes étaient serrés, et Loth était une personnalité très appréciée. Il aurait suffi d'une personne pour inverser le vote, et il y en a sans doute eu plusieurs.
Il y eut un silence, tandis que les Généraux observaient le plateau où le noir s'était tout à coup imposé.
— … Je ne pensais pas que l'autorité envers Central-City était si fragile, murmura le Général Danwillow.
— Pour être honnête, je m'attendais à davantage de loyauté envers la capitale de leur part, répondis-je en me redressant. J'ai fait de mon mieux pour préserver l'unité du pays, mais je crains que ces fissures datent de plus longtemps qu'on ne le pensait.
Il y eut un silence.
— Je craignais qu'il arrive quelque chose de ce genre en n'intégrant pas le Général Belem dans le grand conseil, soupira Wilson.
— Je connais bien Belem, répondit Klemens. Il n'aurait jamais été favorable au plan.
— Il est inutile de se demander ce qu'il aurait fallu faire il y a dix ans. Seul compte ce que l'on peut faire à partir de maintenant, rappela Bradley. La véritable question est celle-ci : d'après vous, Général Mustang, doit-on s'attendre à une attaque en règle de la part de North-City ? Vous étiez parmi eux pendant deux semaines, vous avez pu tâter le terrain.
La question m'était posée directement et le fait que Bradley s'adresse à moi ainsi prouvait à toute l'assemblée que j'avais toujours son intérêt. Je tâchai de m'en montrer digne.
— Je ne pense pas. Ils auraient trop à y perdre. Couper les ponts avec la région Central, même si c'est pour eux l'occasion de s'allier officiellement avec l'Est, va les priver de nombreuses ressources. Ils sont en minorité. De plus, la frontière avec Drachma reste instable, je doute que le Général Belem se lance dans cette voie. Il est plutôt du genre à chercher des solutions diplomatiques tant que c'est possible. Je pense que la décision générale a davantage été faite par prudence que par volonté de nuire.
— Tout de même, scinder le pays en deux est une nuisance non négligeable, commenta le général Klemens. Reconstituer l'unité d'Amestris après ça va être un travail de longue haleine…
— Sans compter qu'il y a un nouveau foyer de Rebelles à Metso.
— La rébellion de Metso ne durera plus très longtemps, énonça Raven. Et puis, n'oublions pas que le jeu en vaut la chandelle.
— Au moins un avantage à la Sécession de Belem… la tension autour du blé est bien plus basse maintenant que l'on n'a plus à s'engager à nourrir la région Nord ! se félicita Frieden.
— Au-delà de Metso qui reste une simple révolte paysanne, les Snake & Panthers sont toujours un problème, rappela Raven. Ils sont toujours aussi insaisissables et si le QG Sud parvient à étouffer leurs revendications, nous n'aurons pas la paix tant qu'ils ne seront pas éradiqués, et que nous n'aurons pas récupéré ce que vous savez.
— Ce que vous savez ? demandai-je en toute innocence.
J'étais encore debout : le Généralissime ne m'avait pas ordonné de me rasseoir et je me montrais tatillon sur ce genre de détails pour afficher mon obéissance. Presque toutes les personnes qui se trouvaient autour de la table me foudroyèrent du regard.
— L'ancien leader du mouvement nous a volé un objet contenant des données confidentielles, que nous souhaitons récupérer avant qu'elle tombe dans de mauvaises mains. Rasseyez-vous, Mustang.
— Oui, mon Généralissime.
Je vois…
Je n'avais pas de preuve tangible que c'était bien de cela qu'il s'agissait, mais je ne pouvais pas m'empêcher de repenser au carnet qu'Edward m'avait transmis le jour de l'attaque. Je n'avais aucune idée de comment il avait mis la main dessus, mais je savais qu'il avait rencontré Greed, alors… c'était une hypothèse plausible.
Surtout quand ce carnet écrit de la main de Dante contenait des informations assez exhaustives sur les Homonculus.
La suite de la discussion s'orienta sur Awrosut, que les Généraux s'accordaient à vouloir reprendre à la région Est. J'écoutais les échanges avec une attention polie, sachant que je ne pouvais pas trop attirer l'attention après l'échec — bien indépendant de mes actions — à conserver la région Nord sous l'autorité de Central.
Étant donné qu'ils parlaient d'attaquer ma région de naissance, j'étais aussi dans une position délicate : la défendre serait vu comme une trahison, se montrer pressé d'attaquer serait au moins aussi suspect.
— Awrosut n'est qu'un avant-poste. Le vrai enjeu sera de réussir à contrôler East-City. De là, la région sera désorganisée et avec l'aide du Général Mayfair, nous aurons facilement le pouvoir sur toute la moitié sud, la plus fertile.
Mayfair est donc complice… notai-je intérieurement.
Étant donné la manière dont le Sud était géré, je n'étais pas surpris d'apprendre que son Général de région répondait aux ordres du Grand Conseil.
— Grumman compte beaucoup sur le poids des récoltes pour conserver la loyauté de la population, mais s'il perd ces terres, il n'aura plus grand-chose à négocier avec la région Nord, qui sera de nouveau obligé de traiter avec nous pour éviter la famine.
— Pourquoi attaquer dès maintenant ? Les blés ne seront pas récoltés avant des mois… défendre notre place pendant si longtemps va nous coûter beaucoup de ressources, fit remarquer Danwillow.
— Il n'y a pas que le blé à l'Est. D'autres récoltes maraîchères ont déjà commencé, glissai-je comme malgré moi.
Frieden fronça les sourcils, mais Bradley hocha la tête d'un air appréciateur.
— Exactement. S'accaparer les ressources reste le meilleur moyen d'affaiblir Grumman et de l'obliger à capituler rapidement.
— Il le sait et ne lâchera pas Awrosut facilement, encore moins East-City… L'idéal serait d'incapaciter durablement ses troupes… fit remarquer Magnusson.
Il était peut-être le Général le plus jeune de la tablée après moi et devait avoir une quarantaine bien entamée. Il avait un sourire de défi, le genre d'expression d'un joueur d'échecs qui fait face à un coup brillant qu'il compte bien retourner à son avantage.
— Général Mustang, c'est bien vous qui avez traité l'enquête sur Harfang et la fouille de l'usine J.E.B., n'est-ce pas ? demanda Raven.
— Tout à fait.
— Pensez-vous que le projet Manticore soit adapté à cette offensive ?
Je restai sans voix quelques instants.
Je rêve, ou il vient de me demander si je pense que c'est une bonne idée de gazer ma ville natale ?
— … Le gaz est extrêmement létal, et tout indique qu'il laisse des séquelles notables à ceux qui en respirent même de faibles quantités, ce qui peut effectivement « incapaciter durablement les troupes ». Cependant, utilisé pour prendre possession d'une ville, il va poser des problèmes de stagnation et de contamination matérielles : il imprègne les tissus et les effets sur les cultures n'ont pas encore été étudiés. L'utiliser de manière massive et répétée pourrait poser des problèmes sanitaires longtemps après l'attaque.
— Vous n'avez pas l'air ravi, chuchota Frieden, frétillant presque à cette idée.
— Comme vous le savez, j'ai grandi dans East-City… J'éprouve donc un attachement tout naturel pour cette ville, admis-je.
— Dans ce cas, que diriez-vous de l'avoir après l'assaut ? fit Bradley en retroussant ses moustaches dans un fin sourire.
Je restai stupéfait quelques instants.
Il y eut quelques hoquets dans la pièce, les autres Généraux n'étant pas plus préparés que moi à cette proposition.
— L'avoir… Que voulez-vous dire, en prendre la direction ? sondai-je.
— La direction et la propriété. Disons, East-City et ses terres sur un rayon d'une quarantaine de kilomètres alentour, cela vous conviendrait-il ?
Le Généralissime ne me proposait rien que moi de devenir un Lord. Comme ça, sans discussion préalable avec le reste de la tablée.
Hé bien… Il sort l'artillerie lourde…
— C'est plus que ce que j'oserais espérer, répondis-je en m'inclinant légèrement. Je suis honoré par cette proposition.
— Vous n'y voyez pas d'inconvénient, sachant les accords de notre contrat ? demanda Bradley au reste de l'assemblée en insistant sur la seconde partie de la phrase.
La réticence de la tablée à l'idée de me voir devenir propriétaire de ce vaste territoire s'estompa à ce simple rappel.
— Qu'il garde East-City, répondit Danwillow d'un ton désinvolte.
La réunion s'attarda encore un peu, et cette fois, je ne pipais mot, le cerveau tournant à toute vitesse.
Ils étaient prêts à bombarder une ville de gaz, prêts à me céder la propriété de nombreuses terres sans ciller… Dans quel but ? Je connaissais assez les Généraux pour savoir qu'une telle proposition aurait dû provoquer une vive indignation et d'interminables débats. Cette réaction ne pouvait vouloir dire que deux choses.
La première option, plutôt probable, était qu'ils ne comptaient pas me garder en vie assez longtemps pour avoir à tenir cette promesse.
La seconde, qui me faisait bien plus peur, était que Bradley leur avait promis tellement plus que m'abandonner ces terres semblait être une perte négligeable. Qu'avaient-ils pu leur promettre de si grand, pour qu'ils soient prêts à sacrifier tant en échange...
Et quel genre de plan pouvait bien permettre une chose pareille ?
La réunion ne m'apprit pas grand-chose de plus. J'en étais sorti encore sous le choc et travailler jusqu'au soir fut une lutte. Après cette journée éprouvante, je n'avais plus qu'une envie : dormir tôt.
Enfin, je peux me dire ça, je sais déjà que je ne vais pas y arriver…
Je déverrouillai ma porte d'entrée après avoir vérifié d'un effleurement que l'allumette que j'y avais coincée était toujours au même endroit, puis me débarrassai de mon manteau et de mes chaussures au son de roucoulements et d'un bruissement d'ailes.
— Salut Rouquin, lançai-je d'un ton las.
Je n'avais aucun intérêt pour les animaux de compagnie et aucune imagination pour les baptiser, mais même si un pigeon n'aurait jamais été mon premier choix, j'avais fini par m'attacher un peu au pénible volatile. À moins que je me dise ça seulement parce que je m'apprêtais à le laisser partir.
Je ne l'avais même pas vu beaucoup, ayant dû partir deux semaines pour North-City, j'en avais été réduit à sonner chez ma voisine d'en face, que je connaissais à peine, en lui demandant, penaud, si elle pensait pouvoir s'occuper de la bête durant mon séjour. Coup de chance, c'était une vieille veuve qui se sentait bien seule dans son appartement peuplé de lourds meubles de bois ciré et de napperons. Elle avait accepté avec plaisir, heureuse d'avoir un peu de vie chez elle, et s'en était ma foi très bien occupé. Je pressentais que ce service avait créé une ouverture à ses yeux et qu'elle risquait de sonner chez moi sous un prétexte ou un autre pour chercher quelqu'un à qui parler.
J'ouvris la fenêtre pour aérer — ça sentait un peu le guano — allumai la radio, comme toujours à mon retour, puis partis chercher à boire, fouillant dans mon placard par automatisme avant de me figer, la bouteille de whisky à la main.
Il faut que j'arrête.
Je la reposai à contrecœur, puis me tournai pour aller me servir un verre d'eau, qui me parut fade et écœurante à la fois. Mais c'était ce dont mon corps avait besoin, pas de rajouter de l'éthanol à l'éthanol. Je me forçai à la siroter tout en tirant une chute de papier de soie beige d'un tiroir de mon bureau. Il avait emballé un cadeau il y avait longtemps et je l'avais gardé au cas où. Il allait enfin s'avérer utile. Je jetai un œil à la cage dans laquelle le pigeon se rengorgeait en me regardant de ses petits yeux noirs. Il me paraissait tout à coup minuscule. Et gras. Je ne devais pas le charger et me contenter du minimum.
« Awrosut, 20/04. Manticore. »
C'était suffisant pour Grumman.
J'avais écrit aussi petit que je le pouvais en restant lisible. Le crayon était suffisamment noir et ne baverait pas en cas de pluie. Je découpai étroitement le papier, repoussai ma chaise dans un grincement, observant le Rouquin, puis poussai un soupir. La prochaine étape promettait de ne pas être une partie de plaisir.
Déjà, du fil.
Je me levai et fouillai dans les affaires minimales de couture qui étaient rangées au fond du placard mural de ma chambre. Je m'en servais rarement, mais le trouvai sans peine. Puis je revins et pris une grande inspiration, m'attendant à une séance de catch intense pour parvenir à accrocher le message à la patte de l'oiseau.
Sans dire que l'opération fut facile, je fus agréablement surpris. J'avais un peu pris le coup de main avec lui, suffisamment pour parvenir à mes fins sans le blesser ni me retrouver avec les mains en sang. Peut-être que le pigeon avait l'habitude aussi. En tout cas, après avoir tenté de s'échapper à ma prise, il s'était montré plutôt coopératif.
Bon.
Je pris la cage pour l'apporter près de la fenêtre, puis ouvris la trappe. Le pigeon me fixa un instant, puis s'envola sans demander son reste. Sa silhouette, d'abord orangée dans l'éclat des réverbères, s'assombrit, rapetissa et finit par se fondre dans le ciel d'encre.
Encore un saut dans l'inconnu.
— Allez, bon débarras. Je n'aurai plus à nettoyer ta merde, murmurai-je.
Je ne savais pas si le message parviendrait à destination, mais si Grummann me l'avait envoyé, c'était qu'il devait avoir assez confiance en lui. Et s'il avait dû être abattu ou capturé par l'ennemi, ça serait sans doute arrivé avant qu'il disparaisse de ma vue.
Je restai là quelques instants, accoudé à la fenêtre dans l'air frais de cette nuit de printemps, m'égarant à imaginer à quel point le pays était vaste et à quel point les gens qui comptaient pour moi étaient loin.
Puis je me redressai et fermai la fenêtre.
Je ne travaillais pas pour ceux qui comptaient pour moi, en tout cas, pas seulement. Je travaillais pour le pays tout entier, et cela ne m'autorisait pas à être sentimental.
Une tâche difficile, étant donné ce qui m'attendait.
À cette perspective, je cédai, me servant un demi-verre de whisky.
Juste un demi, rien d'autre.
Je revins dans le salon, sachant que j'aurais mieux fait de me préparer un repas et qu'il y avait peu de chance que je tienne ma promesse.
Rattrapé par la culpabilité, je retournai en cuisine, ouvrant les placards sans rien trouver qui me donnait envie. Je n'avais vraiment pas le courage de cuisiner ce soir.
Je finis par trouver des rillettes d'oies qui risquaient de se perdre et un bocal de cornichons.
Ça suffira bien pour ce soir.
Je me coupai deux tranches de pain que je mis à griller, sortis une assiette, puis ramenai le tout encore fumant pour le poser sur mon secrétaire. Je croquai dans la tartine, qui m'aurait donné l'impression de manger du carton si l'acidité des cornichons au vinaigre n'avait pas été si forte.
Dire que quelques mois plus tôt, je jouais les cuistots avec elle, riant avec insouciance.
J'avais sans doute consommé mon bonheur à crédit. Aujourd'hui, je remboursais mes dettes.
Je pris une inspiration tremblante, puis ressortis mon portefeuille. Le portefeuille.
Celui qu'Edward m'avait donné ce soir-là et que j'avais, après l'avoir étudié de fond en comble, choisi de le transmuter de nouveau dans la forme qu'il lui avait donnée. C'était le meilleur moyen de le protéger sans attirer l'attention, puisque je ne pouvais pas le laisser chez moi et qu'avoir ce carnet en permanence dans mes poches aurait été suspect.
Même si j'avais un pincement au cœur à chaque fois que je m'en servais, cela restait la meilleure solution. Et, sans doute, une punition bien méritée pour ma stupidité passée.
Dante cherche encore ce carnet, des mois après sa disparition. Si elle y tient tellement, alors que les informations sur les tombes sont déjà connues de ses ennemis, c'est qu'il contient quelque chose qui continue à être important, même une fois que les ossements de Bradley ont été mis en lieu sûr…
Quelque chose d'autre…
Je tirai une feuille et traçai un cercle de transmutation pour ouvrir le portefeuille, puis en tirai les pages pliées que je feuilletai une nouvelle fois.
Je connaissais maintenant le carnet par cœur, jusque dans ses moindres ratures, et pourtant, je n'arrivais pas à définir les contours du plan de Dante. Quelle était cette information si importante que Bradley continuait à poursuivre sans relâche les Snake & Panthers ? Oui, il y avait des raisons officielles à ça, puisqu'ils étaient très actifs dans leurs opérations de déstabilisation du Sud, mais de ce que j'avais entendu au grand conseil, il ne s'agissait pas que de ça.
Qu'est-ce que je loupe ? pestai-je intérieurement en feuillant les pages, encore et encore.
C'était ce genre de moments où j'aurais eu besoin d'un regard extérieur. L'observation acérée de Hawkeye, la culture pharaonique de Falman, le sens du contre-pied de Hugues ou le génie impertinent d'Edward.
Je me voûtai malgré moi, attrapant mon verre déjà vide que j'aurais voulu engloutir d'une traite.
Au-delà de la rancune et de la trahison, il me manquait et ne pas avoir le droit d'éprouver ce sentiment me torturait. Je ne méritais pas sa présence et ses rires, je n'aurais jamais dû être si proche d'Angie, et je n'aurais jamais dû franchir l'écart trop grand qu'était notre différence d'âge. Quand bien même j'aurais pu le revoir, cette barrière devait rester baissée.
Il y avait des choses qui n'étaient pas faites pour arriver.
J'étais debout, prêt à chercher ce deuxième verre que je m'étais pourtant interdit, quand le téléphone sonna, me laissant figé. Qui pouvait m'appeler ? Hugues ?
Non, Hugues sait que je suis sous surveillance et qu'il ne faut pas m'appeler chez moi.
Je n'arrivais pas à imaginer qui pouvait bien vouloir me parler, alors je décrochai pour être fixé.
— Allô ?
— Allô, Roy ?
Une voix féminine, troublée, entre colère et peur. Une voix que je ne m'attendais plus à entendre.
— … Gracia ? Ça va ?
Non, ça n'allait pas, cela s'entendait. Et puis, pourquoi m'appelait-elle alors qu'elle avait annoncé couper les ponts après avoir appris ce que j'avais fait à Hawkeye ? Il avait dû se passer quelque chose…
— Ça ne va pas, non.
Son ton s'était raffermi et je retrouvai, derrière une détresse bien palpable, son aplomb de mère.
— La tombe de Maes a été ouverte par l'Armée.
— QUOI ?! Pourquoi ?
— Ils ne m'ont rien dit, lâcha-t-elle. Je crois que ça a un rapport avec les enquêtes sur Edward Elric. Comme il était là le jour où…
— … Je suis désolé pour toi, Gracia, murmurai-je.
J'étais sincère, mais aussi terrifié par cette nouvelle, parce que je savais ce qu'elle signifiait.
D'une manière ou d'une autre, Dante avait appris que Maes n'était pas réellement mort.
— Roy, son cercueil… son cercueil était vide… Je ne devais pas être mise au courant, mais Shieska n'a pas pu garder le secret. Ils n'ont pas retrouvé de c-corps du tout…
Une voix brisée, des sanglots retenus, un bouleversement que je ne comprenais que trop bien, même si mon cerveau était davantage occupé à calculer les implications de cette information qu'à consoler celle qui était, pour moi du moins, une des rares amies qui me restait.
Un souffle tremblant se fit entendre à l'autre bout du fil. C'était la respiration de quelqu'un qui tentait à toute force de se redonner une contenance.
— Roy… si tu sais quelque chose à propos sur ce qui s'est passé, c'est le moment de me le dire.
Il y avait quelque chose d'acéré et profondément inhabituel dans ces derniers mots. Gracia était toujours la bonté même. Même quand elle avait décidé de me sortir de sa vie, elle l'avait fait avec une douceur absurde.
Cet aplomb était le signe de son intelligence. Elle avait pressenti que quelque chose clochait… et que je connaissais la vérité.
À moins qu'il s'agisse d'Envy qui aurait volé son identité pour me mettre à l'épreuve. J'en doutais, car même si son comportement était inhabituel, je la reconnaissais dans chacun de ses mots, et cette colère calme et déterminée, je l'avais déjà vue.
Une fois.
Que ce soit elle ou Envy, cela ne changeait rien. Je ne pouvais pas lui dire la vérité, surtout en étant sur écoute.
— Je ne sais rien, Gracia. Je suis aussi choqué que toi par la nouvelle. J'aurais voulu que tu n'aies jamais à vivre une chose pareille.
— Où est son corps, Roy ?
— Je n'en sais rien, Gracia.
J'aurais voulu pouvoir la serrer dans ses bras, lui prêter l'épaule dont elle avait tant besoin… mais j'étais trop loin pour ça, et je n'étais pas sûr que cet appel signifie que sa sentence envers moi soit levée.
Elle éclata en sanglots et je devinais toute son incrédulité, le mélange d'horreur et d'espoir viscéral qui l'avait saisie en apprenant que le corps de son mari n'était plus là.
— Je suis désolé. Je ne peux rien te dire, rien faire à part t'envoyer des fleurs.
Je savais que je n'aurais pas dû dire ça, que c'était déjà trop, mais elle avait trop besoin d'un espoir, même infime. Ferait-elle le lien avec cette jacinthe bleue offerte des mois auparavant ? J'en doutais, mais que pouvais-je faire d'autre ? Au moins, cet indice était trop subtil pour qu'Envy le relève.
— C'était déjà assez difficile comme ça de le perdre, pourquoi est-ce qu'il a fallu que… que ça arrive ? Qu'est-ce que je vais dire à Elysia ?
— Je ne sais pas.
Cette réponse-là était honnête, au moins. Je n'avais aucune idée de comment parler de la mort à une gamine de quatre ans, surtout quand c'était une mort aux circonstances si nébuleuses.
— Je… tu n'en sais pas plus que moi, alors.
Il y avait eu une inflexion presque interrogative, comme si elle espérait que je la contredise, que je lui donne quelque chose, une hypothèse à ronger.
— Non… Je ne savais même pas qu'ils avaient décidé de rouvrir sa tombe. Je suis rentré de North-City samedi et…
Je poussai un soupir.
— Je suis désolé, Gracia. Si j'apprends quelque chose à ce sujet, je te le dirais.
Encore un mensonge…
Mais qu'aurais-je pu dire d'autre ?
— … Merci. Et désolé.
— Pour l'autre jour ?
— …
— Tu sais, je te comprends, je suis vraiment devenu quelqu'un d'infréquentable, ajoutai-je d'un ton faussement léger après son silence.
— Je ne comprends toujours pas comment tu as pu faire une chose pareille. Avec tout ce que représentait Riza pour toi, pour nous…
— Je ne te demande pas de comprendre. Je sais qu'il y a des choses qui ne sont pas…
Ma phrase se perdit dans le silence, faute de trouver l'adjectif adéquat.
— Roy… pourquoi tu es capable de te montrer si humain à certains moments, et si monstrueux à d'autres ?
— … Je ne sais pas, répondis-je.
Comme toujours quand je faisais face à Gracia, son inexorable douceur perçait mes défenses. Je me sentais exposé, fragile, et, pour être honnête, à deux doigts d'éclater en sanglots. Que ma vie soit un désastre, soit, mais que mes actions lui fassent tant de mal, c'était plus dur à accepter. Il y avait une fragilité insupportable dans ce silence qui me poussa à prendre congé rapidement, son appel me laissant une empreinte de tendresse aussi douloureuse que réconfortante.
Je ne méritais pas Gracia, mais sa voix, ses mots, m'avaient fait du bien. Même si la raison de son appel était tout sauf bonne.
— Bordel… murmurai-je.
Maes était démasqué. Exposé. En danger.
Gracia tenait l'information de Shieska, qui était son interlocutrice principale, nul doute qu'elle l'en avertirait dès qu'elle serait en contact avec lui… mais s'il était toujours dans l'Est, cela risquait de prendre du temps.
Si j'avais eu cette information ne serait-ce qu'une heure plus tôt, j'aurais pu glisser un avertissement à son attention dans mon message, mais il était trop tard.
Pour Hugues non plus, je ne pouvais rien faire… Et j'avais déjà bien assez à gérer avec ma propre situation. Je repassai les mains dans mes cheveux, poussai un soupir et me rassis, sortant une feuille de papier où j'annotais mes réflexions sur ce qui avait pu amener Dante à savoir que Hugues était vivant, et les conséquences possibles.
Je me figeai tout à coup.
J'étais venu à Central la nuit de sa « mort », alerté par l'appel paniqué d'Edward. J'avais été présent, même si j'étais revenu rapidement à East-City. J'avais essayé d'être discret, mais…
Mais lors de ma visite et de l'organisation de son évasion, j'étais resté suffisamment longtemps dans la chambre de Maes pour voir passer au moins une infirmière. Une infirmière qui avait vu mon visage, à qui j'avais peut-être fait une forte impression, suffisamment forte en tout cas pour qu'elle puisse me reconnaître.
Ce n'était pas de la prétention de dire ça. Je savais que j'avais hérité de ma mère une partie de ces traits caractéristiques de Xing, me donnant un visage généralement considéré comme beau, et, dans tous les cas, facilement repérable.
Si j'avais eu un physique aussi banal que celui de Kramer, je ne me serai pas inquiété d'une rencontre ayant eu lieu l'été dernier, mais là…
S'ils décidaient de traquer jusqu'au bout la vérité à propos de la mort de Maes Hugues, ils allaient me retrouver dans la balance.
Et alors… tous mes efforts seraient réduits à néant.
Première étape, ne pas paniquer.
Tremblant, je me levai pour me resservir un verre, décidant que l'information était un argument suffisant pour m'autoriser un remontant, puis me rassis à mon secrétaire, bien résolu à percer Dante à jour, puisqu'à partir de maintenant, c'était elle ou moi.
Il faut que je comprenne ses plans.
Si elle a compris que Hugues n'est pas mort, cela signifie qu'elle a des agents dans l'Est, qu'elle a trouvé des survivants de Liore qui l'ont mise sur sa piste.
Un instant, j'imaginais Hugues, capturé par les Homonculus. Edward, aussi. Un frisson d'horreur parcourut ma colonne vertébrale, vite rattrapé par mon esprit logique.
Non, ils n'auraient pas eu besoin de profaner sa tombe s'ils avaient eu la preuve qu'il était en vie. Ils doivent encore être au stade d'hypothèse…
Pour combien de temps ?
Si seulement j'arrivais à comprendre les intentions derrière les actions de Dante. Le positionnement de Bradley est tellement difficile à saisir… après cette réunion, je n'arrive même plus à savoir s'il souhaite que la Sécession s'aggrave ou non.
J'avais beau savoir que la Sécession servait l'affaiblissement de l'autorité de Bradley et rendait son renversement plus réaliste qu'avant, la crainte d'avoir servi ses intérêts de manière inconnue m'empêchait de me réjouir de l'opération menée au Nord. Avais-je réellement bien joué en provoquant la rupture du contrat, ou avait-il prédit mon comportement comme je l'avais fait pour Hawkeye, Loth et les autres généraux ?
Impossible de le savoir pour le moment. J'allais devoir m'en remettre à mon intuition… et à la chance.
Dante veut une Pierre Philosophale complète, ça, c'est une certitude… mais après ?
Elle compte en faire quoi ?
Pourquoi m'a-t-elle fait intégrer le grand conseil ? Quelles sont ses intentions ? Et celles des Homonculus ?
J'avais beau voir Bradley et Juliet Douglas de plus en plus fréquemment, leurs objectifs me semblaient toujours aussi opaques.
Je repensai à la dernière fois que « Houston » m'avait auscultée. J'étais presque sûr qu'elle avait appliqué une transmutation dans mon dos. J'avais senti ce crépitement électrique contre ma peau. C'était trop léger et trop bref pour que j'aie eu le temps de réagir, et elle m'avait réprimandé avec la même gentillesse professionnelle que d'habitude à propos de mes repas erratiques, à tel point que j'avais eu l'impression d'avoir rêvé en sortant de son rendez-vous.
Mais je m'accrochais à ces détails qu'elle parvenait à estomper sous un vernis anodin — elle était si habile à ce jeu — parce qu'ils devaient avoir leur importance. Ignorer ce qu'elle m'avait fait était devenu ma hantise. J'en monitorais ma journée, aiguillé par la peur qu'elle parvienne à prendre possession de moi d'une manière ou d'une autre, ce qui était, avouons-le, assez absurde de la part d'un Alchimiste chevronné comme moi. Ce genre de choses tenait plus des contes de bonne femme que d'une quelconque forme de science.
Quel que soit son plan, j'y tenais sans doute une place majeure. Et c'était pour ça qu'elle avait décidé de me garder dans les cercles les plus proches du pouvoir, à portée de regard.
Dante a besoin d'une pierre philosophale complète. Nul doute qu'elle va vouloir en recréer une… peut-être à Awrosut, où ils ont l'intention d'attaquer dans quatre jours ?
Non, c'est peu probable. Le cercle de Liore lui avait demandé des mois de préparation. Impossible de renouveler l'exploit dans une région qui n'est plus sous l'autorité de Bradley. Il faut que j'enquête pour trouver où elle pourrait décider d'agir.
Je tournai les feuilles une à une, une fois de plus, comme si, tout à coup, j'allais pouvoir déchiffrer une nouvelle langue. J'avais déjà tout fait, y compris de tenter de le lire à contresens, une ligne sur deux, à la verticale, de chercher par transparence des traces d'encre sympathique. Mais rien, définitivement rien ne ressortait de mes essais.
Tout ce que disait ce carnet, c'était comment fonctionnaient les Homonculus, et rien de plus. Le reste n'était qu'hypothèses. Celle que les Homonculus aussi devaient jouer un rôle dedans, même si je ne saisissais pas bien lequel, et celle qu'Edward et moi, en tant qu'Alchimistes d'État, étions des éléments importants dans son plan.
J'étais de plus en plus convaincu que Dante comptait m'utiliser, et cette idée était étrangement réconfortante. Malgré la noirceur de la pensée qui venait de me traverser, j'esquissai un sourire.
Si elle a besoin de moi à ce point, ça veut dire qu'au bout du compte, j'ai toujours une solution pour contrecarrer ses plans.
Au pire, je n'aurai qu'à me suicider.
Me raccrochant à l'idée qu'il me restait au moins ce pouvoir-là, je replongeai dans l'étude du carnet, plus résolu que jamais à en percer les secrets.
Ds le sud pr mission indépendante.
Je fis tourner dans mes doigts le petit papier sur lequel j'avais noté la série de transcription des cotes que Falman m'avait glissées dans les dossiers remis par l'équipe. Le moins qu'on puisse dire était que j'étais contrarié par ce message.
Comment osait-elle ?
Je comptais sur Hawkeye pour prendre la température de la région Sud et prédire où Dante comptait frapper, mais elle était repartie faire je ne sais quoi sans me demander la moindre autorisation.
Je ne suis pas aidé…
Depuis le début de la journée, rien ne semblait s'aligner avec mes intentions, depuis le trolley qui m'avait filé sous le nez jusqu'aux réunions qui s'agençaient mal, en passant par des demandes retoquées par mes supérieurs…
Plus je côtoyais les Généraux du Grand Conseil, plus je les haïssais. Ils étaient imbus d'eux-mêmes, avides de pouvoir et loin d'être aussi fins stratèges que ce à quoi je m'attendais. En réalité, Bradley avait composé sa cour de personnalités assez bêtes pour être manipulables, mais trop peu pour me laisser savoir quel privilège le Généralissime comptait offrir à ses fidèles.
Je pouvais me faire une idée, cependant, vu leur caractère : il s'agissait très probablement d'une forme de pouvoir, qu'il s'agisse d'argent, d'influence ou d'immortalité… Cependant, des précisions à ce sujet auraient été autant d'indices précieux sur les plans de Dante. Dommage que je n'ai pas réussi à gagner assez leur confiance pour cela…
Mes recherches sur le carnet de la veille ne m'avaient pas appris grand-chose non plus. Seule trouvaille, à force de fouiner et de tordre la couverture dans tous les sens : j'avais senti un décollement à un endroit dans le cuir, et, après avoir coupé le bord qui avait été ressoudé par alchimie, j'avais constaté que le coin avait été fendu en diagonale, comme une page cornée. En écartant les deux pans, j'avais pu voir qu'un très petit huit y avait été gravé de biais.
Ce chiffre ne m'apprenait pas grand-chose. Pour avoir été dissimulé de la sorte, on pouvait supposer qu'il avait un sens important, mais lequel ? Désabusé, j'en venais à me dire que cela aurait aussi bien être pu être une simple numérotation des nombreux carnets qu'elle avait dû remplir au fil des ans.
Et maintenant, Hawkeye qui part dans le sud sans même me prévenir ?
Je me levai, fis craquer mes doigts et refermai mon dossier. Puisque je ne parvenais pas à obtenir ce que je voulais de la manière idéale, j'allais devoir me faire entendre. Je sortis de la pièce que je verrouillai pendant que la secrétaire levait vers moi son regard d'écureuil.
— J'ai quelque chose à faire, ça ne devrait pas être long.
— Dois-je dire que vous êtes en réunion si on vous demande ?
— Ça sera parfait, merci.
La femme hocha la tête, ses yeux disparaissant derrière son imposante frange, et je partis sans un mot de plus.
Les bureaux de l'équipe de Kramer étaient à bonne distance des miens, mais j'y allais d'un pas vif. Sur mon chemin, je croisai quelques personnes, dont l'expression allait d'un regard évitant ou effrayé à franchement hostile.
Le tribunal militaire avait beau avoir tranché en ma faveur, les simples soldats et sous-officiers me jugeaient pour ce que j'avais fait à Hawkeye.
Je haussai les épaules. Si j'avais été bien vu à mon arrivée à Central-City, c'était parce que les gens s'étaient fait une fausse idée de moi : je n'étais pas une bonne personne. Avoir empêché des terroristes de faire exploser le centre-ville une ou deux fois n'y changeait rien.
Arrivé à la porte du bureau, je toquai puis entrai sans attendre. La petite dizaine de subordonnés de Kramer étaient rassemblés autour d'une radio allumée, posée sur la table de Kayn. Tous tiraient des têtes d'enterrement, ce qui ne s'arrangea pas quand ils virent qui était arrivé.
— Sergent Hayles, aboyai-je sèchement. Pourriez-vous m'expliquer pourquoi votre subordonné n'a pas obéi aux ordres ?
— Général, fit-elle avec une obséquiosité froide. Cette personne a dû s'absenter pour raisons personnelles, et je lui ai donné son accord après discussions.
— Un soldat doit répondre aux ordres.
— Et les ordres doivent être justes ! répondit-elle plus fort, en levant vers moi un regard provocant. Le meilleur moyen d'obtenir la loyauté de ses troupes est de montrer l'exemple en étant digne de respect.
Elle aurait aussi bien pu me gifler, l'outrage n'aurait pas été plus grand.
Je me sentis soufflé d'indignation, ce qui était tout à fait dans mon rôle, même si les raisons n'étaient pas celles que l'ont pouvait imaginer.
Hayles savait parfaitement que je n'étais pas venu demander des explications sur l'absence d'une demi-journée de ce pauvre Price, même si celle-ci tombait à pic pour servir de prétexte. Je voulais des explications sur l'absence d'Hawkeye, et voilà que je tombais sur une véritable mutinerie.
— Voulez-vous finir à la cour pour outrage à supérieur ? demandai-je d'une voix glaciale.
— Et être suspendue pour dire la vérité ? Si vous nous traitez aussi mal que vos ennemis, ne vous étonnez pas de perdre la loyauté de vos subordonnés.
— Hayles ! s'exclama Kayn, que la situation semblait terrifier.
C'était donc ça… Hawkeye s'était bel et bien mutinée. Elle ne comptait plus obéir à mes ordres et avait manifestement tout le soutien de son amante pour cette décision.
— … Vous pensez être si mal traitée ? lâchai-je d'une voix si calme que n'importe qui de censé aurait décampé.
— Et vous, vous pensez tout savoir mieux que les autres ? Mon subordonné a choisi de donner sa priorité à la famille et c'était la bonne décision à prendre. Je défendrai ce droit-là devant la cour martiale s'il le faut.
Avoir une famille est déjà un privilège.
Je serrai les dents. L'emmener à la cour martiale aurait été disproportionné et aurait en plus exposé le double sens de notre discussion. Et, même si cela me mettait en rage, j'avais les informations que j'étais venu chercher.
Ne restait plus qu'à repartir sans que la situation dégénère.
Hayles semblait prête à me sauter à la gorge, ce qui, bien qu'inhabituel de sa part, se justifierait facilement si on considérait que j'avais tué son amante. De mon côté, j'avais très envie de la gifler pour lui faire passer le message de ce que je pensais du comportement d'Hawkeye. Il n'y avait pas d'issue pacifique possible.
Je serrai les poings et lui lançai un regard tel qu'elle eut tout de même un mouvement de recul. Puis, je repris d'une voix soigneusement contrôlée.
— Voilà qui était instructif. Je transmettrai à Kramer la nature du blâme qui vous reviendra, Sergent Hayles.
Puis je repartis, claquant la porte à en fendre les vitres, et remontai le couloir. Mes poings serrés tremblaient et j'aurais pu renfoncer mes dents dans les mâchoires.
Je n'avais pas besoin de sous-titres. Hawkeye me reprochait mon comportement envers elle — sans doute la manière dont j'avais planifié son évasion et transmis les informations de sa mission — et ne voulait plus obéir à mes ordres à cause de ça. Hayles avait parlé de famille, mais du peu que je connaissais de la sienne, je doutais que mon ancienne subordonnée veuille vraiment leur venir en aide… à moins qu'il s'agisse de Grummann.
Autre hypothèse, elle parlait peut-être de sa famille fictive, à savoir Angie, sa soi-disant cousine.
Si c'était le cas, elle avait choisi son camp.
Cette pique sur le fait de donner de l'importance à sa vie personnelle était aussi, peut-être, une critique sur la manière dont je gérais ma réaction vis-à-vis d'Edward.
C'est facile de juger quand on vit une histoire d'amour simplette comme la sienne, pensai-je rageusement.
Quoi qu'il en soit, Hawkeye m'avait abandonné au pire moment et je me sentais tout aussi trahi que quand j'avais compris qu'elle m'avait caché la véritable identité d'Angie. Je pensais pouvoir lui faire confiance pour ses compétences professionnelles, à défaut du versant personnel, et l'assassinat impeccable de Loth avait semblé me donner raison. Mais voilà que je me retrouvais au cœur du complot, sans bras droit pour l'arrêter. Même mes interlocuteurs théoriquement fidèles se rebellaient contre moi.
Si j'échoue à renverser Bradley, ce sera de leur faute, pensai-je dans un élan rageur.
Je retraversai le bureau de ma secrétaire qui était au téléphone, puis claquai la porte une nouvelle fois. J'étais d'autant plus en rage que je savais que ce n'était pas exactement la vérité.
Si j'échouais à renverser Dante et ses alliés, ce ne serait pas par manque de loyauté de leur part, ou en tout cas, pas seulement. Hawkeye m'avait suivi bien plus loin que ce qu'on pouvait attendre d'une employée, je le savais.
Si j'échouais, cela voudrait dire que je n'étais pas digne de mener cette révolution, et que quand bien même je parviendrais à la mener à bien, je ne serais pas une meilleure personne que Bradley.
Je me laissai tomber contre la porte, me prenant la tête dans les mains, consumé par un mélange de colère et de… peur.
Parce que tous les moyens étaient bons pour contrer l'ennemi, j'étais en train de devenir une horrible personne.
Je ne pouvais pas me permettre d'échouer. Pas après tout ces sacrifices.
Mais si je devenais ce que je combattais, alors, tout ça n'aurait plus aucun sens.
Où devais-je m'arrêter ?
Il y avait quelque chose en moi de profondément haineux, quelque chose que j'avais envie de renier, et qui pourtant me donnait de la force.
Je me demandai tout à coup si cette colère viscérale n'était pas soigneusement entretenue par Dante.
Je m'en fichais d'être haï. Je m'en fichais même de mourir, au bout du compte, tant que j'atteignais mon but.
Mais je réalisai durement que même si je ne comptais pas me traiter avec la moindre humanité, je risquais de ne pas arriver à mes fins si je ne faisais pas cet effort vis-à-vis des autres.
Et ce but — renverser Bradley, Dante, et mettre fin aux massacres perpétrés en leur nom — valait aussi ces efforts-là.
… Merde…
Je glissai le long de la porte pour finir assis en tailleur, le dos rond, vidé par cette soudaine prise de conscience.
Si je voulais vaincre Dante, j'allais devoir voir les choses en face, rendre des comptes avec ma vie personnelle.
Me confronter à Hawkeye, à Havoc, à Hayles…
Et à Edward.
Je ne me sentais absolument pas prêt à affronter ça.
Je restai là, silencieux, sonné par cette prise de conscience, quand quelques coups timides furent frappés derrière moi. Je me relevai et me cherchai une contenance à la hâte, sachant que ma posture était impropre à mon rang.
— Qu'est-ce que vous voulez ? lançai-je en ouvrant la porte
Ma rage était encore bien présente et la secrétaire sembla se recroqueviller face à moi.
— C'est que… une civile vous a appelée en urgence.
— Quoi ? aboyai-je.
Je n'arrivais pas à masquer ma colère. Cette constatation me faisait peur. Il fallait à tout prix que je reprenne le contrôle de la machine qu'était mon corps pour éviter de commettre des erreurs.
— Mademoiselle… Mademoiselle Haze…
— Haze ?
Heather.
Le ton était sec, le regard encore sévère, et la femme hocha les yeux en déglutissant.
— Je lui avais dit de ne pas m'appeler sur mon lieu de travail.
— Elle… elle semble être en difficulté. Je l'ai mise en attente, mais si vous souhaitez vraiment, je peux reporter l'appel.
La colère se calma enfin, remplacée par une sourde angoisse.
Aux dernières nouvelles, Heather était partie dans le Sud pour faire un papier sur les révoltes paysannes. Elle m'en avait parlé brièvement, disant que personne d'autre dans le journal n'avait voulu se porter volontaire et qu'elle était partie pour Metso avec un collègue photographe.
Elle savait que notre relation était purement opportuniste, que je n'étais en rien un petit ami attentionné. Si elle se permettait de se faire remarquer à mon travail dans ce contexte, c'était qu'elle devait avoir un sérieux problème.
— Passez-la-moi, abdiquai-je.
— La secrétaire retourna fébrilement à sa place pour faire passer l'appel dans mon bureau, tandis que je m'y asseyais sans même prendre la peine de refermer la porte derrière moi.
— Allô ?
— Allô, Roy, Dieu merci !
— Pourquoi est-ce que tu m'appelles sur mes horaires de travail ?
— Je suis à un poste de contrôle de la gare. Il y a eu un soulèvement à Metso, je voulais partir pour éviter d'être au milieu des problèmes, mais ils ne me laissent pas passer pour prendre le train. Ils disent qu'il est réquisitionné par l'Armée, et… oh, je ne sais pas quoi faire. Le train part dans quelques minutes, et je ne sais pas quand sera le prochain…
Il y avait dans le ton de sa voix un mélange d'inquiétude toute polie et de terreur profonde qui m'interpella.
— Passe-moi le militaire qui te fait face.
— … Allô ?
— Votre nom et grade.
— Pardon ?
— Votre nom et grade. C'est un ordre.
J'avais mis toute mon autorité dans ces mots.
— Adjudant-chef Raymond Bershk, monsieur. Sauf votre respect, monsieur…
— Général de Brigade Roy Mustang, Alchimiste d'état.
Je pouvais presque le voir blêmir d'ici à l'annonce de mon identité, et cela m'aurait arraché un sourire dans d'autres circonstances.
— Le Flame Alchemist ? souffla-t-il, éberlué.
— Lui-même. Faites monter cette femme dans le train.
— Mais… Général, on m'a donné pour ordre de ne laisser partir aucun civil. Cette femme a-t-elle un statut particulier qui justifie ce passe-droit ?
— Le simple fait que vous posiez la question est d'une impertinence rare. Je vous ferai suspendre dans l'heure si vous n'obéissez pas à cet ordre.
— Mon Général, s'inclina-t-il.
— Et traitez cette femme avec le respect qu'elle mérite.
— Bien mon Général.
— Repassez-la-moi.
Le combiné changea de main et j'entendis son soupir de soulagement.
— Merci.
— Je n'ai pas que ça à faire, de devoir arranger tes affaires, rappelai-je sèchement.
— Je sais. C'était un cas de force majeure. Je t'expliquerai.
— J'y compte bien.
— Je file, le train va partir.
L'appel prit fin et me laissa là, comme hors de mon corps. Encore un événement qui se déroulait ailleurs et qui m'échappait complètement.
Bon, pas complètement. A priori, ils avaient laissé Heather monter dans le train.
Après quelques instants de choc, je me levai pour aller voir la secrétaire. Je m'arrêtai au seuil de ma porte pour l'interpeller, puis me ravisai. Montrer mon intérêt pour Metso juste après cet appel risquait d'attirer l'attention sur Heather plus que nécessaire.
— Général ?
— Avez-vous d'autres informations à me transmettre ?
— Vous avez une réunion avec le Colonel Mingus dans dix-sept minutes, rappela-t-elle.
Je poussai un soupir. Elle était consciencieuse, hélas.
— Merci pour le rappel. Je vais me préparer à y aller.
Cette journée catastrophique semblait vraiment ne pas avoir de fin et je savais que même si je trouvais le temps de m'entraîner au maniement des armes à feu, toutes les balles du monde ne suffiraient pas à calmer mes nerfs.
Le lendemain soir, en rentrant du QG, la rage vissée au ventre, je retrouvai Heather dans la cour intérieure de mon immeuble. Elle s'était assise sur le pas de la porte, tenant son sac de voyage sur ses genoux, minuscule aux pieds la profusion de glycines qui commençaient à fleurir. La voir ainsi, les cheveux attachés en simple queue de cheval, ses habits de voyage froissés alors qu'elle avait en général une mise impeccable, et découvrir qu'elle m'attendait comme une enfant ayant oublié les clés de chez elle, tout cela me mit un coup au cœur. Tout comme son appel, en fin de matinée, un simple « est-ce que je peux dormir chez toi ce soir ? » qui disait en creux un mal-être qui ne lui ressemblait pas.
- Heather.
Elle leva vers moi ses yeux noisette, des yeux si cernés et rougis que même son maquillage soigné n'arrivait plus à le dissimuler. Je sus que mon intuition était bonne, et qu'il y avait bel et bien quelque chose de brisé chez elle.
Au moins elle était encore en un seul morceau, c'était déjà ça.
Tout le monde n'a pas eu cette chance.
— Allez, debout.
J'aurais dû être plus délicat, compatissant, mais je n'y arrivais pas. Quelque chose restait coincé dans ma gorge.
Elle hocha la tête et se leva tandis que je déverrouillais la porte, puis me suivit sans un mot dans les escaliers. Il y avait quelque chose de fantomatique dans sa présence.
— Tu te souviens de ce que j'ai dit à propos de chez moi ?
— Oui.
J'étais toujours sous écoute, dans mon salon, la cuisine, probablement ma chambre… a priori, la salle de bain avait été épargnée, sans doute moins par pudeur que parce que cela posait des problèmes techniques.
Je réalisai en poussant la porte pour lui faire signe de me précéder dans l'appartement que je ne l'avais jamais laissée venir chez moi. Je n'accueillais pas mes plans cul chez moi… mais à circonstances exceptionnelles, décisions exceptionnelles.
J'avais laissé l'appartement dans un état de désordre socialement acceptable, dont elle se contrefichait de toute manière. Elle entra, quitta son manteau, se déchaussa par imitation et se laissa tomber dans le canapé.
— Tu es partie au bon moment, commentai-je.
— J'ai vu ça, répondit la brune à voix très basse.
Je ne savais pas si c'était parce qu'elle se savait sous écoute ou parce que je parlais d'un ton bien trop neutre du drame qui était arrivé à Metso. Car si Heather avait pu quitter les quais en fin de journée, ceux qui étaient restés sur place n'avaient pas vu le soleil se lever le lendemain.
Tout comme l'avait été Liore quelque temps plus tôt, Metso était aujourd'hui une ville morte… mais alors que Liore s'était effondrée dans la guerre et la douleur, cette petite ville du Sud-est s'était évanouie dans un souffle, presque sans attirer l'attention.
Qui, à Central-City, s'inquiétait vraiment du sort de quelques agriculteurs en grève ?
Je m'en souciais, même si — j'aurais dû en avoir honte — c'était moins à cause de la peine en pensant à ces milliers de disparus que parce que cette nouvelle était le signe de mon échec à lutter contre Dante.
Cette information m'avait foudroyé dans la matinée, alors que je découvrais qu'elle avait transmuté une nouvelle pierre philosophale et que cette fois, personne n'avait sans doute réussi à empêcher. En tout cas, de mon côté, je n'avais rien pu faire. Je n'avais rien vu venir, convaincu que j'étais que cela leur prendrait plus de temps. Alors, je restais là, avec l'horreur de ce massacre en tête et la peur de ce qu'elle comptait accomplir avec toutes ces vies sacrifiées.
— Tu as dû faire un long voyage, commentai-je. Si tu veux te laver…
— Ça me ferait du bien.
— Je vais te sortir ce qu'il faut.
Je la guidai vers la salle de bain, frappé par son regard éteint. J'avais toujours connu Heather séductrice, pétillante, avec un caractère astucieux malgré ses difficultés… Mais là, chacun de ses mots avait un goût de cendre. Était-ce de se découvrir survivante qui la rendait ainsi ? Sans doute…
Je la laissai fermer la porte derrière elle et remontai dans ma chambre pour chercher un gant et deux serviettes propres, puis, en fouillant un peu, un kimono pour femme en soie bleue, que je m'étais égaré à acheter d'occasion parce qu'il avait fait ressurgir dans mon esprit le souvenir de ma mère. Il ne me servait à rien, mais je n'avais jamais réussi à m'en séparer.
Je toquai à la porte puis lui passai le tout par l'embrasure, puis elle me fit signe de venir la rejoindre. Je hochai la tête, retournai dans le salon pour mettre la radio, puis revins à pas de loup et refermai la porte derrière moi.
Dans la salle de bain, Heather avait déjà commencé à se déshabiller et dégrafait son soutien-gorge. Elle me regarda arriver sans pudeur et lança.
— Je suis en sécurité ici ?
« Est-ce que nous sommes sous écoute ? »
— Oui.
— Bien. Je vais pouvoir te raconter ce que j'ai vu.
Je connaissais son corps, et elle était toujours aussi belle, mais il n'y avait aucune trace d'érotisme entre nous tandis qu'elle se glissait dans la baignoire. D'ailleurs elle tira le rideau, comme pour confirmer qu'il ne se passerait rien, et ouvrit l'eau. Je m'adossai au placard de la salle de bain, prêt à écouter ce qu'elle avait à raconter.
— Tu sais que j'étais allée à Metso pour documenter la révolte paysanne, commença-t-elle. Je m'attendais à tomber sur une minorité d'agriculteurs manifestant pour un déplacement de la frontière, parce qu'ils souhaiteraient être liés à l'Est plutôt qu'au sud… mais la situation est bien plus grave. Le Généralissime a dû anticiper que Grumman allait se rebeller plus ou moins frontalement contre lui après Liore, parce que Central a ordonné une taxation des blés importante juste avant la Sécession, et qu'elle a été encore renforcée depuis.
— Assez logique de la part de Bradley, commentai-je.
— Tu ne te rends pas compte, Roy. L'Armée a été tellement gourmande sur les réquisitions de blé pour alimenter Central et la région Nord que la plupart n'ont presque plus de réserve. Beaucoup n'ont plus que leur blé en herbe et ils risquent de mourir de faim avant l'été si rien n'est fait. D'autres ont été jetés en prison pour s'être physiquement interposés contre les perquisitions de l'Armée. Il y a eu des tentatives de contrebandes, pour dissimuler les stocks, certaines ont sans doute marché, mais… la situation est critique. La région est au bord de la famine alors que c'est une des terres les plus fécondes du pays. Les Généraux du Sud tentent de faire tourner la région en marche forcée, mais un gros mouvement de grève est né autour de la figure de Kobor.
— Alors, c'est dans l'Est qu'il se trouvait, soufflai-je pour moi-même.
— La région s'est déchirée entre des personnes qui se sont rassemblées à Metso pour faire grève et réclamer des conditions de vie décentes en suivant Kobor, et d'autres qui sont parties en exode pour rejoindre la région Est. Les plus désespérés ont pris le maquis et s'attaquent aux soldats à la frontière. Certains d'entre eux ont sans doute rejoint les Snake & Panthers, qui font du sabotage et du chantage.
— Hm, quelque chose comme « nous arrêterons de faire sauter un pont par semaine si vous écoutez leurs revendications ? »
— C'est l'idée, oui.
— L'information n'est pas arrivée jusqu'à Central-City, annonçai-je.
— Ça ne m'étonne pas. Le Sud musèle la presse, et… il y a une raison pour laquelle personne ne voulait aller à Metso dans mon journal.
— Par ici, l'opinion publique est convaincue que ce les Snake & Panthers sont des dégénérés qui ont signé un pacte avec Aerugo pour affaiblir le pays avant qu'ils attaquent.
— Charmant. Je n'ai pas eu l'occasion de côtoyer ces terroristes donc je ne peux pas en juger, mais j'ai passé plusieurs jours avec les grévistes. Ils ont mis du temps à nous accepter — nous faisions un peu tache, tous les deux — mais ils ont bien voulu que l'on reste avec eux jour et nuit, qu'on les prenne en photo, qu'on recueille leurs témoignages… Kobor a lancé un appel à se réunir à Metso pour protester pacifiquement contre les agissements de l'Armée.
— Il était sur place ?
— Non, l'Armée l'aurait attendu dès qu'il aurait posé un pied dans la ville. Il y avait des contrôles d'identité à tous les coins de rue. J'aurais aimé le rencontrer, ceci dit. Mais un de ses alliés était au rassemblement de l'école du Sergent Mary, à la périphérie. C'est une école abandonnée dans lequel des milliers de gens se sont retrouvés. Il y avait des familles entières, et il y régnait une atmosphère… c'était incroyable. Un mélange de misère et de détermination, un élan comme je n'en ai jamais vu. C'était des gens n'avaient plus rien et qui étaient prêts à rêver, à avoir la force de faire bouger les choses.
C'était.
C'était eux, ces fantômes qui lui collaient à la peau.
— Partout où je passais, je les entendais discuter, débattre avec le peu de connaissances qu'ils avaient, chercher des solutions pour l'avenir. Oh, ils avaient des idées. Et ils n'avaient peut-être pas la culture des salons de la capitale, mais ils savaient bien mieux que moi de quoi ils parlaient. Tu crois que j'y connaissais quelque chose, en blé, en récolte ? Je pensais les aider, les instruire, et je me suis vite rendu compte de mon arrogance. Même si c'est moi qui les ai aidés à rédiger leur cahier de doléances, c'est eux qui m'ont plus appris que l'inverse.
Je sentais un mélange de douleur et d'amour dans ces mots. Un amour sincère pour les va-nu-pieds qui avaient accepté de la laisser vivre parmi eux et prendre part à leurs débats.
— Ta neutralité journalistique en a pris un coup, commentai-je.
— Oui, admit-elle, mais c'était la chose juste à faire. À quel moment aurions-nous pu rester de simples témoins de ce qui se passait alors que l'injustice crevait les yeux ? Henry n'a pas plus hésité que moi…
Elle coupa l'eau, sans doute pour se laver les cheveux.
— On a essayé de trouver des confrères de South-City qui seraient prêts à prendre le risque, mais cela semblait mal parti. Le Sud est vraiment géré d'une main de fer… impossible de faire passer le moindre message à propos de grève ou de rassemblement. La rébellion est partout, mais sans moyen de communiquer efficacement… Bref, on essayait de faire bouger les lignes, histoire que les habitants des villes alentour soient au moins au courant de ce qui se passait, mais ce n'était pas simple. Et puis, avant-hier matin, un Général est arrivé avec un régiment et a encerclé l'école, puis ordonné d'évacuer les lieux.
— Hm, une évacuation sans endroit où fuir… j'imagine que peu de monde a accepté.
— Il y avait un endroit où aller. Les grévistes devaient être escortés jusqu'à la gare et renvoyés sur leur lieu de travail. Quelques-uns sont sortis, mais la plupart ont refusé en faisant remarquer que l'État n'avait promis aucune des compensations qu'ils réclamaient et que cette grève était le seul moyen de se faire entendre. S'ils retournaient travailler, autant se passer directement la corde au cou.
Elle ralluma l'eau.
— Après, ça, le Général Silva Renard a déclaré l'état de siège, déclara-t-elle d'une voix morne, à peine audible derrière le rideau et le bruit de la douche.
Je sentis un frisson dans ma colonne vertébrale. En tant que militaire, je savais bien ce que ça signifiait. Un état de siège, c'était une zone de guerre, dans lequel les doigts civils étaient suspendus.
— On a hésité à partir, avec Henry, mais il a dit qu'il fallait rester, que c'était un moment d'histoire et qu'on devait en être témoin. Tu ne l'as jamais rencontré, mais…
Un soupir. Sa voix se faisait plus nouée.
— Il était comme ça… À deux heures trente, le Général Silva a annoncé l'ultimatum : les gens devaient retourner au travail ou les militaires ouvriraient le feu. Un certain nombre d'agriculteurs sont partis, des familles surtout, mais beaucoup sont restés. Et à l'heure dite, ils se sont mis à tirer.
Ces mots résonnèrent dans la pièce aux carreaux de céramique blancs et bleus. Un lieu trop propre pour énoncer une réalité trop sale. Celle d'un massacre perpétré par l'Armée, dans la même veine que les crimes que j'avais commis. Je revoyais les visages déformés par la peur et la haine de ceux que j'avais noyés dans les flammes, obéissant à un État qui m'interdisait d'être humain.
— La veille, on avait estimé qu'on était plus de dix mille. Des civils de Metso étaient venus apporter à manger et à boire, on avait… on avait le soutien du peuple, et pourtant, les soldats ont tiré sur eux comme si c'était des perdrix. Les gens tombaient du toit, s'écrasaient devant les fenêtres. Et Henry qui était dans l'entrée de l'école, avec les fers de lance du mouvement…
Elle fit une pause, la voix trop nouée pour continuer. Derrière le rideau de douche, elle pleurait.
— Après ça, ils sont rentrés dans l'école, en tirant partout. Il y avait des familles, des enfants… Personne n'était armé. C'était… C'était un massacre. Après ça, les soldats ont arrêté les survivants, les ont fait sortir de force… je ne sais pas où ils comptaient les emmener. Il y avait des gamins, et…
— Et toi ?
— Ils ne m'ont pas arrêtée, parce que j'étais sous des cadavres. Ils ont cru que j'étais morte aussi. Ils essayaient de vérifier, mais il y avait tellement de monde dans les bâtiments, ils ne pouvaient pas tout voir. J'ai eu cette chance-là. J'ai attendu qu'il n'y ait plus de bruit, puis encore longtemps après. Et quand j'ai eu le courage de bouger, je me suis levée. J'ai cherché Henry. Il était m-mort depuis longtemps. Il s'est pris une balle dans la poitrine.
Le sanglot était audible, et j'eus presque pitié d'elle, cette centralienne pimpante qui s'était frottée de trop près à la réalité de ce qui se passait dans l'ombre du pouvoir. Le bel oiseau y avait laissé des plumes.
— Je crois qu'il n'a pas eu le temps de souffrir, souffla-t-elle pour se réconforter elle-même. Il a utilisé ses dernières forces pour cacher son appareil dans son dos — ils l'auraient embarqué sans ça. Alors, je l'ai pris, et avec ce qui restait de sa pellicule, j'ai photographié les lieux. Les photos sont mauvaises, mais au moins, elles existent. J'aurai essayé. Pour garder une trace, des preuves de ce qu'ils avaient fait. J'ai aussi repris ses pellicules précédentes, puis j'ai retrouvé mon sac et les brouillons des doléances — l'Armée avait embarqué tous les textes qu'ils avaient trouvés. J'ai rincé le sang que j'avais sur le visage et dans les cheveux, je me suis changée avec ce qui me restait dans mes affaires, j'ai mis les documents dans le double fond de mon sac à main, et je suis allée à la gare en essayant d'avoir l'air la plus normale possible. La suite, tu la connais.
— Ils t'ont laissé monter dans le train.
— Si tu n'avais pas été là, j'aurai disparu, avec tous les autres.
Je hochai la tête, oubliant qu'elle ne me voyait pas.
— Tu as pu développer les photos ?
— Oui. Dès mon arrivée à Central, je suis allée voir l'ami d'Henry pour les faire développer.
— C'est une personne de confiance ?
— C'était son ami, répondit-elle en insistant pour rendre explicite l'euphémisme. Il était bouleversé d'apprendre sa mort, il a tout lâché pour faire deux tirages. Il en a gardé un, au cas où j'ai un problème. Les photos sont dans mon sac à main, et les négatifs… en lieu sûr.
Je hochai la tête et revins dans le salon où la radio s'époumonait pour remplir le vide de la pièce et dissimuler mon absence. Je repris son sac posé sur le fauteuil et le lui rapportai.
— Dans le double fond. Tu soulèves la pochette à fermeture éclair, et dessous, tu verras…
— Je vois, oui, répondis-je en ouvrant la cachette pour en sortir la lourde enveloppe.
Tandis qu'elle tirait le rideau de douche, les yeux encore plus rouges qu'avant, se séchait et se rhabillait, je passais en revue les images. Une foule d'individus plus ou moins tannés, qui portaient la pauvreté dans leur corps autant que leurs vêtements. Des visages ridés, des enfants aux petits bras musclés et aux sourires édentés qui traînaient pieds nus dans les couloirs bondés d'une école où ils auraient dû étudier plutôt que se faire tuer.
Des familles entières, des tablées rassemblées autour d'un texte.
Heather qui prenait des notes, courbée sur une table d'écolier trop petite, surplombée par un homme musclé et sec qui avait une aura d'autorité toute bienveillante. Autant d'images qui ancraient son récit dans une réalité plus tangible. Autant de visages qui risquaient de s'ajouter à ceux qui me hantaient déjà la nuit.
Et puis, tout à coup, une barrière d'uniforme hérissée de fusils trop bien alignés. Les groupes qui partaient, les mains levées. Comme des criminels. Des portraits — les derniers — des hommes et femmes qui se trouvaient près de lui.
Sur la photo suivante, prise du fond de la pièce, on voyait la foule des grévistes assis à même le sol ou accroupis, quelques-uns debout, l'air grave, tous entassés dans une masse sous-exposée qui prédisait le charnier qu'ils allaient devenir. La fenêtre se découpait, rectangle blanc barré par la rangée de militaires à l'autre bout de la cour.
La photo suivante était glaçante.
C'était presque la même, sauf que de l'une à l'autre, on voyait la convulsion de peur qui avait frappé la foule qui se recroquevillait tout à coup et les vitres cassées par l'impact des balles. Au premier rang, dans la salle, un homme tombait en arrière sous un tir, les mains dansant dans une mort presque gracieuse. Et dans le coin en haut à droite de la fenêtre, une masse floue que l'on devinait être un corps qui chutait, tête la première.
Il y avait dans ce cliché une perfection esthétique, une sorte de beauté insupportable qui, je le savais, graverait l'image dans l'esprit de n'importe qui.
— Celle-ci est magnifique, lâchai-je.
C'était inapproprié, mais Heather comprenait ce que je voulais dire. Elle s'accroupit à côté de moi, encore en serviette, pour fouiller dans son sac à main.
— Oui, elle est digne de faire la une.
— Digne de finir dans un livre d'Histoire, oui.
— Tu crois que l'Histoire se souviendra d'eux ?
Il y avait une fragilité dans ces mots.
— On fera tout pour ça, répondis-je d'un ton ferme.
Heather se posa contre moi, laissant sa tête sur mon épaule comme pour rechercher un peu de réconfort. Je pouvais baiser, discuter et faire des plans avec elle, mais je ne pouvais pas l'aimer. Elle le savait aussi bien que moi et se leva au bout de quelques secondes pour se remaquiller, réflexe d'une personne qui utilisait tellement son apparence dans son travail que cela en devenait une affaire personnelle.
Je continuai à regarder les photos, affrontant ces images horribles avec le stoïcisme de celui qui n'en était pas à son premier massacre, jusqu'à ce qu'une en particulier confirme mon hypothèse.
Sur un des clichés du charnier, une longue ligne, légèrement courbée, labourait la cour de l'école.
C'est bien ce que je craignais.
— Ça… fis-je en lui montrant la photo. Tu as vu d'autres lignes du même genre dans la ville ?
Elle se retourna, et hocha la tête.
— Oui. Un peu partout.
— Alors Metso a bel et bien disparu, soupirai-je en me levant.
— Comme Liore ?
— Comme Liore.
— Ça veut dire que toutes les personnes que j'ai vues là-bas sont…
— Oui. Désolé.
Ma voix était beaucoup trop neutre. J'aurais dû être triste, ou au moins en colère, mais je n'avais même plus le courage d'éprouver quoi que ce soit. À la place, je serrai Heather dans mes bras, tâchant de consoler l'inconsolable sans avoir l'empathie nécessaire. Pendant qu'elle se laissait à pleurer sur mon épaule, je la tenais contre moi, étranger à sa présence, perdu dans mes pensées.
Je ne m'attendais pas à ce qu'ils s'en prennent à une ville aussi petite que Metso. Après l'ampleur de la bataille de Liore et les viols orchestrés par Dante, je croyais qu'elle avait besoin d'une pierre philosophale plus massive. Je ne pensais pas qu'elle verrait les choses à la baisse… même si, maintenant que j'y pensais, j'avais apporté en main propre une pierre incomplète déjà très dense. Dante l'avait sûrement incluse dans cette nouvelle transmutation.
Ce qui me choquait le plus, c'est de ne pas avoir su prédire les événements, d'avoir été à ce point pris de court. Les Généraux étaient assurés en me disant que Central aurait de quoi nourrir la région Nord tant qu'elle restait notre alliée, mais je n'avais pas réalisé le sacrifice qui avait été fait pour pouvoir honorer cette promesse. Un sacrifice vain.
Et surtout, je n'avais pas envisagé, après l'immense planification qu'avait demandé la Pierre philosophale de Liore, que Dante pourrait recommencer en moins d'un mois, en s'autorisant la barbarie d'exécuter en masse des personnes qui auraient pourtant pu alimenter la pierre…
Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Je croyais avoir plus de temps…
Quel imbécile.
Maintenant, Dante avait cette pierre qu'elle désirait tant, et je n'avais toujours aucune idée de ce qu'elle voulait en faire ensuite. Je savais qu'il y avait des gens prêts à lutter à mes côtés, ou du moins pour les mêmes idéaux que moi. Ceux avec qui j'avais des contacts, comme Heather ou Hayles, et ceux qui ne me connaissaient pas, comme l'ami de Henry, Kobor ou les Snake & Panthers… Et ceux qui m'avaient tourné le dos, à raison sans doute.
Nous aurions pu faire quelque chose… si je m'étais comporté de manière à rassembler au lieu de me faire haïr, si nous savions au juste ce qu'il fallait empêcher…
Une seule conviction me restait : celle que la Pierre Philosophale ne suffirait pas à Dante. Elle voulait davantage.
Mais que pouvait-on avoir comme pouvoir plus grand que celui d'être immortel et de pouvoir pratiquer l'Alchimie sans limites ?
Je ne connaissais pas la réponse à cette question, et cela plus que tout le reste me terrifiait.
J'étais là, épongeant sans empathie le traumatisme de Heather face à ce massacre que j'avais été incapable d'empêcher, et pour la première fois, je réalisai à quel point ma tentative était désespérée.
Je pensais avoir commencé à toucher le fond quand, aux milieux les ruines d'Ishbal, je m'étais juré d'abattre Bradley, de faire chuter avec lui cette dictature militaire qui sacrifiait des vies, encore et encore, sans but compréhensible.
Aujourd'hui, je me rendais compte que la personne que j'étais à l'époque était naïve et présomptueuse de croire qu'elle pourrait accomplir cela. Cela avait déjà été très difficile pour moi de secouer l'autorité de quelques Généraux pour enquêter sur la véritable identité de Harfang, et je m'étais cru capable de changer la face du pays ? De renverser un gouvernement ? Seul, de surcroît ?
J'avais peut-être réussi à porter un gros coup en poussant le Nord à faire Sécession, mais face à l'immortalité de Bradley, aux moyens du Grand conseil et aux méthodes de Dante, tout cela me semblait bien inoffensif. En vérité, mon prétendu coup de génie, s'il mettait les Généraux mal à l'aise, n'avait en rien gêné les plans de Dante. Au contraire, en me concentrant sur cet objectif, j'étais passé à côté de ses véritables intentions.
J'étais un adversaire ridicule.
— Je n'arrive pas à croire que c'est réel, murmura Heather. J'aimerais m'allonger et dormir mille ans, et qu'à mon réveil, ce que j'ai vu ne soit plus qu'un rêve.
— Je comprends. J'ai eu ce genre de pensées durant la guerre d'Ishbal.
— Et aujourd'hui, quelles sont tes pensées ?
— Que notre combat est sans espoir.
— Ne dis pas ça, murmura-t-elle. Si même toi, tu baisses les bras alors que tu as tant de pouvoir, qui aura encore le courage de se rebeller ?
— Désolé, fis-je d'une voix neutre. Enfin, si ça peut te rassurer, ce n'est pas parce que c'est désespéré que je vais abandonner. Quelle que soit l'issue, je ne compte pas m'arrêter de me battre.
— J'ai besoin que tu me donnes du courage.
— Je n'ai pas ça en stock… mais il me reste du whisky.
— Vendu.
La belle brune se redressa et renifla, s'écarta. Puis elle jeta un œil à son miroir et eut un rire nerveux.
— Je suis bonne à repeindre, souffla-t-elle en se frottant les yeux.
— Tu n'es pas obligé de te maquiller avec moi, fis-je remarquer.
— Tu sais bien que je ne me maquille pas pour toi.
Je hochai la tête.
— Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?
— Je ne sais pas, répondis-je honnêtement.
Heather ouvrit grand les yeux.
— Ça ne te ressemble pas de dire ça… la situation doit vraiment être désespérée.
Je ne répondis rien. Elle se détourna pour s'habiller, se drapant dans le kimono qui lui allait très bien.
— Il est trop tard pour les sauver… Ça me paraît irréel de me dire ça.
— Il n'y a plus personne à sauver à Metso, mais il y a le reste du pays, murmurai-je. Et leur combat, qui ne doit pas être oublié.
— Il faut que les civils sachent la vérité. Il faut que tout le monde sache comment l'Armée traite le peuple d'Amestris. Si tout le monde se rebelle, ils ne pourront pas tous nous tuer.
— Mais ils pourront en tuer beaucoup… Et puis, tu sais bien que tout le monde ne se rebellera pas, loin de là. La plupart préfèreront se protéger.
— Je sais… mais il faut essayer.
Je soupirai.
— Tu as raison. À défaut de réussir, tâchons d'échouer avec panache. On va essayer de manger quelque chose — je sais, je n'ai pas plus faim que toi — et de réfléchir à ce que l'on peut faire pour affaiblir davantage Bradley et ses troupes.
— Havoc a fait du bon travail, sur Liore. Il m'a même transmis des enregistrements. Encore une infamie de l'Armée dont on a une trace tangible.
— C'est bien. Il a l'air couillon, mais il est plus débrouillard qu'il n'y paraît.
— Oui, même s'il était outré de ce qu'il a découvert… C'est un gentil garçon.
L'expression parvint à m'arracher un vague sourire. Elle parlait de lui comme s'il s'agissait d'un adolescent, mais ce n'était même pas insultant.
— Allez. On va tenter de se nourrir, puis on fera un plan pour notre contre-attaque médiatique, d'accord ?
Heather semblait avoir retrouvé de son aplomb et sa combativité. Une combativité nouvelle, trempée dans le sang.
De mon côté, je tâchai de ne pas réfléchir à mon inévitable échec et décidai qu'il fallait juste que je tente de faire de mon mieux.
À défaut d'avoir percé les secrets de Dante, riposter médiatiquement, assassiner l'autorité de Central et du Grand Conseil nous donnait des chances de pouvoir nous attaquer directement à Bradley sans qu'il soit protégé par l'armée tout entière. Une autre piste était de dire à Hawkeye que c'était Silva Renard qui avait ordonné ce massacre, et de faire lui faire remonter la chaîne pour assassiner les donneurs d'ordre de cette monstruosité…
Mais Hawkeye s'est mutinée.
Je poussai un soupir.
Je pourrais transmettre l'information quand même. Ne pas donner des ordres, juste des faits, et lui laisser la liberté d'agir comme elle l'entend. Ça ne coûte rien d'essayer. Peut-être qu'avec ça, elle mettra sa rancœur de côté, et…
Elle ne me pardonnera pas, mais bon… je suppose que je l'ai mérité.
Je poussai un soupir.
Si je m'étais moins fait détester de mes collègues, j'aurais peut-être pu mener une mutinerie dans les murs du QG de Central, mais… il était trop tard pour ça. J'espérais confusément qu'une autre personne dans l'Armée s'en chargerait et laissai mon esprit s'égarer, me demandant qui pourrait mener les opérations pour moi. Lewis n'était pas au Grand Conseil, ce qui était un soulagement pour moi, mais pour avoir gardé sa place de Général au milieu de ces pourris, il avait sans doute dû fermer les yeux sur pas mal de choses. Je soupçonnais d'être trop lâche pour risquer sa tête à mener une rébellion. Kramer était peu gradé et n'avait pas une aura assez charismatique pour ça, et…
Et je dressai encore des plans en espérant utiliser autrui pour mes propres intérêts. Je n'étais pas mieux que Dante, au fond.
— Roy ?
— On va essayer d'avancer. De les renverser, de vaincre.
— Et si on ne les vainc pas ?
— On échouera ensemble.
Je n'y arriverai pas seul. Et même accompagné, je n'y arriverai sans doute pas… mais je dois encore essayer.
Elle me lança un sourire et posa sa main sur la mienne.
De l'extérieur, cela aurait pu ressembler à une déclaration d'amour, mais nous n'étions pas dupes.
C'était une déclaration de guerre.
