Sailor Moon Altered Destiny

Chapitre 16 – How To Save A Life

Résidence Mizuno

15 ans auparavant

« Papa, tu fais quoi ?

- Un anagramme.

- Un bananaquoi ? »

Kunio éclate de rire. Il se lève du bureau et se dirige vers le kotatsu où Ami, petite fille au visage rond de cinq ans, est en train de dessiner. Il s'assoit à côté d'elle.

« Je peux te prendre une feuille ?

- D'accord. »

Il écrit son prénom en romaji, l'alphabet romain.

« Tu vois, tu écris ton prénom et ton nom et tu mélanges les lettres pour créer un nouveau prénom. Tu rayes la lettre que tu as utilisée au crayon de papier comme ça, tu sais lesquelles tu as utilisé et tu peux gommer si tu t'es trompé. La seule règle, c'est d'utiliser toutes les lettres. »

Kunio écrit le nom de famille qu'il a trouvé mais avoue qu'il sèche sur le prénom. Ami regarde la feuille et semble soudain figée dans le temps. Il connaît bien cette facette d'Ami. Il a beau passer une main devant son visage, elle ne le voit plus. Elle ne voit que les lettres qui se mélangent et se recombinent à toute vitesse dans son cerveau. Après quelques minutes, elle lève son bras gauche et remue les doigts tout en gardant le coude sur la table pour réclamer un crayon. Dans ces moments-là, elle ressemble beaucoup à sa mère et elle doit être servie sur un plateau car le monde qui l'entoure n'existe plus. Elle a d'ailleurs fait quelques chutes et rencontré quelques coins de meuble lors de ces sortes de transe. Son père joue néanmoins cette fois le jeu et lui donne un crayon de papier. Elle le prend et écrit sur la première chose qui lui passe sous la main : le bois du kotatsu, manquant de quelques centimètres la feuille. L'encre se tiendra pas sur le vernis mais il parvient à lire l'éclair de génie de sa fille : Nimui Konuzo.

Il la sert dans ses bras et lui fait un bisou sur la joue.

« Tu es merveilleuse, Ami. »

Elle lui renvoie un regard triste qu'il ne comprend pas.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

- Pourquoi tu veux un nouveau nom ? Tu vas partir et te cacher ? Tu ne veux pas qu'on te retrouve ? Tu n'aimes pas maman ? »

Elle le regarde, les yeux embués de larmes. Le pas au lieu du plus dans sa dernière phrase ne lui a pas échappé.

« Mais non, mon cœur. L'hôpital veut exposer certaines de mes toiles et il me faut un autre nom pour que ça n'interfère pas avec mon travail. »

Elle essuie ses larmes et sa morve avec sa manche.

« Ah bon. D'accord. »

Il se serre contre elle et ajoute :

« Et puis, avoir un prénom secret, c'est comme si j'étais un superhéros. »

Il se lève et prend Ami dans ses bras et, la soutenant d'une main, il lève son autre bras, poing fermé, vers le ciel.

« Nimui à la rescousse ! »

Elle éclate de rire, oubliant ses récentes larmes. Elle tend alors son bras elle aussi.

« Mia Nomuzi à la couscous ! »

C'est fou. Elle vient de faire une anagramme sans papier ni crayon après en avoir fait un pour la première fois quelques minutes auparavant. Mais au milieu de tout ça, elle reproduit les mots qu'elle ne connaît pas avec l'innocence qu'on attend d'un enfant.

« Pas mal, Mia, mais tu aurais pu mélanger un peu plus les lettres. Tu as gardé toutes les lettres de ton prénom dans ton nouveau prénom. »

Elle fixe le mur quelques secondes et dessine quelques lettres dans les airs.

« Ben non, j'ai pris le « mi » de Mizuno et je l'ai mis dans mon nouveau prénom. Et le « mi » d'Ami dans mon nouveau nom de famille… »

C'est d'une logique imparable.

« Ah oui, j'avais pas vu. Bien joué, Mia ! Et tu sais, quoi ? Je sais quelle est ton super pouvoir.

- Ah oui ?

- Oui. Tu peux voler.

- Ah bon ? »

Il la lève alors au-dessus de sa tête et se met à tourner sur lui-même. Ami éclate de rire. Après quelques tours, il titube et se laisse tomber dans le canapé avec Ami. Ils expirent tous les deux bruyamment pour exprimer leur contentement.

C'est alors que la clé tourne dans la porte d'entrée et leur sourire se fanent en un instant. Kunio est quant à lui ramené brusquement vers les mensonges racontés à Ami.

Comment Kunio pourrait-il lui dire qu'il a bien des doutes sur son couple, avec une femme enceinte qui refuse d'arrêter d'opérer, qui ne rentre souvent chez elle que pour se doucher et dormir, quand elle ne dort pas à l'hôpital ? Comment lui dire qu'il reste pour sa fille et son fils à naître mais que son mariage n'en ait plus vraiment un quand sa femme est mariée à sa carrière ? Il voit bien qu'elle n'a plus le même respect pour lui maintenant qu'il a mis sa carrière au ralenti pour s'occuper de sa fille. Comme toujours, il la suit dans la salle de bain.

Step one: you say we need to talk

He walks, you say sit down, it's just a talk

He smiles politely back to you

You stare politely right on through

Elle ouvre l'eau de la douche pour que le bruit couvre leur dispute. Elle sait déjà qu'il s'agira d'une dispute.

« Bonjour, Saeko.

-Kunio…

- Je sais, tu ne vas pas mettre ta carrière en suspens pour un simple enfant. »

Elle sourit comme ces gens qu'on attaque systématiquement sur le même point et qui n'en peuvent plus de répéter la même chose.

« Je ne veux pas avoir encore cette conversation. J'en ai assez de passer pour la méchante quand je ne cherche qu'à sauver des patients.

- Pourquoi tu cherches à sauver le monde quand c'est toi que tu devrais vouloir sauver ?

- Je vais très bien, le médecin m'a dit que je pouvais encore travailler pendant un mois.

- Ce n'est pas ce qu'il m'a dit. »

La jeune femme devient alors blanche comme un linge.

« De quel droit tu lui as fait briser le secret professionnel ? Tu pourrais mettre sa carrière en danger ! »

Il lève sa main pour lui montrer son alliance.

« Ça te rappelle quelque chose, ce truc ? Nous sommes mariés. J'ai autant le droit que toi de savoir que tu mets la vie de notre enfant en danger en continuant à travailler. Le médecin a clairement dit que tu devrais éviter tout effort et rester un maximum alité jusqu'à la naissance. Il m'a aussi dit que tu lui avais signifié que j'étais d'accord avec ton choix de continuer à travailler en dépit de l'avis médical. Je n'aime pas qu'on me fasse passer pour un tyran sans cœur.

-Ah donc, c'est moi le tyran sans cœur dans l'histoire ? Tu crois qu'on va pouvoir vivre quand je serais alitée et que tu passeras tes journées à gribouiller avec ta fille ? »

Comme chaque fois, la conversation s'envenime. Excédée et bouillant de rage, elle se dirige vers la fenêtre pour l'entrouvrir car elle craint la chaleur dans cette pièce mal ventilée.

« Sors. Je vais me doucher. Je dois repartir après pour faire le suivi post-opératoire d'un patient. »

Rempli d'une colère sourde, il s'exécute et claque la porte.

Some sort of window to your right

As he goes left and you stay right

Between the lines of fear and blame

You begin to wonder why you came

Après quoi Saeko, épuisée, rentre dans la douche. Elle qui a si facilement chaud et a ouvert la fenêtre se met à trembler de froid et sent ses jambes dérober alors qu'elle glisse et se cogne la tête contre le robinet. Elle voit alors du sang s'écouler qui ne vient pas de la blessure qu'elle vient de se faire à la tête.

« Kunio ! Kunio ! KUNIO ! »

Il entre brusquement et découvre la scène. Entre honte, culpabilité et envie de porter des accusations, ils doivent néanmoins passer outre leur différend et travailler ensemble. Il coupe la douche, l'enroule dans une grande serviette qui se tâche bien vite de sang et la porte dans leur chambre. Il descend ensuite dans le salon et y trouve Ami, devant le téléphone. Elle empêche son père de passer jusqu'à ce qu'il lui ait expliqué ce qui se passe et qu'il ait arrêté de mentir. Il remarque alors que le combiné est décroché.

« Tiens, c'est l'hôpital. J'ai déjà appelé l'ambulance. »

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

Pas une larme de sa part, mais une main qui tremble énormément quand elle lui passe le combiné. Et si elle ne pleure pas, Kunio lui peut à peine voir clair tant il pleure. C'est comme si toute cette façade qu'il a créée pour protéger Ami de leurs incessantes disputes et de son envie de claquer la porte et de disparaître avait volé en éclat. Il n'y a plus qu'une chose qui lui importe : sauver sa femme et leur enfant.

oOo

L'ambulance arrive très vite mais il semble aux Mizuno que des heures se sont écoulées. Saeko est installée sur un brancard et conduite dans le véhicule. Kunio décide de les suivre en voiture, évitant ainsi à Ami de risquer d'être témoin de potentielles complications ou de la mort du bébé. Toutefois, Ami ne l'entend pas de cette oreille et monte dans l'ambulance. Son père la prend calmement par le bras.

« Non, Ami, ne gêne pas le personnel médical. On va les suivre en voiture.

- Non, vas-y, toi, si tu veux. Moi je reste avec maman et mon petit frère. »

Kunio, pourtant toujours d'un calme olympien, perd patience.

« Ami, ça suffit ! Fais ce que je te dis ! »

Elle lui tourne le dos et tape du pied. Elle non plus n'est pas une habituée des caprices mais elle a une idée derrière la tête. Elle repère les menottes utilisées pour immobiliser les personnes difficiles. Elle utilise la partie censée aller sur le poignet du patient et se menotte à l'ambulance. Ayant également repéré où est la clé, elle l'attrape et commence à la serrer de toutes ses forces de sa main libre. Saeko attrape sa main qui blanchit déjà.

« Monte, Kunio. Elle est aussi têtue que sa mère. »

Malgré les circonstances, Kunio et Saeko sentent leurs liens familiaux brusquement se resserrer grâce à cette petite rébellion. Rien n'est toutefois encore gagné. Le père monte ainsi dans l'ambulance qui part immédiatement pour l'hôpital.

oOo

L'arrivée à l'hôpital se passe sans trop d'encombre mais toujours avec une forte animosité. Kunio doit rapidement s'absenter pour remplir les papiers d'admission. Quand il revient dans la chambre, son collègue lui fait part du diagnostic :

« C'est ce que je craignais et ce contre quoi je t'ai mise en garde, Saeko, explique le médecin et ami du couple. Le placenta est inséré bas, ce qui provoque des saignements. Mais ça, vous le saviez. C'est en train de se résorber et nous pourrons donc probablement éviter la césarienne ou un accouchement fortement prématuré. Tu as également beaucoup de contractions et c'est pourquoi je t'ai recommandé il y a un mois de finir ta grossesse allongée au maximum, en évitant les escaliers et en limitant les trajets en voiture à vingt minutes. Tu as tenu, en accord avec ton mari, à continuer à travailler jusqu'au dernier moment. C'est le dernier moment. Si vous ne voulez pas un prématuré qui vivra les premières semaines de sa vie dans un incubateur avec un fort risque de mort subite du nourrisson, il faut que vous fassiez des changements. »

Kunio bout intérieurement. Il n'est pas violent mais les circonstances font qu'il se verrait volontiers en train de mettre un coup de poing dans le mur mais vu les circonstances, la scène pourrait être mal interprétée.

Let him know that you know best

Cause after all you do know best

Try to slip past his defense

Without granting innocence

Il lui en veut tellement d'avoir menti et d'avoir fait de lui son complice. Pourtant, même maintenant, elle refuse de lâcher prise et d'écouter le médecin. Entêtée, inconsciente, autodestructrice ? Les trois ? Il ne saurait dire. Leur relation déjà tendue depuis plusieurs années a pris un tour des plus sombres ces derniers mois et il ne mâche plus ses mots.

« Docteur Kurokawa ?

- Oui ?

- Je me suis toujours opposé à ce qu'elle continue de travailler. Elle vous a menti. Je pense qu'elle cherche à perdre le bébé et qu'il faudrait programmer une consultation psy afin de s'assurer qu'elle ne mette en danger sa personne et son enfant. »

Prise en traître, Saeko commence à se lever et s'apprête à quitter le lit. C'est alors que le chef du pôle de chirurgie entre en trombe, l'air furieux.

« Docteur Mizuno, vous êtes en arrêt maladie jusqu'à votre accouchement. Je vous veux alitée, chez vous. Un docteur de l'hôpital passera vous voir deux fois par semaine et supervisera votre suivi. Vous viendrez ici faire des examens une fois par semaine. Dr. Kurokawa, vous avez mis en danger un patient et collègue. Je comprends que vous êtes tenu au secret professionnel et qu'il était difficile pour vous d'agir de façon éclairée. Vous auriez dû la référer à un autre hôpital ou venir me voir. Vous êtes suspendu une semaine, sans salaire. Vous avez eu de la chance qu'il ne soit rien arrivé de plus grave à votre collègue et vous avez échappé de peu au conseil disciplinaire et à un potentiel retrait de votre droit d'exercer la médecine. »

Il se tourne vers la porte et l'ouvre. Un autre docteur entre.

« Vous connaissez le docteur Nakamura. Elle va s'occuper de l' évaluation psychologique du docteur Mizuno afin de s'assurer qu'elle ne met pas volontairement en danger sa vie et celle de son enfant. »

Désignant du doigt les deux autres hommes présents dans la salle, il assoit son autorité.

« Kurokawa, Mizuno : dehors. »

oOo

Une heure plus tard, la psychologue ressort. Elle ne dit pas un mot à Kunio et se dirige vers le bureau du chef du pôle de chirurgie. Deux heures plus tard, on laisse sortir Saeko. Dans la voiture, elle refuse de parler de son évaluation mais ne manque de fustiger Kunio pour l'avoir dénoncé au chef de chirurgie.

Habitué de ses disputes, il se contente de mentionner calmement qu'il ne l'a pas dénoncé et que le responsable n'est peut-être autre que le docteur Kurokawa. Elle ne l'entend pourtant pas de cette oreille, les faits accablant Kunio. C'est lui qui a mentionné la mise en danger volontaire du bébé quelques secondes avant l'arrivée de leur chef, apparu comme par hasard quelques minutes après que Kunio s'est soi-disant absenté pour remplir ses papiers d'admission aux urgences.

Lay down a list of what is wrong

The things you've told him all along

And pray to God he hears you

And pray to God he hears you

L'arrivée à la maison n'est guère plus calme et les accusations volent, encore et toujours. Chacun vide son sac une nouvelle fois devant une Ami triste mais impassible. Ils ne la voient même plus alors qu'elle les suit depuis l'hôpital de pièce en pièce. Le seul changement notable est que Saeko s'est résignée et s'est alitée non sans continuer à sortir tout ce qu'elle a sur le cœur. Durant des heures, ils font la liste de toutes les erreurs de l'autre et Ami les regarde, se sentant à la fois impuissante et coupable. Le soleil d'hiver ne tarde pas à se coucher et, alors que la nuit tombe, elle craque :

« C'est moi qui ai prévenu votre chef. Personne ne s'occupait de moi alors, j'ai pu partir. Papa n'a rien fait. Arrêtez de vous disputer. C'est ma faute. Tout est de ma faute. Je ne voulais pas qu'il arrive du mal à mon petit frère et je ne voulais pas que papa change de prénom et qu'il s'enfuit. »

Elle éclate alors bruyamment en sanglots au pied du lit.

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

Comme une vitre se brisant subitement et révélant la vérité, les deux parents comprennent ce qui se passe. Et c'est alors que le changement amorcé dans l'ambulance prend toute son ampleur, tout cela grâce à Ami.

Évidemment, qu'il aime sa femme. Même s'il a songé à la quitter tant son attitude le révoltait, il sait que cette situation cache un mal profond dont elle n'ose parler. Et à présent, les deux femmes de sa vie sont en larmes, chacune criant à travers ses larmes tout ce qui ne va pas.

« J'ai peur, Kunio. J'ai tellement peur. Perdre ma mobilité me terrifie. Et si je n'étais rien sans mon métier ? Et si j'avais perdu mon poste quand je retournerai au boulot ?

- Ton boulot ! Encore ton boulot ! Toujours ton satané boulot ! N'y a-t-il que ça qui compte pour toi ? »

Elle se met à pleurer de plus belle. Elle attrape son sac à main et en sort une photo qu'elle tend à Kunio. On peut y voir Ami sourire d'un sourire édenté dû à une dent de lait manquante. Parvenant à calmer ses sanglots, elle commence à s'expliquer.

« C'est la dernière fois que j'ai vu Ami sourire. C'était il y a neuf mois environ. Je travaillais tellement qu'elle s'est éloignée de moi et rapprochée de toi. Je n'entendais plus les récits de ces bons moments qu'à travers toi. Je me suis alors enfermé encore plus dans mon travail parce que j'arrivais plus à être sa mère. Puis je suis tombée enceinte et mes peurs ont redoublé : peur de ne pas y arriver, peur de ne pas arriver à me sortir de mon enfermement, peur de ne pas arriver à subvenir à nos besoins et surtout peur de ne jamais arriver à reconstruire ma relation avec Ami. Je veux que les choses changent mais je ne sais pas comment faire. Je ne sais plus comment faire. Et je ne sais pas si c'est encore possible. Jamais je n'ai voulu mettre en danger la vie de notre enfant. Je te le jure. Cela dit, quand ta fille s'enchaîne à tes côtés pour forcer ses parents à être dans le même périmètre, c'est que rien ne va plus. Je suis perdue et je ne sais plus où j'en suis. Je suis prête à tout pour sauver notre mariage. S'il y a un mariage à sauver. »

Kunio ne répond rien. Il part dans la salle de bain se mettre en pyjama et Ami en fait autant. Saeko comprend le message. Personne ne veut plus rien avoir affaire avec elle.

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

Elle ferme les yeux et essaie de trouver le sommeil. Elle sent alors un petit corps se serrer contre elle puis une autre main plus grande se poser sur son épaule et tirer les deux filles pour se serrer contre elles.

« Je t'aime, Saeko. »

Des larmes silencieuses coulent alors sur ses joues mais pour une toute autre raison.

oOo

Le lendemain, Saeko se réveille quand elle entend du bruit dans la cuisine. Il n'y a plus qu'une main sur sa hanche gauche mais elle cramponne son pyjama comme si sa vie en dépendait.

« Tu sais, Ami, je t'aime plus que tout au monde. Tout comme ton frère. Je vais tout faire pour devenir la mère que tu mérites.

- Chut, maman, je dors. »

Elle éclate de rire à gorge déployée. Kunio arrive en courant.

« C'est quoi ce bruit bizarre ? Tout va bien ?

- Oh, ça va, le sarcasme. Je ne ris pas souvent mais quand même. »

Il sourit et se baisse pour l'embrasser.

« Tadaima, déclare Saeko.

- Okaerinasai, répond Kunio. »

Il redescend alors et remonte tant bien que mal avec la petite table de la cuisine. Il fait ensuite de nombreux aller-retours avec des articles aussi divers et variés que le grille-pain, de la vaisselle, une bouilloire électrique, du thé, du poisson grillé, de la soupe miso, une tablette médicale et bien d'autres choses.

«Dorénavant et jusqu'à l'accouchement, nous prendrons nos repas ici. Je vais installer mon bureau ici et monter la télé. Nous allons vivre ici la plupart du temps et réparer nos liens familiaux. Tu as dit que tu étais prête à tout, Saeko ?

- Oui.

- Alors, goûte ma cuisine. »

Saeko semble alors plus terrifiée par cette idée que par tout ce qui s'est passé jusqu'à présent. Il pose son petit-déjeuner sur la tablette et lui tend une paire de baguettes. Prise de sueurs froids, elle porte une bouchée de riz à sa bouche en tremblant et commence à mâcher quelque peu avant d'ouvrir la bouche et de laisser retomber le riz dans lequel il a remplacé le sel par du sucre. Elle tente de se rincer la bouche avec la soupe miso qui lui brûle le palais en raison du wasabi qui n'a rien à faire là.

Des étoiles dans les yeux, Kunio demande :

« Alors, c'est bon ? »

Elle tend une main levée et tremblante avec le pouce tendu.

« Un délice. »

Ami, qui s'est réveillée, se glisse sur les jambes de sa mère et sous la tablette et goûte le riz.

« Caca. »

La vérité sort de la bouche des enfants et si cette maison veut fonctionner à nouveau, il va falloir arrêter les repas en livraison et sérieusement apprendre à cuisiner.

« Je vais faire des efforts sur la cuisine. Je vous le promets.

- Je peux t'apprendre si tu veux, propose Ami, on ne peut plus sérieuse. »

Ayant du mal à y croire, il décide de se prêter au jeu et l'emmène dans la cuisine. Elle commence alors à lui donner un cours dans les règles de l'art. Il semblerait qu'elle ait suffisamment vu faire sa mère du temps où elle cuisinait encore pour savoir ce qu'elle raconte.

« Non, ça, c'est le sucre. »

« Non, pas de piment… »

« Attends, non, c'est comme ça qu'on fait sinon tu vas en mettre partout. »

« Le miso, pas le natto… Le truc qui ressemble à du beurre, pas celui qui ressemble à du vomis… Voilà. »

Sa fille est un génie. Y a-t-il quelque chose qu'elle ne sait pas faire ? Elle est incroyable. Elle détient comme sa mère un défaut de caractère la poussant à vouloir tout contrôler mais sous l'influence de son père, elle le canalise en une volonté d'apprendre et d'enseigner par la suite ce qu'elle a découvert. Il lui a suffi de voir sa mère faire pour retenir comment cuisiner et ainsi pouvoir apprendre à son père, assise sur la chaise de bar de leur cuisine américaine.

Il vient se placer derrière elle et la serre dans ses bras.

« Merci, Ami.

- Pourquoi ?

- Pour tout. »

Ami penche la tête et la pose sur son bras. Ce moment d'intimité est cependant vite interrompu par Saeko qui leur demande de monter au plus vite. Pensant que quelque chose ne va pas, il prend Ami sous le bras et court à l'étage. Ami ne peut s'empêcher de sourire de le voir courir vers sa femme et non plus de la fuir et surtout de ne pas ignorer et son existence et celle du problème et de l'inclure dans sa folle course.

Toutefois, c'est un chirurgien et pas un muscle de son corps n'a quoi ce soit de sportif et il arrive à l'étage essoufflé, à peine capable de dire un mot. Il tourne alors le dos à sa femme pour qu'Ami puisse voir sa mère depuis son épaule.

« Qu'est-ce qui se passe ?

- Je… Je… bredouille-t-elle, décontenancée par cette configuration pour le moins surprenante. Je viens de sentir le bébé bouger. Est-ce que vous voulez sentir ? »

C'est un grand pas en avant dans leur relation qui s'est arrêté il y a déjà de nombreux mois. C'est le premier contact physique depuis de longs mois qu'ont les deux époux. Tous deux, ainsi qu'Ami, sentent le bébé bouger. Si tout se passe bien, l'accouchement aura lieu dans deux mois.

oOo

Et tout se passe bien. Pour la première fois depuis longtemps ou pour la première fois tout court en ce qui concerne Ami, il fait bon vivre dans la résidence Mizuno. Cette immense maison semble enfin chaleureuse mais en même temps abandonnée car tout se passe dans la cuisine ou la chambre.

En raison des difficultés qu'a connues la grossesse, il est prévu que l'accouchement soit déclenché un vendredi onze juillet. La famille prend donc la route de l'hôpital dans une ambulance car Saeko doit éviter la voiture pour les trajets de plus de vingt minutes et donc rester allongée.

Elle ne saurait être plus heureuse mais qu'est-ce qui lui tarde de pouvoir marcher, courir, se rouler par terre et faire la roue. Oui, faire la roue. Kunio lui tient la main dans l'ambulance et, comme s'il avait lu dans ses pensées, il lui promet qu'ils iront se rouler dans l'herbe quand elle sera « opérationelle ».

« Je t'aime, Kunio.

- Moi aussi, je t'aime, Seako. »

L'ambulance arrive peu après à l'hôpital. Tout se passe bien cette fois-ci. D'ailleurs, les visites se passent toutes bien depuis que Saeko a arrêté de travailler. Cela reste toutefois un accouchement. Entre cris et douleurs et malgré le déclenchement programmé, l'accouchement prend un certain temps. Et un temps certain. Surtout pour Ami qui attend dans la salle d'attente avec le docteur Kurokawa.

« Je suis désolé que tu aies perdu des sous à cause de moi. Si tu veux, j'ai des pièces dans ma tirelire. »

Il éclate de rire et la remercie avant de décliner poliment.

« Ne t'en fais pas. Tu as bien fait. C'était très courageux d'aller voir notre chef. On ne l'appelle le Dragon pour rien. Même moi, j'en ai peur. Il paraît qu'il crache du feu quand il n'est pas content.

- C'est pour ça qu'il boit du sirop pour l'estomac comme si c'était du jus de fruits ? »

Il rit de plus belle.

« Oui, c'est probablement pour ça. »

Tout à leur conversation, ils n'ont pas vu Kunio arriver et trépigner d'impatience.

« Il est né ! Il est né ! C'est un garçon !

- Oui, je sais, répond Ami. »

Kunio affiche un sourire allant d'une oreille à l'autre. Il tire Ami par le bras comme un enfant.

« Allez ! Allez ! On y va ! On y va ! »

Et les voilà en train de courir jusqu'à la chambre sous les regards des collègues de ce nouveau papa.

oOo

Arrivé dans la chambre, devant une Saeko épuisée mais heureuse, ils peuvent voir le petit bébé dans le lit d'enfant, à côté du sien.

« Tu veux le prendre Saeko, ou je peux ?

- Vas-y. Je suis un peu trop faible pour le porter à nouveau. Je viens de l'allaiter. »

Kunio le prend dans ses bras et met un genou à terre, comme un chevalier, pour être au niveau d'Ami.

« Je te présente ton petit frère. Il s'appelle…

- En fait, on hésite entre deux noms, Ami. Tu peux nous aider à choisir ? »

Ami regarde son frère, puis son père, puis sa mère.

« Junichiro, laisse échapper Ami avant qu'ils aient pu lui proposer les deux prénoms. »

Junichiro. Un prénom désignant le premier garçon et rappelant sa pureté. Les deux parents ne savent plus quoi dire. Le nom idéal. Après avoir sauvé leur mariage, elle a trouvé le prénom idéal. Ils se regardent et acquiescent.

« Je te présente ton petit frère : Junichiro Mizuno. »

Une larme de joie roule sur sa joue tant il est heureux. La voilà cette vie au-delà de ses espérances dont lui parlait sa mère, malade alcoolique. Morte trop jeune de sa maladie, cette notion que lui avait promise son programme de rétablissement et de sobriété lui avait toujours échappé. La sérénité d'accepter les choses que je ne peux changer… Le courage de changer les choses que je peux… Cette rengaine qu'elle répétait si souvent n'a jamais quitté son esprit. Persuadé qu'il ne pourrait jamais changer sa relation, il était prêt à partir. Mais ce n'est pas la relation qu'il devait changer mais son attitude fermée et son honnêteté passive agressive utilisée comme une arme. Ce n'est qu'à ce moment-là que tout s'est mis en place comme il le devait. D'ailleurs, quand il y pense, sa mère modifiait souvent cette prière de la sérénité pour en faire : « Donne-moi la sérénité d'accepter les personnes que je ne peux pas changer, le courage de changer celle que je peux et la sagesse de savoir que cette personne, c'est moi. ». Ces mots ont à présent tellement de sens pour lui…

Pourtant, tout à son bonheur, comment pourrait-il se douter que sa vie va basculer dans exactement cinq ans, le jour de l'anniversaire du nouveau-né qu'il tient dans les bras ?

oOo

Les jours passent et se ressemblent. Ami grandit et s'épanouit. Junichiro, surnommé Jun, en fait tout autant. Ami est très protectrice de son frère mais aussi très pédagogue. Elle passe de longues heures à lui faire la lecture, des livres pour enfants aux romans fantastiques en passant par l'encyclopédie, le tout sans oublier des ouvrages médicaux qu'elle semble affectionner tout particulièrement.

Et s'il aime ses parents, Jun vénère sa sœur, un sentiment tout à fait réciproque. Elle ne vit que pour le retrouver à la fin de sa journée d'écolière et passer le week-end à ses côtés et auprès de sa famille.

Excepté sa famille, Ami n'a pas d'amis, seulement des camarades de classe. Son attachement à son frère et ses efforts pour reconstruire sa famille avant sa naissance en sont une conséquence directe. Toutefois, tout occupée qu'elle est à profiter de ce cadre familial retrouvé, elle n'y pense pas. Ou plus. Elle a son frère. Elle a sa famille. C'est tout ce dont elle a besoin ou tout du moins, c'est ce dont elle arrive à se convaincre quand personne ne l'invite à son anniversaire ou dans aucun club pour les activités extra-scolaires. De toute façon, ses notes sont parfaites et elle a ses cours préparatoires tous les soirs. Elle n'a pas besoin des crédits que lui apporteraient les divers clubs de son école.

Ses parents ont quant à eux trouvé un emploi du temps qui fonctionne et leur permet d'être présents l'un ou l'autre pour s'occuper de leurs enfants, à défaut d'être souvent là tous les deux en même temps. Saeko n'a jamais été aussi aimante et souriante. Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. L'album photo se remplit puis se décline au pluriel. Anniversaires, Noël, Nouvel An, tanabata, premier jour d'école, spectacles scolaires, vacances…

De jours en mois, de mois en années, cinq ans s'écoulent. La famille Mizuno s'apprête à fêter l'anniversaire de Jun qui a invité tous ses amis pour une grande fête. Ballons, cotillons, guirlandes, gâteau, cadeaux, musique et une famille aimante. De quoi faire de cette célébration un moment mémorable.

Les festivités démarrent avec une chasse au trésor suivie par une course à trois pieds qu'il insiste pour faire avec sa sœur, après quoi vient la tant attendue ouverture des cadeaux.

« Ça va, Jun ? Tu n'es pas trop fatigué ? lui demande Ami. Tu es tout blanc.

- Non, ça va. C'est trop bien ! Merci, merci, merci ! »

Ami sourit de le voir si heureux. Après tout, les enfants ont de l'énergie à revendre. Un peu de gâteau et il va reprendre des couleurs et de l'énergie.

Après les cadeaux, le gâteau arrive. Jun adore les gâteaux. Il trépigne d'impatience quand il souffle les bougies mais il insiste pour être servi en dernier, même s'il sait qu'il n'aura probablement la décoration en pâte d'amande qu'il aime tant s'il ne reçoit pas la première part. Toutefois, peu importe le morceau qu'il reçoit, il l'engloutit comme si sa vie en dépendait puis s'écrie :

« Allez, on va essayer la voiture télécommandée ! »

Il empoigne la voiture sous le bras et fait signe à ses amis de les suivre. Un leader né, ce Jun. Toutefois, c'est peut-être la fatigue mais il ne marche plus très droit. On dirait même qu'il titube. C'est quand il flanche et tombe dans la piscine qu'Ami comprend que son visage pâle n'était pas dû à de la fatigue. Ni une ni deux, elle enlève ses chaussures et son gilet et plonge dans l'eau. Elle récupère son frère qui n'a heureusement passé que quelques dizaines de secondes inconscient dans l'eau. Kunio entame les procédures de réanimation pendant que Saeko appelle une ambulance. Par chance, la mère d'un des invités, qui était venu chercher son fils plus tôt que prévu pour l'emmener à son entraînement de sport, se propose spontanément pour s'occuper des enfants jusqu'à ce que leurs parents viennent les chercher.

Encore une fois, les Mizuno montent dans une ambulance, se tenant cette fois tous la main, unis face à l'adversité.

oOo

Souffle au cœur avec endocardite bactérienne fulgurante. Son pédiatre ne l'a pas vu car, comme souvent, ce n'était pas ce qu'il cherchait. Qui penserait à faire passer un IRM cardiaque à un enfant en bas âge qui n'a jusqu'à présent présenté absolument aucun symptôme ? C'est là la première épine qui vient ternir une unité si durement acquise. L'instinct d'Ami le pousse vers lui et elle entoure sa taille de ses bras pour y trouver du réconfort. Il répond à son étreinte en passant son bras sur le sommet de son crâne et en l'attirant contre lui.

As he begins to raise his voice

You lower yours and grant him one last choice

« Comment on a pu ne rien voir ? se surprend à crier Saeko. Tu n'as rien vu ? Tu n'as vraiment rien vu ?! C'est pourtant ta spécialité ! »

C'est aussi la sienne. C'est d'ailleurs au bloc opératoire qu'ils se sont rencontrés et qu'ils se sont mutuellement impressionnés. Il venait d'un autre hôpital pour une transplantation cardiaque mais le coup de foudre fut tel qu'il demandât son transfert dans les mois qui suivirent. Mais aujourd'hui, elle l'attaque sur ce qui les a amenés à se rapprocher. Il sent leurs liens devenu si forts se déliter bien plus rapidement qu'ils ne se sont péniblement reconstruits.

Le médecin en charge de Junichiro essaie de calmer le jeu.

« Je pense qu'il est inutile de blâmer qui que ce soit. Ce sont ses premiers symptôme qui, bien que fulgurants, ont été décelés à temps. »

Comme faisant écho à un futur lointain, le diagnostic montre qu'il va falloir opérer ce jeune garçon à cœur ouvert. C'est une opération dangereuse. Dans dix ans, elle réussira sans aucun problème. Mais pas demain. Demain, Junichiro, dit Jun, mourra sur la table d'opération. À cinq ans et un jour. Une famille, et par inclusion, un mariage, pourrait y survivre. Mais comment pourrait-il résister à une mère perdant pied face à la mort de son fils, hurlant à qui veut l'attendre qu'elle aurait dû rompre l'éthique médicale et l'opérer elle-même ? Comment encaisser la salve de gifles reçues de sa femme à l'annonce du trépas de leur enfant ? Comment accepter qu'elle l'ait empêché de voir son fils, insistant pour y aller seule car elle refusait de le voir toucher leur enfant ? Comment concevoir qu'elle le blâme de n'avoir rien vu alors qu'elle est tout aussi responsable de son bien-être, de son suivi et de sa santé ?

Face toutes ces interrogations, il s'écroule contre le mur et se met à pleurer en silence, comme il l'a tant fait avant la naissance de Jun. Au bout de quelques minutes, il voit des docteurs, des infirmières et la sécurité s'amasser autour du bloc opératoire il comprend que quelque chose ne va pas.

Il se lève, essuie ses larmes et voit les gens essayer de forcer la porte. Une heure. Il leur faut une heure pour pouvoir entrer dans la pièce et ce n'est que grâce à Ami qui, dans le bloc opératoire, vient de retirer la perche bloquant la porte. Ce que voit ensuite Kunio détruit tout ce qu'ils ont construit et met une fin définitive à leur relation. Perdue dans son désir de contrôle de l'état de santé de son fils, elle a tout détruit. Ils sont revenus à trois mois avant la naissance de Jun et rien ne va plus. Tout est terminé.

« Je ne voulais pas que papa change de prénom et qu'il s'enfuit. »

« Je ne voulais pas que papa change de prénom et qu'il s'enfuit. »

« Je ne voulais pas que papa change de prénom et qu'il s'enfuit. »

Drive until you lose the road

Or brake with the ones you've followed

Quoiqu'il fasse, les médecins sont sur Ami et ne le laisse pas approcher. Il se débat mais il est retenu par deux médecins.

« Calmez-vous ! Calmez-vous ! Nous devons examiner votre fille. Sous le coup de l'émotion, vous pourriez la blesser plus gravement si elle a subi des mauvais traitements de la part de votre femme durant l'heure qui vient de s'écouler. Elle aurait aussi pu tenter de se faire du mal. »

Résigné, il tombe à genoux. On le fait rapidement sortir du bloc et on emmène sa femme sur un lit d'hôpital. Ami étant en parfaite santé physique à défaut de mentale, elle est conduite devant la psychologue qu'avait vue sa mère quelques mois plus tot. Kunio suit les infirmières jusque devant la chambre de sa femme. Il lui faut alors quelques heures pour réussir à entrer.

Une fois en compagnie de sa femme, il se retrouve plus seul que jamais. Le message qu'elle lui laisse avec cette lettre est clair. Il doit partir.

He will do one of two things

He will admit to everything

Or he'll say he's just not the same

La seule inconnue est Ami. Il veut l'entendre de sa bouche. Et quand il sort de la chambre, elle est là. Elle aussi a besoin de réponses.

« Tu vas partir, Nimui ?

- Est-ce que tu veux que je parte, Mia ? Est-ce que tu veux partir avec…

- Je m'appelle Ami. Je ne veux pas fuir, moi. Si tu veux partir, pars. Mais ne fais pas espérer pendant cinq ans que tu vas rester… C'est tout ce que je te demande. »

And you'll begin to wonder why you came

Elle parle comme une adulte, ou, tout moins, comme une enfant qui a grandi trop vite. Il la serre dans ses bras et rentre chez lui, à pied. La route est longue sous cette pluie battante mais il a besoin de la faire en marchant, en courant, en tombant, en rampant. Il a l'impression que les muscles de ses jambes vont se déchirer tant l'effort est intense et long. Mais il ne s'arrête pas une seconde.

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

Une fois arrivé chez lui, il ouvre la porte, rentre, la referme et s'écroule, incapable ni physiquement ni mentalement de se relever. Il se résigne et s'endort, sachant pertinemment qu'il prendra froid au cœur et à l'âme en dormant sur le carrelage de cette maison froide et à présent si inhospitalière.

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

How to save a life

How to save a life

À son réveil, près de vingt heures plus tard, il constate que ni sa femme ni sa fille ne sont rentrées de l'hôpital. Elles attendent probablement qu'il s'en aille. Il fait donc sa valise, rédige sa lettre de démission pour l'hôpital et part pour la gare, direction : le plus loin possible. Les mots « lâcheté », « couardise » et « abandon » résonnent dans sa tête.

À défaut de savoir comment rester, il décide de partir. Ou de fuir. Il a bien compris que sa place n'était plus ici.

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

Entre silence radio et ultimatum lui intimant de na pas devenir un perdant et un raté et de laisser Ami reprendre le contact, Kunio, ou plutôt Nimui, panse ses blessures, seul dans la petite ville de Tottori. Forcé par sa femme à jouer les chirurgiens de campagne, il la laisse jouer les marionnettistes à distance, se réfugiant dans sa peinture comme une forme de thérapie cathartique.

Where did I go wrong?

I lost a friend

Somewhere along in the bitterness

Sa chambre se retrouve vite envahie mais il ne peut plus s'arrêter. Il finit par mettre ses toiles à côté des poubelles, sans savoir que la propriétaire de la maison, très sensible à son travail, les ramasse et les stocke toutes à la cave.

Dix ans s'écoulent avant qu'Ami ne le mette au pied du mur et parvienne à faire tomber ses défenses et à la ramener à Tokyo.

And I would have stayed up with you all night

Had I known how to save a life

How to save a life

How to save a life

Sa mère disait toujours qu'il ne servait à rien d'attendre que demain vienne car c'était toujours maintenant. Elle disait également qu'avec un pied ancré dans hier et l'autre dans demain, on pissait partout sur aujourd'hui.

Aujourd'hui, il a l'impression de vivre dans le présent pour la première fois depuis dix ans. Et quand un esprit cartésien comme le sien se dématérialise et réapparaît en une seconde dans le hall de l'hôpital, cela nécessite de vivre l'instant présent. Hier et demain n'ont pas lieu d'être. La seule chose importante est de vérifier qu'on est là en intégralité et qu'on n'a pas littéralement un pied-de-nez.

Et quand il lève la tête pour jeter à un œil à cet hôpital où tant de choses se sont passées, il lui faut toute son énergie et sa sérénité pour ne pas replonger dans ces souvenirs douloureux. Il la fixe quelques instants.

« Bonjour, Saeko. »

À suivre…

La chanson utilisée pour ce chapitre est How To Save A Life par le groupe The Fray. À noter que la chanson parle d'une femme (ou d'un homme) se disputant avec un homme d'où les pronoms masculins mais que dans ce chapitre, elle parle d'une femme, nommément Saeko. Je pourrais changer tous les pronoms de la chanson mais ce serait dénaturer la chanson et une tentative d'appropriation. En tant qu'écrivain et photographe, je refuse de faire ça.

« Taidaima » signifie « Je suis rentrée (à la maison) » (au féminin car c'est Saeko qui parle à ce moment-là) et « Okaerinasai » signifie « Bienvenue à la maison ». Il y a plein de variantes pour la traduction et elles ont un effet d'à peu près, alors, j'ai décidé de le dire en japonais mais écrit en romaji.

Ces deux chapitres ont été durs à écrire. Je voulais qu'ils se croisent en un seul chapitre en utilisant les deux chansons mais j'avais peur que ça rende le chapitre confus. J'ai donc choisi ce format là car je voulais vraiment utiliser ses deux chansons.

Vu le format et comme j'amenais des moments du passé dans le présent quand Ami et son père se confiaient, je ne les ai pas détaillés dans la chapitre suivant et j'ai essayé de me focaliser sur d'autres moments et sur la vision d'autres personnages.

Miguel Nochair