UNE PLACE POUR CHACUN
Attention, langage vulgaire dans ce chapitre
Seattle, Terminal City, salle du comité de direction, dimanche 26 juin 2022, 2h30
LYDECKER
Donald Lydecker observait la situation avec une satisfaction silencieuse. Non pas que le désaccord actuel lui plaisait. Il était juste satisfait de pouvoir être présent à un moment qu'on pourrait un jour qualifier d'historique dans l'Histoire de Terminal City.
Depuis qu'il avait été sorti de la prison à l'intérieur de la Forteresse du Conclave du Culte de la Procréation, le colonel se considérait comme "à la retraite" … pour de "vrai".
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Il avait toujours aimé son pays et il était fier de l'avoir défendu. Et, malgré tout, il était fier d'avoir pu participer à Manticore. À l'origine, le projet était noble : au lieu d'arracher de jeunes personnes influençables et inexpérimentés à leur petite vie civile, au lieu d'envoyer des milliers de millier de soldats débutants sur un champ de bataille, au lieu qu'un quart d'entre eux ne meure, au lieu qu'un tiers ne soit mutilé et handicapé à vie, au lieu que la totalité de ceux qui auraient eu la "chance" de revenir au pays ne rentre avec des blessures psychologiques, voire des troubles mentaux… il y aurait eu les transgéniques.
C'était ça, Manticore. Former des êtres conçus pour la guerre, sans remord, sans faiblesse, qui ne vivraient que pour se battre pour leur pays et le peuple Américain. Envoyer en mission un groupe parfaitement entraîné de soldats imbattables. Réussir l'objectif rapidement et sans bavure. Et faire rentrer la totalité du groupe, sans aucune blessure, et avec la satisfaction du devoir accompli. Dans ce monde, que ce fusse avant ou après l'Impulsion, les Super-Héros n'avaient jamais existé. Le but de Manticore avait été de créer les Héros Américains qui défendraient les États-Unis d'Amérique et le peuple Américain. Les transgéniques n'auraient jamais dû paraître être des monstres pour la population, ils auraient dû être des héros. C'était pour ça qu'il avait été recruté à la base : pour ce rêve. Ou, pour cette utopie. Mais, des gens hauts placés en avaient décidés autrement.
Les choses étaient ainsi. Il n'y avait pas lieu de se lamenter. Il fallait avancer. À présent, il faisait de son mieux pour expier un peu le mal qu'il avait pu faire en participant à Manticore en croyant, naïvement et stupidement, ce qui était d'ailleurs ses deux réels regrets, bien faire. Alors, il faisait don de son temps et de ses connaissances aux transgéniques en contrepartie.
Son aide et ses conseils à la population de transgéniques de Terminal City était, de son point de vue, du bénévolat. Au même titre que ses discours mensuels aux Alcooliques Anonymes. Il retirait de ces actes un certain apaisement pour une vie qui avait été loin d'être paisible.
Il avait été suffisamment intelligent pour prévoir un départ potentiellement précipité de son poste à Manticore et avait mis de l'argent de côté. Avec des dépenses simples, il aurait eu une fin de vie simple. Il avait aussi prévu plusieurs fausses identités. Mais son "plan" ne fut jamais mis en pratique grâce aux facultés d'analyses du X5-494, assis à moins de deux mètres devant lui
Dès sa libération des Familiers et son arrivée à Terminal City, Alec était venu s'entretenir avec Lydecker. Il était resté poli et courtois, mais il avait été aussi parfaitement clair : sa mise à mort serait pour lui un problème de moins à gérer et les conséquences de sa mort auraient une gestion moins pesante que sa vie. Autrement dit : Alec aurait eu plaisir à le tuer pour faire simple. Si n'importe quel autre transgénique avait menacé Deck ainsi, il n'en aurait pas tenu compte. Il avait vite fait de comprendre que Max avait un certain pouvoir dans la communauté naissante et qu'elle ne permettait pas la mise à mort de façon ostensible, pas même la sienne. Sauf que, c'était le X5-494 qui l'avait menacé.
Donald s'était toujours intéressé au jumeau de Ben, par curiosité d'abord, puis par réel intérêt. Il connaissait parfaitement le soldat. Sur le trajet qui l'éloignait de la Forteresse, en laissant traîner ses oreilles, il avait appris que l'opération avait été dirigée par Max, aidée de 494 et deux trans-humains, alors que le reste de la population transgénique avait d'abord refusé de se mêler au combat. Max n'était pas du genre à confier ses arrières à n'importe qui. En recoupant ses connaissances sur 494 et ces informations récentes, il sut immédiatement que, sa fille absente, c'était 494 qui dirigeait et que le X5 n'aurait aucun mal à faire accepter à la jeune femme les décisions qu'il aurait prises en son absence, même la mise à mort d'un "invité" trop encombrant.
Finalement, on avait fourni un logement sécurisé à Lydecker, avec un ameublement minimum. Il n'avait aucune traite à payer. S'il le souhaitait, il pouvait manger à chaque repas à la cantine de Terminal City, dont la qualité n'avait eu de cesse de s'améliorer. L'argent qu'il avait mis de côté lui avait servi à personnaliser son logement et son mode de vie personnel, qui n'avait jamais rien eu d'ostentatoire. Et, dans la situation actuelle, il pouvait naturellement conserver son identité et être lui de façon viable. Et cela lui convenait. Il pensait même que son nom pourrait encore servir à motiver quelques vieux informateurs ou contacts au besoin.
Côté loisir, il pouvait s'intéresser de loin aux résultats sportifs comme n'importe quel homme de son âge. Il pouvait lire, y compris de la documentation spécifique grâce à son accès à la bibliothèque de Terminal City. Il envisageait même de se remettre à la pêche, qu'il avait appris à l'adolescence. Mais, par-dessus tout, il pouvait s'adonner à l'observation de l'évolution politico-socio-culturelle de la seule et unique communauté d'être conçus artificiellement. Ça, c'était sa véritable passion.
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Au début, c'était de la curiosité liée à une forte déformation professionnelle. Mais, la manière dont Terminal City évoluait fascinait Lydecker.
À Manticore, ils avaient tenté des choses : formation, éducation, endoctrinement… Malgré toutes les analyses et les statistiques, peu de chose, pour ne pas dire presque rien, aurait pu être prédit par les scientifiques. Pour commencer, personne n'aurait prédit que les transgéniques se regrouperaient en une seule communauté soudée. Chaque série X avait été éduquée pour dénigrer la série précédente, plus ancienne et forcément obsolète par rapport à elle. Les séries X devaient mépriser les anomalies et les trans-humains, sans même faire la différence entre les deux catégories, en raison de leur côté "non-abouti". Les trans-humains devaient détester les anomalies, que n'étaient que des bêtes et haïr les séries X, qui étaient trop parfaits et qui s'estimaient supérieurs à eux. Les anomalies n'étaient guère plus que des animaux de laboratoire. Elles étaient sauvages et n'avaient aucune faculté à se sociabiliser, même entre elles. Et pourtant…
Il y avait eu un bref clivage à la création de la communauté : les X d'un côté, les "monstres" de l'autre. Il n'avait suffi que d'une menace pour qu'ils fassent tous front. C'était d'ailleurs un trans-humain qui avait été le premier "chef" : Dix. Par définition, aucune série X n'aurait dû le tolérer. Mais, tous avaient suivi les ordres. Dix avait été le premier à organiser le sauvetage des transgéniques, toute espèce confondue, les patrouilles, les rationnements et à déléguer. Il n'était pas un Alpha, ni même une créature dominante, pourtant des Alphas comme Max ou Alec avaient obéis.
Alors que la situation devenait de plus en plus compliquée, un petit noyau démocratique s'était formé. Contrairement à ce qu'avait pensé les autorités, Max n'avait pas été la cheffe de Terminal City. Il n'y avait pas eu de leader absolu : chacun avait son rôle. Max avait été la figure publique du peuple transgénique et la porte-parole, Joshua, le porteur d'espoir et celui qui apaisait les autres, Dix, le stratège, Luke, le gestionnaire, Mole, celui à la gâchette facile… C'était sans doute pour cela que, ni le Gouvernement Américain, ni la NSA, ni les Familiers n'avaient eu une chance de l'emporter. Max venait de le rappeler : Terminal City était un tout.
Néanmoins, avec la paix et la stabilité, le Tout avait évolué. Et, finalement, ce n'était plus réellement une démocratie. Cela n'avait rien d'une hiérarchie militaire, comme Lydecker l'aurait pensé avant d'y vivre. Il avait fallu du temps à l'ancien militaire pour trouver un terme pouvant qualifier Terminal City car rien de préétabli n'existait. La communauté était un système purement humain, mais il était fortement imprégné par une nature animale et presque sauvage. Pour lui, Terminal City se rapprochait plus d'une meute. Mais…
Dans une meute, il y avait un, ou ici deux, individus Alphas. Charismatique et ayant un ascendant naturel sur les autres. Individus auxquels les autres se soumettaient spontanément. Le fait que Max et Alec aient été un couple reproducteur ne faisait que renforcer leur dominance sur les autres transgéniques. Chez les loups, seul le couple dominant se reproduisait et la totalité de la meute vivait pour assurer la descendance du couple. À la longue, la meute était une grande famille. Les deux X5 n'étaient pas en couple, mais ils étaient particulièrement proches. Chacun venait avec un pan fondateur de Terminal City. Elle était la famille, celle qui rassemblait tous les transgéniques sans distinction d'espèce, et de façon erratique. Il était l'ordre et la discipline, celui qui symbolisait la perfection de Manticore. Pourtant, dans leurs caractères, ils étaient exactement l'inverse. Elle était disciplinée. Il était plus… versatile. C'était ce qui les rendaient si fusionnels. Ils représentaient ce que l'autre était.
La totalité du corps scientifique de Manticore aurait été extatique en voyant l'évolution du X5-494 et de la X5-452. Aucun n'aurait espéré un tel cheminement. D'autant qu'aucun des deux X5 n'avait été pressenti pour être un Alpha dans son enfance.
Chez les X5, les femelles Alphas étaient deux fois moins nombreuses. Et surtout, leur caractère était moins marqué, à l'inverse des mâles. Les "enfants" de Lydecker avaient été le groupe test pour étudier, entre autres choses, la hiérarchie naturelle chez les séries X.
Dès qu'il fut capable de marcher, Zack s'était montré agressif, territorial et protecteur envers les plus jeunes. Tout comme son second, Seth, le côté protecteur en moins développé. Manticore avait fait combattre les deux garçons les plus âgés pour déterminer le chef de troupe et Seth avait fait deux semaines de coma.
Il n'y avait jamais eu besoin de faire combattre les femelles. Vada, la femelle la plus âgée, avait un caractère proche de celui de Seth. Elle obéissait sans problème à Zack et savait se faire respecter de sa numéro deux : Tinga. Tinga était aussi une femelle Alpha, mais elle avait démontré une facette différente de la femelle Alpha : la protectrice. Déjà jeune, Tinga avait pris pour habitude de materner ses frères et sœurs. Elle avait été celle qui désamorçait les conflits. Elle ne s'imposait jamais par la force contrairement aux trois autres. D'ailleurs, si Zack, Seth ou Vada avaient été blessés ou avaient été inaptes, elle prenait spontanément le commandement et déclarait le repli du groupe. Et, aucun des trois autres ne contestaient.
Aucune autre femelle du groupe ne montra un trait à la dominance. Max était même une enfant discrète, que les autres avaient tendance à protéger. Pire, elle donnait rarement son avis et se contentait de suivre les autres, sans poser de question. Elle ne faisait jamais preuve d'initiative. Aucun de ses clones n'avait montré de traits de caractère Alpha non plus. Elle avait été classée parmi les dominés. Pourtant, à la voir à présent, il était évident qu'elle était une femelle Alpha. Était-ce un trait de caractère acquis à cause de sa vie à l'extérieur de Manticore ou était-ce un caractère génétique inné lié au fait que, en vérité, elle n'avait pas d'ADN inutile et n'était pas identique à ses clones ? Lydecker ne pouvait pas répondre à cette question.
Le cas de Ben, et donc d'Alec, avait un temps interrogé. Pour des exercices, il avait été décidé de supprimer tous les Alphas pour voir comment le groupe de jeunes soldats gérait des missions. Même s'ils échangeaient un peu, à chaque fois, l'idée qui l'emportait, majorité ou non, avait été celle de Ben. Il n'y avait pas de conflit, ni de besoin d'imposer une idée pour la force. Les débats ne duraient pas non plus. Mais tous finissaient par suivre Ben. Lydecker et les scientifiques s'étaient longtemps demandés si Ben, à défaut d'être un Alpha, était un dominant. Ils avaient conclu que non. Ben était intelligent et inventif. Ils avaient estimé que, en l'absence de soldats Alphas, le groupe suivait le X5 qui avait les meilleures facultés d'improvisation et d'adaptation, et donc les meilleures chances de réussir la mission.
Alec s'était révélé être un mâle Alpha sur le tard. Déjà, le fait d'être une unité conçue pour les missions en solitaire l'avait peu mis en relation avec d'autres X5. À l'exception de la mission Berrisford, il avait toujours obéi à ses commandants humains. Même durant cette mission, il n'avait pas cherché à être dominant, il avait choisi une voie différente. Après sa réhabilitation, il avait obéi à sa co-équipière, la X5-622, jusqu'à sa mort. Lors de missions spéciales du Projet Secret "Main", même si tous les transgéniques mobilisés avaient eu le même niveau d'accréditation, Alec s'en était souvent remis au X5-527 qui, bien qu'ayant un an de plus, était pourtant seulement un Béta. S'il s'était montré inventif pour résoudre certaines problématiques imprévisibles, il avait strictement respecté les ordres de missions donnés par le commandement de Manticore.
C'était par hasard que les dirigeants de Manticore et les scientifiques s'étaient aperçus qu'il était un mâle Alpha, sur des missions de routine en groupe où tous s'étaient soumis à lui. Les autres mâles Alphas s'étaient systématiquement incliné sans combattre et avaient toujours eu conscience, d'instinct, qu'ils ne pourraient l'emporter en cas de conflit frontal. Cela avait été décevant pour l'observation des comportements hiérarchiques de bases, car il n'y avait pas eu de combat réel, mais cela avait été satisfaisant sur les capacités d'auto-analyses des mâles concernés. Les séquences d'entrainements et les résultats de mission d'Alec faisait de lui un soldat que les autres X5 n'avaient pas besoin de défier en combat réel pour avoir connaissance de ses aptitudes. Par ailleurs, si elles pouvaient choisir, les femelles X5 en chaleur se disputaient ses faveurs parmi celles de nombreux mâles. Ce qui était aussi un gage tacite de ses qualités de mâle reproducteur.
À l'exception connue des chaleurs de la X5-622, qui avaient abouti au décès prématuré de cette dernière par incompétence, 494 avait intéressé pour sa capacité à résister aux chaleurs des femelles X5. Non pas qu'il ait été physiologiquement pourvu d'une résistance : son corps secrétait même une quantité de phéromones supérieure à la moyenne face à un stimuli hormonal de femelle X5 en chaleur. Cependant, il avait spontanément mis en place une stratégie intellectuelle pour y résister et Manticore avait observé cela sans intervenir, par curiosité comportementale. Cela montrait qu'il était résilient et qu'il était capable de se dominer et d'apprivoiser la partie animale en lui. Encore un gage de ses facultés de dirigeant : le contrôle qu'il avait sur lui-même.
Alec s'était exposé à petite dose aux femelles en chaleur pour s'accoutumer, s'isolant de lui-même pour se tempérer et se faisant aider au besoin. Ici aussi, son choix d'aide montrait à quel point il était un mâle responsable. En dehors des trois mâles X5 physiologiquement insensibles aux phéromones femelles, tous les autres mâles avaient cherché à approcher une ou plusieurs femelles pour satisfaire leurs besoins après avoir été exposé à des phéromones de femelles en chaleur bien que cela soit interdit, en particulier avant le programme de reproduction. Ils s'étaient d'ailleurs tous faits suspendre et avaient été envoyés en reconditionnement. Alec s'était rapproché d'un des trois X5 mâles résistants aux phéromones pour l'aider : un X5 qui avait été plusieurs fois son second en mission, mais qui semblait avoir un certain ascendant sur lui, le fameux X5-527. Encore une preuve d'intelligence humaine et de comportement étudié face à son instinct animal.
494 et 527 faisaient un excellent duo en mission, que ce soit juste à deux, ou en étant à la tête d'un groupe plus vaste. Au point qu'ils étaient devenus officiellement le partenaire attitré de l'autre pour Manticore. 527 était présent à Manticore lorsque Lydecker avait été limogé, mais il n'était pas à Terminal City. Peut-être avait-il été envoyé en mission avant la destruction de la base ou peut-être était-il mort ? Donald avait prononcé une seule fois ce matricule, par curiosité, devant Alec et il avait eu droit à un regard qui voulait dire "un mot de plus et vous serez mort avant d'avoir compris que j'ai bougé", alors il n'avait pas insisté.
Au final, sans le vouloir de lui-même et sans que cela soit voulu par les scientifiques, 494 était devenu le mâle Alpha de référence des X5. Et, sans intervention extérieure, Alec était devenu le transgénique Alpha de Terminal City, au côté de Max.
Avant le retour de Max à Manticore, ne pas avoir d'équivalent femelle au moment du développement du programme de reproduction pour 494 avait presque désemparé les scientifiques. Presque car, ce que tous ignoraient à Terminal City, en particulier Alec lui-même, était qu'une autre candidate avait été trouvée aussi bien sur le plan génétique que sur le plan comportemental. Tous les tests de rencontre hors programme de reproduction s'étaient soldés par des résultats particulièrement bons. Certes la femelle en question n'était qu'une Béta, mais elle s'accordait très bien avec lui. Et, elle faisait partie de l'étrange petite communauté. Alec était très attentif à elle et elle lui était dévouée. Elle avait l'effet de désarçonner Max dans de nombreux domaines sans entrer en conflit direct avec elle. Plus impressionnant, bien qu'elle mette Max mal à l'aise, elle l'avait involontairement charmée puisque Max disait volontiers qu'elle était la plus belle femme de tout Terminal City. Malgré cette étrange situation, dont personne ne comprenait le sens à part Lydecker, cette Béta secondait aussi très bien Max. Le militaire avait vu les deux jeunes femmes travailler ensemble dans la plus grande harmonie à plusieurs reprises. Mais, c'était sans doute normal. Max était une femelle Alpha et l'autre était une femelle Béta, faite pour suppléer un Alpha. Elle, c'était la X5-294, communément appelée Kade.
Autre Béta incontesté et surtout le plus important de Terminal City car il en était LE Béta officiel, c'était Dix. Les individus Bétas avaient de nombreux points communs entre eux. C'étaient des forces tranquilles. Particulièrement intelligents, ils étaient d'un naturel calme et posé. D'ailleurs, plus une situation était tendue, plus leur sérénité était impressionnante. En cas de joute verbale, ils avaient tendance à parler de moins en moins fort, pour obliger la partie adverse à faire silence pour les entendre. Il s'agissait là d'un comportement très difficilement supportable pour des Alphas ou des Gammas, aux caractères plus enflammés. Les Bétas n'étaient des chefs et ils n'étaient pas les plus forts physiquement. Autre particularité était qu'ils étaient avant tout fidèles à la meute. Un Béta était en mesure de trahir un Alpha, voire de le conduire à sa mort, si cela pouvait épargner la meute. Dix avait organisé Terminal City sur les plans organisationnelle et stratégique. Mais avant Max et Alec, il y régnait un certain chaos. Un Béta pouvait conduire une meute pendant un temps, mais un Alpha demeurait essentiel. Si l'Alpha ou le couple Alpha avait à cœur le bien-être de la meute, alors la loyauté du Béta lui était acquise. Et cette loyauté n'avait pas de limite tant que le bien-être de la meute n'était pas remis en cause.
S'il pouvait y avoir un couple d'Alpha dans une meute, le rôle de Béta était toujours un rôle unique. La prise de pouvoir d'un Béta sur un autre se faisait toujours dans le calme, en accord avec leurs caractères. Le Béta dominant avait tendance à s'entourer d'autres Bétas à qui il pouvait déléguer des tâches. Le successeur potentiel serait de plus en plus présent auprès du Béta et prendrait de plus en plus poids décisionnaire. Petit à petit, le successeur deviendrait le Béta dominant de façon naturelle, et l'ancien Béta s'écarterait spontanément. Actuellement, le poste de Dix était stable et aucun des Bétas délégués ne manifestait de volonté d'avoir plus de responsabilité.
Une personne non initiée aurait tendance à croire que Luke, l'époux de Dix, était un Béta, mais c'était faux. Luke n'était même pas un Gamma. Il était juste une unité qui connaissait le domaine pour lequel elle avait été créée, mais pas un expert. Il n'était rien : ni plus fort, ni dominant, ni expert dans son domaine. Il ne devait son poste de membre permanent au conseil qu'à son travail acharné et à sa gentillesse. Cela n'aurait pas été possible dans une armée et cela n'aurait jamais dû exister dans une meute. Luke était le premier élément qui venait déstabiliser le concept de la meute de Terminal City. Le trans-humain avait juste été présent aux prémices de Terminal City, avant même qu'on puisse parler de communauté, mais il n'était pas parmi les plus anciens. Au commencement, il n'était même pas en couple avec Dix, donc on ne pouvait pas parler de poste lié aux relations.
Dans un genre similaire, il y avait Joshua. Le premier de tous avait une place particulière à Terminal City tout en n'ayant aucune place. Historiquement parlant, il était la première des créations de Sandeman, pour cela, il aurait pu être au conseil, mais il avait refusé. Il aimait être la mascotte de la ville, plongée dans son petit monde onirique et enfantin. Même s'il n'était pas membre du conseil de direction, mais tous écoutaient l'avis de ce géant au cœur tendre. Militairement, il n'était rien, alors qu'il était l'un des plus forts physiquement. Armée ou meute, Joshua n'était et ne représentait rien, pourtant il était tout…
« Mais bon, il ne décide rien et n'apporte rien de concret à la ville… On peut l'exclure de l'analyse » se dit Lydecker.
Après, il y avait les Gammas. Certains les appelaient les Alphas ratés. Ils avaient un caractère particulièrement fort, agressif et impulsif. Prompts à la bagarre, ils toléraient mal l'autorité. À Manticore, il fallait une poigne de fer pour les contrôler. Même les Alphas étaient plus simples à faire obéir car ils savaient faire preuve de recul. Les Alphas devaient souvent rappeler aux Gammas qui étaient le chef en les remettant à leur place, par la violence si besoin. Ce n'était pas arrivé à Terminal City, mais il suffisait d'entendre les engueulades entre Mole et Alec ou Max pour comprendre le genre de relations qu'entretenait un Gamma avec un Alpha : toujours dans le conflit. Son caractère forçait l'Alpha à se dépasser en testant en permanence les limites et le forçait à être toujours sur le qui-vive. Un Alpha sans Gamma était un Alpha qui allait se faire renverser par un concurrent car il n'avait personne pour le motiver à rester au sommet de ses capacités. Paradoxalement, un Gamma était protecteur envers son Alpha. Il ne supportait pas qu'un autre s'en prenne à son Alpha, considérant qu'il avait le monopole de l'insolence et du comportement injurieux.
La position de Gamma n'était pas toujours évidente car, si son lien avec l'Alpha était fort, il faisait face à la frustration de devoir faire avec un intermédiaire : le Béta. Le Béta était le point faible du Gamma. Il ne savait pas comment communiquer avec lui. Le Béta et le Gamma avaient des caractères totalement opposés, mais étaient obligés de travailler ensemble alors que chacun avait du mal à tolérer l'autre. Le bien-être de la meute importait au Gamma mais il avait une vision à plus court terme et plus étroite. Là où le Béta réfléchissait, le Gamma agissait. Malgré tout, le Gamma était d'une loyauté sans faille envers son Alpha. Si l'Alpha chutait, le Gamma le suivait dans sa chute. Exception faite pour les couples Alphas : si l'un mourait, le Gamma resterait fidèle au survivant et aurait un poids certain dans le choix d'un Alpha de remplacement.
Mole était officiellement le Gamma de Terminal City, mais il avait plusieurs "sous" Gammas à ses ordres. Dans une meute, comme pour le Béta, il n'y avait qu'un Gamma. À Terminal City, c'était un peu différent. Il y avait de nombreux Gammas, chacun étant le "chef" de son domaine, quel qu'en fusse l'importance : Magenta à l'infirmerie, Gem aux relations publiques, Mole à l'armement, Sweetpeas aux cuisines… Néanmoins, Mole avait un rôle officieux : il était le chef des Gammas. Les "autres" Gammas passaient d'abord par lui avant de s'adresser à Dix, Alec ou Max. Cela c'était fait naturellement. Lydecker s'était demandé pourquoi Mole car il n'était ni le plus diplomate, ni le plus patient, ni plus fort, ni le plus vieux et aucun X5 Gamma n'aurait dû le supporter. Comme Luke, Mole défiait la théorie de la meute.
Chez les loups, il y avait un unique Oméga, un souffre-douleur pour le reste de la meute. Ici, ce n'était pas le cas. Et, il n'était sans aucun doute pas envisageable qu'Oméga puisse voir le jour à Terminal City.
Après ceux-là, les autres membres de la meute n'avaient que peu d'influence et étaient négligeables selon l'analyse du militaire.
La meute… Sans parler des "anomalies" de hiérarchie, comme Luke, Lydecker en aurait mis sa main à couper que c'était le modèle socio-comportemental à appliquer à Terminal City. Mais, l'intervention de Mole venait de faire voler sa théorie en éclats. Et, il en était ravi.
Il y avait de l'affectif dans la Direction de Terminal City. Après réflexion, Deck s'était dit que c'était ça qui faussait toutes les théories. Les amitiés et les liens fraternels s'étaient développés de façon incohérentes et imprévisibles. Si Max et ses frères et sœurs avaient été élevés en meute, ce n'était pas le cas d'autres. Joshua était devenu le frère de Max et le meilleur ami d'Alec. Alec, jumeau de Ben, était aux yeux de Max un ami, ou autre chose, mais en aucun cas un frère. Alec était globalement ami avec tous, mais certains étaient plus proches que d'autres, comme Mole. Mole avait pour meilleur ami et confident Dix, alors qu'ils étaient à l'opposé l'un de l'autre. Dix et Luke s'aimaient alors que ce dernier n'était personne… Lydecker pouvait citer des dizaines d'autres exemples de liens insensés du couple X5 / trans-humain, à l'homme-chien qui avait adopté le fils fou de son créateur comme officiellement "frère" mais, d'un certain point de vue "plus réelle", comme animal de compagnie…
D'où cela pouvait-il venir ? Aucun transgénique n'avait été formé en ce sens. Au contraire. On leur avait inculqué à se défaire de leur affect en mission et à se défaire de leurs sentiments pour les prises de décisions. Mais Mole venait de montrer que plus de trente ans d'endoctrinement ne servait à rien.
Là, il n'y avait ni armée, ni meute…
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Max s'était assise et Mole avait aspiré plusieurs bouffées de son cigare avant de se tourner vers les deux X5, en les fusillant du regard. Lydecker jurerait avoir vu les deux Alphas se tasser sur leurs chaises.
L'homme-lézard avait été très discret pendant les débats. Il n'avait pas été pour la proposition d'Alec, mais il n'avait pas fait part ouvertement de son opposition non plus. Jusqu'à présent, Lydecker l'avait classé dans les indécis.
_ On peut savoir ce qui vous passe par la tête, espèces de petits merdeux ? demanda Mole sur un ton agressif.
Max ouvrit la bouche, mais l'homme-lézard poursuivit.
_ Deux petits cons ! Voilà ce que vous êtes ! Non mais, qu'est-ce qui nous a pris de vous élire, hein ? Franchement, vous n'êtes que deux irresponsables. C'est quoi cette idée de vouloir vous barrer de Terminal City ? Hein ? Putain de merde !
_ C'était… commença Alec.
_ Ne viens pas me briser les couilles avec ton nouveau Terminal City ! coupa Mole.
Alec se tut.
_ C'est juste une excuse parce que tu veux partir en vadrouille, continua l'homme-lézard.
_ Mais, c'est important qu'on ait… commença Max.
_ Et toi ! coupa Mole. T'es pas censée être la plus raisonnable de vous deux ? Sérieusement ? T'as un pète au casque ?
Max se tut à son tour.
_ Vous m'emmerdez à la fin ! Votre place est ici. Point final !
Lydecker observa la totalité des transgéniques qui, à l'exception de Max et Alec, approuvait silencieusement le discours colérique de Mole. Il disait à voix haute ce qu'aucun n'avait le courage de dire, et certainement pas devant leurs Alphas. Même Dix s'était rallié derrière le Gamma.
« Théorie de la meute : boum ! » songea Lydecker.
Mole continua de marmonner de flot continue de noms d'oiseaux en direction des deux X5 en faisant rouler son cigare entre ses doigts. Il était absolument furieux contre eux. Personne ne pouvait en douter. Mais pourquoi ? L'idée d'un lieu secondaire n'était pas mauvaise en soi. Lydecker repensa à l'affection interne à Terminal City qui avait tendance à fausser tous les pronostics.
Dans son domaine d'intervention de campagne désertique, Mole était une unité de commandement. Celui qui était au sommet avait tendance à rester seul. Les autres unités de combat en milieu aride pouvaient se lier entre elles par des liens de camaraderies et de confiance. Pas Mole. Même en mission à Manticore, son rôle lui avait imposé de rester seul pour garder l'esprit clair et pour pouvoir prendre des décisions adéquates en mission. Peut-être fallait-il arrêter de voir Mole comme un soldat et se pencher sur l'humain, au-delà de son apparence ? Un humain n'ayant jamais appris à se sociabiliser, mais désirant ardemment avoir des liens sociaux. Même en arrivant à Terminal City, avec son caractère tempétueux, il s'était fait peu d'amis. Le militaire n'en connaissait que cinq : Joshua, Luke, Dix, Alec et Max. Avec le départ des deux X5, l'homme-lézard pouvait potentiel perdre deux cinquièmes de ses amis. Le problème était peut-être là.
Mais, les autres ? Magenta avait un caractère proche de celui de Mole, mais elle détestait ouvertement Max. Gem et Luke étaient aimés de tous et avaient un cercle d'amis vaste. Dix avait un nombre d'amis plus restreints car il aimait pouvoir échanger avec des gens d'un niveau intellectuel comparable au sien. Les autres membres du conseil avaient tous une vie et des amis en dehors du couple de X5. À moins que l'attachement aux deux Alphas ait pu être exacerbé par un biais inconnu de l'ancien militaire.
Mole sembla être à court d'injures. Il soupira longuement. Lydecker observa les deux X5, docilement assis sur leurs chaises, la tête baissée.
Max et Alec échangèrent un regard silencieux et se redressèrent simultanément.
_ En fait, on… commença Alec.
_ J'ai jamais dit que je vous autorisais à ouvrir vos gueules, interrompit Mole. L'un ou l'autre, ajouta-t-il alors que Max allait intervenir.
« On dirait deux mômes qui se font engueuler »
_ On s'en fout de nous ou des autres qui peuvent diriger, continua l'homme-lézard en montrant la porte, pour désigner les prochains dirigeants. Vous, votre place est ici. Vous n'avez pas le droit de nous abandonner. Pas après… pas après tout ce qu'on a vécu. Vous êtes nos guides. Votre place est à la maison.
« La maison ! » s'exclama Lydecker.
Il venait de comprendre. Terminal City, c'était une histoire de famille.
« Les petits sont en train de se faire passer un savon par leur frère aîné » pensa-t-il. « C'est ça l'explication. »
Après un nouveau silence de plusieurs minutes, l'ambiance s'était un peu apaisée. C'était comme si, en déversant sa propre colère, Mole avait calmé et avait soulagé l'ensemble des transgéniques de la pièce. L'homme-lézard soupira longuement et regarda les X5 avec un peu plus de sympathie.
_ Si vous avez besoin de partir en vacances juste tous les deux parce que… vous en avez besoin, faites-le, dit-il. Mais après, vous revenez à la maison. Vous l'avez déjà fait. Et, on vous laissera tranquille le temps que vous aurez besoin. C'est pas un problème. Mais après, vous rentrez.
Des murmures d'approbation s'élevèrent dans la salle. Il n'était plus question de trouver un nouveau lieu pour une communauté. La seule chose qui comptait était de s'assurer que Max et Alec ne quittent pas Terminal City et surtout qu'ils reviennent au bercail en cas d'escapade.
Néanmoins, Lydecker était intimement persuadé du bienfondé d'un autre lieu sécurisé. Aussi, après un temps de réflexion, surtout pour bien choisir ses mots, il décida de prendre la parole. Il commença par se râcler la gorge pour attirer l'attention sur lui.
Tous les regards se tournèrent vers lui, surpris. Presque comme toujours, avec son silence, les transgéniques avaient tendance à l'oublier. Cependant, et aussi comme toujours, Mole lui lança un regard noir.
_ Pourrais-je faire part d'une suggestion ? Une suggestion qui va dans votre sens, Mole, ajouta Donald, puisqu'il était visiblement celui qui dominait les débats.
_ Mouais, grommela l'homme-lézard.
_ Il me semble qu'il est fondamental que vous ayez, au besoin, un lieu de repli.
Comme il s'y attendait, sa phrase fut très mal accueillie par tous les transgéniques présents et ils furent nombreux à exprimer leurs désaccords à voix haute. Max et Alec, toujours comme des enfants punis "au coin", ne disaient rien et regardaient l'ancien militaire avec stupeur.
Lydecker avait volontairement commencé par cette phrase pour s'en débarrasser et pour pouvoir poursuivre sans interruption par la suite. Les mécontentements durèrent un moment et ce fut Mole qui eut la phrase de fin de la séquence de lynchage verbale.
_ Vous avez vraiment de la merde dans les oreilles. Vous n'avez rien écouté.
_ J'ai écouté.
_ Donc, vous avouez vouloir saboter Terminal City ? demande Mole.
_ Bien au contraire. Je vous assure que vous saurez apprécier ma suggestion.
_ Ça reste à voir.
_ Libre à vous de me sanctionner par la suite. Je vous demande juste quelques instants d'écoute, Mole.
Le Gamma attrapa son fusil, vérifia qu'il était bien chargé, ôta le cran de sûreté et pointa l'arme sur le colonel.
_ Je vous écoute, dit-il.
C'était extrême, comme sanction, mais en cohérence avec le caractère du trans-humain. Et comme il était celui qui menait les discussions, personne, pas même Max, Alec ou Dix, ne s'opposerait à ce qu'il appuie sur la gâchette. Mais Deck se savait dans le vrai et ne craignait pas de mourir à cet instant, ni même de façon générale.
_ Je vais me permettre d'aborder les choses d'un point de vue strictement militaire. Je crois que cela conviendra à tout le monde.
_ On verra, dit Mole.
_ Même si je sais que c'est loin de la vérité, considérons être à l'armée. Je vais rester absolument basique. Max et Alec sont les généraux, les transgéniques sont les soldats et Terminal City est le camp.
_ C'est sûr que c'est loin de la réalité, en plus d'être du niveau école maternelle, commenta Mole.
_ Pour l'instant, tout est sous contrôle, poursuivit Lydecker. Mais la situation peut déraper et vous contraindre à lever le camp et à vous établir ailleurs. Il faut donc aller repérer des emplacements sûrs pour établir le nouveau camp, n'est-ce pas ?
_ Enfantin.
_ Alors, jouons aux petits soldats… répliqua le colonel. Quelle unité prenez-vous pour aller repérer des emplacements ?
_ Des éclaireurs ! s'exclama Dix, en recommençant à écrire des notes.
_ Exactement, dit Deck, ravi que la solution ait été trouvée rapidement.
Mole baissa son arme et remit le cran de sûreté.
_ Un général, ni aucun gradé, pas plus qu'un sous-officier n'irait en repérage. Les éclaireurs sont formés pour ce genre de mission, continua-t-il.
_ Je suis certain qu'on a eu un cours de recueil de renseignements et repérage tactique en territoire hostile pour les nuls, dit Alec avec sarcasme.
_ Bien sûr. Vous l'avez tous eu. L'information, c'est le pouvoir. Ça veut dire que tu n'es pas le seul à pouvoir jouer les éclaireurs et surtout, ce n'est plus ton rôle. Comme l'a dit Mole, à présent ta place, et à Max, est à la direction de Terminal City.
_ On n'est pas du genre à envoyer des hommes au charbon et à les laisser crever sur un champ de bataille en buvant du café face à une carte tactique, ajouta Max.
_ C'est mignon, l'idéalisme, Max, pas pragmatique, dit-il. Tu penses qu'un général est un couard qui se cache et qui fait du lard pendant que ses hommes lui servent de chair à canon ? C'est sans doute vrai pour ces officiers, avec leurs beaux diplômes d'écoles d'officiers, promus par les politiciens, qui n'ont jamais mis les pieds dans la boue. C'est particulièrement vrai chez tous ces pays du vieux continent qui prônent la démilitarisation. Mais, dis-toi, qu'un vrai général est aussi allé au front avant d'être penché sur une carte, qu'il en est revenu, souvent dans un sale état. Il sait ce qu'il y a sur le terrain. Il connaît l'enfer des combats. Et il est parfaitement conscient que chaque soldat blessé ou tué l'a été à cause de lui, pas à cause de l'ennemi. Tu as la chance d'être un vrai général. Tu sais. Par ailleurs, il n'est pas question d'envoyer qui que ce soit se faire tuer.
_ Mais… commença Max.
_ Tu disais que l'avenir de Terminal City était derrière ces portes. C'est vrai. Ceux qui ne sont pas là, ceux qui vous ont élu, vous font confiance. À vous de montrer que vous avez confiance en eux et confiez leur le futur de leur peuple. Il n'y aura pas plus grand honneur.
_ Ça me fait mal, mais je crois que cette enflure a raison, marmonna Mole.
_ Il faut être discret, dit Max. Aussi bien en formation qu'au niveau… du physique… pour ne pas effrayer les Ordinaires. À Seattle, ils sont habitués à nous, et encore, mais ailleurs…
_ C'est dangereux, compléta Alec.
_ Lancez un appel à candidature. Selon les volontaires, faites des tests pour les départager, suggéra-t-il.
_ Ça va prendre du temps, dit Alec.
_ Et alors ? demanda-t-il. Concertez-vous d'abord entre vous sur le profil et les compétences qui vous semblent nécessaires. Malgré tout, vous pourriez être surpris par un candidat atypique. Puis, débattez.
_ Il faut connaître Terminal City sur le bout des doigts, dit Max.
_ Et, je recommence : et alors ? Faites une liste des caractéristiques de Terminal City. Même si je suis persuadé qu'il ne faut pas chercher une autre "Terminal City", dit-il.
_ Pourquoi ? Cet endroit est génial, dit la X5.
_ Je ne suis pas d'accord avec toi, Max, dit l'ancien militaire. Terminal City est bien, mais c'est loin d'être idéal. C'est très exposé et entouré de civils. Certes vous pouvez prendre un peu de hauteur en allant sur les toits, pour observer les alentours, mais les bâtiments sont vieux et de nombreuses réparations ont été faites et d'autres seront à prévoir. Et, à présent, les toits sont cultivés. L'endroit est très dépendant des ressources en matériaux constructibles extérieurs. Vous n'avez aucun accès direct à de l'eau libre pour les unités marines ou amphibies. Elles doivent longuement cheminer à travers les égouts. Égouts qui sont votre seul point d'évacuation et qui sont une énorme faiblesse. Pendant le siège, les autorités vous avez bloqué en partie grâce à ça. Ils sont faciles à piéger.
_ La réciproque est vraie : on peut, nous aussi, les piéger pour se défendre, dit Alec.
_ Et les condamner au passage. En plus, de base, il s'agit d'égouts. Ils laisseront une odeur sur les fuyards et une unité canine de la police n'aura aucun mal à les suivre, expliqua-t-il.
_ Vous oubliez le tunnel entre Terminal City et l'immeuble de Logan, dit Max.
_ Dans lequel on ne peut faire circuler que deux personnes de front et dont la sortie est étroite, fit-il avec sarcasme. Tu imagines vraiment évacuer l'ensemble des transgéniques, en urgence, par-là ? L'immeuble n'est pas protégé et n'a qu'un accès. Si un flot de transgéniques se mettait à fuir par cet endroit, ce serait un stand de tir de fête foraine, même pour des mauvais tireurs. Au besoin, il suffirait d'une grenade bien lancée pour condamner la porte. Ce tunnel est bien pour faire sortir discrètement un petit groupe d'intervention sans attirer l'attention, pas pour une évacuation de masse.
_ Quitte à chercher autre chose, on pourrait chercher ce qu'on n'a pas peut-être ? demanda discrètement Luke.
_ Tu penses à quoi ? demanda Dix.
_ De la terre et des arbres, répondit son mari.
_ C'est sûr qu'un peu de terre, surtout si elle est sableuse, ce serait chouette, dit Mole.
_ C'est futile, dit Magenta.
_ Pour toi, dit Gem. Ton environnement, c'est les labos et les zones stériles. Tu n'imagines pas comme j'entends souvent parler de ce manque de contact avec la nature.
_ Ce n'est pas surprenant, dit Lydecker. Nos complexes ont toujours été situés en forêt. À la base, c'était surtout pour des questions de discrétion et pour avoir une grande superficie d'entraînement. Mais c'est un environnement qui vous a toujours été familier à tous, a minima visuellement.
_ Mais, ce n'est pas vital, contesta Magenta.
_ Vital, peut-être pas. Mais, important, sans doute. Si cela influent sur le bien-être et donc sur la santé mentale, c'est à prendre à compte, dit Lydecker. Consultez la population et demandez ce qu'ils aimeraient et à quel point c'est important. Puis, discutez-en entre-vous et établissez le profil du lieu idéal.
_ Ça n'existera pas, dit Alec.
_ Qui sait ? dit le colonel. J'ai travaillé des années à Manticore et je peux vous assurer que, en vrai, on n'a jamais rien su sur vous tous…
_ Parce que vous êtes tous des psychopathes, dit Mole.
_ Merci, répondit Lydecker en souriant, faisant grommeler l'homme-lézard. Ce que je veux dire c'est que tout est possible avec vous. Vous n'avez aucune idée de ce qu'un tel sondage aura pour résultat. Moi non plus. Alors, ne dites pas que ce lieu n'existe pas avant de savoir ce qu'il doit être.
_ En termes de probabilité, Alec a raison, dit Dix.
_ Peu probable ne veut pas dire impossible.
_ Mathématiquement vrai, répondit la créature au monocle.
_ Alors, faites un classement et priorisez ce qui est important et ce qui l'est moins.
_ Ça va être un travail de titan, dit Max. Il va y avoir beaucoup de données à collecter, à compiler et à analyser.
_ Le résultat n'en sera que meilleur, dit-il à sa fille. Prenez le temps d'aller dans les détails.
_ En parlant de temps, dit Alec, ça en prendra. L'air de rien, on ne passe pas nos journées à rêvasser. On n'a pas que ça à faire. Comme l'a dit Max ce matin, il y a des tonnes de trucs en cours.
_ Ce n'est pas une course de vitesse, Alec. Votre situation est stable. Profitez-en, suggéra-t-il.
_ Et rien n'empêche d'envoyer quelques éclaireurs sur le territoire américain pour savoir quelles zones seraient disponibles et à quoi s'attendre, ajouta Dix.
_ Ce serait bien de jauger discrètement l'avis des populations ordinaires au sujet des transgéniques, dit Mole. Là, en dehors de Seattle, les gens semblent nous tolérer. Mais, on n'est pas devant eux. C'est facile de dire qu'une chose ne nous dérange pas quand on n'y est pas confronté directement…
_ Excellente remarque, fit remarquer Lydecker. La réaction du possible "voisinage" va beaucoup influencer ce projet.
_ Oui, il faudrait commencer dès maintenant par ce point, dit Dix, en entourant vivement quelque chose parmi ses notes.
Le débat laissa place à des discussions conviviales. Le départ d'Alec et celui de Max étaient définitivement enterrés. Le projet de "nouveau Terminal City" ne portait plus ce nom et s'était enrichi. Lorsque Dix clôtura finalement cette réunion extraordinaire, l'aube pointait le bout de son nez. Tout le monde était à la fois épuisé d'avoir fait une nuit blanche et excité par une nuit à débattre.
De son côté Lydecker était encore plus satisfait qu'il ne l'était quelques heures auparavant. Terminal City était vraiment une merveille et les êtres qui la formait étaient stupéfiants. Malgré tout, Deck s'avoua à lui-même que ce n'était plus de son âge de veiller ainsi et qu'il fallait songer à ne pas recommencer trop souvent. Alors qu'il allait partir de son côté pour s'accorder quelques heures de sommeil bien méritées, Mole se posta devant lui, le cigare au coin des lèvres, éteint, et lui bloqua le passage. Sans un mot, l'homme-lézard lui mit un cigare neuf dans la poche de sa veste et s'éloigna en silence.
« Le calumet de la paix ? » se demanda l'ancien militaire.
Il prit le cigare enveloppé de plastique et l'observa.
« Non. Ce n'est pas ça… »
Lydecker continua à marcher en réfléchissant et arriva finalement à son appartement. Par terre, devant sa porte d'entrée, il trouva une boîte d'archive. Il entra, posa le cigare sur la table basse face à son canapé et s'assit pour ouvrir la boîte sur ses genoux.
Il y trouva plusieurs choses :
- Des résultats d'analyse sanguine et un mot de Magenta : "Limitez vos apports en glucides et surveillez votre diabète si vous ne voulez pas que je vous mette sous insuline"
« Menaçant » pensa-t-il.
- Une chemise blanche neuve, de très bonne qualité, et un mot d'Alec : "Deck, tu me dois quarante dollars"
« Pragmatique »
- Un magazine de motos et un mot de Max : "Dépêches-toi de faire tes mots croisés débiles. Tu as des goûts pourris. Mon magazine s'appelle Revient"
« Honnête »
- Une pile plate et ronde, de taille moyenne, et un mot de Luke : "Lydecker, votre balance devrait fonctionner avec ça. L"
« Efficace »
- Un livre et un mot de Logan : "Lydecker. Pour faire suite à notre discussion, je vous recommande Invisible Man*. Bonne lecture. Logan"
« Intellectuel »
- Un sachet de café moulu et un mot de Gem : "Bonjour. Voici votre commande de café. On a trouvé de la cannelle alors je vous ai fait le mélange que vous aimez. Bonne dégustation. Gem"
« Attentionné »
Lydecker étala tous les objets sur la table, avec les messages, aux côtés du cigare. Il observa longuement ses nouvelles possessions.
« Il semblerait que je fasse partie cette étrange meute familiale. Je me demande où est ma place. »
Seattle, Terminal City, appartement de Max et Alec, dimanche 26 juin 2022, 6h30
ALEC
Après plusieurs heures de réunion, auxquelles il avait plus assisté que participé, Alec se sentait vidé de ses forces. Il avait mis tellement d'énergie dans ce projet… Même si le projet en lui-même était une excuse comme l'avait dit Mole, mais sans en connaître la raison réelle, le X5 était un peu dégoûté d'avoir perdu son temps pour n'avoir obtenu aucun résultat. Ça ne lui arrivait pas souvent de perdre un débat. Pour ne pas dire jamais. Peut-être qu'il était trop fatigué. Pas fatigué à cause de la réunion à rallonge, mais fatigué de devoir se préserver. Il avait fini par admettre, et ça n'avait pas été simple, qu'il ne pouvait plus continuer ainsi et il avait choisi de partir de Seattle, alors qu'il adorait la vie qu'il s'y était faite. Mais sa survie passait avant son plaisir. Il l'avait presque oublié tellement la vie à Seattle était sympa.
Là, tout ce qu'il voulait c'était quatre heures de sommeil, une petite douche et un truc à manger, pas nécessairement dans cet ordre. Il bâilla ostensiblement et regarda autour de lui. Machinalement, ses pas l'avaient conduit au trio lit-douche-frigo le plus proche et c'était une mauvaise nouvelle puisqu'il était dans son ancien appartement. La nouvelle était d'autant plus mauvaise qu'il savait que Max l'avait suivi et était dans son dos. Il soupira, puis se tourna vers la jeune femme, qui affichait un sourire ravi… et ravissant… encore plus ravissant qu'il ne l'était la veille.
_ Est-ce que ça te dérange si je prends une douche et que je pionce un peu ici ? demanda-t-il.
_ Bien sûr que non. Tu es chez toi, répondit Max.
Il ne releva pas la dernière phrase de la jeune femme car il était trop fatigué pour se lancer dans un autre débat. Il se tourna et se demanda où aller. Vu de là où il était, l'appartement n'avait pas changé. Mais il avait dit à Max qu'elle pouvait prendre sa chambre si elle le voulait car c'était la plus grande des deux. Les portes des deux chambres étaient fermées, impossible de savoir si son ancienne chambre était encore sa chambre ou non.
_ Euh… commença-t-il en se tournant de nouveau. Mes affaires, tu les as mises où ?
_ Je n'y ai pas touché, répondit la jeune femme. J'ai laissé ta chambre telle quelle en me disant que tu reviendrais peut-être vivre ici.
Alec soupira de plus bel. S'il y avait une chose qu'il n'avait pas prévu de faire, c'était de revenir vivre dans cet appartement. Enfin, pas tant que Max y vivait elle aussi. Encore un truc cool qu'il devait laisser derrière lui pour se préserver d'elle…
Max se proposa de leur préparer une collation pendant que le jeune homme allait à la douche et se changeait.
o0o0oOo0o0o
Ils s'installèrent sur le canapé pour manger leur petit déjeuner aux allures de pique-nique, devant la télévision au contenu inintéressant. Alec essayait de manger sans prêter attention à Max, dont il sentait le regard sur lui.
Il se disait que c'était vraiment une très mauvaise idée d'être venu et une idée plus mauvaise d'être resté lorsque Max prit la parole.
_ Tu vas bien ?
_ Je vais toujours bien, répondit-il.
_ Pas de ça avec moi, s'il te plaît. Tu as l'air fatigué.
_ Probablement parce que je le suis.
Alec sursauta en sentant les doigts de Max lui effleurer le crâne.
_ Excuses-moi, dit-elle, je ne voulais pas te surprendre. Tu dois vraiment être épuisé pour ne pas avoir remarqué que j'avais bougé et sursauter au contact d'une simple caresse. Il ne faut pas que tu te retrouves dans le même état qu'en début d'année, Alec. Pourquoi tu es fatigué comme ça ?
_ Parce que je viens de bosser toute la nuit.
_ S'il te plaît… Ce n'est pas qu'à cause de cette nuit et à cet instant. Tu es à moitié dans la lune en permanence depuis un bon moment. À chaque fois que je te parle, tu as comme un blocage et il te faut plusieurs secondes avant de me répondre.
« Parce qu'à chaque fois, je suis subjugué par ta beauté. Parce que je dois faire un effort pour me concentrer sur le sens des mots que tu as prononcé et comprendre tes phrases pour pouvoir te répondre, alors que je suis fasciné par tes lèvres et que je rêve de les embrasser », répondit mentalement Alec.
« Mais ça, je ne peux pas te le dire »
_ Tu crois que je n'ai pas remarqué que tu étais moins énergique ces derniers temps. Tu dors bien la nuit ?
« C'est sûr que je dormirais mieux si je t'avais dans mes bras. Au lieu de ça, je pense à la chaleur de ton corps, à la douceur de ta peau… Donc, ouais, je ne dors pas franchement bien. »
Comme il ne pouvait pas dire à voix haute sa réponse, Alec se contenta de hausser les épaules.
_ Est-ce que tu prends le temps de manger ? De manger correctement ?
« Difficile d'avoir de l'appétit quand on a le cœur écorché par une magnifique brune qui n'éprouvera jamais un sentiment réciproque pour vous… »
_ Je crois, répondit-il pour donner le change.
_ Tu n'en es pas sûr ?
_ Euh…
_ Qu'est-ce que tu as mangé hier midi ?
_ Facile, deux énormes burgers de notre cher Sweetpeas.
_ Avant-hier midi, je voulais dire, répliqua Max.
« Vendredi. Qu'est-ce que j'ai fait déjà moi, vendredi ? Comment est-ce que je suis censé me rappeler ce que j'ai mangé ? » se demanda Alec.
_ Je veux que tu reviennes vivre ici, dit Max.
_ Non, ça… ça, je ne peux pas, dit Alec.
_ Pourquoi ? Ta place est ici.
_ Je suis déjà à Terminal City tout le temps, sauf quand je bosse pour Jam Pony ou quand je suis en cambriolage ou en mission pour ton petit-ami.
_ Je parlais d'ici… là. À l'appartement. Et, Logan et moi, on n'est plus ensemble.
_ Hum hum… fit Alec.
Un long et lourd silence s'imposa entre les deux X5. Les sons en provenant de la télévision étaient la seule chose qui venait troubler l'ambiance de gêne. Alec recommença à manger plus pour se donner une contenance que par faim. Il se demandait comment il devait s'y prendre pour se sortir de cette situation. Il avait peut-être eu tort de demander l'autorisation officielle de partir. Il aurait peut-être dû partir sans préavis, sans au revoir… En même temps, il s'en serait voulu de laisser tomber les autres. Il avait fini par s'attacher à toute cette bande de monstres de foire.
C'était assez ironique quand on y réfléchissait. Lorsqu'ils étaient tous à Manticore, ils faisaient tous partis de la même institution, mais jamais Alec ne s'était senti comme faisant partie d'un tout. Bien entendu, il avait noué quelques amitiés. Certaines retrouvées puis de nouveau perdues, comme avec Biggs et Cece. Certaines qu'il croyait avoir perdues mais qu'il avait retrouvées, comme avec Jace. Certaines qu'il savait avoir définitivement perdues, comme avec 527, car ce dernier aurait remué ciel et terre pour le rejoindre s'il avait été encore en vie. Mais, à Terminal City, mais aussi à Seattle, il s'était fait un tas d'amis. Des personnes à qui il n'aurait même pas adressé la parole auparavant, comme Joshua, Mole, Dix et Luke. C'était des gens qu'il aimait vraiment. Et, il y avait les autres, ceux qui comptaient juste sur lui, qui lui avaient accordé leur confiance pour les guider et les protéger. Alec n'avait pas envie de disparaître en laissant toutes ces personnes derrière lui.
_ Je suis contente que tu ne t'en ailles pas, dit Max, en arrachant le X5 à ses pensées.
_ Qu'est-ce que ça aurait changé ? demanda-t-il.
Voyant que la jeune femme ne comprenait pas, il reprit.
_ Tu avais décidé de m'accompagner. Alors, ça n'aurait rien changé.
_ Peut-être pas pour moi mais, tout le monde t'aime. Ils auraient été tristes sans toi.
_ Je sais, répondit-il.
Il y eut un nouveau silence. Mais, cette fois, ce fut le jeune homme qui le brisa.
_ D'ailleurs, puisqu'on en parle, c'était quoi cette idée débile ?
_ Tu es conscient que tu me poses des questions incomplètes auxquelles je ne peux pas répondre parce que je ne les comprends pas par manque de données ?
_ Tu n'as pas le monopole de la mauvaise humeur. Pourquoi tu voulais partir avec moi ? Ça rimait à quoi ?
_ Bah, je l'ai dit. Ça aurait été plus pratique.
_ On aurait pu s'arranger pour faire simple. C'est vrai que ce n'est pas la première fois que tu envisages de te casser, mais les choses ont changé… Toi, tu imagines vraiment que ton départ n'aurait pas affecté tout le monde ici ?
_ Ce n'est pas pareil. Les gens ne m'aiment pas comme toi ils t'aiment.
_ Et tu as pensé à Logan ?
_ Pourquoi tu me parles de lui ?
_ Parce que c'est ton petit-ami.
_ Ex-petit-ami. On n'est plus ensemble. Pourquoi tu insistes ?
_ Parce que je te connais.
_ Ou peut-être que tu ne me connais pas assez, fit-elle remarquer.
_ Je sais comment tu penses, Max. Le sexe, c'est une histoire de couple dans ta tête.
_ Pourquoi tu me parles de sexe ?
_ Il t'a bien soulagé de tes chaleurs au moins ?
_ Comment tu…
_ Comment je sais que tu as eu tes chaleurs du 20 au 22 ?
La X5 hocha la tête.
_ Premièrement, je sais compter. Tu as eu tes chaleurs précédentes le 20 mars. Un trimestre plus tard, c'était logique que ça t'arrive aux alentours du 20 juin. Ensuite, tu as coupé les communications avec Terminal City pendant plus de deux jours. Tu crois vraiment que personne ne s'est inquiété ? Quand Dix t'a trouvé, il m'a appelé pour savoir quoi faire. Et enfin, tu as eu beau prendre une douche, j'ai le nez fin : il te restait des phéromones sur ta peau et dans tes cheveux. Je sais additionner les éléments d'une équation pour en trouver le résultat.
_ C'est vrai, j'ai eu mes chaleurs. Je te dirais bien que ça ne te regarde pas mais, avec toi, mon meilleur ami, je sais que je peux parler de tout.
_ Donc, tu n'as pas à cacher que Logan et toi…
_ On n'est plus ensemble, coupa Max.
_ J'allais dire qu'entre Logan et toi, c'est de nouveau compliqué comme à l'époque où "ce n'est pas mon petit-ami", dit Alec en imitant la manière de parler de la jeune femme.
_ Non, tu te trompes. Ce n'est pas ça non plus.
_ Ah ouais ?
_ Ouais. Ça a même été bizarre.
_ Bizarre parce qu'il a fait autre chose qu'une simple pénétration pour te soulager et que tu ne t'attendais pas à autre chose qu'un missionnaire venant de lui ?
_ Je euh… Bon. Clarifions tout de suite. Il ne s'est rien passé de sexuel, de près ou de loin, entre Logan et moi.
_ Et vous avez quoi ? Vous avez disserté sur le bien et le mal ou sur le perpétuel cycle reproductif des animaux et des X5 ? demanda-t-il avec sarcasme.
_ J'ai pleuré, avoua Max.
_ Pleuré ? répéta Alec, avec incompréhension.
_ Oui, pendant deux jours. Je n'ai rien fait d'autre : ni mangé ou bu. Logan est resté à mon chevet croyant que j'étais malade. Ça l'a épuisé parce que je n'ai pas dormi non plus, alors il est resté éveillé pour me surveiller.
_ Si tu étais malade, pourquoi il n'a prévenu Terminal City ou demandé de l'aide.
_ Parce que j'ai refusé qu'il le fasse.
_ Mais, tu étais… malade ? demanda-t-il avec inquiétude.
_ Je ne sais pas vraiment. Je savais que j'avais mais chaleurs parce que… je le sentais mais… Non seulement je n'ai pas eu envie de Logan, ou de son ami Matt Sung qui était là quand il m'a trouvé, mais j'ai eu…
_ Quoi ?
_ J'ai immensément triste. Comme si… je ne sais pas en fait.
Alec se sentait un peu embarrassé. Il avait mal jugé Max. Elle n'avait pas été bien, physiquement, et il s'en voulait à présent. Mais pire, il s'inquiétait pour la jeune femme. Compte tenu de son histoire et de son ADN particulier, cela indiquait peut-être quelque chose de plus grave.
_ Je n'ai jamais entendu parler d'un tel effet durant des chaleurs, dit Alec. Tu as ressenti d'autres trucs bizarres. Tu vas bien ? Tu devrais peut-être aller consulter Magenta ?
_ Non, ça va.
_ Tu n'as pas d'ADN inutile. Peut-être que ça te joue un mauvais tour. Comme l'histoire des tatouages spontanés.
_ Je t'assure que ça va.
_ Et moi, je serais vraiment plus rassuré si on se renseignait.
_ C'est un peu trop embarrassant pour le crier sur les toits.
_ Mais, imagines que ça cache quelque chose ? Ce n'est pas moi qui vais te rappeler le nombre de trucs bizarres qui t'arrive à cause de ton ADN.
_ Je n'avais pas vu les choses sous cet angle, mais j'en doute. Logan a peut-être trouvé une explication.
_ Laquelle ?
Max rougit franchement et baissa les yeux.
_ C'est encore plus gênant que le reste, dit-elle dans un murmure.
_ On s'en branle que ce soit gênant. C'est de ta santé dont il s'agit, répondit Alec.
_ J'ai besoin de réfléchir un peu.
_ Tu viens de dire que j'étais ton meilleur ami et que tu pouvais tout me dire…
_ Je sais… Mais…
_ Mais ?
_ C'est vraiment déroutant pour moi. Je n'en ai pas parlé à Original Cindy non plus d'ailleurs. J'ai besoin de réfléchir un peu d'abord. Je suis presque sûre que c'est bidon.
_ Tu me promets que ce n'est rien de grave ? insista Alec.
La jeune femme lui sourit tendrement en murmurant un "promis".
Alec était plus que certain qu'il n'aurait jamais dû venir là. La confession de Max, sur son "possible" problème de santé, troublait fortement le X5. Il ne pouvait pas partir en la laissant seule si elle était vraiment malade. Là, tout ce qu'il désirait était de la prendre dans ses bras pour la rassurer et lui promettre qu'il serait toujours à ses côtés pour la protéger et l'aider. Même s'il aurait aimé dire ça, il n'en dirait rien. Parce qu'il devait partir, pour lui-même. Il savait qu'il allait souffrir en restant là, mais comment résister à ça ? Il ne pouvait pas l'abandonner dans un moment de faiblesse.
Max glissa sur le canapé pour se coller à lui et posa la tête sur l'épaule du jeune homme.
_ Je suis contente que tu restes dormir, dit-elle tout bas. Je t'accompagnerai.
Sur ces mots, Alec se leva brusquement. Il venait de boire la tasse et cela lui rappela qu'il était en train de se noyer. Il devait partir.
_ Alec ? fit Max.
« Ne regarde pas ses yeux de biche. N'entend son ton implorant. Va-t'en. Sauve ta peau » se répétait-il.
Le X5 enfila son blouson et se dirigea vers la sortie.
_ Où tu vas ? demanda la jeune femme.
_ Ce n'était pas une bonne idée de venir ici. Je rentre chez moi.
_ Tu es…
_ Mon autre chez moi, Max, coupa-t-il. Je ne peux pas rester ici. C'est trop… Je ne peux pas.
_ J'ai fait quelque chose ?
_ Non, tu… Comme tu l'as dit : je n'ai pas la forme. C'est à moi de me gérer.
Il fit trois pas.
_ Alec ? interpela la jeune femme.
_ Quoi ?
_ Tu me manques.
_ Toi aussi, tu me manques.
_ Mon ami me manque, ajouta-t-elle.
« Oui, c'est bien le problème. Ton ami te manque… mais moi, c'est une femme qui me manque »
_ Je sais, dit-il. Mais, je ne peux pas continuer comme ça.
Il tourna les talons et franchit la porte de l'appartement.
à suivre
Le roman Invisible Man de Ralph Ellison a remporté le National Book Award en 1953.