Bruce espère de tout son cœur que les garçons ne réclameront pas de détails précis sur le déroulement des batailles de la rébellion Greyjoy, il serait bien en peine de leur fournir ce qu'ils veulent. Pour lui, un combat à mort se résume à un vacarme sanglant qui lui mugit dans les oreilles, qui s'efforce de le jeter à terre afin de le réduire à un monceau de viande frémissante, qui piaule de terreur et de souffrance quand sa lame taillade ses multiples ventres et sectionne ses innombrables têtes et membres.

Ce n'est jamais que cela, une guerre, du sang et des cris et l'affolement, gigotant dans une danse chaotique digne des pires tréfonds des Sept Enfers, et Bruce n'arrive pas à comprendre comment se débrouille Robert pour apprécier l'expérience.

Il est beaucoup de choses que Bruce ne comprend pas chez son frère, mais cette particularité est l'une des plus criantes. Peut-être cela explique-t-il pourquoi il est si simple de ne pas jalouser Eddard Stark, puisque Bruce ne peut pas vraiment s'entendre avec Robert – pourquoi ne pas le laisser tourmenter le jeune suzerain du Nord, au moins pendant qu'il s'amuse de la sorte Robert n'a pas le temps d'infliger à Bruce ses valeurs incompatibles avec le souhait buté du sire d'Accalmie de ne plus jamais tenir une arme en main.

Hélas, le souhait devra encore attendre pour se réaliser. Certes, la flotte de Fer vient de recevoir une défaite si écrasante que plusieurs années seront nécessaires à sa reconstruction, et le propre frère de Balon et Victarion a été capturé afin d'être conduit enchaîné à Port-Lannis, mais Balon Greyjoy demeure assis sur son trône taillé dans le grès, continue d'arborer sa couronne de bois flotté depuis la sécurité des murs de Pyke, sur l'île portant le même nom. La guerre ne s'arrête point avant que l'homme responsable de l'avoir relâchée sur Westeros ne soit acculé et contraint de renoncer à ses folles prétentions, que ce soit par la mort ou en ployant le genou.

C'est une leçon apprise de la Rébellion de Robert, quand le Val a conclu que la démence du Roi Croûte avait passé les bornes. Quand le ban a été convoqué, tout le monde savait que ça ne se terminerait qu'avec la mort d'Aerys Targaryen, second de ce nom et dernier représentant des seigneurs dragons à occuper le Trône de Fer. Cela ne pouvait s'achever autrement, et les Sept Couronnes n'accepteront pas qu'un nouvel aspirant à la royauté, fusse-t-elle de bois flotté, tente de plier Westeros à ses lubies et ses caprices.

Le rat doit être extirpé de son trou. Une méthode assez répandue et plutôt efficace consiste à enfumer la créature afin qu'elle panique trop pour mordre et se débattre – en termes de campagne militaire, cela consiste à s'emparer de Grand Wyk, la plus large des Îles de Fer, si large que certains de leurs châteaux se trouvaient dans les terres au lieu d'ouvrir leur portail sur les falaises et la mer. C'est aussi la plus prospère, plus riche encore que Pyke, sa perte démoralisera les Fer-nés encore davantage après la ruine de leur flotte et détruira toute velléité de résistance durable pendant que les forces royales matent la grande forteresse sinistre de Balon Greyjoy.

Des cibles sont choisies pour que l'île tombe aussi vite que possible. Ser Davos Mervault est consulté sur les marées et les criques, sa carrière de contrebandier s'est principalement déroulée dans le Détroit séparant Westeros d'Essos mais son expérience l'a mené un peu partout alors il vaut la peine d'être écouté. Des instructions sont transmises aux capitaines et à ceux de leurs subordonnés capables d'écouter des consignes au lieu de laisser leur sang bouillir au point de se changer en bêtes incontrôlables – Bruce et Stannis ont très clairement précisé que n'importe qui, roturier ou bien-né, surpris à violer ou torturer sera sommairement dépouillé de son chef via un grand coup de hache sur la nuque, mais il se trouve toujours un niais ou un arrogant pour présumer que les règles ne le concernent pas.

Les combats sur Grand Wyk durent près de trois semaines. C'est remarquablement rapide en raison de la taille relativement diminutive de l'île, quoique entravée par le refus des autochtones de laisser les Six autres Couronnes envahir leurs terres. Le sire d'Accalmie les comprend, mais n'en poursuit pas moins la stratégie – si envahir le voisin est un péché, alors Balon Greyjoy n'aurait jamais dû incendier Port-Lannis pour commencer et ne peut s'en prendre qu'à lui-même, pour choisir de suivre ce dogme absurde qu'est l'Antique Voie.

Trois semaines perdues dans une brume hululante et ensanglantée, qui ne manquera pas de refaire surface dans les sombres rêves du suzerain des Terres de l'Orage. Dire qu'Alfred le tançait déjà pour son refus de se coucher à une heure respectable afin de travailler sur les problèmes de son fief ou d'aller observer les étoiles, le second frère Barathéon entend la voix de son mestre se lamenter sur le problème qui s'aggrave et ne donne aucun signe d'amélioration.

Trois semaines dont il émerge épuisé, incapable d'aligner deux pensées cohérentes si ce n'est la machinale répétition d'une prière pour qu'enfin, la traversée des Sept Enfers s'achève, pour qu'enfin il soit autorisé à repartir.

Gente Mère, fontaine de miséricorde, suspends les épées et suspends les flèches, permets-nous de connaître un jour meilleur, daigne apaiser la rage et calmer la furie…

Il ne sait plus si ce sont les paroles correctes, ou s'il se trompe. Il est trop éreinté pour se souvenir des mots que Tim a appris à balbutier dans le septuaire d'Accalmie comme son père avant lui, des mots qui ne lui viennent pratiquement plus depuis la perte de ses parents. Sa bouche est imprégnée du goût de la rouille couvrant sa foi, ou peut-être du sang lui a giclé sur les lèvres. C'est possible également, Bruce a beau coiffer un casque afin de se protéger d'un mauvais coup qui lui exposerait la cervelle à l'air libre, il n'en a pas moins eu droit à de vilaines surprises lors de l'entraînement et des tournois et des combats précédents.

Il est épuisé, au point que Stannis fronce les sourcils à sa vue et lui commande de prendre du repos, mais le sommeil ne vient pas. Et quand il se présente enfin, il n'offre pas une bribe de répit au sire d'Accalmie. Non, pour retrouver la sérénité, le conflit doit en finir une fois pour toute.

Quand la flotte royale en a terminé avec Grand Wyk, les navires plutôt amochés mettent les voiles pour Pyke et arrivent juste après que Robert et ses forces aient réussi à percer la grande porte et envahir l'enceinte de la forteresse. Après cela, ce n'est plus qu'une question d'heures avant la capitulation des Îles de Fer et l'avortement de la rébellion de Balon, mais les hommes amenés par les deux frères Barathéon du milieu n'en font pas moins acte de présence, signifiant clairement le triomphe écrasant du Trône de Fer sur le trône de grès et l'affirmation du pouvoir de la jeune dynastie fraîchement instaurée.

Sans surprise, Balon Greyjoy cède sa couronne de bois flotté dès que Robert fait irruption dans la grande salle de son château. Le rat a flairé le sens du vent, et la bête a de bons instincts de survie – Robert ne le tuera pas, en dépit de moult vassaux exigeant la mise à mort du lord Ravage pour sa tentative de remettre le pillage au goût du jour, un homme qui s'est déjà élevé contre le trône n'a aucune raison de ne pas recommencer après s'être enivré du prestige de sa propre royauté.

Bruce devrait probablement offrir son opinion, mais les mots ne viennent pas. Il est fatigué.