Disclaimer : l'univers de Saint Seiya que vous reconnaîtrez aisément appartient à Masami Kurumada. Je ne retire aucun profit de l'utilisation de cette œuvre si ce n'est le plaisir d'écrire et d'être lue.


Note de l'auteur : j'ai un peu mélangé les quatre groupes de personnages, les Chevaliers, les Marinas, les Guerriers Divins et les Spectres. Ne chercher aucune rivalité entre eux si ce n'est autour des tables de poker. Ils vous paraitront parfois OOC, mais à une table de poker personne n'est vraiment lui-même. Je ferai de mon mieux pour limiter le décalage avec ce que nous connaissons. Il y aura également quelques personnages de The Lost Canvas et de Soul of Gold uniquement parce que je ne veux pas créer d'OC si je peux l'éviter. Je leur ai aussi conservé leurs couleurs de cheveux de l'animé. ^^

Dans les dialogues, j'ai tenté de retranscrire notre langage de tous les jours avec des négations absentes et des syllabes avalées, ce qui crée un contraste avec la narration d'un style plus habituel. Je trouve que ça donne plus de réalisme à l'histoire et aux personnages. Il y aura également certains mots et certaines expressions typiques de Marseille et la région provençale qui seront expliqués en fin de chapitre. Je ne suis pas une professionnelle du poker aussi si vous constatez des erreurs, n'hésitez pas à m'en faire part afin que je corrige.

Les flashbacks seront en italiques. S'il y a des conversations téléphoniques dans les dialogues, et il y en aura, le correspondant sera également en italique, mais vous ferez la différence, j'en suis sûre.

Les termes "poker, pokériste, jeu, jouer, joueur, cartes, tournois, tables, Casino, tripots" et quelques autres vont revenir souvent. Ils ne possèdent pas énormément de synonymes, voire même aucun, aussi vous voudrez bien excuser leur répétition inévitable dans le texte.

Les cartes auront une majuscule pour les distinguer du reste de la narration. Par exemple : une paire de Deux. Un Roi. Un Neuf. Le vocabulaire spécifique au poker sera annoté et expliqué à la fin de chaque chapitre lorsque ce sera nécessaire. Les mises à jour ne seront peut-être pas régulières tout simplement parce que j'ai une vie en dehors de l'écriture de fanfictions. Merci de votre compréhension.


Poker

Chapitre 7

Samedi 17 février 2029, parking du Casino Barrière, Carry-le-Rouet…

Un lampadaire du parking éclairait l'homme dans le dos et bien qu'il soit à contre-jour, Dohko aurait reconnu cette silhouette entre des millions. La démarche étant plutôt lente et légèrement chaloupée, signe d'un physique puissant. Et il s'en souvenait parfaitement de la force de ce corps qui avait si bien épousé le sien. S'il fermait les yeux, il revoyait les muscles longilignes qui saillaient sous une peau asséchée d'un trop-plein de graisse. Il se rappelait leur rondeur douce et leur fermeté sensuelle sous ses mains. Il ne fallut que quelques secondes à Shion pour rejoindre la voiture et durant ce court laps de temps, le psy revécut cette nuit, seize ans plus tôt. Une sorte de démon furieux se déchainait dans son ventre. Il était à la fois anxieux et excité de le retrouver, de le revoir après tant de temps, d'entendre à nouveau sa voix dont il n'avait oublié aucune intonation. Il se sentait incapable de descendre de son véhicule. Pourtant, sans qu'il le décide vraiment, il ouvrit la portière et sortit de l'Audi. Il n'avait pas quitté Shion du regard craignant que, s'il le perdait des yeux pendant une minuscule seconde, celui-ci allait disparaitre comme un mirage dans le désert. Il s'appuya contre la carrosserie et mit les mains dans les poches de son pantalon pour tenter d'afficher une assurance qu'il était loin d'éprouver.

La nuit était froide et humide au bord de la mer. Des odeurs d'iode et d'algues flottaient dans l'air. Un petit vent traitre renforçait cette sensation de froid et soulevait les longs cheveux de Shion. Il portait juste un costume parfaitement taillé de couleur anthracite avec des arabesques violet sombre sur une chemise noire et il ne devait pas avoir chaud. Comme la chemise qu'il avait cette nuit-là… Il arriva dans le cercle lumineux d'un second lampadaire et Dohko vit enfin son visage. Et ce fut comme si ces seize dernières années n'avaient jamais existé. Les prunelles fuchsia étaient les mêmes, avec peut-être une ombre qui les voilait un peu. De la culpabilité ? De la maturité ? Les traits étaient plus mâles, ce qui le rendait encore plus irrésistible. Et comme par magie, ils reprirent leur conversation muette, là où ils l'avaient interrompue, lorsqu'ils s'étaient endormis dans les bras l'un de l'autre. Shion était également sous le charme à nouveau. Durant le temps qu'il avait mis à l'atteindre, il n'avait cessé de plonger dans le vert de ses yeux qui scintillaient, pareils à deux étoiles jumelles. Deux émeraudes qui étincelaient à la moindre émotion. La chevelure était toujours aussi fournie et brillante. Portait-il encore cette eau de toilette ou en avait-il changé ? Sa peau avait-elle la même saveur ? Sa mémoire l'abreuva sans cesse des images de cette nuit. Cette nuit unique qu'il n'avait jamais pu ranger dans un coin de sa tête et qui revenait au premier plan de façon plus ou moins cyclique. Et il ne savait pas ce qu'il allait bien pouvoir lui dire.

— Salut…, murmura Dohko, surpris d'arriver à parler.

— Ça fait longtemps…, répondit Shion sur le même ton.

Le choc.

Pour tous les deux.

Leurs voix étaient les mêmes que dans leurs souvenirs. Grave et nette pour Dohko, un peu moins pour Shion avec un timbre légèrement plus clair. Leurs mémoires saturèrent leurs esprits de tous les soupirs, les râles rauques, les plaintes lascives qui avaient empli cette chambre de l'hôtel Ibis et qui, à nouveau, leur tordaient le ventre impitoyablement. Et c'était un délice.

— Je t'ai vu quand tu es venu… y a quelques jours…, reprit le directeur du Casino, d'une voix un peu moins hésitante.

— Moi aussi je t'ai aperçu… entre les tables…

— T'étais avec deux filles…

Était-ce de la curiosité ou un peu de jalousie qui pointait dans ces paroles ? Un reproche ? Shion songea que, depuis tout ce temps, certaines choses avaient peut-être changé. Dohko s'empressa de le détromper. Il avait bien noté la modification du ton. C'était un signe facilement repérable pour lui, un peu comme un tell au poker.

— Deux amies… J'pensais pas que tu m'avais reconnu…

— Les caméras de surveillance couvrent le moindre recoin…

— Directeur adjoint…

— Depuis presque trois ans…

— C'est jeune pour un tel poste, non ?

— Viens avec moi… je t'offre un café ou… un truc à boire…

Shion n'avait pas demandé. Comme s'il savait que sa proposition ne serait pas refusée. Il retourna vers l'entrée du personnel suivi de Dohko, un pas derrière. Il ouvrit la porte et s'effaça pour laisser passer son invité. Et juste comme il le frôlait, il perçut l'effluve de son parfum. Toujours le même. Il lui avait demandé ce que c'était à l'époque et il n'en avait pas changé."Only the Brave Tatoo" de Diesel. Il associait cette fragrance épicée et ambrée à cette nuit si spéciale. À chaque fois qu'il l'avait senti par la suite sur un autre homme, elle avait fait rejaillir le film de leur étreinte. Et systématiquement, les regrets s'alourdissaient. Peut-être allait-il avoir une occasion de tout lui expliquer et d'avoir une seconde chance. Il avait également éprouvé une grande tristesse de l'avoir perdu comme ça. Il n'avait qu'un prénom et le souvenir d'heures magiques, d'un corps à corps d'une telle intensité qu'il n'en retrouva jamais de semblable. Lui aussi avait bien senti cette communication silencieuse qui s'était naturellement établie entre eux. C'était si étrange et si agréable. Au moindre regard, il savait ce que Dohko pensait, ce qu'il voulait, ce qu'il désirait et en ce moment précis, il le désirait, lui, Shion. Ils s'étaient donnés l'un à l'autre durant des heures et s'il se fiait à ce qu'il éprouvait maintenant, il était encore à lui. Mais était-ce réciproque ? Oui, il en était certain. Ils s'appartenaient toujours. Le phénomène s'était réveillé depuis qu'ils s'étaient vus, il y avait tout juste un quart d'heure. Leurs regards parlaient pour eux. Mais pour l'instant, il valait mieux utiliser des mots pour expliquer certaines choses.

— Qu'est-ce que j'te sers ?

— Un café… un déca si t'as…, s'te plait…

— Un déca… Assieds-toi, j't'en prie…

Dohko se cala dans un des deux fauteuils joufflus qui encadraient une table basse avec un canapé du même type, en cuir d'un blanc immaculé. La décoration de la pièce était sobre, presque dépouillée. Tout était dans des tons chauds. Des jaunes, des orangés avec de petites touches bleues. Les couleurs d'une flamme de l'extérieur vers le centre. Les motifs étaient résolument les cartes. Au sol, il y avait du carrelage blanc, de grandes dalles avec une texture légèrement en relief. Les canapés et la table étaient posés sur un tapis épais aux nuances du feu tandis que celui sous le bureau de Shion avait un dessin abstrait qui rappelait un peu les rayures d'un tigre.

— Tiens…

— Merci…

— Je suppose que… tu souhaites une explication…, fit Shion en s'asseyant dans l'autre fauteuil individuel face à son visiteur.

Bien évidemment qu'il voulait savoir. Dohko essayait de ne pas montrer son impatience, mais il avait du mal à ne pas noyer Shion sous un millier de questions. Il prit une profonde inspiration, plusieurs même, et calma les battements de son cœur. Pour avoir des réponses, il allait devoir rester stoïque et faire preuve de contrôle pour ne pas trop presser l'homme devant lui. Ce qui était un peu compliqué avec ce qu'il avait sous les yeux. Shion redoutablement séduisant. Et la maturité le rendait d'autant plus sexy, car il était totalement maître et surtout très conscient de son charme. Une bien dangereuse combinaison.

— J'avoue que je suis venu ce soir dans l'espoir de pouvoir te parler effectivement…, finit-il par dire d'une voix qu'il espérait assez détendue.

— Je n'ai aucune excuse pour ce que j'ai fait, commença le directeur adjoint du Casino. J'aurais pu te laisser mon téléphone, mon nom… J'aurais dû…

— J't'aurais appelé pour comprendre…

— J'm'en doute… Pourquoi t'es revenu ce soir ? J'veux dire… tu veux une explication… mais pourquoi ? C'est si important ?

Évidemment que c'est important, idiot! eut envie de hurler Dohko. Pour la même raison pour laquelle t'es venu vers moi sur le parking…, répondit-il bien décidé à ne pas lui faciliter les choses.

— La même raison ? Pourquoi tu dis ça ?

— J'ai besoin d'entendre tes justifications… et toi t'as besoin de t'justifier…, l'orienta Dohko.

— Ah ? Et pourquoi ça ?

— À toi de me le dire…

Le psychologue n'était jamais bien loin. Leur joute verbale s'apparentait à une séance avec un patient que Dohko renvoyait sans arrêt à lui-même pour lui faire admettre certaines choses, pour qu'il les comprenne tout seul en l'aiguillant subtilement avec quelques questions auxquelles il devait trouver des réponses honnêtes afin que la prise de conscience se fasse sans l'ombre d'un doute.

— Qu'est-ce que t'en sais ?

— T'es venu vers moi, non ? J'allais repartir…, affirma Dohko avec aplomb, sûr de ce qu'il avançait.

— T'es venu jusqu'ici pour t'en aller sans m'avoir parlé ? interrogea Shion, pour le coup surpris.

— Ben… J'suis venu sur un coup d'tête… je savais pas si tu travaillais… Et j'ignorais c'que j'allais te dire si j'te voyais…

— J'ai bien fait d'sortir, alors…

— Oui… mais je serai revenu un autre jour… j'aurais fini par te tomber dessus… À force de m'voir sur tes caméras, tu serais sorti de ton bureau…

— Tu te serais obstiné tant que ça ?

— Pourquoi t'as disparu sans rien me dire ? demanda Dohko qui ne souhaitait plus répondre à d'autres questions avant de tout savoir.

Il voyait arriver la pente savonneuse bien trop vite et il ne fallait pas qu'il dérape. Pour l'instant, il menait la conversation, il la contrôlait en bon thérapeute qu'il était et il ne voulait pas perdre cet avantage. C'était lui qui avait été laissé pour compte et sa position de victime était un atout qu'il devait conserver. Shion avait baissé les yeux sur le jeton qu'il avait dans la main et qu'il n'arrêtait pas de manipuler en faisant un knuckle roll sur ses phalanges dans l'espoir de se donner une contenance. Mais face à Dohko, qui lisait en lui comme dans un livre ouvert écrit en gros caractères, c'était peine perdue. Il aurait certainement préféré poursuivre leur conversation visuelle, mais là, les mots allaient être indispensables.

— Ce matin-là, j'ai pris le train pour Paris… J'avais été accepté à la Cerus Casino Academy…

— L'école de formation pour bosser dans les Casinos ?

— Tout à fait… Je voulais pas commencer en bas de l'échelle, j'avais envie d'gérer une équipe… savoir tout c'qui s'passe en coulisses… j'ai aussi suivi une formation de croupier au cas où j'échouerais dans mon premier choix et là, j'aurais démarré plus modestement… J'ai découvert le poker très jeune et j'ai toujours aimé ça…

— Comme moi…

— Ça m'a sûrement influencé… J'ai trouvé un boulot dans un Cercle comme donneur quelques semaines après avoir été diplômé… Après j'ai été chef de table et chef de partie… (1). Quelques années plus tard, j'ai recroisé le directeur de la Fondation Graad…

— Graad... Les orphelinats ? C'est là qu't'as grandi ? fit Dohko en même temps qu'il devina la réponse.

— Ouais… D'après mon dossier, j'avais tout juste un an quand j'ai été placé…

— C'est triste… T'as cherché à savoir pour tes parents ?

— Ils venaient me récupérer à la crèche quand ils ont eu un accident de voiture… pas de famille ni d'un côté ni de l'autre d'après ce que j'en ai su plus tard… les services sociaux m'ont placé à l'orphelinat et j'ai pas été adopté…

— Je suis désolé…, s'excusa Dohko qui commençait à comprendre à quel point l'homme qu'il avait devant lui était une force de la nature pour s'en être si bien sorti, et bien que le Croupier Cosmique lui ait distribué de très mauvaises cartes, Shion avait su en faire une main gagnante.

— Kido a racheté le groupe Barrière… C'est un type très gentil qui prenait le temps de s'intéresser à nous quand il passait à l'orphelinat… Il faisait une pause dans sa tournée de ses établissements et il s'est arrêté dans mon Cercle… Le hasard a parfois du bon…

— Comme au poker… Mais… comment un mécène peut racheter des Casinos ?

— La Fondation s'occupe des orphelinats et elle a une excellente réputation, mais Graad est aussi un groupe industriel tentaculaire présent dans de nombreux secteurs d'activité… Je suppose que ça l'a tenté sur le moment… C'est sa petite-fille qui dirige le groupe…

— Et il s'est souvenu de toi…

— Il m'a reconnu parce que j'avais joué contre lui lors d'une de ses visites et je l'avais ratissé... C'est peut-être c'qui l'a marqué... Il aimait le poker lui aussi, mais y jouait pas souvent... Il avait besoin d'un directeur pour Carry et j'ai dit oui… Ça m'a permis de revenir dans la région… Et ça fait presque trois ans que j'suis là…

— T'as pas cherché à me retrouver ? demanda Dohko de but en blanc. Puisque t'es revenu sur Marseille… Remarque, t'en avais peut-être pas envie...

— Oh non, loin de là, crois-moi… mais je savais pas comment faire... j'avais qu'ton prénom, c'était difficile…

— J'crois pas qu'on soit très nombreux à porter un prénom d'origine chinoise…, fit le psy un peu déçu que Shion n'y ait pas pensé, mais il n'allait pas lui en vouloir plus que ça puisqu'il avait fait la même erreur.

— J'dois t'avouer un truc, et tu risques de pas être content…

— Dis toujours…

— J'ai tiré une photo de la vidéo surveillance quand t'étais au bar… juste avant qu'ces filles te rejoignent et j'l'ai donné à un pote, un détective en lui demandant s'il pouvait t'identifier et me donner au moins ton téléphone… Je sais que c'est pas vraiment légal…

— C'est même une atteinte à la vie privée, si tu veux mon avis ! fit le thérapeute en haussant un peu le ton, mais heureux de savoir que Shion avait saisi la première occasion qui s'était présentée à lui pour le retrouver.

— M'en veux pas s'te plait…, soupira Shion qui redoutait que son interlocuteur se lève et s'en aille sous le coup de l'énervement.

— Je t'en veux pas… Ça prouve que tu voulais quelque chose…

— M'expliquer et m'excuser… J'croyais que j'te reverrai jamais… et voilà qu'tu t'pointes dans mon Casino, fit-il avec un petit rire. Je savais pas comment faire…

— Tu l'as rencontré comment ce… détective ?

— On était dans le même orphelinat… On a appris à jouer au poker ensemble… Il a fait l'école de police à Marseille, mais il est devenu détective privé… On avait gardé le contact pendant j'étais sur Paris… Quand j'suis revenu, y faisait déjà du cashgame dans les Casinos et y devait aller aussi dans les tripots, mais y m'en a jamais parlé… C'est comme ça qu'on s'est revu à Carry…

— Tu lui as dit que tu m'avais rencontré dans un tripot ? demanda le psy avec un sourire en coin, bien conscient de l'ironie de la situation.

— Non… Ça l'regarde pas…

— Et du coup tu sais tout de moi…

— Non, j'ai qu'ton numéro… et aussi que tu travailles parfois avec la police pour des évaluations psychologiques… Ça lui arrive aussi de bosser avec les flics…

— Tu m'as toujours pas dit pourquoi t'es parti sans rien dire…

— J'en sais rien… J'suis incapable de te donner une raison valable…

— Bien sûr que si… réfléchis bien…

— Non…j'en ai aucune idée… J'étais un peu à la bourre, mais te laisser un téléphone ça m'aurait pas fait rater mon train…

— Tu t'mens à toi-même, Shion… et à moi ! J'vais te dire pourquoi tu t'es enfui…

De nouveau, le psy était là, avec son assurance, avec un schéma de raisons qui commençait à se dessiner et qui découlaient plus ou moins les unes des autres. Depuis le début de leur conversation, Dohko analysait son interlocuteur comme si c'était un patient. C'était devenu une seconde nature chez lui, une déformation professionnelle. Il avait décortiqué son comportement sans vraiment le vouloir, comme il l'avait fait avec Angelo lors de leur rencontre. Et il avait compris beaucoup de choses.

— J'me suis pas enfui…, protesta Shion en levant un index pour appuyer ses paroles.

— Pourquoi t'as joué la fille de l'air alors ?

— Je sais pas, Dohko… J'ai pas d'explication…

— T'avais peur… asséna le thérapeute.

— Peur ? Peur de quoi ?

— Que je te demande rester auprès d'moi… parce que t'aurais dit oui…, déclara Dohko en croisant nonchalamment les jambes, les bras posés sur les accoudoirs dans une attitude confiante et décontracté complètement à l'opposé de la tension qu'il ressentait.

Ses yeux étaient plantés dans ceux de Shion comme la lame acérée d'une épée, dure et brillante, pour que celui-ci comprenne bien qu'il ne fallait plus qu'il se cache derrière son petit doigt et qu'il était temps d'accepter la réalité. Et voilà bien une affirmation à laquelle Shion ne s'attendait pas du tout. Mais elle faisait sens. Des années après, Dohko venait de lui donner la raison, la seule et unique raison pour laquelle il avait quitté cette chambre d'hôtel sans un bruit. Il demeura figé dans son fauteuil, le regard fixé sur son invité, sonné par cette révélation. Cette vérité éclata dans son esprit comme un coup de canon. Si, à l'époque, Dohko lui avait demandé de rester, il aurait accepté sans la moindre hésitation. Mais il voulait aussi aller dans cette école parisienne alors, il avait préféré la facilité sans penser une seconde qu'ils auraient pu trouver une solution pour ne pas se perdre de vue. Il avait refusé d'être mis face à un dilemme et il avait suivi le chemin qu'il s'était tracé, sans se poser de questions. Sans savoir s'il allait blesser quelqu'un. Parce qu'il n'imaginait pas du tout que ça puisse être possible, qu'après une unique nuit, quelques heures seulement, que cet homme s'attache à lui au point de tant souffrir de son départ. Comme lui de l'avoir quitté.

Toute cette discussion lui avait prouvé une chose. Dohko avait été extrêmement affecté par son attitude. Lui, il était bel et bien tombé amoureux. Un vrai coup de foudre du moment où il avait croisé ses prunelles scintillantes dans ce tripot. Alors pourquoi ça n'aurait pas pu être réciproque ? Tous les signes étaient là ! Tout lui indiquait que Dohko éprouvait la même chose. Cette façon de se regarder, de s'observer et toute cette fougue avec laquelle ils s'étaient donnés l'un à l'autre comme s'il n'y aurait plus jamais d'aube nouvelle. Ils s'étaient aimés avec une force et un abandon qui allaient au-delà du simple coup d'un soir. On ne s'offre pas comme ça juste pour quelques heures. On le fait quand on sait, dans la moindre fibre de son corps, qu'on a trouvé le secret de l'éternité. Il n'y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. Et Shion avait refusé d'accepter l'évidence. En moins d'une heure, Dohko l'avait percé à jour et il pouvait presque voir les rouages du cerveau du directeur adjoint tourner si vite qu'ils commençaient à fumer. Il laissa passer quelques minutes, son regard errait sur la décoration, très conscient que dans un tel cas, le temps était son meilleur allié, quel que soit ce que son interlocuteur allait comprendre.

— Pourquoi tu m'aurais demandé de rester ? finit par interroger Shion, craignant la réponse parce qu'il était certain de la connaitre.

— Pour la même raison pour laquelle tu aurais accepté…

Et non. Ce n'était pas ce qu'il voulait entendre. Dohko le renvoyait encore dans les cordes, mais il n'était pas si facile à manipuler même pour un psy. Peut-être qu'un compliment lui ferait un peu lâcher prise.

— Tu es un excellent psychologue, sourit Shion pour revenir sur un terrain légèrement moins glissant, en triturant interminablement son jeton.

— Et psychiatre aussi et toujours joueur de poker… je suis spécialisé dans les addictions aux jeux et j'ai fini à la vingt-et-unième place sur quatre cents du Tournoi des Week-ends à Bandol aujourd'hui-même…

— Pourquoi tu m'dis tout ça ? interrogea le directeur du Casino en haussant les sourcils avec un petit rire encore pris de vitesse par son invité comme si celui-ci faisait une partie d'échecs en calculant plusieurs coups d'avance.

— Ça t'évitera de demander…

— Très belle performance… Félicitations… Tu dois être encore meilleur qu'il y a quinze ans…

— Seize…

— Oh… seize ans… désolé… Quand j'te vois là, j'ai l'impression que c'était hier…

— Moi aussi…

— T'as eu les réponses que tu voulais ?

— En fait, j'avais pas beaucoup de questions… On n'est pas resté assez longtemps ensemble pour avoir plus de choses à éclaircir…

— C'est vrai… t'as tout à fait raison… Merde ! Excuse-moi, grinça Shion en sortant son téléphone de sa poche et en prenant l'appel. Oui… Où ? J'arrive ! Un litige à une table, faut qu'j'y aille… soupira-t-il en se levant. Tiens… mon numéro perso, lui dit-il en lui donnant une carte. Je suis désolé de t'laisser comme ça…

— Non… t'inquiète… vas-y… J'reviendrai, on discutera encore…

— D'accord… reviens quand tu veux… oh oui… surtout, reviens, songea-t-il très fort avec l'illusion de lui transmettre ce désir par la pensée.

Et alors qu'il allait franchir le seuil de la porte, Dohko, qui marchait devant lui, se retourna, prit le visage de Shion entre ses mains et l'embrassa avec une telle passion qu'ils en eurent le souffle coupé. Il y eut un regard lourd de non-dits qui ne dura qu'une seconde et il tourna les talons pour se diriger vers le parking. Shion fut quelques instants sans réaction. Il fut surpris par le geste de Dohko, mais encore plus par ce qu'il ressentit à cet instant. Ses lèvres avaient-elles une mémoire rien qu'à elles pour qu'elles se souviennent si bien de celles de cet homme qui avait fait faire des loopings à son cœur tout le long de leur entrevue ? Leur douceur, leur souplesse, leur saveur, tout était là, enfoui sous des années de regrets. Ça avait été un électrochoc qui venait de le mettre devant l'évidence comme lorsqu'on est au bord d'une falaise et que l'on sait sans aucun doute possible que si l'on fait un pas de plus, on va tomber et mourir trente mètres ou mille mètres plus bas. La hauteur n'a aucune importance, c'est la certitude qui en a. On sait, c'est tout. Ses sentiments n'avaient pas changé. Ils n'avaient pas disparu, ils ne s'étaient pas amoindris. Ils étaient toujours aussi brûlants et Shion devait les accepter. Ce n'était pas comme si c'était difficile. Au contraire, il en était heureux. Il était tombé amoureux presque instantanément et aujourd'hui, il l'était encore.

Il n'avait jamais oublié cet homme qui avait fait de cette nuit un souvenir impérissable gravé au fer rouge dans sa mémoire, dans son cœur et sur sa peau. Un souvenir qui lui faisait physiquement de l'effet lorsqu'il le revivait derrière ses paupières closes. Il sentit une réaction dans son ventre et il sourit à ce constat. Dohko avait donc encore tant d'emprise sur lui ? Était-ce pour cette raison qu'il n'avait jamais réussi à ouvrir assez son cœur pour laisser entrer quelqu'un d'autre ? S'était-il condamné au célibat parce que ce n'était pas lui ? Pourtant, ils ne se connaissaient pas. Ce n'était pas en quelques heures que l'on pouvait être certain d'être face à l'amour de toute une vie. Mais là encore, il fallait se rendre à l'évidence. Sa tête n'avait jamais été aux commandes. Son cœur était le seul à éprouver, à comprendre. Son instinct, son sixième sens, était comme un GPS qu'il devait impérativement suivre s'il voulait arriver à destination qui n'était autre que Dohko. Depuis ce jour dans cette salle de cashgame et cette chambre d'hôtel, ça avait été Dohko et ce sera toujours Dohko.

Pourquoi ? Était-ce vraiment important ? Tout son être lui hurlait que ça ne serait jamais un autre alors pourquoi ne pas essayer ? À présent qu'il l'avait retrouvé, enfin, disons qu'ils s'étaient mutuellement retrouvés par le plus grand des hasards, il fallait bien l'avouer, maintenant que Dohko faisait à nouveau partie de sa vie, pourquoi ne pas envisager qu'ils puissent vivre leur histoire ? Mais peut-être que ce n'était pas dans les projets du psy. Peut-être avait-il voulu lui parler pour avoir une explication et clôturer un pan de son passé. Non ! Pourquoi l'aurait-il embrassé sinon ? S'il avait fait ça, c'était pour une bonne raison. Ou alors c'était pour apporter une réponse à une question qu'il se posait ? Suis-je encore amoureux de Shion ? Et ce baiser pourrait bien être un verdict effroyable et sans appel et jamais il ne le reverra. Non ! Impossible ! Il y avait toujours un espoir. Il le sentait au fond de ses tripes et de son cœur. Il régla le litige à une table de cashgame et fit le tour du Casino pour voir si tout se déroulait bien, l'esprit en proie à toutes ces questions. La prochaine fois que Dohko sera en face de lui, il aura beaucoup de choses à lui demander.

Après avoir démarré sa voiture, Dohko se mit à une place moins éclairée. Il avait besoin d'y voir clair, de ranger le bazar dans sa tête. Il coupa le moteur et regarda droit devant lui. À travers le parebrise, les lumières du port se reflétaient sur l'eau calme. Il respira profondément pour ralentir les battements de son cœur. Mais qu'est-ce qu'il lui avait pris d'embrasser Shion ? Alors le psychologue ? Trouve une explication à ton geste ! Très simple. Un désir irrépressible qui le brûlait depuis qu'ils avaient échangé leurs premiers mots. Il en avait eu conscience tout le long de cette discussion, de ces retrouvailles. Rien n'avait changé depuis toutes ces années. Rien ! Il était fou de cet homme comme au premier jour. Son cœur était pris dans les mâchoires de l'étau du passé et du présent, qui finalement n'étaient pas si différents. Ses sentiments étaient les mêmes, aussi puissants si ce n'était plus, sublimés par cette rencontre. Non seulement Shion avait une explication, mais en plus il avait eu un vécu difficile, ce qui n'excusait pas qu'il se soit enfui tel un voleur à la tire. Il ne lui reprochait pas d'être parti. Seulement de l'avoir fait sans leur laisser une chance de se revoir, de garder le contact.

C'était un orphelin qui avait dû souffrir de ne pas être désiré par des parents adoptifs alors qu'il avait vu certains de ses amis partir avec leur nouvelle famille. Un enfant obligé de se battre tous les jours pour ne pas se noyer dans ces établissements, même si ceux de la Fondation Graad avaient une excellente réputation dans le sens où ils donnaient vraiment une chance à leurs résidents d'avoir une éducation, de faire des études afin d'entrer dans la vie active, armés pour s'en sortir. Un adolescent qui avait eu un ami avec lequel il avait découvert le poker et avec qui il avait passé cette période difficile pour un jeune garçon. Et à peine adulte, il s'était retrouvé dans une salle de cashgame face à lui, puis dans une chambre d'hôtel pour vivre la plus belle nuit de son existence et il avait disparu sans laisser de trace.

Il voulait à tout prix se donner les moyens de s'en sortir. Il s'était battu toute sa vie pour garder la tête hors de l'eau. Il n'allait pas déclarer forfait alors que la victoire était si proche. Il n'était pas question pour lui de renoncer à son rêve qui était sur le point de se réaliser. Ce choix était venu s'inscrire dans son ADN depuis le jour où il avait appris à jouer au poker. Dohko se sentait oppressé tant il avait mal pour Shion. Il s'en était bien sorti, mais il avait trimé comme un forçat pour y parvenir. Tous ces sentiments de tristesse et d'abandon qu'il avait ressentis, en constatant le départ de Shion de cette chambre d'hôtel, disparurent instantanément. Après tout, ils ne s'étaient rien promis. Ils ne pouvaient pas savoir à l'époque comment les choses allaient évoluer pour eux. Il poussa un profond râle et frappa le volant. Pourquoi avait-il fallu qu'ils soient séparés si longtemps ? Il savait au tréfonds de son être que cet homme était le propriétaire éternel de son cœur comme il était celui du sien. Il l'avait bien vu dans son comportement, ses attitudes, les intonations de sa voix, ses regards. Après toutes ces années, ils ne voulaient qu'une chose. Une seule chose d'une inestimable valeur qu'eux seuls pouvaient réaliser. Être le couple le plus heureux du monde.

Pourtant, quelque chose lui soufflait de ne pas se précipiter et de reprendre leur relation là où ils l'avaient interrompue seize ans plus tôt. Dohko était persuadé qu'il devait y aller en douceur pour poser des bases solides et se donner les moyens pour que ça marche. De toute façon, il ne pouvait en être autrement. Aucun autre homme n'aurait pu convenir. C'était comme si, à leur naissance, les dieux s'étaient penchés sur leur berceau et les avaient destinés l'un à l'autre. Il voulait faire sa vie avec Shion, le rendre heureux, lui offrir le bonheur auquel il avait droit, lui faire oublier ses années d'orphelinat. Ce n'était pas parce qu'il avait eu un départ compliqué que toute son existence devait l'être. Dohko refusait cette fatalité et Shion était un battant. Il savait qu'il pouvait lui donner toute l'affection, tout l'amour dont il avait été privé toute sa vie. Toute la tendresse et la force de ses bras, son corps comme bouclier face aux coups que la vie assène impitoyablement et qui vous jettent durement au sol. Ensemble, rien ne pourra leur résister.

Ses réflexions l'avaient un peu calmé, mais surtout elles l'avaient conforté dans sa décision de séduire à nouveau Shion. Il voulait cet homme comme jamais il n'avait voulu quelqu'un. Il avait eu des liaisons, des relations plus ou moins longues, mais personne avec qui il avait ressenti l'envie de faire sa vie. Ce désir, seul Shion avait su le faire naître en lui. S'il était honnête avec lui-même, il l'avait souhaité au premier regard, mais il n'en avait pas eu conscience de suite. Maintenant, les choses étaient très claires. Il avait une très belle carrière, un cercle d'amis formidables, il adorait le poker, il était un excellent joueur et il avait retrouvé l'amour de sa vie. Sauf que ce dernier élément de l'équation était encore une inconnue. Pourtant, il avait confiance, il savait qu'ils reprendraient là où ils s'étaient arrêtés. Il l'avait lu pendant leur conversation. Comme au poker, il avait décelé des tells qui ne trompaient pas. Cette lueur dans ses yeux fuchsia était bien le signe qu'il ne laissait pas Shion indifférent. Il était convaincu qu'il avait eu autant de difficultés que lui à ne pas lui sauter dessus. Enfin, façon de parler.

Quelle allait être la teneur de leur prochaine entrevue ? De quoi allaient-ils bavarder ? Allaient-ils discuter avec des mots ou bien leur corps s'exprimeraient-ils pour eux ? Dohko pouvait-il céder si facilement si Shion se montrait entreprenant ? Évidemment. Et sa mémoire, cette garce, l'abreuva encore du souvenir de cette nuit pour déchainer le démon de la luxure dans son ventre et lui bruler les veines. Pourtant, il voulait bien plus de ça. Le sexe, oui, mais il y avait tout le reste. Tout ce qu'un couple partage en dehors des étreintes charnelles. Vivre ensemble, faire des projets, avoir des rêves, essayer de les réaliser, assurer l'avenir de leur famille, voyager et découvrir le monde. En un mot, être heureux. Il désirait faire tout ça et plus encore. Il y avait seize ans, Shion avait allumé un incendie dans sa tête, son cœur et son corps et celui-ci brûlait encore aujourd'hui, plus violemment que jamais.

Plus calme, ayant retrouvé la maîtrise de ses pensées, il démarra l'Audi et prit la direction de Marseille pour aller chez Gabriel. Il était tout juste minuit et ils devaient être en train de jouer avec Marine, Shura, Milo et Angelo. Il conduisit un peu dans un état second. Il était bien conscient d'être dans sa voiture, mais il n'était pas vraiment concentré sur la route. Il s'en aperçut rapidement et comme il n'arrêtait pas à ressasser cette entrevue avec Shion, il leva le pied pour rouler plus prudemment. Il savait ce qu'il voulait et où il allait, alors maintenant, il devait décompresser et se changer les idées. Et rien de mieux qu'une soirée poker avec des amis. Il rentra sur Marseille et se gara dans la rue où habitait Gabriel. Il l'appela pour s'assurer qu'ils étaient toujours en train de jouer et prit l'ascenseur jusqu'au cinquième étage.


Même soir, appartement de Gabriel, Marseille…

L'appartement n'était pas immense, mais fonctionnel. Il y avait deux chambres, une grande salle à manger, une cuisine et les sanitaires. Gabriel vivait avec son cousin qui travaillait au Centre International de Plongée à la Pointe-Rouge (2) dans le 8e arrondissement de la ville. Dans le hall, il y avait de très belles photos sous-marines de la faune et la flore du coin prises par Hyoga. Le salon était tout en nuances de bleu et de blanc. D'aucuns diraient que c'était là les couleurs de l'Olympique de Marseille, l'OM, l'équipe de football que l'on ne présentait plus, mais en réalité, il s'agissait des teintes que l'on trouvait dans les grottes de glace dans certaines stations de ski des Alpes. Gabriel et Hyoga avaient pu aller en classe de neige, pour une fois que leur père était dans une bonne période et il n'avait jamais oublié la visite de celle de l'Alpe d'Huez et des magnifiques tons de bleu qui tapissaient les murs gelés. Il avait été fasciné de voir comment cette glace pouvait changer de nuance on fonction de la lumière et de sa composition, mais elle restait toujours la même. Froide, lisse, imperturbable. Malheureusement, le réchauffement climatique tendait à faire disparaitre ces somptueuses créations de la nature. Il avait décoré le salon ainsi que sa chambre et la salle de bain en ayant à l'esprit les souvenirs de cette excursion lors de son séjour. La cuisine était dans des tons pastel de jaune et vert quant à Hyoga, pour sa chambre, il avait opté pour la pureté du blanc. Ce soir, il était sorti avec des amis pour aller jouer au Pasino Grand d'Aix-en-Provence. Dohko sonna et Gabriel lui ouvrit.

— Le voilà ! s'écria Milo.

— Oh fan ! On t'attendait plus ! fit Angelo en lui tapant sur l'épaule.

— Mets-toi à l'aise, on vient de finir une partie, l'invita Gabriel en lui mettant un morceau de pizza dans les mains.

— Ah merci ! J'ai trop faim ! sourit Dohko en mordant à belles dents dans sa part.

— T'as pu faire c'que tu voulais ? lui demanda discrètement Marine.

— On en reparlera… Pour l'instant je veux juste jouer…

— On doit te féliciter aussi pour ta vingt-et-unième place au tournoi !

— C'est vrai ! Shura a raison ! Et j'ai tout vu ! J'y étais !

— Gabriel, Marine t'a dit qui on a vu ?

— Pas mal de pros… Gemini, Lyumnades, SeaHorse… On a regardé la TF (3) sur le site…

— Ce Aldebarao était en veine aujourd'hui, commenta Milo en servant un jus de fruits au thérapeute.

— Ah ! Ça fait du bien par où ça passe ! s'exclama Dohko. Bon ! On joue ?

La table de la salle à manger était ovale d'un blanc laqué avec un liseré bleu à quinze centimètres du bord. Elle pouvait accueillir jusqu'à quatorze personnes en se serrant un peu et plus d'une fois, ils avaient tous mangé ensemble. Mais c'était également une table de poker. Une fois déverrouillé, le centre du plateau pivotait sur son axe le plus long et s'inversait pour laisser la place à un tapis bleu roi en néoprène doux et glissant avec au milieu un carré d'as. Gabriel l'avait fait fabriquer sur mesure (4). Ils recommencèrent à jouer et Dohko put enfin se concentrer sur autre chose et arrêter de penser à Shion. Marine avait remarqué qu'il était préoccupé, mais elle n'aurait su dire si c'était positif ou pas, bien qu'elle penchât de ce côté. Un petit quelque chose dans les yeux du psy, une lueur un peu rêveuse semblait aller dans le bon sens. Elle lui fit un clin d'œil lorsqu'elle croisa son regard auquel il répondit de la même manière avec, en plus, un sourire malicieux.

— Oh vous êtes tous là ! sourit un jeune homme blond en refermant la porte de l'appartement.

— Hey ! Hyoga ! s'exclamèrent-ils.

— Je te présente Angelo que tu connais pas, lui dit son cousin.

— Nouveau joueur dans le groupe ? s'enquit-il en lui serrant la main.

— On va dire ça…

— Assieds-toi et joue avec nous, lui proposa Gabriel.

— Oh non ! J'arrive plus à penser !

— Shiryu était avec toi ? demanda Dohko qui s'inquiétait toujours un peu pour son petit frère même si ce dernier s'en sortait très bien tout seul.

— Ouais ! Il a quadruplé et j'ai triplé… Je donne si vous voulez…

— Alors c'est une excellente soirée ! Bravo ! le complimenta Shura.

— On a vu la team pro Elysion au grand complet, les informa Hyoga tout en mélangeant les cartes.

— Wouaw ! Ça c'est du lourd ! déclara Milo.

— Le Ten Cities attire beaucoup de monde, fit Angelo en regardant sa main. Je suis…

— C'est pourtant qu'en juin… Vous étiez que tous les deux ? interrogea Gabriel.

— Y a beaucoup de petits tournois parallèles… Oui et après on a croisé Shun Androméda avec June, une copine à lui… Tu savais que son cousin c'est Ikki Phénix ?

— Ah bon ? Il doit connaitre Shaka Virgo alors… affirma Marine. Ils étaient tous les deux à Bandol aujourd'hui… Je relance…

La soirée se poursuivit tranquillement avec des rires, ce qui fit du bien à tout le monde. Ça permettait de décompresser après une semaine de travail et de stress. Vers trois heures du matin, ils se séparèrent et chacun rentra chez lui. Angelo leur souhaita une bonne nuit et alla se coucher tandis que le psy s'attarda dans le salon où Marine le rejoignit.

— Aller, raconte…, lui demanda-t-elle en lui mettant un chocolat chaud dans les mains.

— On a parlé… enfin surtout lui… Il m'a expliqué pourquoi il était parti ce jour-là…

Dohko lui relata toute son entrevue avec Shion. Elle convint elle aussi qu'il n'avait pas eu un démarrage facile dans la vie et qu'il s'en était bien sorti. Elle n'était pas psychothérapeute, mais elle avait bien vu que son ami était très troublé, qu'il ne savait plus trop quoi penser. Il avait beau répéter qu'il allait le revoir, qu'ils allaient encore discuter de beaucoup de choses, c'était surtout pour se convaincre que c'était ce qu'ils devaient faire. Ils ne se connaissaient pas, ou si peu. Pour entamer une liaison suivie, il fallait se découvrir, s'apprivoiser au fur et à mesure des rendez-vous. Eux, ils avaient commencé par la cerise avant de savourer le gâteau. Peut-être parce qu'au départ, il ne devait s'agir que d'un coup d'un soir sauf que les évènements leur avaient complètement échappé et que de violents sentiments avaient explosé dans leur cœur. Des sentiments auxquels ils ne s'attendaient pas et qu'ils n'auraient pas cru éprouver encore seize ans plus tard.

— Tu penses que vous avez une chance de rattraper le temps perdu ? demanda-t-elle doucement.

— Non… Il est perdu à tout jamais, tu l'sais…, répondit-il un rien de fatalisme et de regrets dans la voix. Mais… je veux plus qu'il disparaisse de ma vie…

— J'veux pas être un oiseau de mauvais augure, mais si ça marche pas, tu crois qu'vous pourrez rester amis ?

— Marine… tu comprends pas ? Ça marchera ! s'écria Dohko en plongeant son regard dans le sien. L'échec n'est pas une option ! Pour aucun de nous deux… Je le sais… Tout en lui m'a crié… non, m'a hurlé qu'on est les deux faces d'une même pièce… Je connais la fin d'l'histoire, on sera ensemble, c'est pour ça que je plane complètement parce que je suis heureux comme t'as pas idée, mais je veux vivre chaque instant qui nous aura menés à ça et tous ceux qu'y aura après…

— Je crois que j't'ai jamais vu aussi… passionné, sourit-elle.

— C'est plus que d'la passion, Marine… c'est d'la folie… Malgré ce que je constate tous les jours avec mes patients, j'ignorais que des sentiments pouvaient être aussi… aussi forts… aussi profonds… aussi… furieux ! Oui, furieux ! Je l'aime avec fureur… mais une magnifique fureur…

— Ça m'fait presque peur de t'voir comme ça…

Marine observait son ami avec tendresse. Elle voyait bien que ce qu'il ressentait était inattendu pour lui. Il ne semblait pas être prêt pour une telle virulence de sentiments. Pourtant, il était sur le point de se jeter à l'eau avec ce Shion. S'ils devaient être en couple, elle avait hâte de connaitre cet homme qui bouleversait tant celui qu'elle considérait comme son grand frère et qui était la prunelle de ses yeux. Elle était un peu envieuse également parce qu'elle se demandait si elle aussi elle rencontrera un jour quelqu'un qui fera chavirer son cœur, son corps et son esprit avec une telle force.

— On va se coucher, déclara-t-elle. Faudrait pas qui t'téléphone à huit heures du matin…, plaisanta-t-elle.

— J'pense pas… Y fait la fermeture…

— Il est quand même quatre heures… et j'suis morte…, sourit-elle avec un air de chien battu.

— T'as raison… Je sais pas si j'dois l'appeler ou attendre qui m'appelle…

— Tu te reposeras la question demain, OK ? Pour l'instant, au lit…

— Bonne nuit…

Dohko se glissa dans sous sa couette et s'endormit avant même que sa tête n'ait touché l'oreiller. Il rêva à nouveau qu'ils faisaient l'amour sur une table de poker dans un tripot. De l'avoir embrassé avait fait ressurgir des sensations bien plus fortes et le songe n'en fut que plus réaliste. Il y avait un puissant désir charnel entre eux, c'était évident, mais il n'y avait pas que ça. Il y avait tout le reste qui fait qu'un couple s'inscrit solidement dans la durée. Et c'est ce qu'ils voulaient tous les deux. Il devait juste tout faire afin que ça fonctionne sans aller trop vite, pour prendre le temps d'apprécier chaque instant. Ils devaient les graver pour toujours dans leur mémoire, que chaque moment représente une des pierres qui bâtira les fondations et les murs de leur famille. Ils l'ignoraient encore, mais Shion et Dohko étaient devenus indissociables dans la trame du Destin. Les deux fils qui s'étaient noués seize ans plus tôt et qui s'étaient déroulés l'un parallèle à l'autre sans jamais se rencontrer, venaient de s'entrelacer à nouveau pour n'en former plus qu'un seul…


Mercredi 21 février 2029, hôtel Rotonde, Aix-en-Provence…

Il s'était fait discret dans les trois Casinos de la région. Depuis son élimination avant la bulle au tournoi de Bandol, Kassa Lyumnades se sentait humilié. Il avait été sorti par un amateur. Un illustre inconnu qu'il n'avait pas réussi à lire. Pourtant ce n'était pas comme si le type n'avait pas de tells. Et Kassa les avait identifiés sans difficulté. Mais là, sur cette dernière main, il n'avait rien vu. Il n'avait pas compris le jeu de son adversaire. Il avait déjà perdu pas mal de jetons sur plusieurs coups précédents. Il n'avait pas un petit tapis, mais celui de l'autre était plus gros. Est-ce que c'était ce détail qui lui avait échappé ? Cet indice ? La hauteur du stack de ce type aurait dû déclencher toutes ses alarmes, mais il n'en fut rien. Elles restèrent muettes. Le gars avait slow play (5) son jeu. Il avait une paire servie, une pocket paire comme on dit, et il avait trouvé son full (6) au flop. C'était rare, mais ça arrivait et c'était pour cela qu'on appelait ça, un tirage improbable. Il n'avait pas fait de grosse relance pour être certain d'être suivi et de faire augmenter la valeur du pot. Et malgré les deux Neuf sur le tapis, Kassa n'avait pas compris. Cette paire lui faisait un brelan puisqu'il avait un Neuf et un Dix de carreau et il y avait deux autres carreaux au flop ce qui lui donnait également une possibilité de couleur. Il avait une chance sur trois de la trouver au turn et elle sortit à la river. Il fit semblant de réfléchir, puis après quelques secondes de fausse hésitation, il envoya son stack. Son adversaire suivit et retourna ses cartes. Le Portugais crut que son cœur allait cesser de battre. Ce n'était pas tant à cause de la somme d'argent qu'il venait de perdre que par l'humiliation qu'il éprouva à cet instant.

Il savait qu'il avait été reconnu par la plupart des joueurs présents. Il avait quand même un sacré palmarès et des articles lui avaient été consacrés dans la presse spécialisée. Il avait remporté plusieurs grands tournois et son visage avait fait la une de ces magazines. Certes, la nature ne l'avait pas gâté. Il n'était pas ce qu'on pouvait appeler un apollon, mais son gros compte en banque pouvait attirer des femmes peu scrupuleuses et capables de fermer les yeux sur ce physique ingrat au regard de la vie très aisée qu'elles pouvaient obtenir si elles réussissaient à se faire épouser. Et Kassa ne l'ignorait pas. Il avait même poussé la paranoïa jusqu'à subir une vasectomie pour ne pas que l'une de ces filles, qui savait si bien faire abstraction de sa laideur devant la jolie somme qu'elle allait recevoir, vienne lui dire qu'elle était tombée enceinte de lui – les préservatifs, ça peut se déchirer, n'est-ce pas ? – et qu'elle avait besoin d'argent pour élever l'enfant. De ce côté-là, il était tranquille. Il avait choisi de ne pas fonder de famille et de consacrer sa vie à ce jeu de cartes. Certains artistes affirment qu'ils mourront sur scène, lui ce sera à une table de poker. Heureusement que son cœur était solide, parce qu'il n'était pas près d'oublier ce full meurtrier pour son égo.

Depuis trois jours, il n'avait que très peu joué. Il s'était rendu au Pasino Grand, à La Ciotat et à Carry-le-Rouet, mais il n'avait pas apprécié ses parties. Il avait, certes, gagné une jolie somme, mais ce full lui avait laissé un goût de vomissure dans la bouche. De plus, il avait la désagréable impression que les gens parlaient derrière lui, qu'ils se moquaient du pro éliminé par un amateur. Le souvenir de cette déconfiture risquait de le poursuivre tout le long du Ten Cities. Il avait beau essayer de se cacher sous une casquette et des lunettes de soleil, son dos vouté, sa démarche élastique, sa peau pâle étaient autant de traits qui le trahissaient invariablement. Il espaça ses sorties en live et joua beaucoup en ligne. Salamander était un joueur très connu sur le Net et personne ne savait qu'il s'agissait d'un pro qui venait de se faire ridiculiser dans les grandes largeurs. L'anonymat avait du bon. Il prit tous ses repas dans sa suite pendant plusieurs jours et il ne quittait l'hôtel que le temps que la femme de chambre fasse son travail. Cette psychose finit par lui passer et il retourna dans les Casinos. Après tout, les gens pouvaient bien dire ce qu'ils voulaient. Ce n'était que des jaloux qui aimeraient bien être aussi bons que lui et engranger autant d'argent en quelques heures à peine. Kassa Lyumnades n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il était à une table de poker et personne ne le priverait de ça. Cet échec l'avait vraiment déstabilisé. Il n'avait rien d'autre que le Texas Holdem dans son existence. Il devait digérer cet incident de parcours et recommencer à jouer et à gagner pour maintenir son train de vie plutôt luxueux.


Même jour, Sausset-les-Pins, presque quarante kilomètres à l'ouest de Marseille…

Érigée sur de la roche qui plongeait presque à pic dans la mer d'une hauteur vertigineuse de quatre ou cinq mètres tout au plus, la villa de deux cent cinquante mètres carrés avait été surélevée pour permettre l'installation de toute la tuyauterie d'alimentation en eau et d'évacuation ainsi que les arrivées électriques et la construction du vide sanitaire. Elle avait plus de cinquante ans et Kanon l'avait fait entièrement rénover. Pour y entrer, il devait passer sous l'arc végétal formé par un grand et magnifique bougainvillier pourpre appuyé sur les piliers du porche. C'était un buffet à volonté pour les abeilles, les papillons et tous les insectes pollinisateurs qui voletaient tout autour.

En pénétrant dans le hall, l'odeur de la peinture à peine sèche lui sauta au nez ainsi que celle du bois coupé. Il inspecta chaque pièce pour s'assurer que ces instructions avaient été respectées. Il ne trouva rien à redire si ce n'est un paquet de carrelage oublié dans un coin de la cuisine. Il l'avait voulu dans le style provençal pour ne pas détonner dans le paysage, raison pour laquelle il avait opté pour une maison déjà construite et non pas du neuf qui aurait pu s'avérer trop moderne pour la région. Il mit la climatisation en marche et attendit d'en sentir les effets. La cuisine était un bijou. Il y avait un frigo américain qui fabriquait des glaçons et dont une des portes était équipée d'un écran tactile. Même en se mijotant de bons petits plats, Kanon pouvait se connecter à Internet, jouer au poker en ligne ou bien regarder un film ou une série. Ou encore, écouter de la musique. Il avait choisi des tons de bleu comme la mer Méditerranée qu'il voyait depuis la fenêtre.

Le salon était assez grand pour y mettre quatre tables de poker de dix places et il y en aura au moins une, ça c'était certain. Là aussi, tout était bleu, du plus clair au plus océanique, comme sa longue chevelure. Il y avait une pièce qui avait dû être une chambre ou un bureau et qui sera parfaite pour installer le tapis de course, le rameur et le banc de musculation. Mais s'il en avait le courage et la volonté, il pouvait également aller trottiner sur la promenade en bord de mer. La salle de bain était un véritable spa. La douche était équipée d'une colonne hydromassante pour se détendre et évacuer la tension. La baignoire était assez vaste pour trois personnes et c'était aussi un jacuzzi. Il y avait même un petit sauna. L'un des murs était une longue baie vitrée qui donnait sur les flots sans aucun vis-à-vis. À l'étage, il y avait quatre chambres dont chacune avait un cabinet de toilette avec douche, lavabo et WC. L'une d'elles, la plus petite, lui servirait de bureau et la plus grande sera la sienne.

Le jardin était en friche. La résidence n'avait pas été habitée depuis de nombreuses années et l'agence immobilière avait énormément baissé le prix avec l'accord des propriétaires. Kanon était arrivé au bon moment et s'était porté acquéreur. L'agent qui lui avait fait visiter les lieux lui avait assuré que l'olivier, qui trônait majestueusement dans un coin dégagé pour être bien mis en valeur, avait plus de trois cents ans et que la maison avait été construite en le prenant en compte pour ne pas le déraciner. C'eût été un criminel de l'abattre. Il avait un tronc grisâtre et noueux, tout tordu et crevassé. En le regardant, Kanon songea à tout ce que cet arbre avait dû voir et entendre et qu'il allait devoir faire appel à un paysagiste. Ou même plusieurs.

La partie du jardin qui donnait sur la mer était également à l'abandon. Mais la superbe piscine était déjà remplie et en fonction. Là aussi, il faudra aménager les alentours avec une terrasse, une cuisine d'été, un barbecue, des transats, des parasols. Il s'arrêta un moment les yeux plongés dans l'eau qui se frissonnait sous la caresse du petit mistral qui s'était levé et qui dégageait le ciel de tout nuage pour ne laisser qu'une infinie étendue bleue. Au fond, il y avait un portail dans le mur de clôture qui permettait l'accès à la mer par un escalier. Ce n'était pas une plage, mais un plateau rocailleux battu par les vagues. Avec une bonne paire de vieilles baskets pour ne pas se blesser les pieds sur certains rochers pointus rongés par le sel, il était possible de prendre un bain sans se soucier du sable ou des touristes.

Il se retourna vers la maison et distingua les panneaux solaires installés sur les pentes du toit exposées plein sud. Il remonta et s'arrêta encore devant la piscine. Il n'avait pas compris pourquoi il l'avait fait quelques minutes plus tôt, mais là il sut et sourit. La couleur de la mosaïque qui décorait le bassin lui rappelait celle d'un regard qu'il avait croisé il n'y avait pas si longtemps. Il avait espéré revoir ce joueur à Bandol et éventuellement faire sa connaissance, mais peut-être n'était-il pas intéressé par les tournois. Il s'était trouvé au Pasino Grand juste pour une soirée. Il faisait peut-être comme beaucoup d'amateurs et n'allait que de temps à autre dans un Casino. Il regarda sa montre et sourit. Ses parents et son frère n'allaient pas tarder à arriver et il avait prévu quatre tables et des chaises de camping pour manger les pizzas qu'ils allaient commander. Le vent lui porta le bruit des moteurs de deux voitures. Il regagna la villa pour accueillir sa famille.

— Maman ! Papa ! Entrez ! s'écria-t-il en souriant.

— Et moi ? Je sens l'gaz ? l'apostropha Saga en lui mettant un coup de poing sur l'épaule.

— Aïeuh ! Appelle la pizzéria au lieu d'râler !

— Elle est magnifique, mon cœur ! s'exclama Léda Gemini en regardant de tous les côtés.

— Chérie, viens voir la cuisine ! cria Tyndare depuis l'autre pièce.

— Voilà… Livraison dans une heure maximum, lui rapporta son frère en passant son bras autour de son cou. J'ai pris comme d'habitude… Maman a raison, elle est superbe…

— J'ai eu d'la chance de la trouver… c'est exactement c'que j'voulais…

— Y a encore du boulot…

— J'embaucherai pour le jardin et les finitions… Mais d'ici cet été, ce sera terminé…

— Tu vas pas t'ennuyer tout seul dans cette grande baraque ?

— Pas jusqu'au Ten Cities en tout cas… J'aurai pas l'temps…

— Entrainement ?

— Toujours…

Ils firent le tour du jardin et Saga aurait bien aimé pousser son frère dans la piscine, mais il faisait un peu frais encore pour la saison et il ne fallait pas que Kanon tombe malade juste avant ce tournoi. La vue sur la mer était imprenable. Ils la voyaient de leur appartement à Marseille, mais elle était loin. Là, il suffisait de franchir le petit portail pour tremper les mains et les pieds dans l'eau.

— Kanon cette maison est une merveille, le complimenta sa mère en le serrant dans ses bras.

— Va t'falloir une femme de ménage parce que c'est pas toi qui va le faire, le taquina son père.

— Je ferai c'qu'il faut… L'entreprise de nettoyage vient lundi pour tout récurer et le lendemain les meubles arrivent…

— T'as déjà tes meubles ? demanda Saga, surpris que son frère ait eu le temps de faire les magasins.

— C'est ceux de mon appart… Le strict nécessaire… Ma chambre, mon bureau, la table et les tabourets de la cuisine et ceux du salon… le technicien pour la fibre Internet passe dans la journée… le reste, ça ira dans le garage pour l'instant, mais j'vais m'débarrasser de pas mal de choses… J'veux prendre mon temps pour la décorer comme je l'imagine… Je pends la crémaillère le week-end prochain… je ferai appel à un traiteur pour la bouffe… par contre, jouer sur la table de la salle à manger, ça fait longtemps que ça m'est pas arrivé, termina-t-il en riant.

— Tu peux chercher ton mobilier sur le web et te faire livrer, non ? suggéra son père.

— Je préfère voir et… Saga ? C'est le livreur ! dit-il en entendant le carillon de l'entrée.

— J'y vais… Il a fait vite… Y z'avaient dit une heure…

— … et poser des questions au vendeur si j'en ai besoin…, reprit Kanon. Mais oui, je me ferai livrer et les gars monteront les meubles…

— C'est mieux, effectivement…, convint Tyndare.

— Tu vas rembourser sur combien ? Vingt ans ? Vingt-cinq ? s'enquit son frère qui posa les boites chaudes sur l'une des quatre tables de camping qu'ils avaient déplié ainsi que les fauteuils tout en discutant.

— Y a des assiettes en carton et des couverts en bois dans cette boite, dit-il en la montrant du doigt. Non, c'est un crédit sur dix ans…

— Dix ans ?

— J'ai suivi les conseils de maman, figure-toi…

— Remarque t'en seras plus vite débarrassé…

— Exactement… Et puis, j'peux me le permettre…

— J'aurais jamais imaginé que tu deviendrais un joueur professionnel le soir où je t'ai accordé cette faveur, se remémora Tyndare, fier de ses fils.

— Ah… quand je t'ai demandé dix euros ? Je m'en rappelle…

— T'as un système d'alarme ? s'enquit sa mère qui s'inquiétait et qui s'inquiètera toujours pour ses enfants.

— Pas encore, mais j'y songe… Et je vais faire rehausser les murs de clôture... Pour l'instant la maison est vide, mais elle va pas l'rester…

— Ben ça a été en travaux pendant plusieurs semaines… tout l'quartier est au courant…

— Heureusement que t'as des voisins… C'est pas trop isolé…

— Papa, c'est pas non plus la Calade (7), tenta de le rassurer Kanon qui ne voulait pas que ses parents se fassent trop de soucis.

Saga avait quitté la maison avant lui lorsqu'il avait été nommé dans un collège d'Aix-en-Provence. Il aurait pu faire le trajet tous les jours depuis l'Estaque, mais ça lui serait revenu bien trop cher en carburant même s'il avait une hybride. Il avait choisi de louer un appartement plus près de son lieu de travail. Et bien évidemment, ce fut un déchirement pour Léda et Tyndare qui voyait un de leur garçon prendre son envol. Mais tout s'était très bien passé et plus d'une fois, Saga les avait invités chez lui pour déjeuner ou dîner. Deux ans plus tard, c'était Kanon qui quittait le nid à son tour après s'être constitué une très confortable bankroll. Pendant plusieurs années, il avait sillonné le monde d'un Casino à l'autre, jouant sans cesse et gagnant de nombreux tournois. Il avait fait le tour de la planète, mais il ne l'avait pas vraiment visité.

Il était toujours assis à une table de poker et il n'était pas là pour faire du tourisme. Le seul pays qu'il avait pris le temps de découvrir, c'était le Canada. Il l'avait traversé d'est en ouest pendant tout un mois et il avait ramené des centaines de photos et de vidéos. Encore aujourd'hui, il se demandait pourquoi il avait fait une pause dans sa tournée des Casinos pour explorer cette magnifique contrée. Et aussi pour oublier la grosse engueulade qu'il avait eue avec son frère. Quand Saga avait appris que Kanon allait partir d'abord à Barcelone pour disputer un EPT, un European Poker Tour, avant de s'envoler pour les États-Unis, il s'était mis en colère et avait été le voir chez leurs parents où son cadet vivait toujours. Il n'arrivait pas à comprendre comment il pouvait abandonner Tyndare et Léda…

T'es là, toi! Je les laisse pas tomber! Sois pas con! se défendit Kanon en continuant à remplir sa valise.

Ah! Tu comptes sur moi pour veiller sur eux pendant que toi tu vas t'amuser en Espagne et à Vegas! Sérieux… pas la peine d'aller si loin, insista son frère qui tenter de le faire changer d'avis.

Et si tu venais avec moi? Les jumeaux Gemini à la conquête du monde du Texas Holdem! s'emballa le cadet.

Arrête de délirer! On peut pas s'éloigner tous les deux, tu l'sais…

Toi et moi on considère cette maison comme… comme une sorte de sanctuaire où on a grandi et ce sera toujours le cas… Ce sera toujours l'endroit où je reviendrai quoi qu'il arrive… Mais papa et maman comprendront très bien qu'on vole de nos propres ailes!

Oui, mais pourquoi tu pars si loin?

C'est pas loin l'Espagne…

Et après c'est l'Amérique! Fais pas comme si tu comprenais pas!

Viens avec moi! On va conquérir le monde ensemble! T'es un très bon joueur toi aussi!

Non… J'peux pas laisser les parents! Va-t'en! déclara froidement Saga comme s'il n'était plus le même. Laisse-nous tomber… J'veux plus te voir…

Saga, mais enfin…

Ta gueule et écoute-moi! cria l'ainé. Tu pars, très bien. J'veux plus te voir, t'as compris? répéta-t-il. Tu m'laisses m'occuper d'eux, pas d'problème… Quand tu reviendras, si jamais ça t'arrive et que tu t'souviens d'nous, fais-en sorte que j'sois pas là…

Oh ! Tu m'donnes pas d'ordres, t'as compris ? Chuis pas un d'tes élèves! se rebiffa Kanon en s'approchant de son frère, menaçant.

Ça suffit vous deux! cria Léda qui avait entendu l'altercation depuis le salon. Vous croyez qu'on fait des enfants pour les garder auprès de nous toute notre vie? On vous a armé pour que vous puissiez vous débrouiller seuls! On sera pas toujours là! Quels que soient vos choix, il faudra les assumer et les respecter! C'est clair?

M'man, c'est Saga qu'est pas d'accord avec ma décision, protesta Kanon.

Et toi t'as voulu m'embrigader avec toi!

J't'ai pas kidnappé non plus! N'abuse pas! Tu veux pas v'nir? OK ! Viens pas ! J'vais pas t'supplier !

Comme quand ils étaient gamins, c'est pas moi, c'est l'autre. À l'époque, ça n'avait pas d'importance. Les désaccords de deux petits garçons étaient facilement gérables, sauf que là, il n'était plus des gosses. Il s'agissait de leur avenir, de la façon dont ils voulaient vivre leur vie. Et là, en l'occurrence, la décision de Kanon ne convenait pas à Saga. Il ne la comprenait pas.

Désolé, j'peux pas! J'arrive pas! Ils nous ont appris à manger, à marcher, à parler, ils nous ont donné une éducation exemplaire… la moindre des choses c'est de veiller sur eux pour les remercier de tout ça tu crois pas? Vas-y! Va faire le tour du monde et t'amuser… Je garderai le… le sanctuaire comme t'as dit… mais ne reviens plus…

Saga!

Il sortit de la chambre de Kanon sans répondre à l'appelle de sa mère. Quelques instants plus tard, ils entendirent la porte de l'appartement claquer violemment. Léda s'assit sur le lit et prit son fils dans ses bras pour le bercer comme lorsqu'il était petit. Du haut de son mètre quatre-vingt-huit et de ses vingt-quatre ans, il se sentait encore comme un enfant dans ces bras protecteurs et aimants, enveloppé par le parfum de la peau de sa mère. Une odeur à nulle autre pareille, graver dans notre mémoire depuis le jour de notre naissance.

Ne t'inquiète pas, mon ange… Ça lui passera… Deviens un grand joueur et il comprendra qu'il peut te faire confiance, dit-elle à son fils qu'elle percevait très affecté par l'attitude de son frère.

C'est pas ça… J'croyais pas qui serait aussi négatif… On s'est rarement engueulé, on a presque toujours été d'accord sur tout… Ça m'fait bizarre…

Tu reviens quand tu veux à la maison, tu le sais… Qu'il soit là ou pas… C'est votre foyer à tous les deux et je ne veux pas que vous vous en priviez, c'est clair?

Ouais…

Tu pars quand?

Je décolle demain en milieu d'après-midi… j'aurai le temps d'voir papa ce soir…

Je lui expliquerai, t'inquiète pas… N'en veux à ton frère, d'accord?

Non, mais un peu quand même… Je m'attendais pas à c'qu'il ait une réaction si négative… J'l'ai jamais vu comme ça…

Tu sais qu'il aime bien tout contrôler, c'est un des traits de sa personnalité… d'un autre côté, tu pourras lui demander la lune, il ira te la décrocher…

Je sais… mais là, j'ai un peu l'impression que c'est lui qui m'jette dehors…

Certainement pas! C'est encore ton père et moi qui décidons de tout ici! Personne ne jette personne dehors…

Il a dû rentrer chez lui… on devait manger tous ensemble, non? Je veux pas qu'on s'dispute à nouveau pour ma dernière soirée ici avant un bon moment… J'aurais aimé qu'on soit tous là…

Ne t'inquiète pas, ça va aller, d'accord?

Kanon s'envola pour Barcelone au lendemain de ce dîner. Il avait bien vu que ses parents étaient attristés par la dispute de leurs enfants. Saga ne s'était pas montré. Il ne savait plus s'il pouvait encore faire confiance à son frère ainé pour veiller sur eux. Il avait l'air tellement en colère contre lui. Est-ce qu'il serait capable de les délaisser pour lui prouver qu'il avait raison? Que Kanon aurait dû rester? Ou du moins, ne pas partir si loin? Heureusement qu'il les avait régulièrement au téléphone et en visio également. Ça le rassurait. Petit à petit, il avait perdu foi en tous ceux qui l'entouraient. Il avait été tellement déçu par Saga qu'il n'arrivait plus à accorder sa confiance à quiconque. Hormis à Léda, Tyndare et Mû. Il était tout seul à tourner autour de la planète Texas Holdem. Il avait fait quelques rencontres. Parfois pour une nuit ou bien pour plusieurs, mais il était devenu un solitaire. Pendant plusieurs années, il ne rentra pas chez lui. Mais jamais il n'oublia les anniversaires, la fête des Mères ou des Pères, la Noël, le Jour de l'An, pourtant il ne retourna pas à l'Estaque. Il voyait bien que ses parents étaient très tristes. Il finit par se résoudre à le faire. Et contre toute attente, il fut accueilli par Saga qui le serra si fort contre lui qu'il crut qu'il allait l'étouffer. Il l'entendit lui demander pardon mille fois, dix mille fois. Et lorsqu'il referma ses bras sur lui, il sut qu'il était enfin à la maison et combien sa famille lui avait manqué.

Depuis ce jour, Saga ne lui reprocha plus de partir aux quatre coins de la planète pour jouer au poker dans les plus prestigieux Casinos. Il avait mis de l'eau dans son vin aidé en cela par ses parents qui ne voulaient pas voir leurs fils se déchirer pour une idée stupide. Son frère était devenu un champion mondialement reconnu et il en était fier. Il devint son premier supporter, son premier fan et avec Mû, ils allaient avec lui à chaque fois qu'ils le pouvaient. Un jour ils s'étaient rendus au Rio de Las Vegas en juillet pendant les grandes vacances en France. Lorsque Saga arriva à la table avant son frère, le croupier les confondit. Ce fut un moment de franche rigolade et de stupéfaction. Une fois de plus, leur ressemblance en laissait plus d'un sidéré. Kanon dut expliquer que c'était lui qui jouait et non pas son frère qui s'occupait de la logistique de leur séjour. Cette fois-ci, il était reparti avec un joli pactole de deux cent cinquante mille dollars. En rentrant, il avait dit à Léda et Tyndare de poser deux semaines de congés quand ils pourraient. Il voulait leur offrir un voyage en Grèce, un pays qu'ils avaient toujours voulu visiter. Tout s'était finalement bien terminé et les jumeaux étaient à nouveau comme cul et chemise…

— Mû n'a pas pu venir ? l'interrogea Saga en engouffrant une autre part de pizza.

— Non, il devait voir un ami à lui, un copain de fac, je crois…

— Tu penses toujours à ce gars qu't'as croisé à Aix ?

— Non… enfin si… Je suis curieux… il m'a fait une étrange impression…

— Comme quoi mon chéri ? s'enquit Léda en terminant son verre de rosé.

— Je suis presque certain que c'est un pro… Très posé, calme, pas comme d'autres qui sont plus remuants et volubiles à une table…

— Y t'as tapé dans l'œil, blagua Tyndare en souriant à son fils.

— Oui, mais y a pas que ça… Y dégageait quelque chose de… je sais pas… comme s'il était une énigme à résoudre…

— Oh là… T'es amoureux…

— Dis pas d'connerie, Saga… On tombe pas amoureux en quelques minutes…, déclara Kanon en répondant à un SMS. Mû me demande s'il peut inviter son pote samedi prochain pour la crémaillère…

— Qu'il en invite même plusieurs, rétorqua son père.

— Ça s'appelle le coup de foudre ! réplique Léda pour revenir au sujet de leur conversation.

— Maman, ça n'existe que dans les romans fleur bleue, fit Kanon qui ne voulait pas en dire davantage.

Le repas se poursuivit dans la bonne humeur et les rires. Ce n'était pas souvent que la famille Gemini se retrouvait au complet, alors ils en profitaient avant de retourner chacun à ses obligations. Tyndare et Léda étaient fiers de ce qu'étaient devenus leurs deux garçons. Et lui se souvenait encore comment sa femme lui avait annoncé qu'elle était enceinte…

Ils n'étaient mariés que depuis deux ans et avaient mis ce temps à profit pour asseoir leur carrière. Tyndare était croupier au Casino de Carry-le-Rouet depuis seulement trois ans et Léda terminait son alternance dans une agence bancaire où elle avait fini par travailler, située sur la Canebière, cette illustre artère de Marseille qui partait du Vieux-Port et qui montait jusqu'au square Stalingrad et l'église des Réformés. Elle avait acheté deux paires de chaussons qu'elle mit dans une boite et qu'elle posa sur la table du repas. Au moment de diner, elle dit à son mari de l'ouvrir pour que les soi-disant gâteaux soient à température ambiante. C'était vraiment une excuse à la noix! Tyndare ne fit pas du tout le rapprochement.

C'est original des pâtisseries en forme de chaussons, lui dit-il. Très réaliste…

Elle termina son omelette et le va les yeux au ciel. Les hommes sont vraiment idiots parfois. Elle se retint d'éclater de rire et posa son plat sur la table.

C'est pas des gâteaux, mon chéri…

Ben c'est quoi?

Des chaussons de bébés…

Des vrais?

Oui, des vrais…

Mais pourquoi t'a acheté des chaussons de…

Tyndare ne termina pas sa phrase. Il leva les yeux vers son épouse et la regarda comme si c'était la première fois qu'il la voyait et qu'il venait de tomber amoureux. Pour la seconde fois de sa vie, il avait le coup de foudre pour sa femme.

Deux? parvint-il à articuler.

Des jumeaux…

Il se leva, prit Léda dans ses bras et la fit tournoyer en riant comme un gosse qui vient de recevoir le plus merveilleux cadeau de l'univers. Il lui répéta mille fois qu'il l'aimait, comme un vieux vinyle rayé. Elle serrait son mari à l'étouffer et riait avec lui.

Et c'est pour quand?

En principe deuxième ou troisième semaine de juin, mais avec des jumeaux ce sera sûrement avant…

C'est pour ça que je te trouve plus demandeuse quand on fait l'amour…

Les hormones et aussi parce que mon mari est une bête au lit…

Hmm… Flatteuse…

Les jumeaux adoraient cette histoire et même s'ils la connaissaient par cœur, ils riaient toujours de voir leurs parents revivre ce moment-là. L'après-midi passa tranquillement. Chacun y allait de son idée pour faire telle ou telle à chose à tel emplacement. Un bassin avec une fontaine pour cet endroit du jardin, une cuisine d'été avec un barbecue, sauf que Kanon y avait déjà pensé, un potager avec quelques arbres fruitiers pour lesquels il devra embaucher quelqu'un vu que lui sera par monts et par vaux dans les Casinos de la planète. Il voyait d'ici les soirées entre potes jusqu'à l'aube et les bains de minuit dans la piscine ou dans la mer après une bonne partie de poker lorsqu'il fera une pause dans les tournois. Il était bien conscient qu'il était mieux loti que la plupart des gens à commencer par ses parents. Il savait qu'ils n'avaient pas besoin d'argent, ni son frère d'ailleurs, mais lui était millionnaire et sans le montrer, il était toujours à l'affût d'un indice qui démontrerait la moindre difficulté. En tout début de soirée, Kanon ferma sa maison et tous reprirent le chemin de Marseille pour ses parents et d'Aix pour Saga. Finalement, il changea d'avis et se rendit à Carry-le-Rouet. L'envie de jouer le prenait parfois sans crier gare… L'avantage c'était que ce Casino était plus près de chez lui que celui d'Aix maintenant qu'il allait habiter à Sausset-les-Pins. Il le connaissait, mais ça faisait longtemps qu'il n'y avait plus mis les pieds…


Mercredi 21 février 2029, brasserie le Cintra, Aix-en-Provence…

Mû entra dans la brasserie la plus célèbre d'Aix-en-Provence, le Cintra. L'établissement était ouvert continuellement et on pouvait manger de tout à n'importe quel moment du jour ou de la nuit. De loin, il vit son ami installé à la table à laquelle ils avaient l'habitude de se mettre. Il lui fit un grand sourire et s'avança. L'homme se leva et ils échangèrent une franche accolade.

— C'est bon de t'revoir ! s'exclama Mû en s'asseyant en face de son ami.

— Moi aussi ça me fait plaisir ! Ça fait quoi… presque dix ans…

— Heureusement qu'on s'est croisé dans cette librairie…

— … et que tu m'as laissé ton téléphone…

— Je suis désolé d'être parti comme ça, ma sœur m'attendait… elle était en double file…

— C'est pas grave, c'est sympa d'être venu…

— Ça rappelle des souvenirs…

— Alors raconte… prof d'anglais c'est comment ?

— Tu dois le savoir puisque t'es prof de français…

— Euh… non… pas vraiment… J'ai jamais exercé…

— Comment ça ? s'étonna Mû. Tu voulais enseigner plus que tout ! Qu'est-ce qui s'est passé, Gabriel ?

Et il lui raconta comment quelques jours avant de prendre son poste dans un lycée, il avait été blessé par une balle perdue dans ce petit supermarché où il avait l'habitude de faire ses courses et la thérapie qu'il avait suivie.

— Heureusement que j'avais le poker… Je jouais beaucoup en ligne… J'avais pas besoin d'sortir et je me faisais livrer tout c'que pouvais… Je mettais le nez dehors que si c'était indispensable…

— Merde… C'est moche… Et ça va mieux ?

— Oui… Je suis devenu joueur professionnel… et tu sais que ça paye mieux qu'être prof…, sourit Gabriel en buvant une gorgée de cappuccino.

— Et Hyoga ?

— On habite ensemble… il est moniteur de plongée à la Pointe-Rouge…

— Il joue aussi ? demanda Mû en croisant ses bras sur la table.

— Oh oui, sourit Gabriel, et il est très bon… Et toi ? Raconte…

— Oh rien d'extraordinaire… Prof dans un collège… J'adore ça et puis l'anglais est quand même la langue internationale… Si mes élèves s'en sortent dans l'avenir, ce sera peut-être un peu grâce à moi…

— Tu vois toujours le verre à moitié plein…, le taquina Gabriel.

— Au fait puisque t'es pro, t'étais à Bandol ce week-end ? Les Tournois des Week-ends…

— Non, j'avais prévu autre chose… Y en aura d'autres… T'y étais ?

— Ouais avec un ami qui jouait et son frère… Il a fini second…

— Second ? Un pro ? J'l'connais peut-être…

— Oh le monde du poker le connait très bien… C'est Kanon Gemini…

— Ka… Kanon Gemini ? bafouilla Gabriel en clouant son ami de ses yeux de glace.

— Ouais… Tu l'as déjà vu ?

— Euh… on peut dire ça… je l'ai croisé au Pasino y a pas longtemps… J'admire ce type… Il est incroyable… J'suis complètement fan…

— J'confirme… Il est génial…, fit Mû en haussant les sourcils pour donner plus de poids à ses paroles.

— Depuis quand tu l'connais ?

— Oh… depuis le CP… On habitait dans l'même quartier à l'Estaque et on est allé à la même école primaire, le même collège et le même lycée… après on a fait des facs différentes, mais on est resté très proche…

— Comment il est ?

— C'est un amour… Mais y a eu une période où il était pas à prendre avec des pincettes… Y a eu une grosse engueulade avec son frère… mais ça s'est réglé… Il s'est éloigné de sa famille plusieurs années et il a fait le tour du monde des Casinos avec la réussite que tu connais…

— C'est à cette époque qu'il a assis sa réputation…

— Exactement… Et là, il va s'inscrire au Ten Cities…

— Sérieux ? Moi qui n'avais pas trop envie d'y aller, j'viens de changer d'avis ! Si je peux jouer contre lui, ce serait fantastique !

— Pourquoi tu veux pas y aller ?

— Pas trop motivé cette année… Mais là, ça change tout…

— J'peux t'le présenter si tu veux…

— Déconne pas !

— J'déconne pas… Il a acheté une villa à Sausset-les-Pins… Le week-end prochain, il pend la crémaillère… Y aura ses parents, ma sœur, moi, un ou deux potes… tu veux venir ?

Voilà bien une chose à laquelle Gabriel ne s'attendait pas du tout. Son copain de fac connaissait depuis l'enfance le joueur de poker dont il était un fan absolu. Et peut-être même un peu plus s'il fallait croire les images que lui servait la partie de son cerveau qui contrôlait les fantasmes. C'était une opportunité qu'il ne devait pas laisser passer.

— Ben… j'veux pas m'imposer…, dit-il en espérant que Mû insiste malgré tout.

— Attends, j'lui envoie un SMS… Voilà… on verra ce qui m'dit… Et ton père ? T'as des nouvelles ?

— De temps en temps… Y va bien… Enfin, c'est c'qui dit…

— Ah… Kanon dit qu'tu peux amener des amis, rit franchement le professeur d'anglais.

— Pour de bon ? Des gens qui connait même pas ?

— Il me connait moi, et j'te connais toi… Et toi, tu connais tes potes… Ça lui suffit… Tu sais, y a eu un temps où y croyait plus en personne… Il a réappris à faire confiance aux gens…

— Samedi prochain ? Vers quelle heure ?

— Oh… en fin d'après-midi… On va faire un peu la fête et on va jouer au poker, tu peux en être sûr ! Dis-leur que s'ils veulent faire un cadeau, Kanon adore tout ce qui se rapporte à la mer…

— Ça marche… Tu joues toujours ?

— Bien sûr… Le mois dernier, il m'a trainé dans une salle de cashgame dans le Panier…

— Le fleuriste ? Je connais…

— Et on a fini au Pasino… On n'est pas reparti les mains vides…

— Tant mieux… J'vais en parler à des amis… Y seront ravis de l'rencontrer… Sinon, t'as quelqu'un dans ta vie ?

— Non… Je suis très bien célibataire pour l'instant… Si tu t'inscris, tu vas faire les dix villes ? Tout le monde n'en a pas les moyens…

— La plupart des joueurs ne feront qu'une ville, celle où ils habitent en espérant au moins atteindre la bulle… Si je l'fais c'est pour aller aussi loin que possible… Mais j'hésite encore…

— C'est des journées de dix à douze heures de jeu… Ça va être épuisant…

— Comme tous ces gros tournois… Là il faudra crever la bulle au plus tôt si on veut avoir un jour ou deux pour récupérer entre chaque ville… C'est tout l'intérêt de cette compétition par rapport à d'autres…

— Si tu fais un Main Event à Vegas, c'est tous les jours dix ou douze heures…

— J'l'ai fait une fois au Rio là-bas… C'est terrible… Je suis arrivé une semaine avant pour compenser le jet lag, mais après… Je jouais, j'rentrais manger à l'hôtel, j'dormais, j'me levais, une douche, le p'tit-déj et je jouais dix ou douze heures… je mangeais à la table et ça pendant deux mois jusqu'au Main Event… Infernal ! Au retour, j'avais perdu presque quatre kilos…

— Quatre kilos ? Oh fan ! T'as fini combien ?

— J'ai atteint la bulle et j'me suis classé deux cents quatrième sur presque onze mille inscrits (8)

— Deux… Deux cent quatre ? sursauta Mû. Merde ! Mais t'es un monstre ! s'exclama-t-il.

— Pas autant que ton ami…

— Lui, il fait partie de ses types qu'on peut pas cataloguer…

— Des gars comme ça, y sont hors catégorie…

— Absolument et son frère aussi est excellent… Leur père est croupier à Carry…

— Ah ouais ? 'tant j'ai déjà joué à sa table… Ah… mes potes sont tous très emballés pour cette crémaillère…, fit-il au regard de tous les SMS qu'il venait de recevoir. T'es sûr que ça va pas le déranger ?

— T'inquiète… Y m'aurait pas dit ça sinon, c'est pas son genre… Combien vous serez que je lui dise pour qu'il prévoie la bouffe ?

— On sera cinq… J'leur dit d'bloquer leur week-end…

— C'est presque vingt heures… J't'invite à dîner…

— Te prends pas la tête, ça va…

— J'insiste alors tais-toi…, déclara le professeur d'anglais. Regarde la carte, je vais aux toilettes…

Un rapide coup d'œil indiqua à Gabriel que celle-ci n'avait pas beaucoup changé. La salade de chèvre chaud était toujours au menu. Il n'arrivait pas à s'ôter de la tête qu'il allait rencontrer un champion du monde de Texas Holdem. Kanon Gemini avait remporté quatre bracelets des WSOP. Il était en train de se dire qu'il allait devoir noter toutes les questions qu'il voulait lui poser pour ne pas les oublier. Comment était-il venu au poker ? Comment s'était-il entrainé, exercé pour atteindre un tel niveau ? Lui-même était très bon et il le savait, toute modestie mise à part, mais Gemini boxait dans une tout autre catégorie. Jouer contre lui, s'était prendre une leçon et même plusieurs. Apprendre encore, et comprendre qu'on est loin de tout savoir de ce jeu. Comme le disait Mike Sexton (9) "Il faut une minute pour apprendre le Texas Holdem, mais une vie pour le maitriser".

— Alors ? T'as choisi quoi ?

— Salade de chèvre chaud et bavette à l'échalote…

— Chèvre chaud et jambon cru pour moi et une noix d'entrecôte grillée maitre d'hôtel…

— Comment va ta sœur ?

— Très bien… elle est adjointe au Casino de Carry ?

— Pour de bon ?

— Absolument… en fait, elle est adjointe au directeur adjoint…

— Tu m'éclaires ?

— Kido a racheté le groupe Barrière et c'est lui le patron sur les statuts… Mais il est jamais là et il avait besoin d'un directeur adjoint, Shion Jamir. Et lui, il avait besoin d'une équipe pour le seconder… Ils sont quatre en tout et ma sœur en fait partie…

— Ok, je vois… Kido… tu parles de Mitsumasa Kido ? Le patron du groupe Graad ?

— En personne… La fondation Graad qui a construit une multitude d'orphelinats dans le monde, c'est lui…

— Ouais, c'est l'genre de mec qui sait plus quoi faire d'son pognon…

— T'es dur… C'est important des orphelinats…

— Non, je sais… Mais racheter un groupe de casinotiers… Pour quoi faire ?

— Aucune idée… En attendant, ça marche très bien… Et là, la saison touristique approche, ça va être chaud à Carry…

— Les gens sont toujours prêts à risquer quelques euros tout en sachant que le grand gagnant ce sera éternellement le Casino, déclara Gabriel en terminant son verre de vin rosé.

— Il faut garder l'espoir, toujours… certains ont déjà touché le jackpot !

— Ouais… mais faut avouer qu'c'est assez rare et que même dans ces cas-là le Casino n'est pas perdant…

— C'est pas des philanthropes, c'est sûr… Ah… avant qu'j'oublie… L'adresse de Kanon…

— Ah oui… J'connais mal ce coin d'la Côte Bleue…

— C'est magnifique… Ça ressemble à Cassis ou à La Ciotat, ces petites villes qui ont les pieds dans l'eau… Attends-moi, j'vais régler…

Les deux hommes avaient dîné tranquillement, appréciant leurs plats et la présence de l'autre. Gabriel était entré dans la librairie pour acheter un roman alors que Mû récupérerait un colis au point relais. Ils n'avaient pas vraiment eu le temps de parler, juste d'échanger leur numéro de téléphone. Et la chance devait trainer dans le coin pour offrir au professionnel une telle occasion de rencontrer son joueur favori. Ils se séparèrent sur le trottoir en se donnant rendez-vous le samedi suivant. Une fois dans sa voiture, Gabriel appela Milo qui était en route pour le Pasino. Ils se retrouvèrent à l'entrée et il lui raconta sa soirée. Son ami lui sourit de toutes ses dents. Il savait que Gabriel avait un peu flashé sur Gemini et il avait là, la possibilité de faire vraiment sa connaissance, dans son intimité, enfin celle de sa maison dans son cercle restreint de proches. Il sentait déjà son excitation et son impatience à devoir attendre toute une semaine.

Ils allèrent à la caisse, prirent une centaine d'euros de jetons et s'installèrent aux tables de cashgame. Gabriel reconnut Kassa Lyumnades et le montra à Milo d'un mouvement de tête. Les deux hommes étaient au courant de ce qui s'était passé au tournoi de Bandol. Ils haussèrent les épaules l'air de dire que ce n'était pas ça qui arrêterait un joueur de sa trempe. Milo se retrouva à la table d'une joueuse professionnelle, une Italienne, Shaina Ofiucci. Elle ne resta pas longtemps et se leva avec un stack plutôt conséquent. Et alors qu'il ne s'y attendait pas du tout, il vit s'asseoir Sorrento Sirena qu'il avait rencontré au début du mois. Ils se saluèrent et le professeur de musique s'installa à droite de Milo avec un joueur entre eux, ce qui signifiait que celui-ci avait la position sur lui. Il saura toujours ce que Sirena allait faire. Mais pour avoir joué contre lui alors qu'il était accompagné d'un ami, un certain Sylphide, il ne se faisait aucun souci. Gabriel et lui les avaient bien ratissés.

— Salut ! Ça va ? demanda-t-il en lui tendant la main que Sirena serra.

— Ça va… un peu de détente ce soir… Ça fait du bien…

— Les élèves sont durs ?

— Oh non ! Enfin, oui, mais là c'est les vacances d'hiver, donc je décompresse… même si j'ai des copies à corriger…

— Ah… Ils aiment la musique ?

— Oui, mais pas celle qui faut leur enseigner… Mozart ne fait pas l'unanimité…

— À écouter, j'aime bien, ça détend… Par contre à étudier, honnêtement, j'sais pas…, déclara Milo avec un sourire séducteur au possible.

— Il faut comprendre sa musique pour en évaluer la portée et l'influence qu'elle a encore aujourd'hui…

— J'te crois… bonne chance…

— Toi aussi…

Ils entrèrent dans la partie, et ne se firent aucun cadeau, ni aux autres joueurs. C'est en ce sens que le poker est impitoyable. On se connait, on est des potes, des amis, mais autour de la table, tout le monde est un ennemi qu'il faut vaincre. L'intérêt de jouer avec des jetons, c'était que ça camouflait un peu le côté monétaire du poker. Avant, les billets s'accumulaient au milieu de la table, là on avait moins l'impression que ce plastique pouvait valoir une petite fortune alors on discutait, on plaisantait, on riait même, mais derrière, il y avait de l'argent et les sommes pouvaient être énormes. De son côté, Gabriel se retrouva en compagnie de deux gars de la Team Élysion Hypnos Kami et Rhadamanthe Wyvern, et d'un troisième qui n'appartenait pas à cette équipe et qu'il avait déjà affronté, Valentine Harpiès. Trois pros et lui à la même table, les autres types assis auraient du mal à gagner quelques jetons. Mais la chance et le hasard rôdaient toujours dans les salles de poker. Un inconnu rafla les trois quarts du tapis de Wyvern. Sa grimace en raconta beaucoup à Gabriel sur le genre de joueur qu'il devait être. Professionnel évidemment, mais qui semblait avoir du mal à encaisser ses erreurs. Ou que l'autre puisse avoir plus de chance que lui. Il finit pas se faire battre par Harpiès.

Rhadamanthe Wyvern se recava (10) de trois cents euros et reprit la partie. Pour le coup, Gabriel décida de restreindre son jeu, de n'entrer dans une main que s'il avait d'excellentes cartes ce qui n'arrivait pas si souvent et l'obligeait à rester longtemps sans aller voir un flop. Mais s'il y allait, il gagnait. Cette façon de faire était aussi très révélatrice pour les autres, un joueur serré et agressif était dangereux et s'il entrait dans un coup c'était qu'il avait un énorme jeu. Ou bien, il pouvait également bluffer. C'est pour ça qu'il prit le stack d'Hypnos Kami qui le gratifia d'un "belle main" quand il montra un carré de Rois. Ça ne se produisait pas souvent, il fallait en profiter et se délecter de cet instant pour en faire un beau souvenir. Il y eut des sourires autour de la table et les autres pokéristes (11) aimaient beaucoup lorsqu'ils voyaient un tel jeu même si ce n'était pas le leur.

De son côté, Milo avait triplé son tapis. Deux joueurs étaient partis, deux autres étaient arrivés. Il discutait avec Sirena, et le trouvait de plus en plus à son goût. Il savait qu'il ne lui était pas indifférent. Depuis ce jour dans la boutique de téléphone, il avait très bien compris que
Sorrento était attiré par les hommes. Peut-être également par les femmes, mais en attendant, il était là, devant lui, répondant positivement à ses œillades. C'était un peu compliqué de draguer ouvertement lorsqu'il y avait plusieurs personnes toutes proches, donc pour l'instant, il ne s'agissait que de regards échangés et du mouvement plutôt équivoque du shuffle (12) sur les jetons. Mais Sirena se fit sortir et il décida d'arrêter là pour ce soir. Milo se leva à son tour et le suivit.

— Attends, tu m'accompagnes à la caisse ?

— C'est dur de dire ça à quelqu'un qui a perdu tous ses jetons, rétorqua Sorrento en souriant.

— Ah désolé… c'est pas c'que j'voulais dire… Juste euh… attends-moi et j't'offre un verre… Mon ami en a encore pour un moment…

— C'est qui ?

— Tu vois le gars là-bas, froid comme un glacier sibérien et les cheveux bleu-vert ? C'est lui…

— T'as vu qu sa table ?

— Des pros… Lui aussi c'en est un… Et voilà… Merci… viens, on va au bar…

— Toi aussi t'es un professionnel ?

— Non, pas du tout… J'travaillerais pas dans une boutique de téléphonie mobile, tu t'rappelles ?

— Ah oui c'est vrai… Tu prends quoi ?

— C'est Gabriel qui conduit alors, va pour un Mai-Tai (13) …

— Un Gin-Orange pour moi… rien qu'un verre, ça devrait aller…

— T'appelles un taxi en cas…

— Oh, ça m'est déjà arrivé… ça m'coutera moins cher qu'un PV…

— C'est clair… Comment on devient prof de musique ? s'enquit Milo qui s'intéressait vraiment au musicien.

— Mon père est saxophoniste dans un groupe de jazz depuis plus de vingt ans, mais il est agent immobilier à plein temps, expliqua Sorrento en souriant, et ma mère est violoncelliste dans l'orchestre philharmonique de Marseille…

— Ah… t'es tombé dedans quand t'étais petit, un peu comme Obélix…

— Ouais, c'est ça… rit Sorrento à la comparaison. Mais c'est pas comme si j'aimais pas ça… Mes parents s'exercent à la maison et du coup y a toujours de la musique…

— Les voisins disent rien ? s'enquit Milo qui se demandait s'il aurait supporté.

— Ben y z'abusent pas et la pièce où ils travaillent est insonorisée et puis ils jouent très bien… Y a pas de fausses notes…

— Et toi ? C'est quoi ? Piano ? Violon ? Guitare ?

— Flute traversière…

— Carrément… J'aime beaucoup les instruments à vent… Enfin pas tous… Le tuba ou le hautbois c'est pas trop mon truc, mais le sax ou le trombone dans un morceau de jazz, wouaah… j'trouve ça trop sexy…

— Sexy ? s'écria Sorrento en riant.

— Ouais… Ché pas, j'trouve que l'jazz c'est sexy ! C'est tout à fait adapté à des moments très sensuels à deux, surtout avec du sax… J'adore certains morceaux de Miles Davis en particulier "So What" même si c'est de la trompette…

Mine de rien, l'ancien étudiant en psychologie avait lâché deux mots clés dans la discussion pour voir quel aller être la réaction de son interlocuteur. Sexy et sensuel étaient parfaitement appropriés au sujet de la conversation, mais leur signification n'allait pas manquer de faire naitre quelques images érotiques dans l'esprit de Sorrento et c'était exactement ce qu'il voulait. Milo était parfois un tantinet manipulateur, mais ce n'était jamais méchant. Et au moins ça lui permettrait de savoir où il en était et ce qu'il devait faire.

— Tu parles d'un monstre sacré du jazz là…

— Et aussi la scène d'un vieux film, c'est Michel Legrand qui a fait la musique… Je me rappelle plus du titre… Les deux acteurs font une partie d'échecs et la tension sexuelle est phénoménale…

— Miche Legrand… un autre monstre sacré, et le film c'est "L'affaire Thomas Crown" avec Faye Dunaway et Steve McQueen… ça vient surtout de la façon dont ça a été filmé aussi… Des gros plans sur les yeux, les bouches, les lèvres mordues, les mains qui touchent les pièces de l'échiquier… tout est fait pour créer cette tension justement…

— Oui ! C'est ça ! Waouh ! T'es incollable ! rit franchement Milo parfaitement conscient que son interlocuteur était prêt à être cueilli comme un fruit mûr. Le film est génial, mais cette scène est extraordinaire !

— Elle est mythique surtout grâce aux deux acteurs ! C'est un peu des incontournables… Mais le jazz c'est… c'est très particulier et il y a tellement de genre différent…

— J'adore le jazz avec du sax ou du trombone... j'décolle à chaque fois que j'entends un morceau comme ça... Ton père joue à quel endroit ? demanda Milo pour revenir sur un terrain plus neutre maintenant qu'il avait obtenu la confirmation de ce qu'il soupçonnait à savoir que Sorrento était attiré par lui.

— Tous les vendredis soir et samedi soir au Faubourg 46 ici à Aix… Ça fait plus de quatre ans maintenant… Le bar a eu un passage à vide y a quelques années, mais la direction a changé et aujourd'hui c'est génial...

— Y sont combien dans le groupe ?

— Batteur, bassiste, sax, piano, guitare et parfois flute…

— Tu joues avec eux ?

— Ça m'arrive…

— Faudra qu'je vienne voir ça alors…, fit Milo d'une voix rauque bien conscient du trouble qu'il pouvait provoquer.

— Bien sûr, pourquoi pas ? Je crois que ton ami s'arrête…

— Oh là là… le stack…, murmura Milo en secouant les mains.

— La chance était avec lui ce soir…

— On dirait bien… Ben alors ? T'as braqué l'croupier ou quoi ? plaisanta Milo en voyant Gabriel arriver vers lui avec quatre boites pleines de jetons.

— J'vais encaisser… Tu m'attends…

— Il est pas si glacial que ça…, observa Sorrento en haussant les sourcils.

— Tu t'rappelles quand on a joué contre toi et ton ami ?

— Ouais… c'est vrai qu'il était moins avenant…

— Gabriel c'est Docteur Jekyll et Mister Hyde… Il est adorable, mais dès qu'il est à une table de poker, c'est plus le même, il change de personnalité… Il frise le zéro absolu… C'est une des raisons pour lesquels il est très difficile à lire…

— C'est un pro…, mais on est tous un peu comme ça… on veut pas être démasqué…

— C'est vrai… Bon, on va rentrer… Fais voir ton téléphone… j'te laisse mon numéro… Appelle-moi si tu veux qu'on aille boire un coup ou manger un morceau au Faubourg 46… franchement j'aimerais bien…

— Si tu veux… ça me plairait bien aussi…

— Tu permets ?

Milo se pencha et déposa un baiser très doux sur la joue de Sirena qui resta interdit. Il ne s'y attendait pas du tout et n'eut pas le temps de réagir. Il s'éloigna et plongea ses magnifiques yeux bleus dans le magenta de ceux de Sorrento.

— Appelle-moi…, lui murmura-t-il avant de rejoindre Gabriel.

Les deux hommes sortirent du Pasino Grand tandis que Sirena était encore sous le coup de la surprise avec un reste de frisson qui lui chatouillait gentiment le dos. Il vida son verre et en commanda un second pour faire bonne mesure. Il prendra un taxi pour rentrer chez lui…

À suivre…


Merci à toutes celles et ceux qui suivent cette histoire. Tout le monde n'est pas forcément intéressé par le poker, mais si j'ai pu donné à certain(e)s l'envie de le découvrir, alors je n'aurai pas écrit cette histoire en vain. Un câlin aux lecteurs et lectrices qui prennent le temps de laisser un commentaires, c'est toujours agréable de voir son travail récompensé. Quant aux autres, eh bien... n'hésitez pas non plus à donner votre avis. Je ne mords pas.


(1) Chef de table et chef de partie = les croupiers travaillent sous la responsabilité des chefs de table, et les chefs de partie veillent au bon déroulement du jeu.

(2) Le Centre International de Plongée de la Pointe-Rouge à Marseille existe.

(3) TF = Abréviation de Table Finale.

(4) Table de poker de Gabriel de couleur blanche avec le liseré non lumineux.

(5) Slow play = jouer lentement une main c'est-à-dire se contenter de suivre ou de checker avec une main très forte dans le but de piéger le ou les adversaires et de faire grimper le pot.

(6) Full ou fullhouse = Voir la hiérarchie des mains ci-dessous.

(7) La Calade = quartier dangereux de Marseille comme toutes les grandes villes en ont un ou plusieurs.

(8) En 2023, le Main Event du World Series Of Poker a vu 10 043 joueurs s'inscrire. Je peux imaginer qu'en 2029, date à laquelle se déroule cette histoire, on peut en compter mille de plus.

(9) Mike Sexton 1947-2020 = c'est un joueur de poker professionnel qui a été également le commentateur du World Poker Tour. Il est également membre du Poker Hall of Fame.

(10) Recaver = racheter des jetons auprès du croupier. Chose possible en cashgame, impossible en tournoi.

(11) Pokériste = Joueur de poker

(12) Shuffle = il s'agit de prendre deux piles de quatre ou cinq jetons, de les presser l'une contre l'autre pour qu'ils s'écartent et s'imbriquent les uns dans les autres pour reformer une seule pile. La pile de jeton est forcément un symbole phallique. Vous pouvez trouver cette technique de manipulation sur YouTube en tapant "poker" et "shuffle jeton".

(13) Mai-Tai = cocktail de liqueur de curaçao, de sirop d'orgeat, de jus de citron vert et de rhum.


Au Poker les quatre couleurs sont PIQUE, CARREAU, TRÈFLE et CŒUR et non pas rouge et noir. ^^ En anglais, puisque c'est la langue du poker c'est, dans le même ordre : SPADES, DIAMONDS, CLUBS, HEARTS.

Hiérarchie des mains

— Une CARTEHAUTE = si aucun joueur n'arrive à former ne serait-ce qu'une paire, celui qui à la carte la plus élevée remporte le pot.

— Une PAIRE = deux cartes de même valeur. Par exemple 2 DAMES.

— Un BRELAN = trois cartes de même valeur. Par exemple 3 HUIT

— Une QUINTE = 5 cartes qui se suivent de couleurs différentes. Par exemple 5D 6C 7H 8D9S toutes couleurs confondues.

— Une COULEUR = 5 cartes qui ne se suivent pas, mais de la même couleur. Par exemple 7 – VALET – 10 – 2 – DAME toutes à COEUR. La couleur avec la hauteur la plus élevée remporte le pot.

— Un FULLHOUSE ou FULL en abrégé = Un BRELAN associé à une PAIRE. Par exemple un FULL aux HUIT par les VALET c'est un brelan de HUIT et une paire de VALETS. Il faut associer les cartes servies au joueur avec celles découvertes sur le tapis.

— Un CARRE = 4 cartes de la même valeur. Par exemple le plus beau 4 AS. Mais 4 DEUX peuvent aussi très bien faire l'affaire et gagner le pot.

— Une QUINTEFLUSH ou QUINTEà la COULEUR = 5 cartes qui se suivent de la même couleur. Par exemple 8 – 9 – 10 – VALET – DAME à CARREAU

— Une QUINTE FLUSH ROYALE = 5 cartes qui se suivent de la même couleur hauteur AS. Par exemple 10 – VALET – DAME – ROI – AS à PIQUE. Elle est appelée royale parce qu'elle est hauteur AS. C'est LA combinaison imbattable au poker. Statistiquement, il existe 1 chance sur 30 000 de l'obtenir, mais qui sait… La chance peut avoir envie de vous faire un magnifique sourire. En plus de dix ans de jeu avec des amis, mon mari l'a obtenu… deux fois ! À Trèfles et à Piques. C'est exceptionnel car on était loin d'avoir joué 30 000 parties. ^^