Disclaimer : l'univers de Saint Seiya que vous reconnaîtrez aisément appartient à Masami Kurumada. Je ne retire aucun profit de l'utilisation de cette œuvre si ce n'est le plaisir d'écrire et d'être lue.

Note de l'auteur : j'ai un peu mélangé les quatre groupes de personnages, les Chevaliers, les Marinas, les Guerriers Divins et les Spectres. Ne chercher aucune rivalité entre eux si ce n'est autour des tables de poker. Ils vous paraitront parfois OOC, mais à une table de poker personne n'est vraiment lui-même. Je ferai de mon mieux pour limiter le décalage avec ce que nous connaissons. Il y aura également quelques personnages de The Lost Canvas et de Soul of Gold uniquement parce que je ne veux pas créer d'OC si je peux l'éviter. Je leur ai aussi conservé leurs couleurs de cheveux de l'animé. ^^

Dans les dialogues, j'ai tenté de retranscrire notre langage de tous les jours avec des négations absentes et des syllabes avalées, ce qui crée un contraste avec la narration d'un style plus habituel. Je trouve que ça donne plus de réalisme à l'histoire et aux personnages. Il y aura également certains mots et certaines expressions typiques de Marseille et la région provençale qui seront expliqués en fin de chapitre. Je ne suis pas une professionnelle du poker aussi si vous constatez des erreurs, n'hésitez pas à m'en faire part afin que je corrige.

Les flashbacks seront en italiques. S'il y a des conversations téléphoniques dans les dialogues, et il y en aura, le correspondant sera également en italique, mais vous ferez la différence, j'en suis sûre.

Les termes "poker, pokériste, jeu, jouer, joueur, cartes, tournois, tables, Casino, tripots" et quelques autres vont revenir souvent. Ils ne possèdent pas énormément de synonymes, voire même aucun, aussi vous voudrez bien excuser leur répétition inévitable dans le texte.

Les cartes auront une majuscule pour les distinguer du reste de la narration. Par exemple : une paire de Deux. Un Roi. Un Neuf. Le vocabulaire spécifique au poker sera annoté et expliqué à la fin de chaque chapitre lorsque ce sera nécessaire. Les mises à jour ne seront peut-être pas régulières tout simplement parce que j'ai une vie en dehors de l'écriture de fanfictions. Merci de votre compréhension.


Fealina07 : je vais bien, c'est gentil. J'espère que toi aussi. Tu trouves Kanon vantard parce qu'il fait peur à d'autres joueurs en ligne ? Pourtant ça existe. ^^ Il y a effectivement de grosses différences dans l'approche du jeu entre Tyndare et Dégel. L'un les connait de l'intérieur et voit les ravages que l'addiction peut provoquer et l'autre de l'extérieur victime de cette addiction. Un gros tournoi arrive donc on reverra pas mal de personnages que j'ai présenté ainsi que d'autres qui vont arriver. Manigoldo est un détective privé et je ne sais pas encore si j'aurai besoin de ses services, mais qui sait… L'inspiration est imprévisible ^^. Ton enthousiasme me fait vraiment très plaisir.

Voici la suite. J'espère que ça te plaira, bonne lecture.


Poker

Chapitre 6

Mardi 13 février 2029, hôpital Nord, Marseille, France…

Avant que ne soit construit le parking payant avec plusieurs niveaux, il fallait se garer tout en bas de la colline au sommet de laquelle avait été érigé le CHU. Pour les visiteurs, monter à pied jusqu'à l'entrée était un véritable défi. C'était tout juste si des urgentistes ne vous attendaient pas en haut avec des bouteilles d'oxygène et des brancards pour vous sauver de l'évanouissement suite à l'effort intense que vous veniez de produire (1). Une longue passerelle en bois reliait le parc de stationnement à l'esplanade située devant la porte principale. Il avait été inauguré en juillet 2013 et les visiteurs ne furent pas mécontents de cet aménagement. À chaque fois qu'un patient devait aller dans cet établissement, c'était décourageant pour les gens qui souhaitaient le voir.

On pouvait toujours se garer tout le long de la rue qui menait aux urgences, derrière l'hôpital, mais les places étaient rares et quand l'une se libérait, elle n'avait pas le temps de refroidir. Par contre, ça donnait directement dans le bâtiment. Mais les sœurs Polaris n'avaient pas besoin d'entrer par-là, le parking était bien suffisant et elles avaient les moyens de payer leur stationnement. Elles gagnèrent rapidement le service de soins intensifs où se trouvait leur père. Il s'était réveillé depuis deux jours, mais les docteurs avaient attendu de lui faire des examens supplémentaires avant de prévenir ses filles. Et les résultats n'étaient pas bons. Le docteur leur avait demandé de passer le voir à son bureau au préalable. Il valait mieux qu'il les prépare à ce qu'elles allaient découvrir.

Hilda et Freya étaient effondrées. Elles ne s'attendaient pas à des séquelles aussi graves. Le médecin leur proposa à nouveau un entretien avec une assistante sociale et un psychologue, ce qu'elles refusèrent pour l'instant. Elles pensaient avant tout à voir leur père, mais l'anxiété était en train de leur manger le cerveau. Oui, c'était un homme d'affaires à la fois honnête et malhonnête, mais elles l'aimaient de tout leur cœur. C'était vers lui qu'elles s'étaient tournées lorsqu'elles avaient eu un problème à l'école ou avec des amis ou de petits amis et même lorsque la nature avait fait d'elles des jeunes femmes, c'était lui qui leur avait parlé des choses de la vie. Il s'était retrouvé à jouer le rôle de papa et de maman. Elles auraient pu aller vers les nounous qu'il employait à plein temps, mais c'était vers lui qu'elles avaient regardé. Après, elles avaient posé des questions à ces femmes qu'elles voyaient comme des tantes ou de très grandes sœurs et avec qui elles avaient toujours eu de très bons rapports. Elles étaient sages et obéissantes, faciles à vivre. Leur père avait réussi à combler le manque affectif de leur mère. Brunhilde n'était pas maternelle, mais elle restait leur maman malgré tout. Si elle n'avait jamais été très chaleureuse, elle n'avait pas non plus été méchante avec ses enfants. Elle avait de l'amour pour elles, c'était indéniable, mais elle n'avait pas su le leur montrer. Alors papa avait dû assumer les deux rôles.

En poussant la porte de la chambre, elles eurent un choc. Dorbal Polaris était relié à une multitude de machines et il semblait être attaché dans une sorte de corset jusqu'à la minerve qui soutenait son cou. Immédiatement, elles virent ce dont le médecin leur avait parlé. Le côté droit de son corps était paralysé. La jambe et le bras, mais avec de la rééducation, la situation pouvait s'améliorer. Ce qui était plus compliqué, c'était les sautes d'humeur, ou la reconnaissance visuelle des personnes de l'entourage. Dorbal pouvait ne pas se souvenir du visage de ses filles, mais ne pas avoir oublié le son de leur voix. Tout cela dépendait bien évidemment des parties du cerveau atteintes par l'AVC. En l'occurrence, il avait également perdu la faculté de parler ou du moins d'articuler correctement. Là aussi, il lui faudra de longs mois avec un orthophoniste pour réapprendre à communiquer oralement. Pour l'instant, il s'exprimait par l'intermédiaire d'une tablette tactile sur laquelle il écrivait.

Même si un côté de son visage semblait inerte, si ce n'était le clignement de paupière qui humectait son œil, il parut s'illuminer lorsqu'il vit ses filles et les larmes lui montèrent eux yeux. Là, il les avait reconnues. Elles l'entourèrent et l'embrassèrent en essayant de ne pas le trop le gêner. Constatant que les choses se passaient assez bien, le médecin les laissa se retrouver. Hilda et Freya avaient eu très peur, mais le simple fait de voir leur père vivant était déjà un immense soulagement. Après, il faudra s'armer de patience et avancer un pas après l'autre.

— Vous allez bien ? écrivit Dorbal sur la tablette.

— Oui, papa répondit Hilda en essuyant ses larmes et en essayant de sourire.

— Ça va, ne t'inquiète pas, le rassura Freya à son tour.

— Avant que tu te poses plein de questions, on s'est réparti l'activité, lui expliqua l'ainée. Freya s'occupe d'OTTI et moi d'Asgard (2) … Tout va bien, ne te fait pas de souci…

Un éclat de tristesse passa dans les yeux de Dorbal. Jamais au grand jamais, il n'avait voulu que ces filles mettent les pieds dans ce milieu. Pas tant dans celui d'OTTI, mais dans celui d'Asgard. L'entreprise de transport s'en sortait bien et même très bien. Pour le tourisme, Polaris avait fait le choix de véhicules hybrides. Les toits des bus qui emmenaient les voyageurs étaient recouverts de panneaux solaires (3). Alors oui, il fallait parfois s'arrêter à une borne pour recharger les batteries si le temps était nuageux et que le soleil se faisait rare, ou utiliser le moteur diesel, mais c'était un pari sur l'avenir et les clients appréciaient les compagnies privées qui s'investissaient et s'engageaient autant dans la protection de la planète. Des véhicules de ce type coûtaient plus chers bien évidement et il fallait les rentabiliser, mais Dorbal avait fait un choix et il était payant. Il avait également en projet de faire la même chose pour le transport de marchandises, mais c'était un peu plus compliqué.

Pour ce qui était d'Asgard, c'était bien le comble que ces filles s'en occupent également. Le réseau de jeux clandestin pesait quatre fois plus lourd qu'OTTI. Dorbal Polaris descendait d'une longue lignée de parrains de la pègre marseillaise. Il y avait souvent eu des affrontements, des règlements de compte sanglant, des guerres entre différentes familles dont même la police ne se mêlait pas. Les choses s'étaient calmées lorsqu'elles avaient réussi à se mettre d'accord pour se partager les différentes activités. La drogue, la prostitution, le trafic d'armes, les pots-de-vin à des personnes bien placées qui peuvent fermer les yeux sur certaines irrégularités, le jeu clandestin, le racket. Il fallait toujours surveiller que chaque famille reste dans les limites de son territoire, mais ça se passait globalement bien. La famille Polaris avait opté pour le jeu clandestin. Le grand-père de Dorbal avait commencé à organiser des soirées dans des arrière-salles de bars ou le patron était payé pour se taire. Et petit à petit, le réseau s'était développé. Il y avait de plus en plus de gens qui voulaient tenter leur chance au poker.

Son père avait repris les rênes et de tripots clandestins, il était passé dans les sous-sols d'hôtels cinq étoiles équipés pour ce genre d'activité. Ce n'était plus cent euros pour s'asseoir à la table, mais plutôt dix mille. Les joueurs n'étaient plus les mêmes à ce niveau-là. Ils arrivaient en yacht ou en hélicoptères, en Lamborghini ou en Rolls-Royce. Pourtant, il ne fallait pas négliger les joueurs qui venaient avec cent ou deux cents euros dans un appartement enfumé pour essayer de leur faire faire des petits. Dorbal, lui, avait voulu développer une entreprise propre qu'il pourrait un jour léguer à ses filles. C'est comme ça qu'il créa Odin Tourisme et Transport International. Lorsque Brunhilde était encore là, elle s'occupait d'Asgard, elle avait un don pour ça. Mais après qu'elle eut disparu, Dorbal avait dû gérer les deux activités et veiller sur Hilda et Freya desquelles il s'était beaucoup rapproché. Heureusement qu'il avait des collaborateurs sur qui il pouvait s'appuyer. Et maintenant, c'était ses filles qui avaient repris le flambeau bien qu'il eut tout fait pour les tenir éloignées de cet univers obscur.

— On a prévenu les directeurs d'OTTI, poursuivit Hilda. Ils passeront de te voir et tu pourras leur confirmer que Freya prend ta place temporairement, jusqu'à ce que tu reviennes…

— On les connait bien, fit sa jeune sœur, je sais qu'ils m'aideront à diriger l'entreprise…

— Pour Asgard, on a déjà parlé aux responsables des salles, ils sont tous avec nous… Aucun n'est parti en apprenant que j'étais ta fille… Ils me connaissent comme joueuse… Ils nous font confiance…

— Vos boulots ? écrivit leur père.

— On a démissionné toutes les deux, avoua Freya. Nous avons rencontré le recteur d'académie qui a compris la situation…

— Suis désolé…

— Papa arrête, c'est pas ta faute…, murmura Freya en prenant sa main où était fixée l'aiguille d'une perfusion.

— Ce milieu… pas pour vous…

— Tant pis… C'est trop tard…, assena Hilda qui en avait assez d'entendre cet argument et bien que l'état de son père soit grave, elle le lui répèterait autant de fois qu'il le faudra. On y est jusqu'au cou, alors te fais pas d'bile, OK ?

— On peut pas rester trop longtemps pour pas t'fatiguer, sourit Freya pour calmer les choses entre son père et sa sœur. On va t'laisser…

— Concentre-toi sur ta guérison, on s'occupe du reste… On est tes filles, mais on n'est plus des gamines…

Elles ne virent pas les larmes dans les yeux de Dorbal lorsqu'elles quittèrent la chambre. Il n'avait jamais voulu ça pour elle, mais comme le lui avait dit Hilda un jour, il aurait fallu qu'il change d'activité ou du moins qu'il renonce aux tripots. De sa main valide, il prit le paquet de Kleenex sur son chevet et se moucha…


Samedi 17 février 2029, Marseille…

Dohko avait décidé de retourner à Carry-le-Rouet ce week-end, mais il avait oublié que Marine s'était inscrite au tournoi de Bandol et que ça tombait au même moment. Il pouvait très bien la laisser y aller seule sachant que si elle perdait, elle serait éliminée et qu'elle ne pourrait pas se recaver (4) comme en cashgame. Mais il n'était pas rassuré quand même, car en marge de l'épreuve, il y avait quelques tables qui accueillaient les joueurs qui ne participaient pas à la compétition. Il avait foi en la jeune femme, il l'avait armée pour résister, mais il suffisait d'une seconde de faiblesse et tout son combat pour se sortir de cette addiction pouvait n'avoir servi à rien. Il n'avait pas envie de la ramasser encore à la petite cuillère. C'était surtout parce qu'il avait énormément d'affection pour elle. Il la voyait comme sa sœur cadette sur qui il devait veiller. Sauf qu'il fallait aussi qu'il lui fasse confiance. Il avait œuvré dans ce sens pendant la thérapie. Elle devait croire en elle, en sa force de caractère, en sa volonté inébranlable à dire "Non, ça suffit, j'arrête !". Mais avoir joué en live avec Thétis avait fait remonter beaucoup de souvenirs pleins de démons tentateurs, d'adrénaline et de plaisir très difficile à ignorer. Celui qui consiste à prendre à l'autre des jetons avec une main de folie, en rusant, en bluffant. Elle ne connaissait rien de plus jouissif que de remporter une main avec un bluff monumental et laisser le ou les adversaires sur le carreau sans savoir s'ils s'étaient fait avoir ou pas. Et depuis ce jour, elle y pensait souvent. Trop souvent. Elle songea à en parler avec le thérapeute, mais elle voulait d'abord savoir si elle serait capable de se gérer seule. Dohko sera là si elle sentait arriver le dérapage incontrôlé.

Jusqu'à présent, elle était parvenue à ne pas succomber à la tentation parce qu'à chaque fois qu'elle était retournée jouer en live, elle n'était pas seule. Dohko, Gabriel ou Milo l'accompagnaient pour se mettre entre elle et les tables de poker si cela s'était avéré nécessaire. Ce que craignait le thérapeute, c'est qu'elle n'atteigne pas la bulle lors de ce tournoi et que sa déception soit si forte qu'elle se laisse aller à jouer aux tables de cashgame, indépendantes du tournoi pour évacuer sa frustration. Le coup d'envoi serait donné à dix heures et ils étaient déjà debout tous les deux en train de se préparer. Pour Marine c'était clair, elle allait à Bandol. Pour Dohko, il hésitait entre le tournoi et Carry-le-Rouet.

— Tu veux que je vienne avec toi ? lui demanda le psychiatre en mordant dans une tartine.

— Tu t'es inscrit et tu m'as rien dit ? sourit-elle.

— Non… Juste… Pour veiller sur toi…

— Hmm… J'emporte que cent euros d'plus parce que faudra bien que j'mange un morceau sur place… Chéquier et carte bleue restent ici…

— J'pourrais jouer, remarque…

— Moi j'me suis enregistrée en ligne, mais je sais pas si y aura encore des places…

— Ils en gardent toujours pour ceux qui veulent s'inscrire à la dernière minute… Ça doit se terminer vers quelle heure ? s'enquit Dohko qui venait d'avoir une idée.

— On sait quand ça commence, mais pas quand ça finit… je dirai vers vingt heures peut-être…

— D'accord… Je joue à Bandol et en rentrant, on file à Carry…

— Programme intéressant… Mais tu crois qu'on arrivera encore à penser clairement ?

— Aucune importance… Quand y s'agit de Shion, j'pense plus du tout… Je laisse faire mon sixième sens…

— Angelo est déjà parti, l'informa la jeune femme. Il veut savoir à quoi ressemble un tournoi en live…

— C'est vrai qu'il en a jamais fait… que des tripots et online…

— On devrait s'activer, il nous faut presque une heure pour y aller…

— Impatiente ? la taquina-t-il.

— Un peu, j'avoue…

Ils prirent leurs affaires, fermèrent l'appartement et rejoignirent la voiture de Dohko, une Audi A3 Sportback noire haut de gamme de 2026 qui commençait à afficher presque cent mille kilomètres. Mais elle pouvait encore en avaler deux fois plus. Le thérapeute l'entretenait à la perfection et elle était rutilante. C'était une excellente occasion et il n'avait pas hésité longtemps à l'acheter trois ans plus tôt. Il n'avait pas besoin d'un véhicule plus gros pour se glisser dans la circulation du centre-ville depuis le Prado jusqu'à l'hôpital de la Conception où il travaillait trois matinées par semaine, mais il avait misé sur le confort et les options. Marine, quant à elle, s'était arrangée avec une collègue pour avoir son dimanche de libre et avait posé un jour de congé pour le samedi. Dohko prit la direction de Bandol où il leur faudra arriver au moins une demi-heure avant le début du tournoi. Pendant tout le trajet, ils chantèrent à tue-tête des chansons de The Police, Queen, Bob Marley, Van Hallen ou Def Leppard, ou encore Nickelback ou Fiction Plane. Des intemporelles qui donnaient une pêche d'enfer. Et c'est le moral gonflé à bloc qu'ils retrouvèrent Angelo qui les accueillit avec un grand sourire.


Samedi 17 février 2029, Casino Partouche, Bandol…

— J'allais t'appeler, dit-il à Dohko en leur faisant la bise.

— On est là ! T'inquiète… J'allais pas rater ça depuis que je l'attends ! s'écria Marine. On y va ?

— Angelo, tu veux t'inscrire ? lui demanda le psy.

— Non, c'est pas prudent… Pas encore…

— Bonne réponse, rétorqua Dohko en lui mettant une tape sur l'épaule. Alors tu pourras garder nos sacs ? Parce que moi j'ai décidé de jouer !

— Pour de bon ?

— Ça l'a pris ce matin devant son café entre deux tartines, ironisa l'infirmière. Comme ça, d'un coup, il a dit "j'vais jouer !"

— Ben pourquoi pas ? Je vais m'installer au bar et j'm'occupe vos affaires, OK ? Comme ça vous serez pas encombrés…

— J'prends mon téléphone, mes écouteurs et ma tablette dans cette petite pochette, fit Marine en fouillant dans son sac.

— Tes lunettes et ta casquette ?

— Aussi…

— Pareil pour moi… allez ! On y va ! Angelo, dans deux heures y aura une première pause, on se retrouve ici ?

— J'vous attends… et pas d'pitié !

— Jamais ! firent en chœur les deux joueurs.

Dohko s'inscrivit et Marine présenta son justificatif online. Ils furent autorisés à entrer dans l'immense salle qui ne contenait pas moins de cinquante tables de huit places. Même pour des habitués, c'était impressionnant. Ça prenait aux tripes, l'adrénaline se déversait à gros bouillon dans les veines, l'excitation faisait battre le cœur à toute allure. Le bruit de fond des conversations entre les participants faisait un brouhaha sourd et constant. Ils se dirigèrent vers leur table et après un dernier bisou sur la joue, ils présentèrent le ticket qui leur avait été remis au guichet avec leurs jetons, ainsi qu'une pièce d'identité. Après approbation du croupier, ils s'installèrent. Il n'était pas encore dix heures et pas mal de joueurs continuaient à arriver. Le grand panneau d'affichage égrainait les minutes et les secondes avant le début du tournoi en indiquant le nombre de participants à mesure qu'ils étaient enregistrés. À dix heures tapantes, l'animateur prit le micro.

— Bienvenue au Casino de Bandol ! Le groupe Partouche est ravi de vous accueillir pour ce quatrième samedi des Tournois des Week-ends (5). Vous le savez, il y en aura un tous les samedis jusqu'au vingt juin, date à laquelle nous passerons officiellement en été. Comme vous pouvez le constater, cette fois encore cette compétition attire beaucoup de monde et nous en sommes très heureux. Nous avons prévu quatre cents places et vous êtes quatre cents inscrits. Je ne vais pas vous faire attendre plus longtemps. Bonne chance à tous. Messieurs les croupiers… Shuffle up and deal ! (6)

Pour déterminer qui sera le joueur au bouton, le croupier donna une carte au hasard à chaque joueur de la table et celui qui avait la carte la plus forte aura ce privilège. À sa gauche, il y aura la petite blind et après, la grosse blind. Les cartes furent mélangées puis distribuées pour la toute première fois de la journée. Les discussions se firent moins audibles alors que le bruit des jetons manipulés s'imposa dans l'immense salle. Il n'était pas facile de faire abstraction de ce son omniprésent. C'était la raison pour laquelle beaucoup de joueurs avaient des écouteurs avec de la musique. Ça leur permettait de se couper de l'ambiance et de se concentrer sur leur jeu. Mais ça les privait également de conversations qu'il pouvait y avoir entre les joueurs à la table et qui étaient parfois riches d'informations. Mais c'était un choix.

Il y avait aussi ceux qui portaient des lunettes de soleil. Il y avait deux raisons principales à ça. L'éclairage de la salle était fatigant pour les yeux après quelques heures et certains anticipaient cette fatigue en se protégeant. Le second motif était plus stratégique. Il permettait de pouvoir regarder n'importe qui autour de la table sans que les adversaires le voient et récolter ainsi de précieuses informations sur la façon de faire. De plus, elles dissimulaient une partie du visage, aidant à cacher les tells, ou du moins, certains. Marine et Dohko avait opté pour les deux raisons. L'un et l'autre n'avaient pas joué depuis longtemps en live, ils avaient sans doute perdu quelques réflexes. Conserver la fameuse poker face pendant plusieurs heures n'était pas facile et quelques accessoires pouvaient être utiles.

Après moins d'une heure de jeu, les premiers éliminés sortirent de la salle. Ceux-là venaient de perdre le montant de leur inscription, soit cinq cents euros. Il faut être prêt à perdre lorsqu'on met les pieds dans un tournoi de poker. Il fallait faire de son mieux, rester concentrer, connaitre les statistiques et les probabilités ainsi que les stratégies de base. La chance et le hasard rôdaient au-dessus de toutes les tables et jouaient leur rôle, mais il y fallait bien un premier perdant. Angelo regarda l'homme qui marchait la tête basse rejoindre deux amis qui, visiblement, tentaient de le réconforter. Il comprenait ce qu'il ressentait. Il le comprenait même très bien. En cashgame, perdre une telle somme, ça faisait mal. Ça démoralisait terriblement. On se demandait à quel moment on avait fait ce qu'il ne fallait pas faire. Avait-on joué une main qu'on aurait dû jeter ? Aurait-on dû faire une relance plus haute pour obliger l'autre à se coucher ? Fallait-il simplement suivre au lieu de relancer ? L'autre en face était un amateur ou un professionnel ? Avait-on été lu trop facilement par les autres joueurs ? Cinq cents euros oui, mais la satisfaction d'avoir participer à un tournoi et d'avoir fait de son mieux. Les regrets étaient inutiles, on ne pouvait pas revenir au début de cette journée.

Il revint à Marine et Dohko qui pour l'instant étaient toujours en lice. La première pause approchait et certaines tables n'avaient déjà plus beaucoup de joueurs. Il allait très certainement y avoir un remaniement juste après pour conserver un équilibre. Moins il y avait de joueurs et plus ils seraient regroupés sur des tables pour les compléter jusqu'à huit. Donc, lorsqu'un participant déménageait, tout ce qu'il avait récolté comme informations sur ses adversaires ne valait plus rien et il fallait recommencer avec les nouveaux. Mais c'était ça, les tournois, ça faisait partie du jeu. À mesure que le temps passait, la salle se vidait. Le moment de la pause arriva enfin et Angelo vit ses amis se diriger vers lui.

— Alors ? Racontez-moi !

— Ma table est pas trop difficile, fit Marine, mais y a un gars dont j'me méfie…

— Moi je m'ennuie, soupira Dohko. J'en ai sorti trois et du coup, j'ai un stack énorme et les autres sont ultra frileux…

— Donc tu te couches même si t'as du jeu, conclut Angelo.

— Ça m'arrive… Vivement que les tables cassent pour voir si je peux jouer davantage…

— Et toi ? C'est pas trop long ? s'enquit la jeune femme un peu triste que son ami reste sur la touche.

— Ben curieusement non, fit celui-ci. J'ai rarement été dans les Casinos et je faisais que du cashgame et franchement le tournoi, c'est pas mal… Y s'passe toujours quelque chose ! Et d'ici j'arrive à suivre ces deux tables… et là, sur l'écran du bar, y a la table télé…

— Tant mieux si ça te taraude pas trop, déclara le psy, content de voir que le thanatopracteur n'était pas mal à l'aise avec une irrépressible envie de jouer et que la thérapie semblait commencer à donner des résultats même si elle était toute récente.

— Toute façon, j'ai cinquante euros sur moi pour manger alors j'risque pas d'aller loin, mais honnêtement, j'ai pas si envie que ça… J'apprends aussi en observant…

— Notre Angelo devient raisonnable, on dirait, sourit Marine en glissant son bras sous le sien. Dohko regarde ! sursauta la jeune femme.

— Kanon Gemini et Shaka Virgo à la même table !

— C'est qui ?

— Deux monstres, murmura Marine. Ikki Phénix doit pas être loin…

— Des pros qui jouent dans le monde entier, expliqua Dohko.

— C'est pas pour eux ce genre de tournois, observa l'infirmière.

— Pourquoi ? demanda encore Angelo qui n'avait jamais entendu parler de ces joueurs.

— Trop petit… Ils viennent prendre la température, c'est tout… Voir si y a d'autres pros dans la région…

— Ou s'échauffer, fit encore Marine.

— S'ils sont là, c'est pour le Ten Cities, affirma le thérapeute.

— Ah ça, j'connais ! s'écria Angelo qui commençait à être un peu largué.

— Je suis même pas certaine qu'ils soient intéressés par la table finale… Y passent le temps, c'est tout…

— On y retourne…

— À tout à l'heure…

Angelo les regarda s'éloigner et effectivement, les tables cassèrent et furent réorganisées. Du coup, il observa davantage ces pros que lui avaient désignés ses amis. Il vit immédiatement la différence avec les autres participants. Kanon Gemini était caché derrière des lunettes de soleil. On voyait bien que ces gestes étaient réfléchis, mesurés. Ni rapides ni lents. Simplement précis. Ses cartes, il ne les découvrait qu'une fois que c'était à lui de parler et ainsi il décortiquait les réactions des joueurs lorsqu'ils ouvraient les leurs. Il avait une sorte d'aura qui se dégageait de lui, une impression de danger. Angelo le trouva fascinant et d'un calme olympien. Il remporta trois mains d'affilés et sorti un gars à la quatrième avec une quinte hauteur Six contre deux paires. Son adversaire avait envoyé son tapis qui n'en avait plus que le nom tant il était réduit. Le coin de la bouche de Kanon se leva à peine, peut-être pour indiquer sa satisfaction. Enfin, c'est ce qu'on pouvait supposer. Il avait une telle maitrise qu'il était impossible, pour Angelo en tout cas, de lire quoi que ce soit.

Plus près de lui et donc plus facilement observable, ce Shaka Virgo était lui aussi différent. Angelo se fit la remarque que chez certains joueurs, être professionnel ça se voyait. Chez d'autres, non. Et il repensa à Gabriel qui donnait la même impression lors de leurs soirées poker. Un peu comme s'ils vivaient dans un monde parallèle et que de temps à autre, ils faisaient une incursion dans celui des simples mortels histoire de leur rappeler qu'il y avait des joueurs quasi imbattables pour la majorité de ceux qui étaient là aujourd'hui. La table cassa puisqu'ils n'étaient plus que trois et Shaka se retrouva avec sept autres adversaires. Il avait un sourire doux dont il ne se départait jamais. On percevait chez lui des origines indiennes d'abord avec ses vêtements et surtout avec le tika sur son front qui jetait parfois des éclats. Et Angelo comprit qu'il s'agissait d'une pierre incrustée dans la peau. Il se demanda à quel point il fallait être fou pour faire une chose pareille. Un tatouage, d'accord, mais un brillant… Un rapide coup d'œil sur Internet avec son téléphone lui apprit qu'il s'agissait d'une marque d'appartenance religieuse ou spirituelle. Sa façon de se comporter lui rappelait Kanon Gemini ou Gabriel. Calme en surface, bouillonnant en profondeur.

Vers quatorze heures trente, il y eut une nouvelle pause. Angelo avait été acheter des casse-croûtes pour Marine et Dohko qui se jetèrent dessus.

— Ah ! J'ai les crocs ! s'écria la jeune femme.

— Bientôt la bulle (7) et on a plein de jetons ! grommela Dohko la bouche pleine.

— Vends pas la peau de l'ours, lui dit Angelo. Phénix vient d'sortir quatre joueurs d'affilés.

— Tu sais que c'est le compagnon de Virgo ? fit Marine après avoir dévoré deux club-sandwichs poulet-cornichons.

— C'est son mec ?

— Je l'ai vu lui rouler une pelle d'enfer… Y se sont croisés quand on a changé de table, leur dit-elle.

— Tant mieux pour eux, fit Angelo. Y sont mignons…

— On n'est plus très nombreux et honnêtement, j'suis content d'être arrivé jusque-là…

— Mon petit Dohko, on va la crever cette bulle et aller plus loin encore ! s'exclama l'infirmière.

— Absolument ! C'est pour ça qu'on est venu ! Angelo, ça va ?

— Nickel ! J'croyais qu'j'allais trouver le temps long, mais franchement ça va…

— Wouah ! s'exclama Marine.

— Quoi ?

— Dohko… regarde ça…

— De quoi ?

— Kanon Gemini vient d'enlever ses lunettes… C'est une bombe ce mec !

— Mouais... Faut avouer qu'y a rien à jeter, répliqua le psy.

— Mouais… il est beau gosse… pas plus qu'toi ou moi, rétorqua Angelo en faisant éclater de rire ses amis.

— Le con ! J'l'ai pas vu venir celle-là ! s'esclaffa la jeune femme le front appuyé sur l'épaule de son voisin secouée par un fou rire terrible tandis que Dohko pleurait de rire, accroupi, une main au sol pour garder son équilibre.

— Oh putain ! Tu m'as tué, là ! souffla Dohko en se relevant, les larmes aux yeux.

— J'crois que c'est l'heure d'y retourner, leur dit Angelo qui venait de regarder le tableau d'affichage géant et à en croire ce qui était marqué, il ne restait que douze joueurs avant la bulle.

Ils regagnèrent à leur table et reprirent la compétition. Arriva le moment où il n'y avait plus qu'un seul joueur avant la bulle, la place haïe par tous. Un peu comme la quatrième au pied du podium qui donne droit à la médaille en chocolat. À chaque fois qu'un participant misait son tapis, toutes les parties étaient en suspens dans l'attente du résultat. Tous ceux qui resteraient en lice, après ce dernier joueur éliminé, seraient désormais "dans l'argent", c'est-à-dire qu'ils seront payés. Et la récompense allait du remboursement du buy-in à une jolie somme à cinq chiffres pour le vainqueur. Les minutes passaient et les parties en cours s'arrêtèrent pour la dernière fois. Il y avait un tapis préflop à l'une des tables. Le croupier dévoila les cartes et l'homme qui avait une paire d'As servie perdit contre une couleur. Il eut une petite grimace fataliste, félicita son adversaire, prit son sac et quitta la salle. La bulle était crevée. Un rapide coup d'œil à Marine et Dohko le fit sourire. Ils étaient plus détendus que durant cette dernière heure. Maintenant, quoi qu'il arrive, ils seraient remboursés du montant de leur inscription au minimum. Rien gagné, mais rien perdu.

Le tournoi se poursuivit au rythme des éliminations. La tension était moins grande, mais toujours là. Plus longtemps on restait à la table, plus haute serait la récompense. À ce moment, il n'y avait plus que vingt-neuf participants. Dohko était en tête-à-tête avec Ikki Phénix, un professionnel. Celui-ci misa tous ces jetons et le thérapeute suivit. Ils retournèrent leurs cartes. Ils avaient chacun une paire servie. Deux Dix pour Dohko et deux Neuf pour Ikki. Le croupier allait être la main du destin. Il ouvrit le flop, le turn et la river qui n'amenèrent que de petites cartes. Le psy se paya le luxe de sortir un professionnel du tournoi. Pour un amateur, même avec un excellent niveau, c'était une certaine fierté. Marine fit tapis avec deux paires qui se heurtèrent à un brelan caché. Son adversaire avait une paire servie et il toucha sa troisième carte au turn. Elle terminait à la vingt-quatrième place avec trois fois son buy-in, soit mille cinq cents euros. Elle avait un sourire magnifique lorsqu'elle rejoignit Angelo.

— T'es trop forte ! s'écria celui-ci en l'enlaçant pour la soulever de terre.

— Wouah ! Chuis trop contente !

— T'as vu Dohko ?

— Ouais… Il a sorti Phénix…, fit-elle en récupérant son sac.

— J'espère qu'il va aller loin…

— Ah les tables cassent !

— Il se retrouve à celle de Kanon Gemini…

— Ouh là ! J'espère que Dohko ne va pas se laisser troubler par ce beau gosse…

— C'est pas son genre…, affirma Angelo qui savait à quel point le psy était capable de compartimenter ses émotions et ses sentiments.

— Là-bas y en a encore un qui est sorti…

— Dohko est à tapis contre Gemini…

— Ah ! Non ! Paire de Rois contre paire de Dix ! gémit Marine. C'est pas juste que les pros aient autant d'bol…

— C'est le poker… vingt-et-unième sur quatre cents, c'est beau…

— La chance n'était pas du tout avec moi sur ce coup ! sourit Dohko qui les rejoignit en leur rendant leurs accolades.

— T'as sorti Phénix, quand même… lui rappela l'infirmière.

— La chance, toujours elle… J'encaisse, on boit un verre et on rentre ?

— Tu veux pas regarder la table finale ? lui demanda le thanatopracteur, un peu surpris persuadé que c'était ce qu'ils allaient faire tous les deux.

— C'est quelle heure ?

— Dix-sept heures passées…

— T'as quelque chose de prévu ce soir ? s'enquit Dohko alors qu'ils se dirigeaient tous les trois vers le parking après s'être désaltérés.

— Gabriel m'avait invité chez lui pour jouer avec Milo et Shura, mais j'ai dit que j'vous accompagnais…

— Vas-y, l'incita Dohko. Moi j'ai un truc à faire… Marine, rentre avec Angelo en cas…

— T'y vas seul ?

— Ouais… j'prends juste une douche et je file… T'as qu'à aller chez Gabriel aussi…

— Pourquoi pas… si t'as besoin, t'appelles et j'arrive, OK ? lui murmura-t-elle en le serrant dans ses bras devant sa voiture.

— Je sais… mais t'inquiète, ça va aller… On se voit demain… Ciao…

Dohko démarra et prit la route de Marseille. Marine et Angelo se regardèrent et montèrent en voiture. Arrivée à la maison peu après que le thérapeute soit reparti, l'infirmière alluma son ordinateur et alla sur le site du Casino pour voir où en était le tournoi. Et vérifier l'état de sa bankroll. De ce côté-là, tout allait bien, elle s'était enrichie.

— Angelo, viens ! Y sont plus que quatre à la table finale !

— Sérieux ? Déjà ?

— C'est tombé comme des mouches depuis qu'on est parti…

— C'est qui ?

— Alors… y a Virgo, Gemini, Aldebarao, un Brésilien…

— Putain, c'est un colosse le mec !

— Et le quatrième c'est… Baian SeaHorse, un Canadien… que des pros…, souffla Marine, les yeux rivés sur l'écran.

— Tu m'étonnes…

— Oh ! Le Canadien est à tapis contre Gemini…

— Et… Y sort ! Brelan contre quinte ! commenta Angelo. Il a éliminé un gars avec une quinte aussi…

— Très belle main…

— Y sont plus qu'trois… Virgo est short stack (8)

— Aldebarao va asphyxier la table avec de grosses relances que les autres pourront pas suivre sans un jeu max…

— Virgo a eu du bol jusque-là…, mais avec le niveau des blinds y tiendra pas longtemps s'il double pas son stack…

Shaka Virgo savait qu'il était en mauvaise posture. Pourtant, il avait très bien joué, mais ces adversaires s'étaient montrés meilleurs aujourd'hui. Joao Aldebarao, un Brésilien, était peu connu en Europe, mais il était célèbre dans les Casinos d'Amérique du Sud et Centrale. Il jouait parfois aux États-Unis, mais pas souvent. Il était là pour le Ten Cities comme bon nombre de professionnels qui étaient dans ce Casino. Il reçut As Valet et Virgo une paire de Dix. C'était un coin flip (9). Statistiquement, la paire avait un peu plus de chance de gagner, mais encore fallait-il que le tirage ne soit pas avantageux pour son adversaire. Chacun des joueurs avait une chance sur deux de l'emporter. C'était là que la chance et le hasard – et la main innocente du croupier – entraient en jeu à leur tour de façon nettement plus visible. Le flop ne donna rien, la paire était toujours favorite. Mais le turn fut cruel et offrit un Valet au Brésilien. La river ne changea rien et l'Anglo-Indou sortit du tournoi à la troisième place.

Il fut applaudi et Ikki le rejoignit. Il prit son visage entre ses mains et l'embrassa. Il se chargera de lui faire oublier cette défaite. Mais Shaka n'était pas déçu de sa performance. Il savait qu'il n'avait rien laissé passer ou presque. Il était certes un professionnel du poker, mais il n'était pas parfait et il en avait conscience. Comme chaque joueur de la bulle, il alla encaisser son gain et quitta les lieux non sans avoir répondu à quelques questions des journalistes qui couvraient l'évènement pour divers magazines spécialisés. Après tout, il était connu et avoir son avis était un privilège.

Ils n'étaient plus que deux. Deux grands joueurs pour une belle table finale. Aldebarao avait presque le double de jetons par rapport à Gemini. Quoi qu'il reçoive comme carte, ça partirait à tapis. Pour Kanon, soit il doublait, soit il perdait. La partie reprit. Il ouvrit une paire de dix et misa tous ses jetons. Le Brésilien se coucha et il ramassa les blinds. C'était toujours ça de pris. La main suivante pouvait bien être la dernière. Kanon reçut As Roi et misa à nouveau son tapis. C'était une main très forte, mais face à une paire, elle l'était un peu moins. Aldebarao paya et montra ses cartes. Il avait Roi Dame qui n'avait qu'une chance sur trois de gagner. Kanon fronça légèrement les sourcils. Il se demanda pourquoi son adversaire le payait avec une telle probabilité. Le sixième sens, peut-être… Ou le septième comme peuvent parfois le faire croire certains joueurs.

Le Brésilien avait une mine joviale et avenante. Il n'était pas du tout froid ou inexpressif comme Kanon. Il donnait l'impression de ne pas prendre au sérieux ce tournoi et encore moins cette main qui sera certainement la dernière de la compétition. Il y avait quelques personnes derrière lui qui l'encourageaient et appelaient une Dame pour qu'il ait une paire et que les probabilités soient davantage en sa faveur.

Le flop afficha une Dame, un Six, un As. Kanon se leva et s'approcha de son adversaire en souriant. Pour l'instant, sa main était favorite à quatre-vingt-dix pour cent avec une paire d'As contre une paire de Dames. Ils se serrèrent la main et attendirent la prochaine. Le croupier brûla (10) la première carte du paquet qu'il tenait à la main et ouvrit le turn. Un Cinq de Trèfles qui ne changea absolument rien si n'est qu'il augmenta les chances de Kanon. À nouveau, le donneur tapota deux fois la table et défaussa la carte sur le dessus pour retourner la suivante, la river. Une Dame !

C'était cruel ! La toute dernière carte du tirage faisait cadeau d'un brelan de Dames au Brésilien comme il avait eu son Valet contre Shaka. Il éclata de rire de surprise. Kanon souffla en gonflant les joues, posa ses mains pour s'appuyer sur le dossier d'une chaise, recula d'un pas et baissa la tête. Il se redressa et afficha un sourire éblouissant. Les deux hommes se donnèrent une franche accolade et se félicitèrent mutuellement d'être arrivés jusqu'à cette table finale. Le second du tournoi se dirigea vers deux personnes qui l'attendaient. Mû, son ami et son frère Saga. Il alla encaisser son gain, répondit également aux journalistes qui le sollicitèrent et quitta la salle. Il était presque vingt-deux heures…

Derrière leur écran Marine et Angelo eurent la même réaction de surprise. Kanon avait un frère jumeau aussi séduisant que lui. Voilà qui était inattendu.

— Le poker c'est fabuleux, mais c'est parfois très injuste… murmura Angelo.

— C'est le jeu, fit Marine. J'vais dire à Dohko qui a gagné et après on va chez Gabriel ?

— On grignote un truc d'abord ? J'ai faim…

— OK… J'lui envoie un message pour lui dire qu'on arrive…

— Je nous fais vite des sandwichs…


Samedi 17 février 2029, parking du Casino Barrière, Carry-le-Rouet…

Dohko lut le SMS de Marine et sourit. Il regardera la table finale sur le site du Casino pour voir ce qu'avaient fait les joueurs. Il était repassé chez lui pour prendre une douche et se changer. Il avait acheté deux hamburgers au drive d'un Burger King avec une boisson et il fila sur Carry-le-Rouet. Arrivé sur le parking, il mangea et attendit. Après quelques minutes, il réalisa qu'il ne savait même pas si Shion travaillait ce soir. Il avait peut-être fait la matinée et il avait fini sa journée depuis des heures. Il se traita d'idiot et eut un petit rire désabusé. Seize ans après, cet homme lui faisait encore faire n'importe quoi. Il attendit un moment, plongé dans ses souvenirs. Il soupira en cognant le levier de vitesse de la paume de la main. Il fallait qu'il se décide. Ou il entrait, ou il partait. Rester là ne servait à rien. Il allait mettre le contact, lorsqu'il suspendit son geste.

Shion se dirigeait vers sa voiture…


Samedi 17 février 2029, Marseille…

Kanon avait regagné son appartement avec Mû et Saga. Il était déçu, mais il savait qu'il n'avait pas commis beaucoup d'erreurs. Et là, cette dernière main, c'était vraiment le hasard et la chance qui avaient décidé du vainqueur. Maintenant, il allait devoir se concentrer sur d'autres tournois en marge du Ten Cities. Pour rester parmi les meilleurs, il fallait s'entraîner en permanence. Que ce soit en live ou online ainsi qu'à faire du calcul mental. Juste et rapide. On n'avait que trente ou quarante secondes de réflexion à la table finale avec seulement quatre cartes de temps supplémentaire de trente secondes chacune.

— Merci Mû, dit-il à son ami qui venait de lui apporter un café.

— T'a prévenu tes parents ? lui demanda ce dernier.

— Je viens d'envoyer un SMS à papa, répondit son frère.

— J'y ai cru jusqu'au bout quand j'ai vu l'As sur le board… (11)

— On y a tous cru, murmura son frère en lui mettant une tape sur l'épaule.

— J'me trompe ou t'as l'esprit ailleurs ? s'enquit Mû en s'enfonçant dans l'un des fauteuils en cuir bleu du salon.

— Je m'attendais à voir quelqu'un qui n'était pas là…

— Qui ça ?

— Tu t'rappelles quand j'ai joué au Pasino pendant presque quatorze heures ? leur expliqua-t-il. J'ai croisé un pro… enfin… j'suis sûr que c'était un pro et j'pensais l'revoir ici…

— Il avait quoi d'particulier ? interrogea Saga en s'asseyant à son tour.

— J'sais pas… Y dégageait un truc… Ça m'a frappé… En plus, il était trop mignon…

— Ah… Voilà pourquoi ça t'a frappé, le railla son frère.

— Ça t'a surtout frappé sous la ceinture…, renchérit Mû avec un clin d'œil. Pas trop fort j'espère…

— Vas-y ! Fous-toi d'ma gueule ! se défendit Kanon en riant.

— Si c'est un pro, vous vous croiserez à nouveau, affirma Saga. T'es fatigué ? Tu veux qu'on t'laisse te reposer ?

— Dormez ici, si vous voulez…

— J'ai des copies à corriger, fit Mû. Vaut mieux que j'dorme dans mon lit et que je me lève en forme… Je crois que j'vais trouver des perles sur cette évaluation…

— Et moi je dois préparer trois cours pour lundi,

— J'ai vu Céphée, Léo et Lyumnades…, poursuivit le joueur, un peu comme s'il voulait encore retenir ces hommes auprès de lui.

— J'les ai vu aussi…, lui confirma son ami. Lyumnades est sorti avant la bulle…

— Surprenant pour un joueur de son niveau…

— Je l'ai croisé au Pasino, il a voulu discuter…

— De quoi ?

— J'en sais rien, j'ai tourné les talons…

— T'es un vrai sauvage ! s'exclama Saga en lui jetant un des coussins décoratifs du divan.

— Quoi ! Je testais ma concentration et il est venu m'faire chier !

— Y pouvait pas savoir ! le défendit Mû en prenant le coussin dans la figure à son tour.

— M'en fous ! Et les deux autres ?

— Sortis un peu avant la TF… (12) Céphée à tapis contre un amateur…, fit Mû en réprimant un bâillement. Et Léo, j'sais pas…

— Fais gaffe, on dirait que les amateurs sont redoutables cette année…

— Y en a qui n'ont d'amateur que le nom, déclara Mû. Ils ont le même niveau que des pros…

— Saga, tu m'connais depuis qu'on était encore dans le ventre de maman… tu sais que je suis toujours prudent avec le poker…

— Je sais bien, mais bon… Une piqure de rappel, ça fait pas d'mal… Mû, on y va ?

— On est parti…

— Kanon, ne joue pas en ligne jusqu'à pas d'heure… va t'coucher et dors…

— T'inquiète… toute façon, j'ai l'cerveau en crème fraiche…

Mû et Saga le laissèrent seul. Il apprécia ce silence après avoir entendu pendant des heures le bruit des jetons qui s'entrechoquaient. Il alla prendre une douche et se glissa sous la couette de son lit. Avant de s'endormir, un regard d'un bleu de glace flotta derrière ses paupières…

À suivre…


(1) Du vécu pour moi. Sans parking une horreur pour monter, et avec parking, prix prohibitif. Et dans la rue des urgences, tout dépendait de l'heure à laquelle j'arrivais, c'était plus ou moins facile de trouver une place. Si ce n'est l'excellente réputation de cet hôpital pour la qualité des soins et la formation des médecins, tout le reste était un vrai cauchemar.

(2) OTTI = Odin Tourisme et Transport International société légale de Dorbal Polaris

Asgard est le nom du réseau de jeu clandestin.

(3) Et pourquoi pas ? Des panneaux solaires fixés sur les véhicules qui rechargent la batterie. Ça pourra peut-être exister un jour. ^^ Si ça se trouve, ça existe déjà en prototype. XD.

(4) Recaver = Racheter des jetons. C'est possible en cashgame si vous les perdez tous. En tournoi, si vous perdez vos jetons, vous êtes éliminé et vous devez quitter la salle où se déroule celui-ci.

(5) Pure invention de ma part. C'est une fiction, non ? ^^

(6) Shuffle up and Deal = Littéralement "Mélangez et distribuez". Expression consacrée, prononcée au début d'un tournoi par l'animateur pour le démarrer, en autorisant l'ensemble des croupiers à mélanger puis à distribuer les cartes.

(7) La bulle = C'est le moment dans un tournoi où il ne reste plus qu'un seul joueur à éliminer et que tous les autres soient "dans l'argent" ou "In The Money" ou "ITM". Ils seront au minimum remboursé des frais de leur inscription. On dit alors que la bulle est crevée.

(8) Short stack = signifie avoir un petit tapis, peu de jetons par rapport aux autres joueurs, mais pas forcément le plus petit de la table, ou être effectivement le plus tapis à la table.

(9) Coin flip = Se dit des duels le plus souvent à tapis entre deux joueurs qui ont à peu de choses près les mêmes chances de gagner. Le terme peut se traduire par "lancer de pièce", un pile ou face qui par définition donne 1 chance sur 2 pour chaque issue.

(10) Brûler une carte = en Holdem (et dans d'autres variantes), le croupier (ou donneur) doit brûler une carte avant de distribuer le flop, le turn, et la river. Cela veut dire qu'il défausse une carte (toujours face cachée) sur le dessus du paquet avant de le faire. La raison à cela est pour éviter que les tricheurs ne repèrent une éventuelle carte marquée à venir.

(11) Board = signifie tableau en anglais. Désigne le tapis où sont dévoilées les cartes communes.

(12) TF = abréviation de Table Finale.


Au Poker les quatre couleurs sont PIQUE, CARREAU, TRÈFLE et CŒUR et non pas rouge et noir. ^^ En anglais, puisque c'est la langue du poker c'est, dans le même ordre : SPADES, DIAMONDS, CLUBS, HEARTS.

Hiérarchie des mains

— Une CARTEHAUTE = si aucun joueur n'arrive à former ne serait-ce qu'une paire, celui qui à la carte la plus élevée remporte le pot.

— Une PAIRE = deux cartes de même valeur. Par exemple 2 DAMES.

— Un BRELAN = trois cartes de même valeur. Par exemple 3 HUIT

— Une QUINTE = 5 cartes qui se suivent de couleurs différentes. Par exemple 5D 6C 7H 8D9S toutes couleurs confondues.

— Une COULEUR = 5 cartes qui ne se suivent pas, mais de la même couleur. Par exemple 7 – VALET – 10 – 2 – DAME toutes à COEUR. La couleur avec la hauteur la plus élevée remporte le pot.

— Un FULLHOUSE ou FULL en abrégé = Un BRELAN associé à une PAIRE. Par exemple un FULL aux HUIT par les VALET c'est un brelan de HUIT et une paire de VALETS. Il faut associer les cartes servies au joueur avec celles découvertes sur le tapis.

— Un CARRE = 4 cartes de la même valeur. Par exemple le plus beau 4 AS. Mais 4 DEUX peuvent aussi très bien faire l'affaire et gagner le pot.

— Une QUINTEFLUSH ou QUINTEà la COULEUR = 5 cartes qui se suivent de la même couleur. Par exemple 8 – 9 – 10 – VALET – DAME à CARREAU

— Une QUINTE FLUSH ROYALE = 5 cartes qui se suivent de la même couleur hauteur AS. Par exemple 10 – VALET – DAME – ROI – AS à PIQUE. Elle est appelée royale parce qu'elle est hauteur AS. C'est LA combinaison imbattable au poker. Statistiquement, il existe 1 chance sur 30 000 de l'obtenir, mais qui sait… La chance peut avoir envie de vous faire un magnifique sourire.

En plus de dix ans de jeu avec des amis, mon mari l'a obtenu… deux fois ! À Trèfles et à Piques. C'est exceptionnel car on était loin d'avoir joué 30 000 parties. ^^

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