La route était encore longue, mais après une longue discussion animée, le groupe s'était mis d'accord de se diriger à la droite du village, afin de contourner les défenses gobelines. Cela arrangeait plutôt Lae'zel, car ce chemin menait vers le col de montagne. Réjouie d'avoir eu ce qu'elle voulait, elle avait repris la tête du groupe. Elle murmurait souvent que les autres étaient trop lents, qu'ils la retardaient, et elle lançait périodiquement un « dépêchez-vous ! » menaçant, auquel les autres répondaient par des roulements d'yeux.

« Êtes-vous un leader de quelque sorte, de... l'endroit d'où vous venez ? » demanda Gayle.

« Vous me devez le respect, et l'obéissance, istik. Je viens de la crèche K'liir. »

Les autres ne posèrent pas plus de questions. Ils arrivèrent devant un pont brisé en son centre. Cette cassure ne représentait qu'un peu plus d'un grand pas pour un humain, il allait donc être aisé de passer par dessus en sautant. Barroca commença à prendre un peu d'élan, quand un nuage de fumée l'aveugla. Elle toussa, l'odeur de soufre lui piquant le nez, et tomba en arrière, médusée. Un homme était là. Il fit quelques pas vers elle, et tendit sa main. C'était un homme de stature classique, avec la peau sombre mais rougeâtre, tout comme ses yeux. Ses cheveux noirs étaient légèrement plaqués vers l'arrière, des ondulations entourant son visage anguleux. Il portait une tenue noire à manches rouges détaillé de reliefs dorés, le col remontant sur son cou était orné de bords blancs froncés, ce qui lui donnait un air noble. Barroca saisit machinalement sa main et en hochant la tête, il montra un sourire satisfait.

« Qui êtes vous ? » demanda-t-elle.

« Un ami, peut être. Un ennemi, éventuellement. Mais un sauveur, cela est certain. »

Elle l'observa, essayant de deviner ses intentions, mais les yeux de l'homme étaient totalement inexpressifs. Elle repensa à la momie qui était apparue tout aussi soudainement au camp, le matin même, mais contrairement à elle, l'homme ne dégageait pas d'aura divine, plutôt une aura... malfaisante.

« Que diriez-vous d'une berceuse, barde, pour célébrer comme il se doit notre rencontre ?» reprit-il. « La souris sourit brillamment : cela surprit le chat ! »

Ses mots étaient puissants, la façon dont il les prononçait était envoûtante. Il leva sa main droite, mimant une patte griffue.

« Puis la griffe s'abattit, et là, ma douce, c'en était fini » finit-il en laissant tomber sa main dans la vide.

Barroca ne dit mot, le regard fixé sur la main. Elle entendit l'homme éclater de rire.

« Ils savent comment écrire au Cormyr, qu'en pensez-vous ? »

« C'est de la belle poésie, effectivement, mais je ne sais toujours pas qui vous êtes. »

« Je suis Raphael, enchanté. » dit l'homme en s'inclinant légèrement. « A votre humble service. »

« Où sont les autres ? »

Elle venait de réaliser qu'elle était seule avec lui. Les autres avaient sans doute avancé sans elle, qui avait tendance à traîner en arrière, mais cela restait étrange. Elle chercha du regard au loin mais ne vit personne, seulement les arbres qui bougeait au gré du vent.

« Ce que j'ai à vous dire requiert de l'intimité et un certain... raffinement. Venez. »

Une lumière éblouissante les entourèrent. Quand elle disparut dans un nuage d'étincelles, ils n'étaient plus sur le pont. Ils se trouvaient à l'intérieur d'une bâtisse, devant un âtre allumé. Des tableaux ornaient les murs de cette pièce sombre, agrémentée de marbre noir, de dorures et de cuir rouge. Au milieu de la pièce se trouvait une table octogonale entourée d'un même nombre de chaises, garnie de mets divers, un véritable festin.

« Où... où m'avez-vous emmenée ? » lança Barroca, affolée.

« Au milieu de quelque part » dit l'homme en se plaçant entre Barroca et l'âtre. « La Demeure de l'Espoir, où les fatigués viennent se reposer, et les affamés viennent se repaître, généreusement. »

« Je ne vous ai rien demandé. »

« Non, mais c'est mon plaisir de vous inviter. Allez-y, profitez de votre souper, après tout, cela pourrait bien être le dernier » dit-il d'un ton sinistre.

Barroca était tentée d'accepter, les derniers jours ayant été éprouvants, mais elle se méfia. Était-ce encore la larve qui lui jouait des tours ? Sûrement. Il ne pouvait en être autrement. Elle s'assit sur le sol, attendant que l'illusion passe. Raphael gloussa, et il tendit à nouveau sa main. Mais cette fois-ci, Barroca décida de ne pas la prendre. Il rit de plus belle, alors qu'elle enfonçait son visage contre ses jambes relevées. Elle ressentit une chaleur écrasante. La température ambiante était déjà plutôt chaude mais ce n'était rien de comparable, c'était comme si des flammes avaient jaillit devant elle. Relevant les yeux, elle vit que Raphael n'était plus un homme, mais l'avait il déjà été ? C'était un diable, avec de grandes cornes noires incurvées, chacune séparée en une petite branche sur le côté et une grosse sur l'intérieur. Sa peau était rouge foncée, et il portait des ailes sur son dos. Il avait également une queue fourchue se balançant doucement derrière lui. Ses yeux oranges, comme habités par le feu infernal, surmontaient son sourire laissant apparaître des dents pointues. Il posa son index griffu sur ses lèvres cramoisies, reposant son autre main sur sa hanche. Une larme glissa sur la joue de Barroca, bouche bée.

« Pourquoi tenter le diable, lorsqu'on voit déjà le bout de sa queue ? » dit-il.

« Que... Qu'est-ce que vous voulez ? »

« Je peux vous aider à vous débarrasser de votre habitant intrusif, celui qui se trouve derrière votre œil. Juste comme ça. »

Il claqua des doigts dans une gerbe de flammes. Barroca ressentit un apaisement. C'était comme si le parasite avait disparu, comme si elle contrôlait à nouveau ses pensées. Elle se massa la tempe en se remettant debout.

« Vous pouvez faire ça, comme ça ? »

« Oui, et bien plus encore. »

« Il faut que je demande à mes compagnons, mais où sont ils ? »

La réitération de la question sembla ennuyer le diable, qui laissa échapper un grognement.

« Ils sont en lieu sûr, mais pensez vous vraiment qu'ils vous cherchent à l'heure qu'il est ? »

La question prit Barroca de court. Pourquoi n'étaient ils pas avec elle, pourquoi avaient ils autant avancé sans elle ? Elle ne leur était d'aucune utilité, après tout. Même en ce qui concernait Gayle, il pouvait aisément se débrouiller sans elle. Elle s'abandonna à son sort, désespérée. Puis elle repensa à sa quête, à la raison qui l'avait poussée à voyager. Ces années à Eauprofonde, et la Porte de Baldur, tout cela n'avait pas servi à rien, cela ne pouvait pas. Personne jusque là n'avait pu ébranler sa volonté, et ce diable, si imposant et majestueux qu'il était, n'y arriverait pas non plus. Elle serra le poing. Pour la première fois depuis l'accident, elle ressentait un sentiment d'indignation, de colère. Le monde avait beau être contre elle, elle ne se laisserait pas faire.

« Ramenez moi d'où je viens » dit-elle, décidée.

« Alors la petite souris s'est décidée à montrer les dents ? » répondit le diable, dans un sourire satisfait. « Bien, très bien. »

« Dites moi ce que vous voulez, et ramenez moi. »

« Oh, mais que d'exigences ! » gloussa-t-il. « Allez, rejoignez vos petits compagnons. Cherchez une solution ensemble. Et quand l'infime révolte qui s'est réveillée en vous ce sera éteinte, quand l'espoir vous aura quitté, vous reviendrez me supplier de vous aider. »

Tout devint à nouveau blanc, et Barroca était à nouveau à l'endroit qu'elle avait quitté, juste avant la cassure du pont.

« Je suis votre seul espoir. J'attends que vous reveniez frapper à ma porte. »

Elle regarda autour d'elle, mais il n'était plus là. Ses compagnons n'étaient pas là non plus. Elle soupira, et rebroussa chemin. Sa révolte avait effectivement été éphémère, elle se sentait vidée, loin d'elle-même. Elle repassa par le village, et entendit des rires, ceux des gobelins. Ils étaient en train de rassembler des sacs et des caisses au milieu du camp, tout en buvant du vin directement à la bouteille. Ils grouillaient tels des insectes autour d'une miette de biscuit. Lorsque l'un d'eux aperçut Barroca, il se raidit.

« Les gars, les gars ! »

« Qu'est-ce qu'il se passe ici ? » cria la booyagh.

L'un de ses sous-fifres lui glissa un mot à l'oreille, et après avoir réfléchi, la main sous le menton, le pied tapant le sol, elle acquiesça. Ils se rassemblèrent, plus ou moins en un rang. Barroca haussa un sourcil devant la scène. Les gobelins étaient désorganisés et ça se voyait, ils avaient du mal à tenir leur place. La booyagh montre son plus beau sourire à Barroca, un sourire jaune, quasiment édenté, et surtout très mielleux.

« Âme éveillée ! » commença-t-elle. « Mes gars s'apprêtaient à emmener le butin qu'on a chopé par tant d'efforts jusqu'au camp. »

Barroca ne répondit pas. La gobeline continuait à sourire en la regardant, attendant visiblement une réponse de sa part. La barde acquiesça simplement.

« Merci, âme éveillée ! Mes hommes seront rapides, beaucoup plus rapide qu'un lapin après une lapine ! »

Elle grimaça à la référence, mais la booyagh ne sembla pas y faire attention. Il lui vint soudain une idée : ces gobelins, ils partaient pour leur camp, sans doute celui où le premier druide s'était fait capturé. C'était l'occasion d'infiltrer leur camp, et pourquoi pas de le retrouver.

« Vous seriez encore plus bons si je vous accompagnais » lança-t-elle sur un ton confiant, un petit sourire au coin de ses lèvres.

« Oh oui ! Bien sûr, honorable âme éveillée ! »

Les gobelins finirent leurs préparatifs, plaçant leur butin sur des planches de bois qu'ils comptaient tirer. Quand ils eurent finit, ils regardèrent Barroca, qui les toisa.

« On est prêts, chef. On attend votre signal » dit l'un d'eux, arborant le même sourire mielleux que la booyagh.

« Ah oui. Bien, on y va. » répondit-elle.

Ils attendirent qu'elle prenne la tête du groupe. Peu habituée à cette disposition, elle se mit à avancer d'un pas hésitant, mais prit confiance quand elle vit qu'ils la suivaient sans broncher. Trois gobelins étaient partis avec elle, deux archers et un autre équipé d'un cimeterre. Ils passèrent sans encombre dans un avant poste avec d'autres gobelins et des worgs, puis devant un autre groupe autour d'une table, visiblement fort éméchés. Ils arrivèrent après devant un pont qui amenait sur une forteresse en ruine. Barroca continua à avancer, se demandant quand même pendant combien de temps durerait ce petit jeu. Soudain elle eut un mal de tête et se mit à entendre une voix fantomatique, lui disant qu'elle devrait suivre des élus. Fermant les yeux dans la douleur, elle vit même leur silhouette : il y avait un elfe, un homme et une femme, mais elle ne put distinguer plus.

« Ca va chef ? » demanda l'un des gobelins.

« Oui, oui. Continuons. »

Lorsqu'ils pénétrèrent les remparts, elle prit peur. Il y avait des dizaines de gobelins, et d'autres monstres comme des ogres et des gobelours, qui s'amusaient et batifolaient dans la cour. Si ils venaient à se retourner contre elle, c'en était finit. Mais quelle idée au départ d'être partie seule avec des gobelins, c'était de la folie. Mais maintenant qu'elle y était, elle devait s'en sortir seule. Elle prit son air le plus sérieux et s'éclaircit la voix.

« Maintenant, vous allez me conduire à votre chef. »

« Heu bien... C'est-à-dire... »

« Vous voyez, nous on est pas autorisé à rentrer m'dame. »

« Emmenez moi à votre responsable alors, mais ne traînez pas ! »

Le ton autoritaire semblait bien fonctionner, car ils s'exécutèrent sans sourciller. Ils l'accompagnèrent jusqu'à une grande porte en bois gardée par deux ogres, tandis que l'un d'eux ramenait un gobelours aux poils bruns, habillé d'un pagne et tenant une hachette ensanglantée. Sa stature était impressionnante, la barde lui arrivant à peine à hauteur d'épaule. Il la regarda de ses yeux oranges foncés, soufflant sur les deux crocs ressortant de sa lèvre inférieure.

« Encore une autre ? » grogna-t-il.

« Oui, elle doit voir le chef ! »

« Et lequel doit elle voir ? »

La question prit Barroca de court. Ces gobelins ne fonctionnaient visiblement pas de la façon classique qu'elle avait apprise, c'est-à-dire en n'ayant un seul et unique chef, habituellement physiquement plus fort qu'eux. Cependant elle n'avait pas le temps de tergiverser, elle devait garder son allure sûre d'elle si elle voulait sortir d'ici vivante.

« Le drow » lança-t-elle, repensant au cadavre chez les druides.

« Ah ouais ? Elle nous en amène vraiment des numéros, ces temps-ci. » dit le gobelours. « Suis-moi. »

Tandis qu'il ouvrait la porte devant eux, Barroca n'osa pas jeter un oeil à l'intérieur. Qu'est-ce qui l'attendait, c'était l'inconnu.