Ça y est, un nouveau chapitre arrive ! L'occasion pour certains d'entre vous d'avoir enfin enfin des réponses à quelques questions que vous vous posez depuis un moment ! J'espère qu'il vous plaira, même si je ne vous cacherai pas que ce n'est pas le plus drôle de l'histoire, loin de là.
Par contre, pas d'illustration aujourd'hui, car en dépit de mes efforts, je n'ai pas pu la finir avant la Japan Expo, et je me trouve maintenant en vadrouille en région parisienne avec un dessin inachevé et pas de scanner. Je ne voulais pas retarder la sortie du chapitre, mais la publication du dessin attendra mon retour, dans quelques jours. J'espère néanmoins qu'il vous plaira quand vous le verrez !
Je voulais glisser un petit mot sur la Japan Expo, qui été un moment génial, j'ai été ravie de pouvoir discuter de vive voix avec certaines lectrices, c'était vraiment chouette de pouvoir échanger un peu sur l'histoire et ce que vous en pensez ! Maintenant, j'ai super envie d'écrire (et ça tombe bien, je compte profiter de l'été pour écrire intensivement et reprendre de l'avance !)
Bref, je vais vous laisser découvrir ce chapitre et retourner à l'écriture de la suite. ;)
Bonne lecture !
Chapitre 19 : Sur le fil (Steelblue)
Enfermé entre six planches de bois abondamment matelassées, je sentais l'air se raréfier inexorablement. Je commençais à avoir du mal à respirer, l'air avait un goût amer. L'odeur de bois, de vernis et de terre se mélangeait à la raréfaction de l'oxygène pour mieux me faire tourner la tête. L'espace était trop restreint pour que je puisse bouger vraiment, et j'étais de toute façon trop faible pour exploser ce cercueil qui me gardait prisonnier. Et de toute manière, qu'allais-je faire ensuite, enseveli sous un mètre de terre et une dalle de marbre ?
Alors je respirais, lentement, profondément, les yeux fermés pour tenter d'oublier l'oppressante obscurité et le silence sans fond, faisant taire tant bien que mal la panique qui montait et m'enserrait la gorge dans un étau de plus en plus douloureux. Cette fois, c'était sûr, j'allais vraiment mourir.
Et j'entendis un appel étouffé.
- Hugues !
- Ici ! lançai-je avec le peu de voix qui me restait, le cœur battant la chamade pour apporter le peu d'oxygène qui restait à mon corps.
- Hugues, j'arrive !
Ces secondes semblaient sans fin. Mes oreilles bourdonnaient, je suffoquais de plus en plus, les grandes goulées que j'inspirais avec une panique croissante ne me soulageaient plus, et...
Quelqu'un me secoua, me réveillant brutalement ; je me redressai vivement dans l'obscurité, sentant une présence à côté de moi. Mon cœur battait à cent à l'heure, éprouvé par ce souvenir encore vivace.
- Steelblue, ça va ? souffla une voix de femme.
- ça... ça va, bredouillai-je d'une voix maladroite, peinant à reprendre mon souffle.
J'aurais tellement aimé que cette voix soit celle de Gracia, que tout ceci ne soit qu'un interminable cauchemar... mais il fallait l'admettre, les planches de bois sous mes mains, la couverture de laine mal cardée, le courant d'air froid, et surtout, le roulis permanent, tout cela était là pour me prouver le contraire.
J'étais, encore, sur un bateau, une vulgaire coquille de noix à la dérive au milieu du fleuve, par une nuit particulièrement nuageuse. Nous ne devions pas nous plaindre ; les nuits claires étaient encore plus froides. Cette obscurité nous dérobait au regard des autres et nous protégeait, et j'avais appris à l'apprécier, faute d'avoir le choix.
- C'est à toi de prendre le prochain quart, murmura Asma, presque d'un ton d'excuse.
- Oui, pardon. Tu peux te reposer maintenant, répondis-je à voix basse avant de lui laisser ma place pour m'installer à l'arrière du bateau et prendre la barre.
Le silence retomba, me laissant seul avec mes pensées dans cette noirceur presque infinie, tandis que le froid qui m'avait saisi au réveil partait lentement. Le temps passé dans l'obscurité avait aiguisé à la fois ma vision nocturne et mon instinct, et sur ces eaux calmes, il n'était plus difficile pour moi de guider la barque qui était sous ma responsabilité, et ce, même quand ma visibilité se réduisait à une ligne floue séparant l'eau du ciel à peine plus clair. C'était juste assez pour distinguer les rives et les embarcations qui se trouvaient devant et derrière moi. Avec cette obscurité, mes lunettes noires ne m'étaient d'aucune utilité, et je les avais glissées dans ma besace, avec le reste de mes affaires.
Comme nous approchions de North-City, nous ne pouvions pas prendre le risque d'être vus, alors nous voyagions exclusivement de nuit, sans allumer la moindre lumière. Quelquefois, un bateau approchait, une de ces péniches éclairées chargées de cargaisons de charbon, de fourrure ou de minerai. La première personne qui remarquait leur approche sifflait un branle-bas le combat, et tout le monde s'activait pour que nous soyons dissimulés au plus vite. Si nous avions de la chance, nous nous planquions sous les branches abondantes des saules pleureurs ; parfois, nous étions moins chanceux, et nous étions réduits à mettre pied à terre pour dissimuler bateaux et voyageurs au milieu des troncs d'arbres des rives.
Heureusement, la voie fluviale était peu utilisée dans la région pour le moment. Durant la mauvaise saison, et malgré les glaçons qu'il charriait souvent, le Volg était la voie de circulation de marchandise principale dans le nord-ouest du pays, avec des voies de chemin de fer qu'ils peinaient à déneiger au plus dur de l'hiver et des routes souvent verglacées ou ensevelies sous la neige. J'avais un pincement au cœur en pensant que le plus dur de l'hiver, nous comptions le passer en pleine montagne, au milieu du chaos et des blizzards.
Mais au moins, dans des contrées aussi reculées, nous aurions peu à craindre des hommes...
Moi qui avais toujours su rester dans les clous, soldat très sage derrière mes côtés folâtres et mon humour, je me retrouvais maintenant en première ligne. J'avais dû abandonner mon travail, ma famille et tous ceux qui m'étaient chers en me faisant passer pour mort. Et mort, j'avais bien failli l'être. Je frôlai machinalement ma tempe gauche, qu'une balle avait fendue d'une large estafilade, échouant de justesse à m'ôter la vie. Un mois déjà avait passé, et la blessure avait peu à peu guéri, me laissant une cicatrice qui ne disparaîtrait sans doute jamais. Le coup de chance qui m'avait sauvé cette nuit-là avait un nom : Edward Elric.
Ce soir-là, j'avais percé le secret de Juliet Douglas et je lui avais échappé, mais ce n'était qu'une fausse victoire. La militaire qui m'avait aidé à me sortir de l'attaque n'était rien d'autre qu'Envy, le plus redoutable des Homonculus. Et si j'avais réussi à percer son déguisement une première fois et à lui tirer dessus avant d'essayer de joindre Roy Mustang pour lui transmettre la nouvelle, rien ne m'avait préparé à ce qu'il ressuscite en prenant les traits de ma femme. Voir son beau visage déformé par la haine m'avait tout simplement tétanisé d'horreur, et je n'avais rien pu faire d'autre que de la regarder, les yeux exorbités, tandis que le téléphone restait désespérément silencieux après le départ de la secrétaire qui était partie prévenir mon ami.
Durant ces quelques secondes, je m'étais senti terriblement lucide : Il était trop tard, trop tard pour prévenir Roy, trop tard pour sauver ma peau. Quelque part, quand, je ne le savais pas, j'avais fait le mauvais choix ; sans doute en décidant de garder pour moi les indices que j'avais glanés au lieu d'en parler au fur et à mesure, attendant d'avoir quelque chose de concret à annoncer, quelque chose d'énorme, comme la véritable identité de Juliet Douglas. A cet instant, je m'étais rendu compte à quel point tout ceci était vain, puisque ce secret, j'allais l'emporter dans ma tombe.
Puis tout s'était précipité dans un instant de chaos. Un mouvement flou au coin de l'œil, une voix hurlant mon nom, l'éclat bleu électrique caractéristique de l'alchimie qui avait illuminé les arbres dans un flash aveuglant, l'expression de surprise se peignant sur le visage volé de mon ennemi, un mouvement, et une détonation. La balle avait foncé sur moi et éteint brutalement ma conscience pour ce que j'avais cru être la dernière fois.
oOo
Après cela, me réveiller dans un lit d'hôpital, la douleur vrillant ma tête et mon épaule, et la silhouette floue d'Edward penchée vers moi, était un miracle tellement improbable qu'il me parut absurde. Je le regardai d'un œil vague, pas encore tout à fait sûr d'être resté parmi les vivants malgré ma douleur. Je portai la main à ma tête dans un geste maladroit, sentant un bandage protéger la plaie qui me brûlait la tempe. L'intervention d'Edward, un dernier mouvement pour essayer d'éviter la balle, difficile de savoir à quoi cela c'était joué exactement, mais le résultat était que j'en avais réchappé de justesse.
Je levai des yeux brouillés vers mon sauveur, lui adressant un sourire incertain. Son visage aux contours flous s'anima, laissant voir son soulagement.
- Hugues, vous êtes réveillé, chuchota-t-il d'un ton presque émerveillé.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? murmurai-je difficilement, la voix rauque.
Malgré ma myopie, je me rendais compte que le visage de l'adolescent était en piteux état : couvert d'écorchures, de sang et de terre, il avait la lèvre rougie, peut-être fendue, et son œil droit était assombri par une tache violacée. Quoi qu'il se soit passé pendant que j'étais inconscient, il s'était pris des coups. Et pourtant malgré la douleur et l'épuisement qui devait l'habiter, il souriait.
- J'ai vraiment cru que je ne vous reverrai jamais, murmura le petit blond à mon chevet.
- Moi aussi.
Je restai silencieux, attendant qu'il m'explique comment je m'étais retrouvé ici, vivant, alors que mon avenir semblait ne pas faire un pli. En tournant un peu la tête, je vis que Winry était assise à côté de lui, se frottant les yeux, visiblement épuisée.
- Vous vous êtes fait tirer dessus par Envy, puis il m'a attaqué, puisque j'avais essayé de l'en empêcher, résuma Edward. Il avait clairement le dessus, mais Al, Winry et Ross qui me cherchaient m'ont retrouvé, et face au nombre, il a choisi de s'enfuir. Une décision logique puisqu'il était convaincu d'avoir accompli sa mission.
- Me tuer, grognai-je en grimaçant de douleur.
Le petit blond hocha la tête. Je tâchai de reprendre pied avec la réalité, l'esprit encore embrumé.
- Pourquoi ils te cherchaient ? bafouillai-je d'une voix épuisée.
- Cet abruti n'a rien trouvé de mieux à faire que sortir se promener quelques heures après qu'on ait posé ses nouveaux automails, coupa Winry d'une voix lourde de reproches. Un humain normal se repose après une opération pareille !
- C'est bon, tu as vu mon état ? J'ai compris la leçon, arrête avec ça, grommela-t-il en se désignant, couvert de sang et de poussière.
- Il m'a quand même sauvé la vie, répondis-je avec un sourire.
La blonde ouvrit grand la bouche et resta en suspens. Il avait sans doute eu tort de vouloir échapper à leur vigilance, mais visiblement, il avait payé cher son envie d'indépendance, et à mes yeux, il avait eu la meilleure idée de sa vie. Sans lui, quand bien même Envy m'aurait loupé la première fois, rien ne l'aurait empêché de prendre le temps de me loger une nouvelle balle entre les deux yeux.
- Mais qu'est-ce que vous avez fait pour que les Homonculus vous attaquent comme ça ? murmura le petit blond, revenant à des sujets plus sérieux.
A ce moment-là, quelqu'un toqua. Hors de mon champ de vision, la porte s'ouvrit, laissant passer une personne.
- Il s'est réveillé ? fit une voix masculine que je ne reconnaissais pas.
- Oui, répondit simplement Edward.
L'homme qui était entré, un docteur sans doute, se pencha sur moi, pour m'ausculter et me poser des questions sur mon état. Après avoir fait tous les tests qu'il voulait, il se redressa.
- Tout va bien. Aucun signe de traumatisme crânien, ce qui est quand même une sacrée chance vu le contexte. La tension est basse, mais rien d'étonnant avec tout le sang que vous avez perdu. Quant aux blessures à l'épaule, eh bien, il y a un risque que vous gardiez une raideur de ce côté-là, mais vous devriez pouvoir faire de nouveau usage de votre bras droit assez rapidement. Vous avez eu de la chance, quelques millimètres de plus et vous pouviez dire adieu à votre œil gauche… et sans doute à un bout de votre cerveau.
Je hochai la tête en déglutissant. J'avais déjà vécu la peur de mourir durant les combats de la rébellion ishbale, mais pour moi, mais c'était il y a des années, et j'avais presque fini par oublier que la mort pouvait frapper aussi facilement.
- Vous devriez vous reposer. Vous êtes tiré d'affaire, mais votre convalescence risque d'être éprouvante. Vous aussi, Elric, vous feriez mieux de vous faire soigner et de retourner à votre chambre pour finir la nuit au calme.
- Je préfère rester ici, répondit simplement l'adolescent d'une voix aussi polie qu'inflexible.
Le médecin resta silencieux quelques secondes, puis haussa les épaules, abandonnant l'affaire sans trop insister. Manifestement, il devait le connaître suffisamment pour savoir qu'il ne servait à rien d'argumenter quand le petit blond avait une idée en tête.
- Je repasserai en fin de matinée. D'ici-là, tâchez de vous reposer.
J'avais déjà suivi la fin de la conversation d'un œil vague, et sombrai dans un sommeil proche de l'inconscience aussitôt la porte refermée.
oOo
- Maes ! ? Fullmetal ? ! Qu'est-ce qui s'est passé bon dieu !
La voix qui me tira du sommeil me fit sourire avant même d'ouvrir les yeux. Roy. Roy était là, sans que je sache par quel miracle.
J'ouvris les yeux, voyant toujours aussi flou sans mes lunettes. Malgré cela, il était impossible de ne pas voir la colère peinte sur le visage de l'homme qui s'était penché au-dessus de moi. Mais je m'en fichais, j'étais trop heureux de le voir.
- …Coucou.
- Tu te fous de ma gueule ?! gronda mon ami d'une voix d'autant plus grave que la situation n'avait rien de léger à ses yeux. Tu appelles depuis une ligne extérieure en martelant que c'est urgent, quand j'arrive, il n'y a plus personne à part ce gamin…
- EH !
- … Le Fullmetal, qui m'ordonne de venir immédiatement, je me tape le train de nuit en me demandant pendant tout le trajet ce qu'il s'est passé, et quand je te retrouve alité dans une chambre d'hôpital, tout ce que tu trouves à me dire, c'est COUCOU ?!
- Moi aussi… je suis content de… te voir, répondis-je laborieusement, sans perdre mon sourire malgré la douleur et la fatigue qui me prenaient en étau.
Le militaire prit trois grandes inspirations tremblantes pour se retenir d'exploser de colère. Je le savais pourtant, il était rare qu'une situation le mette dans un état pareil. Ça devait faire six ans que je ne l'avais pas vu comme ça. Il devait avoir eu terriblement peur pour moi, et ce n'était pas gentil de ma part de jouer avec ses nerfs comme ça. Mais la vérité, c'est qu'on évacue le stress comme on peut.
Les sourcils arqués de colère, il se laissa tomber sur une chaise, les bras croisés, et tourna la tête vers Edward avec une expression peu avenante.
- Bon, puisque l'imbécile qui me sert de meilleur ami a l'air d'avoir perdu tout bon sens, Fullmetal, je compte sur toi pour m'expliquer ce qui s'est passé et ce que je fiche dans cet hôpital de Central-city un dimanche matin.
Edward commença à lui raconter l'attaque, éludant les détails de son propre combat et la raison pour laquelle les autres le cherchaient, ne voulant manifestement pas attirer l'attention sur son séjour à l'hôpital. C'est vrai qu'il avait été salement amoché quand il était au cinquième laboratoire, Maria Ross avait sévèrement monté la garde en disant qu'il n'était en état de voir personne, même moi, pendant les jours qui avaient suivis.
- Je l'ai vu tirer malgré mon attaque, sur le coup, je ne pouvais pas être fixé sur l'état de Hugues, et je n'en ai pas eu le temps, puisque j'ai très vite compris que c'était Envy et qu'il n'allait pas me lâcher aussi facilement alors que j'avais essayé de le gêner.
- Mais qui est cet Envy ? avait coupé Roy d'un ton agacé, jetant un pavé dans la mare.
- Un des Homonculus que j'ai rencontré quand je suis allé dans le cinquième laboratoire…
- Homonculus ? Cinquième laboratoire ? coupa Roy dans un mélange d'incompréhension et de colère. De quoi tu parles, Fullmetal ?
- De ce qui s'est passé il y a quelques semaines… Hugues ne vous en a pas parlé, avec tout le temps que vous passez ensemble au téléphone ?
Le ton d'Edward était presque ingénu, tandis que le regard de son supérieur hiérarchique s'assombrit à ces mots. En comprenant la situation, toute leur attention convergea vers moi et ils tournèrent tous deux la tête avec des expressions lourdes de reproches. J'aurais dû me douter que ce moment finirait par arriver. J'esquissai un sourire gêné, sans trop savoir comment me justifier.
Je lui avais tout caché des événements. L'enquête d'Edward sur le manuscrit du Docteur Marcoh qui l'avait conduit à comprendre que la pierre philosophale était issue de vies humaines, son infiltration dans le cinquième laboratoire qui avait tourné à la catastrophe, et tout ce qu'il y avait découvert sur la pierre et les Homonculus, ces êtres qui se relevaient de tous les coups mortels… je n'en avais rien dit. Si Roy avait appris qu'Edward était grièvement blessé et mêlé à une affaire de cette ampleur, il aurait été capable de traverser le pays pour venir en catastrophe nous hurler dessus.
Sa présence ici en était la preuve… mais si je me justifiais en invoquant sa tendance à perdre son calme quand des personnes importantes à ses yeux étaient en danger, il risquait de devenir dangereusement agressif. C'était quelque chose que je n'avais pas le droit de dire, je le savais. Il fallait donc que je m'explique autrement.
Comprenant qu'ils ne me pardonneraient pas un trait d'humour dans un contexte pareil, je pris soin de leur exposer avec sérieux la situation dans les grandes lignes, avant d'annoncer, enfin, la nouvelle qui avait failli me coûter la vie.
- Juliet Douglas, fis-je à l'intention de Roy.
- La secrétaire du généralissime ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Qu'est-ce qu'elle a à faire là-dedans ?
- Tout, répondis-je d'une voix sifflante. La balle perdue qui a tué un enfant ishbal et déclenché une émeute il y a quelques années ; c'était une militaire du nom de Juliet Douglas qui l'avait tirée. Son ascension dans l'armée a été fulgurante, en dépit du désastre qu'a provoqué cette bavure. Mais surtout selon les registres officiels… le soldat Juliet Douglas est mort dans la plus grande indifférence à Yuflam, il y a 10 ans.
- Une identité d'emprunt ? murmura Edward, horrifié. C'est une Homonculus, c'est ça ?
Je hochai la tête et grimaçai, sentant que ce geste avait contracté les muscles de mon épaule blessée. L'indignation de Roy avait laissé place à un silence glacé. Je le comprenais : apprendre que le bras droit du Généralissime était un monstre immortel faisant parti d'un complot aux contours incertains, c'était une sacrée douche froide.
- Je l'ai vue de mes yeux quand elle m'a attaquée. Elle n'est pas humaine. J'ai aussi vu Lust, mais comme Edward m'en avait parlé, j'ai pu lui échapper. Envy, en revanche…
Je laissai ma phrase en suspens tandis que le visage cauchemardesque de Gracia me revenait en tête. C'était bien la seule chose contre laquelle je ne pouvais pas me défendre, l'image de ma femme. En m'attaquant avec cette forme, en pervertissant son image, il avait brisé quelque chose en moi.
- Il peut prendre n'importe quelle apparence, se glisser n'importe où… murmura Edward, bien conscient de l'emprise qu'il pouvait avoir. Et en plus, c'est un vrai sadique. Quand il découvrira que vous êtes encore vivant, ses représailles risquent d'être terribles. Il faut mettre Gracia et Elysia en sécurité.
Je fermai les yeux sous le coup de sa remarque. J'avais refusé d'y penser. L'idée que ma famille soit attaquée était un cauchemar bien pire que celui que j'avais déjà vécu. En un flash, je vis les corps de ma femme et de ma fille gisant dans le salon, et je rouvris les yeux, croisant le regard ténébreux de mon meilleur ami.
- Je ne veux pas qu'il leur arrive quoi que ce soit. Je préfèrerais encore mourir, murmurai-je d'une voix lourde.
- Je comprends, répondit-t-il à mi-voix.
Évidemment, qu'il me comprenait, je le connaissais assez bien pour ça.
- Dans ce cas… peut-être que nous devrions vous enterrer, Hugues, intervint Edward.
Je me redressai malgré la douleur, choqué par la dureté de ses mots. Réalisant sans doute que ni moi, ni Roy n'avions compris ce qu'il voulait dire, il passa machinalement la main sur son front et s'expliqua davantage.
- Ils voulaient vous tuer, donnons-leur cette satisfaction. Ça nous donnera un peu de temps pour agir. Vous êtes restés plusieurs heures dans le coma, mais malgré le dévouement du service médical, vous êtes décédé des suites de vos blessures. Inconscient, vous n'avez pu livrer aucun de vos secrets, et vous nous laissez, aveuglés de chagrin, dans l'ignorance la plus totale de ce qui se trame au-dessus de nos têtes… Et dans ce cas, s'attaquer à votre famille n'a plus aucune utilité.
J'ouvris de grands yeux. L'idée n'avait rien de plaisant, mais avais-je le choix ? Si c'était le prix à payer pour protéger Gracia et Elysia, je n'avais pas l'ombre d'une hésitation. Je décidai d'accepter ce plan de folie. Le reste de la discussion tourna autour de la réalisation de cette idée, qui nécessitait quand même une sacré dose de jugeote, un point de chute, ainsi que la complicité de l'hôpital. Edward nous assura d'un ton confiant qu'ils seraient capables de garder le secret. Ce point aurait dû m'intriguer davantage, mais sur le coup, j'étais tellement affaibli que suivre la discussion me demandait déjà beaucoup d'efforts. Quand Edward proposa de passer un marché avec Scar pour m'aider à m'enfuir, je me sentis blêmir, et Roy s'insurgea. Pourtant, c'est cette idée à priori absurde qui allait me permettre de rester sur mes deux pieds.
oOo
Les jours suivants furent essentiellement composés de soins et d'attente. Une attente insupportable. Enfermé dans les quatre murs de ma chambre aux volets toujours fermés, entre l'unique infirmière habilitée à s'occuper de moi et le médecin qui m'avait ausculté à mon arrivé, avec pour toute distraction les visites d'Edward qui boitait encore un peu à cause du problème d'automail qu'il avait provoqué en forçant le soir de l'attaque. Il était ma seule distraction, et me raconta jour après jour comment un déguisement lui avait permis d'approcher Scar sans se faire immédiatement attaquer, de lui présenter la situation, et de passer un marché avec lui. Après ces journées d'une lenteur infinie, je fus finalement endormi par l'infirmière et glissé dans le cercueil qui me permettait de quitter l'hôpital par la grande porte, sans attirer les soupçons. J'étais soulagé que le plan ce soit développé ainsi, l'idée d'assister à mes propres funérailles ne m'enchantait pas, et plus que tout, entendre les voix de Gracia et d'Elysia me pleurer risquait de me faire renoncer à cette folie.
C'est ainsi que quand je m'étais réveillé, j'étais déjà mort et enterré aux yeux du monde. Edward m'avait rejoint peu après mon réveil, me sauvant d'un grave moment de panique en me rejoignant par le biais d'un souterrain transmuté par ses soins. Il avait rassemblé pour moi mes lunettes noires, subtilisées par Winry qui logeait chez moi avec Gracia, Elysia et Alphonse, vêtements, nourriture, arme et munitions, bref, tout ce dont j'avais besoin pour survivre. Puis il m'avait guidé à travers les égouts jusqu'à un lac souterrain le long duquel les Ishbals avaient dressé leur camp secret.
En voyant les tentes dressées vers la voûte noircie de la crypte, en pensant que j'avais tué nombre des leurs durant la révolte d'Ishbal, je sentis le cœur me manquer. A leurs yeux, je devais être un monstre, même si en termes de monstre, Scar en était un exemple sérieux. Je me demandais encore comment Ed avait réussi à l'approcher sans se faire écharper, encore plus comment il avait pu arracher à cet homme la promesse de me garder en vie, moi, un soldat ayant combattu son peuple. Ça dépassait mon entendement. Et pourtant, avec un air sérieux et résolu, le petit blond me fit un geste de main.
- Je suis vraiment sensé les rejoindre ?
- Vous préférez rester éternellement dans les égouts ou déguerpir avec eux ? marmonna-t-il d'un ton agacé.
- Honnêtement, j'ai du mal à choisir. Je ne vois pas pourquoi il ne me tuerait pas, on est comme qui dirait des ennemis héréditaires ! chuchotai-je d'un ton précipité.
- Il ne vous tuera pas, répondit le petit blond en me regardant droit dans les yeux avec l'expression infiniment sérieuse qu'il avait quelquefois. Il me l'a promis.
- Et qu'est-ce que ça vaut, une promesse d'un psychopathe ?
- Scar est un fanatique, et il fait peur à n'importe quelle personne sensée... mais il a des principes. Il n'est pas du genre à renier ses promesses, j'ai déjà pu l'expérimenter. Et puis, il va y gagner aussi, puisque vous lui direz tout ce que vous savez sur vos ennemis communs.
- Comment ça ?
- Toute l'information que j'ai pu vous donner sur les Homonculus, tout ce que vous avez mis à jour durant vos recherches, toutes les affaires étouffées, les coulisses d'Ishbal et du cinquième laboratoire et le fait que Juliet Douglas soit probablement un Homonculus... Vous lui direz tout ça. Ces informations méritent bien de vous garder en vie.
J'ouvris la bouche et la refermai, désarçonné. Je ne savais pas bien que penser de la situation.
- Nous avons tous un ennemi commun : les Homonculus. Scar sait des choses que nous ignorons, et vice-versa. Il a bien compris que vous y gagnerez tous les deux si vous coopérez.
- … Je suppose que je n'ai pas le choix, soupirai-je.
Je connaissais assez le petit blond pour savoir à quel point il pouvait être buté. Mais c'était à lui que je devais d'être encore debout sur mes deux pieds, avec une estafilade encore brûlante le long de la tempe gauche et mes bandages à l'épaule.
C'était à lui que je devais mon évasion, ces vêtements rustiques, mes lunettes noires qui me permettaient de voir de nouveau le monde nettement, et un pistolet dissimulé sous ma tunique.
C'était à lui que je devais d'être encore vivant.
Alors, même si mon bon sens me hurlait le contraire, il fallait que je lui fasse confiance.
- Toi et Roy... Vous pourrez veiller sur Gracia et Elysia ?
- Bien sûr, on n'y manquera pas.
- Tu vas me manquer, Ed.
- Vous aussi, Hugues.
J'étais tenté de lui demander de veiller aussi sur Roy, mais demander à un adolescent de prendre soin de son supérieur hiérarchique sadique, ça aurait été totalement incongru. De toute façon, même si je lui arrachais cette promesse, il ne pourrait sans doute rien faire pour lui. Tout comme moi, Roy allait devoir se débrouiller seul à l'avenir.
Même si l'inquiétude me donnait envie de le serrer dans mes bras pour retrouver un peu de réconfort, je restai digne et me contentai d'une lourde main posée sur son épaule en guise d'au revoir. Je pris une grande inspiration, et je tournai à l'angle qui nous dissimulait du campement installé en contrebas. Pour atteindre les tentes, je devais me frayer un chemin au milieu de ruines et de gravas. Dans le silence infini de ma tête, le moindre caillou qui dégringolait faisait un bruit de tonnerre. Des gens commencèrent à me remarquer, je vis quelques têtes se tourner vers moi, des mouvements de recul, un enfant qu'on repoussait dans une tente. Je levai les bras en signe de paix et manquai de tomber en dérapant le long d'une tôle en pente. Je me repris maladroitement et présentai de nouveau mes mains vides, restant immobile face aux regards qui me fixaient avec une attention brûlante.
- … Je cherche Scar... finis-je par dire pour briser le silence qui promettait d'être long.
La silhouette d'une fillette se faufila entre les tentes, et Scar arriva au bout d'une poignée de secondes qui parurent éternelles. Il me fixa d'un œil brûlant, et je commençai mentalement à réciter des prières en un dieu auquel je ne croyais pas, comptant les pas qui le séparaient de moi. Il s'approcha de plus en plus et se planta en face de moi, me surplombant de toute sa stature, et définitivement trop proche à mon goût.
- Je viens de la part du Fullmetal... murmurai-je, me doutant qu'il serait le seul à l'entendre.
Je tournai la tête furtivement vers le coin d'où je venais, et entrevis sa silhouette qui s'esquiva aussitôt. Scar, qui avait suivi mon regard, l'avait remarqué aussi.
- Je vois...
Il se tourna vers les autres en se plaçant à côté de moi et leur annonça d'une voix claire.
- Cet homme est sous ma protection. Ce n'est pas un ennemi.
Je hochai la tête fébrilement, soulagé de voir que les Ishbals se détendaient à ces mots. Scar faisait vraiment figure d'autorité parmi eux.
- Enfin, ça reste à prouver, murmura-t-il de sa voix grave, si bas que même moi, je n'étais pas sûr d'avoir bien entendu.
Je relevai la tête et croisai son regard empreint de méfiance. J'avais encore tout à prouver.
- Comment s'appelle-t-il ? questionna une femme que je ne connaissais pas encore.
- … Je n'ai plus de nom, répondis-je d'un ton hésitant après avoir constaté que Scar attendait de moi que je réponde. J'ai tout abandonné, alors... peu importe comment vous m'appelez.
A bien y réfléchir, c'était la manière la plus simple de dissimuler mon identité. Si personne ne la connaissait, personne ne pourrait la laisser échapper, volontairement ou non. Après cette discussion, les Ishbals me baptisèrent machinalement l'Étranger, m'accueillant parmi eux, mais laissant une trace de cette culture qui nous séparait.
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Ce n'est que plus tard que j'étais devenu Steelblue. La lune était belle, et nous étions assis au feu de camp. Le voyage se déroulait bien jusque-là, et cette nuit-là, le campement était même d'humeur à chanter. Une femme, qui avait gardé précieusement sa cithare, jouait quelques morceaux aux consonances orientales. C'était pour la plupart des airs un peu rudes et mélancoliques, mêlant des sons graves et sourds et des cascades de notes plus aiguës, presque cristallines, qui évoquaient la chaleur du soleil du désert, l'air vibrant, les caresses du sable, l'insaisissabilité de l'eau.
Assis en tailleur auprès du feu, j'en buvais chaque note, les yeux grands ouverts, le regard perdu dans les flammes. La musique me transportait dans ce pays que je n'avais vu que pour le détruire, Moi qui pensais avoir tout oublié depuis longtemps, je revoyais avec précision les vêtements décorés de galons aux tissages complexes, les bâtiments aux murs ciselés d'une myriade de motifs géométriques d'émail ou de verre teinté. Tout cela me revenait dans les moindres détails, chaque note rappelant la richesse des décors, et des parures, les sols ouvragés sur lesquels s'étalaient des taches de sang, les murs criblés de balles, les fragments de tissus ouvragés volant au vent, détachés du corps déchiqueté de leur propriétaire. Cette musique, douce et pourtant impitoyable, portait en elle une âme, et chaque note s'enfonçait en moi, me faisant sentir un peu plus coupable qu'avant à l'idée d'avoir contribué à faire disparaître ce peuple. Je sentis les larmes me monter aux yeux et couler, sans que je fasse le moindre geste pour les essuyer.
Je me demandai si je méritais vraiment de vivre parmi eux. Edward avait eu une idée de génie, trouvant sans doute le seul moyen de me permettre de survivre aux Homonculus sans mettre en danger ma famille, mais le prix à payer était rude. Chaque instant passé parmi eux me rappelait avec plus ou moins de brutalité que j'avais obéi à l'armée, que j'avais tué, peut-être leur frère, peut-être leur père, peut-être leur fille... Que, sous prétexte de survivre, j'avais détruit des centaines de familles. Finalement, si je ne revoyais jamais Gracia et Elysia, ça ne serait qu'un juste retour des choses...
J'en étais à peu près là de mes réflexions douloureuses, quand un tir perça l'air, suivit de cris qui me replongèrent brutalement dans la réalité. Nous étions attaqués. Je sursautai, jetai au sol Samina, la femme assise à côté de moi, pour la protéger des balles.
- A terre ! Mettez-vous à terre ! criai-je, sans parvenir à couvrir vraiment les cris de panique.
Me désobéissant moi-même, je me redressai parmi les autres qui couraient, et regardai autour de moi pour comprendre d'où venaient les tirs. Je vis un éclair brillant au milieu des arbres, sans doute un fusil. Sans hésiter davantage, je tirai de mon sac en bandoulière mon revolver tout en fronçant les sourcils. Je le voyais à peine, mais je le mis quand même en joue et tirai. Un cri me confirma que je l'avais touché. Au suivant.
Derrière moi, le son caractéristique d'un moteur s'approchait, Un homme en moto fonçait droit vers nous, jetant des projectiles enflammés sur son passage. Celles et ceux qui s'étaient réfugiés dans les tentes en ressortirent en hurlant pour échapper aux flammes. Courant vers lui, je vis un enfant se faire rouler dessus, et je sentis mes entrailles se révulser d'horreur. Envahi par une pensée qui avait enflé et pris toute la place, me transformant en boule de fureur, je le mis en joue.
Il avait l'âge d'Elysia.
Caché entre deux tentes encore en état, j'allais tirer sur l'homme, mais il fut intercepté par Scar avant que je n'appuie sur la détente. Il avait happé sa tête au passage, et la moto était partie seule finir son chemin au milieu des bateaux, explosant l'un d'entre eux avant de crapoter et de caler.
Quand je vis les morceaux ensanglantés de sa tête éclabousser les tentes et le sol alentour et son corps retomber mollement, je me sentis écœuré, mais en aucun cas compatissant. La rage au ventre, je repartis à l'assaut, guettant les coups de fusils, les cris, tout indice me menant à l'ennemi.
Je ne pouvais pas faire revenir les morts. Je ne pourrais jamais me pardonner pour ce que j'avais fait. Mais la moindre des choses, aujourd'hui et maintenant, c'était de les protéger, eux qui avaient survécu.
Un homme portant une batte cloutée s'apprêtait à frapper l'un des Ishbals. Il se prit deux balles dans la gorge. J'avais visé la tête, mais il s'effondra quand même. Des tirs venaient de l'autre côté de la tente. Je m'y engouffrai, me jetant au sol, et soulevai le bas de la toile épaisse pour voir de l'autre côté. L'homme mourut sans jamais savoir qui l'avait frappé. Puis je jaillis de la tente et me précipitai vers un autre. Armé de sa hache, il paniqua à la vue de mon arme.
- Les réfugiés Ishbals ne sont pas censés être armés ! s'exclama-t-il, effaré de me voir le tenir en joue.
Il se prit une balle dans le cœur.
- Je ne suis pas un Ishbal, répondis-je froidement, ouvrant mon arme pour la recharger.
J'y glissai les balles à la hâte, cherchant où je devais aller ensuite. Les cris de panique étaient retombés, laissant la place aux pleurs. L'attaque semblait plus ou moins terminée. J'entendis un bruissement parmi les arbres devant moi et m'élançai à sa poursuite. Voyant la défaite, l'un d'entre eux s'enfuyait manifestement. Il ne fallait pas qu'il s'échappe, il risquait de ramener du renfort pour continuer la chasse.
Heureusement, j'étais en bonne forme, et nous avions eu quelques bons repas ces derniers jours. En quelques grandes enjambées, je lui tombai dessus à bras raccourcis alors qu'il tentait d'éviter une branche basse. S'ensuivit une lutte confuse dans l'obscurité, au milieu des feuilles mortes, des ronces et de la terre. Un coup à la tête fit voler mes lunettes qui disparurent dans la nuit, mais je parvins à garder le dessus. Il tenta de sortir un couteau de son fourreau pour se défendre, ce fut celui-là même qui lui trancha la gorge.
Une fois le combat fini, je restai là, pantelant, assis à califourchon sur ma victime. Y en avait-il d'autres ? Je n'en savais rien. De toute façon, il était sans doute trop tard, ils devaient tous être morts ou hors de portée. La tension du combat retomba, me laissant effondré, horrifié, dans le faux silence de la forêt.
Je sentis mes mains trembler violemment, et le dégoût remonter au bord des lèvres. J'étais couvert de sang, et ça n'était pas le mien. Cela faisait longtemps que je n'avais pas tué, encore moins avec cette brutalité animale. Une partie de moi était choquée par mes propres actes ; l'autre savait que c'était ce que j'avais de mieux à faire. C'était une question de survie, ni plus, ni moins. Je me levai, les jambes en coton, puis, l'arme toujours en main, arpentai le sol alentour dans l'espoir un peu naïf de retrouver mes lunettes. Le monde n'était plus qu'un brouillard flou tout en nuances de noir. La lune perçait en de rares endroits, créant quelques taches argentées, mais je compris vite que ma quête serait peine perdue. Je poussai un soupir et reparti au campement.
Arrivant sur la grève qui donnait sur une eau noire et luisante sous le ciel, je vis une femme se précipiter vers moi en criant.
- Il est revenu ! Il est revenu !
En m'approchant pour la rejoindre, je lui fis un vague signe de main, dépassé par les événements. Elle m'attrapa par le poignet et m'amena au feu d'un pas martial. J'étais manifestement attendu.
- Le voilà, Scar.
Ce n'était pas seulement Scar qui m'attendait, mais tout le clan. Je distinguais la scène à travers des grandes taches colorées où dansait la lumière du feu. La mère qui serrait son enfant brisé dans les bras en pleurant, et tous les autres, certains blessés, d'autres brûlés. Près du feu, quatre corps avaient été couverts par des draps de laine. Le sang suintait à travers l'un d'entre eux. Mon cœur se serra. Cinq d'entre eux avaient été tués. C'était si peu quand on se souvenait de la guerre, mais déjà beaucoup trop. C'était cela que j'avais laissé derrière moi après chaque combat dans le désert de l'Est. C'était cela, la réalité de ce que j'avais fait.
- Le clan est sous la direction de notre Grand Prêtre, expliqua la femme qui m'avait amené, et dont les sourcils bien dessinés s'étaient courbés d'une inflexion sévère. Il prêche l'apaisement et nous interdit de posséder des armes à feu. Étranger, tu as brisé les règles.
- Je sais, murmurai-je, baissant la tête vers le vieil homme, attendant qu'il prenne la parole.
- Les vies humaines sont sacrées, c'est ce qui est dit dans notre religion. Mais tu n'es pas Ishbal, n'est-ce pas ? Tes yeux prouvent le contraire, ils ne flamboient pas comme le feu, ils sont bleus et froids comme l'acier.
- C'est vrai, je ne suis pas d'Ishbal. J'ai fui mon ancienne vie car je portais avec elle un lourd danger. J'ai quitté ma famille et tous ceux que j'aime, dans l'espoir qu'une fois mort, je ne sois plus un danger pour eux. Je suis désolé d'avoir brisé vos règles, mais face à cette attaque, je ne pouvais pas vous laisser être massacrés comme vous l'avez déjà été par le passé. Si vous souhaitez que je quitte le groupe pour restaurer l'affront, je le ferai sans regret. J'ai conscience de la chance que j'ai eue que vous ayez accepté de m'accueillir malgré toute la souffrance que vous avez endurée par le passé.
- Scar tue des hommes aussi, rappela Samina, comme pour appuyer ma défense.
- C'est vrai. Il a choisi la voix renégate. Il est maudit par Ishbala et portera ce poids chaque jour de sa vie, et pour l'éternité après sa mort. Il a fait cela pour se venger, et nous protéger.
- Je suis prêt à être maudit par Ishbala si c'est pour vous protéger. Si vous voulez vivre avec ces convictions dans un monde aussi cruel, vous aurez tout mon respect, mais il vous faut quelqu'un à vos côtés qui sera prêt à se salir les mains quand vous serez en danger, car cela arrivera de nouveau, un jour ou l'autre… Je peux endosser ce rôle. Je peux partir aussi, si c'est ce que vous souhaitez…
Il y eut un silence pesant. Je sentais le regard brûlant de Scar même si je ne distinguais pas vraiment son visage, et l'indécision des autres. Accepté ou banni, il s'en fallait de peu pour que je sois l'un ou l'autre.
- Scar, as-tu confiance en lui ? demanda l'homme en brossant sa barbe sans me quitter du regard.
Ce sera le bannissement, pensai-je aussitôt dans un élan de pessimisme.
- S'il avait voulu nous tuer, il l'aurait fait bien avant. L'Étranger ne peut pas revenir en arrière, je le sais mieux que quiconque. Il a tué uniquement pour nous protéger, il a agi comme si nous étions son peuple. Et la vérité... C'est que seul, je ne peux pas tous vous sauver, ce soir nous l'a bien montré. S'il n'avait pas été là, les morts auraient été deux fois plus nombreux dans notre groupe.
- Je ne veux plus perdre un seul d'entre vous, répondit le Grand Prêtre d'un ton duquel perçait la tristesse. Si tu es vraiment prêt à continuer à affronter le danger avec nous, reste à nos côtés.
- Je suis prêt, répondis-je d'un ton ferme.
- Bien. Alors, nous t'acceptons dans notre clan. Toi qui n'a pas de nom, accepte celui-ci : Steelblue, de ton regard résolu, dur comme l'acier, pur comme le ciel.
- C'est un honneur, répondis-je d'un ton solennel, même si je ne pense pas mériter un tel surnom.
- Maintenant que cette décision est prise, il faut lever le camp. D'autres personnes risquent de venir, nous ne pouvons pas prendre le risque de rester ici. Il faut brûler les morts et partir au plus vite.
La mère qui tenait encore dans ses bras le corps chaud de son fils se remit à sangloter doucement, le serrant contre elle sans égard pour le sang qui se diffusait sur le tissu de sa robe. La voir comme ça me brisait le cœur, mais il n'y avait rien que je puisse faire. Il était trop tard. Les autres commencèrent à s'affairer pour démonter les tentes. Scar s'approcha de moi.
- Je pensais que tu hésiterais avant de tirer sur les tiens.
- Contrairement aux Ishbals, mon peuple est vaste et disparate, et je le connais assez pour savoir qu'il regorge de monstres.
- Il faut qu'on retrouve tous les corps et qu'on les brûle, pour laisser le moins possible de traces, annonça-t-il simplement d'un ton pragmatique. Aide-moi à retrouver ceux que tu as tués.
- Il y en a un, sur lequel j'ai tiré, juste là, fis-je en désignant l'espace entre les arbres. J'en ai poursuivi un autre dans la forêt et l'ai tué, à quelques minutes d'ici. Mes lunettes y sont aussi, j'aimerais pouvoir les retrouver... si c'est possible. Sans elles, je dois avouer que je ne vois pas grand-chose.
- Kamar, va voir là-bas si tu retrouves un corps. S'il n'est pas mort, il est au moins blessé, tu le retrouveras à la trace.
- Bien, Scar, répondit l'homme en se dirigeant vers l'endroit que j'avais désigné.
Puis, lui et moi partîmes vers la forêt, une lampe à la main pour éclairer notre chemin.
La suite était simple. Nous avions retrouvé le corps et les lunettes, miraculeusement intactes, et avions rapporté le tout au camp. Il rejoignit la pile de cadavre de nos ennemis. Entre temps, les Ishbals avaient mis le corps de leurs proches dans le feu qui n'avait plus rien de joyeux, et ceux qui ne finissaient pas de charger les bateaux priaient en cercle autour des flammes. Une fois que tout fût prêt, les hommes balancèrent nos ennemis dans le feu, sans doute avec moins d'égard que pour leurs familles, puis tout le monde embarqua dans un silence de mort.
Fuir. Se cacher. Se battre parfois.
C'était cela, mon quotidien, maintenant.
Celui d'un renégat.
