Chapitre 42
Parce que le fait de camper sur leurs positions avait rapidement montré ses limites, Dean et Castiel s'étaient résolus à faire un geste en direction de l'autre. Le chasseur avait cessé de répondre par l'invective aux moralisations de l'ange qui, pour sa part, s'était en fin de compte laissé convaincre de l'écouter. Dean avait donc pu exposer les événements qui avaient émaillé les derniers jours, en essayant d'être le plus concis et le plus clair possible. Leurs recherches sur Chaos lorsqu'ils avaient pris la décision de prendre part à la résolution du problème que leurs actes passés avaient contribué à provoquer. La piste qu'ils avaient suivie jusqu'à faire la rencontre du professeur qui s'était révélé être bien plus que cela. La relique qu'ils avaient reçue de ses mains. Dean était jusque-là parvenu à éluder les points les plus délicats, aidé en cela par les regards noirs que son ami lui avait lancés à plusieurs reprises et par son peu d'envie de connaître tous les détails. L'ange ne décolérait pas, même s'il s'était forcé à taire sa désapprobation et que, bon gré mal gré, il avait quant à lui dévoilé qu'à l'heure où ils parlaient, un bataillon d'envoyés célestes s'activait discrètement au-dessus d'eux, tout autour de la grotte, attendant le moment opportun pour refermer sur Chaos les portes de sa cage.
- Tu vois bien que Sam et toi n'avez aucun besoin de rester ici, revint-il à la charge. Nous avons la situation sous contrôle.
Dean se tenait à deux mètres de lui, tendu mais déterminé. Ils s'étaient quelque peu décalés au fur et à mesure de la discussion et se trouvaient à présent moins exposés aux regards mais, il y avait longtemps qu'Éros et Himéros s'étaient éclipsés, eux aussi.
- On n'a jamais pensé que vous étiez pas à la hauteur, opposa l'aîné des Winchester d'un ton fermé mais courtois face à l'air revêche de son ami. Mais, bon dieu, Cass, tu nous connais, non ? Comment tu voulais qu'on reste dans notre coin à attendre que ça se passe, alors qu'on est... en partie responsables de ce nouveau foutoir ?
- Je regrette de te l'avoir dit. Si j'avais su que vous n'en feriez qu'à votre tête je t'aurais menti.
Il soupira par les narines, lèvres scellées, et s'inquiéta d'une mine sombre :
- S'il vous arrive malheur j'en serai responsable.
Dean était d'un avis contraire, et dans l'espoir d'amoindrir son sentiment de culpabilité il plaida à mi-voix :
- Tu te goures, mon vieux. T'as bien fait de nous le dire, au contraire. On n'aurait pas voulu ignorer un truc comme ça. T'as peur pour nous, je sais, et... merci de t'en faire, mais... on peut sûrement aider. Est-ce que vous êtes sûrs de votre plan au point de pouvoir vous priver d'un coup de main ?
Castiel le regarda avec gravité. Il l'avait entendu dire un peu plus tôt que le dieu de la Sagesse s'était montré perplexe quant aux chances de succès d'un affrontement direct avec Chaos.
- Ne prends pas les dires de Thot pour argent comptant, recommanda-t-il. Il a beau se tenir informé, il ne sait rien de ce que nous mettons en place.
- Mais il a dit que remettre Chaos au placard était la seule solution, pointa Dean en faisant un geste en avant. C'est bien ce que vous voulez faire, nan ? T'en dis quoi ? Il est fiable, oui ou non ?
Castiel eut un geste de tête songeur, puis livra sans enthousiasme :
- C'est à voir... Possible. Ce n'est pas un être malveillant.
- Tsss... J'ai déjà entendu ça quelque part, souffla Dean en levant les yeux au ciel.
- Même s'il l'était il n'a aucun intérêt à ce que Chaos reste libre, allégua l'ange d'une voix plus franche. Comme tous les dieux il est une proie, il a tout à gagner à ce qu'on réussisse.
- Donc, tu dis que son plan peut marcher ?
- Je ne suis pas expert en sorcellerie égyptienne antique, recadra-t-il. Peut-être... Peut-être que oui. La magie des dieux de ce temps est puissante, mais je ne peux rien affirmer. Que vous a-t-il dit de faire, exactement ? N'omets rien.
- II a dit... que le seul moyen de s'en débarrasser c'est de l'enfermer, répéta l'aîné des Winchester d'une voix où Castiel perçut tout de suite la pointe d'embarras. Il nous a filé son bibelot pour tracer des glyphes qui doivent servir à... je sais pas trop quoi ni comment, en fait.
- Ce sont des entraves, expliqua l'ange qui prenait visiblement la chose au sérieux.
- Si tu le dis... Tout ce qui m'intéresse c'est savoir si ça marche.
- Quelle encre ? jeta Castiel tout-à-trac.
- Hein ? réagit Dean, pris de court.
- Avec quelle encre ? redit-il d'un œil inquisiteur, employant une analogie qu'il ne savait pas si proche de la réalité. Je doute fort que le fusain se suffise à lui-même s'il doit avoir une action sur Chaos. Je me trompe ?
Dean afficha un rictus nerveux, et d'un haussement d'épaules saccadé, esquiva :
- Ce truc est un bout de charbon... Pas besoin d'encre, si ?
- Ça ne me fait pas rire, Dean, tonna l'ange en venant planter ses yeux dans ceux de son ami. Tu m'as demandé de t'écouter, alors parle.
Dean fixa le regard de Castiel d'un air fébrile. Et la bouche pincée, il prévint après une seconde d'hésitation :
- Ça va pas te plaire...
La patience de l'ange parut atteindre ses limites. Ses lèvres prirent un pli menaçant et en attrapant Dean pas le col il somma :
- Parle. Maintenant.
Le chasseur resta de marbre. Il laissa le regard âpre de son ami le pénétrer et crut le revoir, des années auparavant, lorsqu'il était encore cet agent du Ciel discipliné, froid et implacable. Et, peut-être pour la première fois depuis qu'il avait eu le bonheur de le voir revenir sur Terre, après l'avoir cru définitivement perdu, avalé par le Néant, il se demanda quel pouvait bien être le poids de ses nouvelles responsabilités, à la tête des jeunes troupes angéliques qui avaient regarni le Paradis.
Sans baisser les yeux, il plongea alors la main dans l'une des poches intérieures de sa veste, et en sortit un tube transparent à moitié rempli d'un liquide sombre et qui attira aussitôt le regard de Castiel.
- Qu'est-ce que c'est ? gronda-t-il de sa voix rauque.
Dean lui présenta l'objet, qu'il prit entre ses doigts. L'ange l'examina d'un œil perplexe, faisant miroiter le fluide à l'intérieur qui s'avéra visqueux, et d'un rouge presque noir.
- Du sang ? s'étonna-t-il en éprouvant un inexplicable sentiment de malaise. Est-ce que c'est ce qui permettra d'exécuter le sortilège de Thot ?
- C'est ce qu'il dit, en tout cas, confirma Dean d'un air grave. Et, puisque c'est ta prochaine question, ce sang... c'est celui de Chuck.
Si Dean s'était jamais demandé si un ange pouvait blêmir, il eut la réponse. Les joues de Castiel semblèrent s'affaisser comme de la glaise trop molle et ses yeux menacer de sortir de leurs orbites. Le frère de Sam ne l'avait jamais vu si choqué.
- Chuck, répéta-t-il d'une voix rocailleuse comme pour tâcher de croire à ce qu'il venait d'entendre. Tu te moques de moi, ce n'est pas vrai...
- On n'a pas eu d'autre choix, se défendit Dean en essayant de conserver bonne figure. T'as raison, le fusain sert à rien tout seul. Les verrous de la prison de Chaos ont sauté quand Chuck a perdu son trône, mais son sang est censé pouvoir ressouder la serrure. Tout ce que je te demande... c'est si ça a une chance de marcher. Si tout ça, ça peut au moins servir à quelque chose.
Les lèvres de Castiel s'animèrent d'un tremblement infime et, sans ciller, les yeux fixes et dardés, il secoua lentement la tête d'un air consterné. Il laissa alors retomber le tube dans la main de Dean et, lui tournant le dos, s'éloigna de trois pas lourds comme le plomb. L'aîné des Winchester put jurer le voir éponger la sueur sur son front avec la manche de son imperméable.
- Je n'en reviens pas, émit-il bientôt, atterré. Je n'en reviens pas que vous ayez fait tout ça, que vous ayez été si loin...
Désemparé, le chasseur essaya de trouver les mots pour justifier leurs actes, à Sam se lui, surtout dans le but d'aider son ami à digérer ce qu'il venait d'apprendre.
- Cass, écoute..., fut-il tout juste à même de prononcer.
- Tu aurais dû me le dire, reprocha Castiel en lui faisant face à nouveau un instant plus tard, l'air aussi effaré que meurtri. Tu aurais dû m'appeler. La confiance qui nous liait, qu'est-elle devenue ?
Dean eut peine à avaler sa salive. Ses yeux plongeant de honte, il afficha un air contrit et se rapprocha un peu de l'ange en lui avouant sans force :
- Je... J'avais peur que tu essaies de nous en dissuader. J'avais peur que tu y arrives. C'est pour ça que... Que je n'ai rien dit. Je suis désolé, je... J'ai jamais voulu te blesser.
- Je ne suis pas blessé, Dean, réfuta-t-il ardemment. Je suis furieux. Furieux que vous vous soyez lancés là-dedans sans m'en parler, parce que j'avais été clair avec toi.
- Peut-être. Mais qui nous connaît mieux que toi ? Hein ? On n'aurait jamais pu rester sur la touche, tu le sais bien...
- Oui, finit-il par admettre à contrecœur. Tu viens de m'en donner la preuve flagrante...
Castiel soupira d'un air résigné qui incita Dean à faire amende honorable. Le regard doux et d'un geste empreint de délicatesse, il posa la main sur l'épaule de son ami dont il mira les yeux bleus et, ébauchant un sourire mélancolique, le pria doucement :
- Ne nous en veux pas. On veut juste éliminer le danger, pour que ce truc ne soit plus une menace pour personne. T'es pas là par plaisir, et nous non plus... On est là pour faire ce qu'on a toujours fait, rien d'autre. Comme toi. Qu'est-ce qui nous empêche de le faire ensemble ?
Castiel ne resta visiblement pas insensible à l'argument, et Dean en fut heureux. Son sourire se fit à la fois plus chaleureux et plus tendre, et il couvrit l'autre épaule de l'ange, qui céda un pan de terrain.
- Je veux seulement que vous soyez en sécurité, exprima celui-ci avec toute l'inquiétude qui était la sienne. Qui sait comment réagira ce monstre quand il essaiera de se défendre... Je ne veux pas qu'il t'arrive... qu'il vous arrive quelque chose. Vous vous êtes assez battus, et vous avez assez souffert.
Ses craintes étaient si nettes et si sincères qu'elles en étaient palpables. Dean, qui recula d'un pas pour mieux l'embrasser d'un regard affectueux, essaya de cacher l'émotion qu'elles suscitèrent chez lui, en partie parce que le moment n'était pas aux effusions, et espérant qu'ils étaient en train d'enterrer la hache de guerre, il assura avec pudeur :
- Je sais, Cass. Je le sais très bien.
Il releva les yeux, qu'il avait baissés un instant, et reprit :
- Alors, qu'est-ce que t'en dis ? Tu acceptes quand même le coup de main ?
Castiel parut tout à la fois réticent et enclin à se laisser convaincre. Son dilemme se prolongea un moment mais, il finit par trancher d'une mine de circonstance :
- Quel autre choix me laisses-tu, à part celui de vous éloigner de force ? Le temps me manque pour vous persuader de rester à l'abri, et honnêtement... je ne suis pas certain que ça serve à quelque chose.
Il baissa des yeux circonspects vers la fiole de sang entre les doigts de Dean, qui aurait été bien en peine de le contredire, pour ajouter dans un demi regret :
- Et puis... il se pourrait que nos chances soient meilleures avec votre aide.
- Tu peux compter sur nous, assura solennellement Dean au terme d'un court silence, comme pour marquer sa gratitude à son ami pour son inflexion. On te met devant le fait accompli, je sais, mais c'est pour la bonne cause.
- N'en parlons plus, abrégea Castiel en se détournant d'un pas pensif. On s'expliquera après, si tu veux. Si on a la chance de réussir. Pour l'instant je dois m'assurer que nous serons prêts, quand Chaos sera là.
Il avait expliqué à Dean comment l'entité serait attirée ici : si les Érotes étalent cachés à sa vue à l'intérieur de la caverne, il leur suffirait d'en sortir et d'user de leurs pouvoirs divins, de n'importe quelle façon, pour que Chaos perçoive immédiatement leur présence. Mais avant cela, les anges devaient ceinturer les abords de la grotte pour tracer le périmètre de la zone à l'intérieur de laquelle ils espéraient le maintenir captif.
- Je suis content que tu le prennes comme ça, avoua Dean avec un relatif soulagement et une pointe de culpabilité. J'avais peur que ce soit beaucoup plus compliqué, surtout à cause de...
Il regarda la fiole de sang dans sa main qu'il agita brièvement avant de la replacer dans sa poche. Castiel, qui l'observa du coin de l'œil, répliqua :
- Chuck m'a créé mais jamais je n'ai douté qu'il devait être neutralisé. Vous l'avez fait, et pour ça, tous autant que nous sommes nous pouvons vous en être reconnaissants. Mais j'admets que savoir que vous l'avez retrouvé me trouble un peu... À vrai dire, je n'étais pas certain qu'il soit encore vivant.
Dean fut tenté de lui détailler comment les choses s'étaient passées. Par respect envers lui, et pour soulager sa conscience d'avoir agi à son insu, aussi. Il entrouvrit les lèvres pour se confier, les mots semblant chercher à s'échapper de sa bouche comme mus par une volonté propre, mais la question pressante que Castiel lui posa alors, à l'instant précis où il allait parler, l'en empêcha.
- Il y a quand même quelque chose que j'aimerais savoir. Les Érotes affirment qu'ils n'ont plus eu de contact avec vous depuis la guérison de Pothos et que ce n'est pas par eux que vous avez appris qu'on affronterait Chaos ici. À moins que tu me dises le contraire, j'ai tendance à les croire. Alors comment est-ce que vous avez su ?
Le répit de Dean fut de courte durée. Une sensation d'inconfort lui parut rendre sa veste subitement plus étroite, et il s'apprêta à répondre en toute transparence malgré le risque de complications ou de mauvaise interprétation par Castiel, dès lors qu'il découvrirait que c'était un démon, qui avait révélé le pot aux roses. Un bruit derrière lui, assez éloigné, arrêta cependant le chasseur dans son élan. Les cliquetis et les frottements qui résonnèrent un bref instant, brisant la quiétude environnante qui leur avait permis jusqu'ici de parler sans être interrompus, Castiel et lui, évoquèrent chez Dean un pied qui dérape le long d'une pente rocailleuse, et saisi d'une crainte diffuse il se retourna. Constatant alors que son frère n'était plus dans son champ de vision.
- Où est passé Sam ? lança-t-il au bout d'une seconde.
En moins de temps qu'un battement de cœur, il oublia le Paradis comme l'Enfer et ne pensa plus qu'à son cadet, disparu. Il fit quelques pas sans logique, tendu et tournant la tête de tous bords, pour interpeller soudain Castiel d'un air inquiet :
- Tu l'as vu, toi ?
Puis, d'appeler haut et fort sans même attendre la réponse de l'ange :
- Sam !
- Il ne peut pas être loin, fit Castiel en se mettant à scruter les environs. Il s'est peut-être... Dean, regarde, il est là-bas.
Une volte-face pour voir quelle direction lui indiquait son ami, une autre pour y braquer le regard et, soulagé, Dean aperçut Sam, à une vingtaine de mètres, apparemment surgi de derrière une épaisse concrétion. Mais quelque chose semblait aller de travers : il avançait d'un pas étrangement rapide et fonçait droit devant lui, sans paraître avoir d'autre but que de s'éloigner et surtout, sans se diriger vers les siens. Son aîné, qui le voyait bien finir par se retrouver à l'entrée de la grotte au train où il allait, voulut le héler mais la brusque irruption d'un élément étranger, en lui faisant dresser les cheveux sur la tête, le raidit soudainement. Dans le sillage de Sam, venait d'apparaître Pothos, et alors Dean comprit.
- Winchester ! tonna le dieu du Désir qui le poursuivait d'un pas visiblement inarrêtable. Je te somme de revenir !
Sam ne modifia rien, ni à son allure, ni à sa direction. Pas plus que Pothos. En voyant ce dernier aux trousses de son frère, le sang de Dean ne fit qu'un tour et, des envies de meurtre dans les yeux, il se précipita pour ni plus ni moins intercepter Costume Brun, remontant déjà à toute allure sur son flanc gauche tel un rhinocéros en pleine charge. Même Castiel ne put le retenir, et quand il fut presque prêt à lui couper la route, quand sa fureur atteignit son point culminant alors que l'Érote paraissait ne même pas s'être aperçu de sa présence, l'aîné des deux frères lui hurla :
- Hey !
Pothos l'ignora royalement. Il continua de marcher vers Sam de ces foulées étranges, dont l'allure modérée et régulière donnait pourtant l'impression qu'il progressait aussi vite qu'au pas de course, et Dean faillit bien ne pas pouvoir s'interposer à temps. Il accéléra franchement sur les derniers mètres, réussit tout de même à se dresser devant son ennemi comme un mur d'acier forgé par le feu de sa détermination, et les yeux fous il leva le bras, prêt à frapper Pothos de toutes ses forces, même au prix de se faire exploser jusqu'à la dernière esquille d'os. Son poing fendit l'air et rien d'autre. Pothos disparut devant lui comme par enchantement, réapparut dans son dos une fraction de seconde plus tard, et poursuivit son chemin, le laissant manquer de tomber, emporté par son élan.
- Sam Winchester ! clama le dieu du Désir. Nous n'en avons pas terminé !
Dean se ramassa sur lui-même, se redressa en catastrophe en se replaçant dans le bon sens et repartit à l'assaut. De l'autre côté, Sam s'était arrêté net en entendant crier son frère, et pointant un doigt menaçant vers l'Érote il signifia à ce dernier en le foudroyant du regard :
- Fiche-moi la paix ! Ne t'approche pas !
Costume Brun ralentit légèrement mais la morsure de son regard ne diminua pas d'un iota. Ses yeux étaient fichés dans ceux de Sam comme deux flèches au centre d'une cible, et de toute évidence la réaction du cadet des Winchester lui était incompréhensible. L'aîné déboula alors et, en se plaçant juste devant Sam, il hurla le visage déformé par la rage :
- T'as entendu ce qu'il t'a dit ?! Dégage ! Dégage, connard !
Pothos s'arrêta à moins d'un mètre d'eux mais continua d'ignorer Dean. Son regard, qui ne visait que Sam, interrogeait ce dernier de toute sa perplexité, et puis il exprima, l'air démuni :
- Je souhaite seulement te conférer un atout pour te préserver, pourquoi le refuses-tu ?
- Je n'en ai pas besoin, mon atout il est là ! martela Sam d'yeux enflammés en agrippant le devant de la veste de Dean. Laisse-nous tranquilles !
Le dieu du Désir demeura clairement interloqué. Il vit alors Castiel qui rejoignait ses compagnons, ses propres frères, attirés par les éclats de voix, réapparaître eux aussi, et un sentiment d'humiliation envahit l'Érote dont les traits muèrent lentement. Il regretta d'avoir fait preuve d'une telle faiblesse ; d'avoir montré un semblant d'intérêt à l'égard de Sam. Sans même bouger d'un cil, il parut néanmoins se regonfler de toute sa prestance divine, au point que les Winchester craignirent de le voir réagir violemment, mais il ne fit que leur opposer avec mépris, profondément offensé :
- Hé bien soit, vous l'aurez voulu, humains. Ce qui adviendra de vous sera de votre seule responsabilité.
Il leur tourna le dos et s'en retourna sans un mot de plus, laissant Dean en pleine confusion. Il interrogea son frère d'un regard dérouté, mais Sam s'était fermé comme une huître.
- Que se passe-t-il ? s'enquit Castiel qui les aborda. Tout va bien ?
Il observa Pothos disparaître derrière un pilier, et ses deux frères qui semblèrent aller le rejoindre. Dean n'avait plus d'attention que pour son cadet, à qui il lança vivement en lui saisissant les épaules :
- Sam, hey... Ça va ?
Pâle, celui-ci hocha la tête avec raideur.
- Ça va, dit-il du bout des lèvres. T'inquiète pas.
- Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qu'il te voulait, encore ? relança Dean avec ardeur.
- T'inquiète pas, je te dis ! riposta rudement Sam. Ça va, lâche l'affaire !
Il s'arracha à l'étreinte bienveillante de son frère et s'éloigna derechef, laissant Dean interdit.
- Mais que... Sam !
L'appel resta sans effet. Dean jeta un regard ébaubi à Castiel.
- Reste avec lui, recommanda-t-il. Et restez loin d'eux. Je vous rejoins dans une minute.
Dean ne chercha pas à savoir ce que son ami comptait faire dans l'intervalle et ce fut une moindre préoccupation.
- Va pas te fritter avec ces enflures, demanda-t-il tout de même.
Et d'une tape affectueuse sur le bras, il quitta Castiel pour rattraper son frère.
Il le retrouva près de leurs sacs, là où ils s'étaient installés avant l'arrivée de Castiel. Dans la pénombre, Sam tournait en rond, une main sur la hanche, l'autre tenant la gourde qu'il était en train de vider d'une traite. Il vit son frère, qui attendit un signe. Dean n'obtint qu'un dos tourné, ce qui eut le don de lui échauffer les nerfs.
- Alors ? jeta-t-il d'une voix peu amène en s'approchant de lui. Tu m'expliques, ou faut que je te tire les vers du nez ?
Quand il eut fini de boire, Sam reprit bruyamment sa respiration. Il alla replacer la gourde dans son sac, tout près, en déclarant d'une attitude dédaigneuse :
- Qu'est-ce que tu veux que je t'explique ? Y'a rien à expliquer. Laisse courir.
- Laisse courir ? s'indigna Dean d'yeux dardés. Sûrement pas, pas de ça avec moi, Sammy, ok ? C'était quoi, ce cirque ? Qu'est-ce que t'es retourné foutre avec ce bâtard ?
Lorsqu'il se décida enfin à croiser le regard de son frère, Sam feignit d'aller bien mais il était manifestement bouleversé. D'un air pédant, il rétorqua :
- Et qu'est-ce qui te fais croire que c'est moi qui suis allé le voir ?
En une seconde, Dean franchit la maigre distance qui les séparait encore et le saisit au col pour lui planter un regard de glace au fond des yeux.
- T'étais là, et la minute d'après, volatilisé, grommela l'aîné. T'es retombé dans un trou ?
- Ta discussion avec Cass a dû drôlement t'absorber, riposta-t-il en le forçant à le lâcher. Il s'est passé bien plus d'une minute avant que je m'éloigne.
Il se détourna et fit quelques pas, laissant Dean le suivre d'un regard plein de désarroi face à cette demi-confession.
- Qu'est-ce qui t'arrive, tu me fais une crise de jalousie, là ? s'éleva-t-il d'un air éberlué.
- Bien sûr que non, grogna le cadet après un soupir en n'exposant de lui qu'une moitié de profil.
- Tu commences à sérieusement m'inquiéter, mec, avoua Dean sans ironie. Si c'est le fait de l'avoir dans ton champ de vision qui te perturbe, tu peux...
- Je gère Pothos, affirma-t-il d'un regard aussi âpre que son ton fut sec.
- T'en es sûr ?
- Oui, j'en suis sûr !
Dean en prit note, yeux fixes, sans oser renchérir. Et sans y croire.
- J'ai juste voulu essayer de comprendre, confia Sam dans un second temps, l'air plus vulnérable. Comprendre ce que ça m'avait fait, ce que ça nous a vraiment fait, quand je l'ai touché.
Dean, la gorge soudain serrée d'angoisse, se moquait bien des conséquences que le geste de Sam avait pu provoquer chez l'Érote. Seul son frère l'intéressait, et il réalisa que pour avoir éprouvé le besoin d'aller se confronter à la déité, celui-ci en subissait les effets bien davantage qu'escompté.
- Pourquoi il te courait derrière ? demanda le premier-né avec un sérieux que ne laissa pas forcément paraître le choix de ses mots.
Il offrait là à son frère l'occasion de se livrer davantage, et Sam la saisit.
- C'était sa façon... de me remercier de l'avoir sauvé, dit-il en se posant sur une pierre d'un air las.
Face au silence de Dean, il leva les yeux et vit qu'il ne comprenait pas.
- Il a voulu partager le pouvoir de protection de l'espèce d'armure qu'il a sur le dos, reprit-il. J'ai refusé. Il ne l'a pas bien pris.
L'aîné fronça les sourcils avant d'aller lentement s'asseoir aux côtés du cadet. Il ne lui demanda pas de répéter, ni plus d'explications sur le geste supposé de Pothos, auquel il ne crut pas. Sam, de peur d'être plus ou moins directement remis en cause dans sa capacité de jugement, préféra quant à lui ne pas laisser à son frère un temps trop long pour imaginer une explication qui tendrait à prouver la malveillance de Costume Brun sur lequel il n'avait aucun désir de s'étendre, et en secouant la tête il assura :
- Quand je l'ai soigné, ça a eu autant d'effet sur moi que ça en a eu sur lui. J'ai plus de doute là-dessus.
- Quels effets ? posa Dean d'une voix faible mais résolument hostile. Il s'inquiète pour ton sort, maintenant, c'est ça ?
- Quelque chose comme ça, marmonna Sam qui sentit son cœur s'emballer.
Dean se releva brusquement dans un clappement de langue et s'éloigna de quelques mètres, jusqu'à avoir en visu l'arbre au centre de la grotte.
- Tsss, foutaises, cracha-t-il.
La simple éventualité qu'il pût y avoir une once de vérité dans ce que décrivait son frère lui déplut à un point inimaginable. Et cela lui inspira également de la crainte. Ce fut pour cette raison qu'il ne chercha ni à en savoir davantage, ni à crier à la fumisterie. Parce que si un tel lien devait exister entre Sam et Pothos, il n'avait aucune idée de ce que cela pouvait impliquer. Alors il lui fut plus aisé de demeurer ignorant, surtout en cet instant, pour ne pas avoir à anticiper une situation qui les confronterait encore aux doutes et aux remises en question infinies. Sam, qui perçut son désarroi, choisit de se murer dans le silence, car s'il avait envisagé de se confier davantage c'était désormais impossible. Son frère n'était pas prêt à entendre ce qu'il n'avait pas encore dit. Ce qu'il ne croyait pas lui-même, même si c'était au fond du cœur de l'Érote qu'il l'avait découvert.
Car comment dire qu'il n'était pas le seul à qui Pothos portait un intérêt ? Et que cet intérêt, tout aussi irréel qu'il pût paraître, n'était inspiré ni par le mépris, ni par la haine, et moins encore par l'avantage substantiel et vital que le dieu tirait des sentiments qu'il avait révélés chez eux ?
Cet état de fait, qui s'était imposé à lui de façon complètement inattendue, avait à ce point ébranlé Sam qu'il avait dû s'éloigner. Mettre de la distance entre Pothos et lui, dans l'espoir de diluer le choc qu'entrevoir ses pensées profondes avait déclenché. Et tenter de déterminer s'il devait rejeter en bloc cette facette du Dieu du Désir - peut-être totalement erronée - qui lui était apparue, ou composer avec l'idée qu'il avait rarement aussi mal jugé la nature profonde d'un individu.
- Surtout t'en fais pas, souffla bientôt le puîné, la tête basse. Il m'a dit que ça durerait pas. Au moins là-dessus vous êtes d'accord.
Sam espéra une réaction, même un sarcasme, mais jamais elle ne vint. Pour tenter de comprendre la raison du silence persistant de son frère, le cadet releva bientôt les yeux, anticipant de croiser le regard noir de Dean, ou même de découvrir qu'il n'était plus là, mais il était bien là. Immobile, tourné vers l'arbre central, que Sam ne pouvait voir, et que son aîné ne regardait visiblement pas. Car ce dernier avait les yeux levés vers le plafond de la grotte, qu'il ne quittait plus. Lentement, le cadet se remit sur ses pieds. S'étonnant de plus en plus de la prostration de Dean, et sentant tout à coup l'angoisse le gagner en réalisant qu'il ne clignait même plus des paupières. Il se passait quelque chose, c'était certain. Et comme pour confirmer l'intuition de Sam, le pied de Dean recula soudain d'un demi-pas. Dans un geste de méfiance extrême.
- Sam..., émit-il du bout des lèvres, entre fascination et épouvante. Est-ce que t'as la moindre idée de ce que c'est que ce machin ?
Son bras droit parut se dresser tout seul et pointer en direction de la fracture au centre de la voûte. Sam s'avança alors et, en retenant son souffle, prit place aux côtés de son aîné pour suivre la direction de son regard. Il resta muet.
