New chapter coming ! On retrouve le point de vue de Winry (ça faisait un moment qu'on l'avait pas vue, tiens ?). Je me suis bien amusée à l'écrire, surtout la première partie (et la toute fin, vous comprendrez pourquoi sans doute ). J'espère que vous prendrez plaisir à le lire ! Petit bonus, en relisant, j'ai retrouvé un double sens totalement involontaire qui m'a bien fait rire... mettrez-vous la main dessus ? ;)

Sinon, malheureusement, je ne pourrai pas finir mon illustration ce soir. (c'est de ma faute, aussi, étais-je vraiment obligée de dessiner des motifs sur les tapis, hein ? XD) Je publie actuellement Pour un sourire, une BD couleur qui me prend pas mal de temps à réaliser, et comme c'est un projet 100 % perso, il reste prioritaire par rapport aux illustrations de cette fanfiction. Mais le chapitre est là, et ne vous inquiétez pas, je pense pouvoir finir l'illu demain et la publier sur Deviantart dans la foulée. En tout cas, pour l'instant, elle se présente plutôt bien ! ;)

Sur ce, je vous laisse, et je vous souhaite une bonne lecture et une bonne soirée ! :)


Chapitre 27 : Le prothésiste (Winry)

- Sérieux, c'est bien parce que c'est toi, marmonna Edward, le nez dans son col.

- Je sais, et je suis flattée, répondis-je.

Le petit blond qui m'accompagnait était terriblement morose, sans doute parce que le l'avais tiré du lit vers six heures du matin. J'avais surpris un regard jaloux adressé à Al qui s'était contenté de se renfoncer un peu plus dans les plis de son oreiller pour se rendormir comme un bienheureux, tandis que nous quittions la chambre à pas de loup.

- Je compte sur toi pour qu'il ne puisse pas se rendre compte de mon secret, grommela-t-il.

Il avait fini par accepter ce rendez-vous à contrecœur en m'arrachant cette promesse de ma part.

- Je lui dirais que c'est un grand timide que j'ai avec moi, et il comprendra.

- Il s'est peut-être rendu compte que tu étais une psychopathe de la mécanique en discutant avec toi hier.

- Dans ce cas-là, on fera une belle équipe de psychopathes. Parce qu'entre ton amour de l'alchimie et la manière dont il parle de latex, je peux franchement passer inaperçue, répondis-je avec un sourire.

L'aube pointait à peine, et nous marchions sur des rues qui commençaient à s'éveiller dans l'ambiance gris-bleu qui précédait le lever du soleil. Ces nuances de couleur m'évoquaient l'acier et me faisaient sourire malgré moi. J'aimais bien travailler en pleine nuit ou au petit matin, quand l'atmosphère était ensommeillée, troublée seulement par le hululement des chouettes et le remue-ménage des animaux nocturnes.

Je baissai les yeux vers le papier que je tenais à la main pour vérifier que je ne m'étais pas perdue en chemin. Je vérifiai le nom de la rue dans laquelle nous nous apprêtions à tourner et eus un sourire satisfait. Nous étions au numéro 29. En deux pas, je me retrouvai devant la boutique. D'autres que moi l'aurait sans doute qualifiée de glauque, avec ses masques et ses bouts de peau, seins, fesses, bras, pieds, crânes chauves et j'en passe. Moi, ça m'amusait. Edward grimaça à cette vue, visiblement d'un autre avis.

- C'est malsain cette vitrine ! On dirait qu'il scalpe les gens, marmonna Edward en renfonçant un peu plus les mains dans ses poches.

- Mais non, je promets qu'il ne touchera pas à un de tes cheveux, répondis-je avec un clin d'œil.

- Tiens, bonjour vous ! s'exclama un homme aux cheveux gris et hirsutes qui bondit hors de sa boutique en faisant sursauter Edward. Oh, mais c'est la jeune mécanicienne avec qui j'ai eu l'honneur de discuter hier. C'est un plaisir de vous revoir aujourd'hui !

Il tendit une petite main racornie que je serrai poliment, surprise par la poigne que cachait sa courte personne, puis il salua Edward de la même manière. Celui-ci ouvrait des yeux écarquillés, comme s'il pensait impossible de rencontrer un homme plus petit que lui. C'était pourtant chose faite.

- Bonjour Monsieur Dwyer, je vous présente mon cobaye, fis-je en tendant le bras vers Edward qui rougit sous le coup de l'indignation, n'appréciant visiblement pas d'être réduit à cette fonction.

- Oh, un jeune chevelu, comme c'est amusant ! Superbe, entrez, entrez, nous n'avons pas de temps à perdre !

Edward ouvrit et referma la bouche comme un automate, ne sachant visiblement pas par quel bout aborder cet homme excentrique. En vérité, il pourrait tout aussi bien ne pas décrocher un mot, ça ne lui poserait pas de problème. De toute façon, il savait déjà exactement pourquoi nous étions là. Je poussai mon ami par les épaules pour le faire rentrer dans la boutique, et l'homme referma la porte derrière nous.

- Alors, c'est un beau spécimen, commenta-t-il d'un ton appréciateur. Vous portez donc des automails, jeune homme ?

- Oui, croassa-t-il. Un bras et une jambe.

Il tournait la tête ici et là, troublé sans doute par l'odeur de chimie qui se dégageait des lieux. J'étais habituée à être envahie par les odeurs métalliques, le gaz du chalumeau, les effluves de solvants et de réactifs, donc je n'étais pas surprise, même si ici, les produits et leurs parfums étaient bien différents.

- Donc, je vais vous faire un moulage de votre bras et de votre jambe, et sculpter le moule symétrique… Hum, j'adore ce genre de travail, ça demande une minutie qui m'a toujours manquée dans mon ancien métier.

- Que faisiez-vous avant ? demanda Edward, curieux malgré lui.

- J'étais prothésiste pour le Grand Opéra de Central-City. Un très bel endroit, plein d'artisans de talent, mais j'avais le sentiment qu'on n'utilisait pas ma technique à sa juste valeur, du coup, après avoir terminé la formation de mon apprenti, je me suis installé ici.

- Ah bon ? fit Edward en se faisant asseoir d'autorité sur une chaise. Pourquoi ça ?

- Comme je l'ai expliqué à cette jeune fille hier, les illusions créées pour la scène ne nécessitent pas un réalisme extraordinaire, elles sont surtout destinées à être vues de loin. L'important, c'est qu'elles réagissent bien à la lumière et se fondent bien avec leurs porteurs. Mais ce n'est vraiment pas amusant, on ne me laissait jamais le temps de faire les détails, les nuances de couleurs, les pores de la peau, les veines, les ridules, toutes ces petites choses qui font le charme d'une prothèse réussie. Maintenant, j'ai décidé de travailler pour des particuliers, certains sont prêts à payer le prix fort pour avoir un travail d'un réalisme époustouflant ! Et c'est justement ce que je le sais faire le mieux ! J'ai fabriqué une paire de faux seins dernièrement pour une dame dont je tairais le nom pour des raisons évidentes… Hé bien, je peux vous dire que même au toucher on se laisserait prendre ! acheva-t-il avec un clin d'œil.

Edward rougit violemment à cette phrase, mais l'homme ne sembla pas remarquer son trouble et alluma une lampe puissante pour la braquer sur son visage, l'aveuglant complètement.

- Vous arrivez donc à créer une peau à la texture réaliste ? demandai-je, beaucoup plus intéressée par la prouesse technique en elle-même que part son usage. Je m'étonne qu'on ne parle pas davantage de vous.

- Eh bien, mon installation ici est toute récente… Et c'est un marché de niche, vous voyez bien qu'ici, la plupart des gens sont fiers d'aborder leurs automails, ils aiment pouvoir se vanter de pouvoir porter tel ou tel fabriquant…

- Ça me fait penser que je n'ai toujours pas gravé mon propre sceau, murmurai-je pour moi-même.

Pendant que l'homme s'affairait à observer un Edward confus, levant son carnet d'échantillons à hauteur de son visage en hochant la tête et en prenant des notes d'un air appliqué, je me perdis un instant dans mes pensées.

Le sceau d'un mécanicien était une marque discrète qu'on faisait au fer sur chacune de nos créations, comme une signature. Comme j'avais commencé mon apprentissage aux côtés de Pinako, je m'étais toujours servie de sa marque. Ce n'était pas la première fois que je me faisais la réflexion, mais maintenant que j'avais quitté Resembool et que je m'apprêtais à réaliser de bout en bout les automails d'Edward sans sa supervision, il était peut-être temps que cela dépasse le cadre de la rêverie et que je le fabrique pour de bon.

- Hm, quel beau teint cuivré, c'est une nuance que je n'ai pas vu souvent chez les blonds. Vous êtes un beau petit caramel, jeune homme !

Je repris pied avec la réalité en croisant le regard implorant d'Edward qui ne savait plus où se mettre, et dus me pincer les lèvres pour ne pas rire face à son expression.

- Vous pouvez vous relever, j'en ai fini avec votre petit minois ! ajouta l'homme avec un clin d'œil. Nous allons pouvoir passer à la suite, si vous le voulez bien… Venez venez, c'est par ici !

Tandis qu'Edward avalait une grande goulée d'air pour ne pas lui hurler dessus en entendant le mot maudit, Dwyer ouvrit le chemin en parlant avec enthousiasme, poussa une porte, puis arriva dans un sous-sol dont il alluma les lumières qui éclaboussèrent une pièce d'un blanc immaculée. A ce moment-là, même moi je dus reconnaître que les lieux avaient une atmosphère quelque part entre une chambre d'hôpital et le repaire d'un savant fou…

- Ce mec est complètement perché, murmura Edward. Je n'arrive pas à quoi savoir quoi penser de lui.

- Je pense que c'est juste un passionné, répondis-je en lui adressant un sourire encourageant.

Je devais avouer que les lieux n'étaient pas tout à fait rassurants. Mais d'artisan à artisan, j'avais toute confiance en la qualité de son travail. Je n'avais jamais rien vu d'aussi impressionnant.

- Oh, mais j'y pense, avant de faire les moulages, il faut que nous nous mettions d'accord sur la commande exacte, n'est-ce pas ? Tout d'abord, souhaitez-vous conserver l'anonymat dans vos démarches ? demanda-t-il comme si c'était tout naturel.

- Oui, s'il vous plait, murmura Edward à ma place.

Je hochai la tête pour confirmer, puis je me lançai dans une grande discussion technique avec lui à laquelle Edward décrocha rapidement, regardant d'un œil vague le mur devant lui, détaillant chaque bidon, chaque pot, chaque bande, chaque moule, chaque outil, chaque objet que son regard pouvait attraper. Tandis que j'étalais les croquis, plans et géométraux grandeur nature des nouveaux automails de mon ami, celui-ci déambula dans la pièce en observant les lieux, lisant chaque étiquette pour tromper sa nervosité et son ennui. Il s'arrêta devant une étagère chargée de dizaines de petits pots de peintures représentant des dizaines de nuances de couleur peau. S'il lisait chaque étiquette, cela lui prendrait un moment.

Je détournai la tête et me concentrai de nouveau sur la conversation. Plan à l'appui, je désignai les mécanismes d'articulations, expliquant les mouvements que permettrait mon automail et leur amplitude. J'avais amélioré la souplesse de l'épaule et intégré un système de plaques glissantes dans l'avant-bras qui permettaient de davantage tourner le poignet, et j'avais ajouté une rangée d'articulation supplémentaires sur le pied pour en améliorer le réalisme. Un système de coques à fixations multiples permettrait aux automails de donner l'illusion de muscles se gonflant quand les membres de métal seraient pliés au niveau de la cuisse et du mollet. J'avais pondu toute une série de trouvailles de ce genre dont je n'étais pas peu fière. Pendant que je présentais tout cela en détails, le petit homme hochait la tête, l'œil brillant.

Une fois mes explications terminées, ce fut à son tour de sortir son carnet, ses boîtes d'échantillons et de partir dans des explications techniques. Quelle épaisseur de latex ? Trop fine, la peau risquait d'être translucide et trop fragile. Trop épaisse, elle risquait d'empâter l'automail et d'en gêner les mouvements. Quel degré d'élasticité ? Comment fixer la matière aux articulations sans entraver le mécanisme ? Autant des questions passionnantes qui nous occupèrent un long moment. Échangeant nos contraintes techniques comme si nous jouions aux cartes, il me tendait des échantillons, observait avec quelle facilité le latex coulissait sur les différents alliages dont j'avais apporté des plaques d'échantillon, me posait des questions, dressait des hypothèses sur les problèmes que nous pourrions rencontrer… Sous ses conseils, je notais quelques retouches pour affiner les articulations de la main, l'œil brillant. Jamais de ma vie je n'avais eu de discussion aussi passionnante. Ce qui se passait dans ce sous-sol, j'en étais convaincue, c'était l'union du meilleur de deux mondes, et j'en faisais partie ! Comment ne pas être émue de participer à ce challenge historique ?

- C'est le mécanisme à ne pas rater, tout le monde se serre la main, n'est-ce pas ? commenta le petit homme avec un sourire. Et pour l'heure, ce jeune homme, on ne peut pas ignorer qu'il porte un bras de fer !

Le jeune homme en question tourna la tête vers nous, reposant le bidon dont il lisait la notice d'utilisation avec l'expression éteinte de celui qui se serait bien jeté par la fenêtre si seulement il n'était pas coincé dans un sous-sol qui en était dépourvu. Je réalisais seulement à ce moment-là que lui s'ennuyait sans doute comme un rat mort pendant que nous changions la face du monde.

- Pensez-vous qu'on ait fait le tour des questions techniques ? demandai-je, prise de pitié pour mon ami.

- J'en aurais sans doute d'autres, mais je pense que le plus gros est résolu, répondit-il. Voulez-vous que nous procédions au moulage ?

Je hochai la tête avec enthousiasme. Quand je vis à quel point Edward se prêta de bonne grâce aux instructions, je compris qu'il avait été tellement éprouvé par notre interminable conversation qu'il était presque soulagé qu'on s'occupe enfin de lui. J'aurais sans doute dû compatir, mais à ma grande honte, je me sentis surtout rassurée à l'idée qu'il ne fasse pas de caprice.

Il se retrouva bientôt en caleçon et débardeur, sa veste posée sur son épaule de métal, pendant que Dwyer lui demandait aimablement de rester immobile tandis qu'il photographiait sous tous les angles son bras et sa jambe de chair. Le petit homme finit assis en tailleur devant la jambe gauche de l'adolescent, prenant une profusion de notes dans son petit carnet pour pouvoir retranscrire au mieux les nuances de sa peau et tous les autres détails. Il prenait sa tâche vraiment très au sérieux.

Edward profita de ce moment de flottement pour m'adresser un regard halluciné. Il n'avait pas besoin de parler pour transmettre sa stupéfaction face à ce prothésiste qui ne ressemblait en rien à ce qu'il s'était imaginé. Je lui répondis par un haussement d'épaules et un sourire amusé. Les sourcils d'Edward dansaient d'une expression à l'autre, incapable de démêler clairement ce que la situation lui inspirait.

Au moins comprenait-il maintenant pourquoi je ne m'étais pas inquiétée plus que ça de son apparence féminine. Ce petit homme avait un amour du détail tel que de savoir si son client était un homme ou une femme lui importait nettement moins que de connaître le nombre de rides sur ses phalanges et le dessin de ses veines sur le dessus de son pied.

- Hum, est-ce que vous voulez des poils sur vos prothèses ? demanda le petit homme d'un ton appliqué en finissant sa ligne de notes dans son carnet.

- Des… QUOI ?! Non ! répondit spontanément Edward avec un sursaut de surprise.

- Ah… bon, fit le prothésiste d'un ton déçu en notant l'information dans son carnet. C'est dommage, je possède une série de petites seringues qui permettent d'incruster une fausse pilosité dans le latex avec un rendu d'un réalisme époustouflant. Certes, c'est un peu long, mais…

- Je ne pense pas avoir le budget suffisant pour me permettre les poils, fis-je avec un sourire contrit, sentant mes sourcils se plier tandis que je réprimais une envie de rire. Deux prothèses de cette qualité représentent déjà un achat conséquent.

- Oui, je comprends, répondit le petit homme en hochant la tête. C'est un budget, pour sûr ! Sinon, aviez-vous des particularités sur vos membres perdus, grains de beauté, cicatrices, etc… ?

- Je me suis fait mordre à l'épaule par un renard il y a quelques années, répondit pensivement Edward en posant machinalement une main sur son épaule de fer, j'en avais gardé une belle cicatrice… Mais non, non, pas besoin de la reproduire, vous n'avez pas besoin de pousser le réalisme jusque-là ! s'exclama mon ami d'un ton confus quand il réalisa que le prothésiste était en train de noter ses paroles dans le carnet.

Le vieil homme poussa un soupir et barra ce qu'il venait d'écrire avec un soupir avant d'ajouter comme pour lui-même.

- Je me rattraperai sur les ongles.


- Oh, il est déjà une heure ? ! m'exclamai-je en avisant l'horloge de la rue avec surprise.

- Honnêtement, ce rendez-vous était tellement long que je commençais à croire qu'il ferait nuit quand nous sortirions, marmonna Edward d'un ton las. Mais bon, six heures, putain, six heures avec ce toqué ! Tu voulais ma mort ou quoi ?

- Bien sûr que non, je te l'ai dit, je n'ai pas vu le temps passer.

- Bon, maintenant que j'ai passé cette épreuve, je veux juste retrouver Al et qu'on mange. Et ne me demande rien cette après-midi, j'ai des choses à faire aussi !

- Ça marche, ça marche… mais je te croyais plus résistant ! commentai-je d'un ton piquant.

- Je résiste quand ça m'intéresse, grogna-t-il.

Il marchait à pas traînants, comme s'il était vidé de toute son énergie. Il faut dire que l'étape du moulage avait été plus longue et laborieuse que je l'aurais cru. Il avait fallu lui graisser la jambe, puis la mouler. Durant les longues minutes durant laquelle le plâtre utilisé durcissait, il avait dû rester immobile, en prenant garde à ne pas crisper ses muscles au risque de ruiner le moulage. Et vu l'amour de la précision qu'avait le prothésiste, il se doutait bien qu'il ne s'en sortirait pas sans recommencer jusqu'à ce qu'il soit satisfait du résultat. Etant donné qu'il n'avait pas cessé de se plaindre que la réaction chimique faisait chauffer le liquide blanc en cours de solidification et qu'il se sentait compressé, je me doutais bien qu'il n'avait pas envie de recommencer. L'étape la plus difficile avait été d'ouvrir le moule. J'avais vu Edward blêmir quand l'homme avait sorti une petite scie électrique de son tiroir et l'avait mise en marche. J'avais maintenu Edward assis en le foudroyant du regard pour qu'il ne s'agite pas. Heureusement pour nous, ça avait marché, et après de longues minutes d'angoisse, le petit homme avait libéré la jambe d'Edward sans lui faire la moindre égratignure.

- Et voilà, jeune homme ! s'était-il exclamé d'un ton aimable. Maintenant, le bras, si vous voulez bien !

Bref, Ed avait failli devenir fou. Il m'en voulait très fortement de l'avoir traîné dans ce qu'il considérait être un traquenard. De mon côté, en dépit de sa mauvaise humeur, j'avais remballé mes plans, tout fourré dans un sac, et je revenais avec un large sourire, les yeux sans doute brillants de fatigue, mais le cœur plein d'exaltation. Ce travail était vraiment fascinant.

Alphonse nous tomba dessus à bras raccourcis quand je poussai la porte de la chambre.

- Bon sang, mais où vous étiez passés ? ! Je me suis fait un sang d'encre pour vous, j'ai même commencé à me demander si je ne devais pas aller à la gendarmerie pour signaler votre disparition !

- Allons, on est revenus, c'est juste que le rendez-vous a pris plus longtemps que prévu, répondis-je d'un ton apaisant.

- Beaucoup plus longtemps que prévu, murmura Edward d'une voix lugubre.

- Vous avez passé six heures en rendez-vous ?! s'exclama Al. Je ne pensais même pas que c'était possible ! Qu'est-ce que vous avez fait pendant tout ce temps ?

Pendant qu'Edward poussait un soupir d'une lenteur infinie en allant fouiller machinalement son sac, je lui racontais briévement le déroulement de la matinée. Alphonse hocha la tête et adressa un regard en biais compatissant à son frère. Comme si je ne l'avais pas remarqué.

- Bon, ça va, ne faites pas ces têtes d'enterrement, je vous invite à manger pour me faire pardonner ! m'exclamai-je avec un sourire de boute-en-train.

Cette invitation eut le mérite d'être efficace. Edward allait me coûter cher en bouffe, mais s'il ne fallait que ça pour qu'il quitte son expression de lassitude teinté d'une absence mélancolique, ce n'était pas si grave. C'était ce que je me disais à ce moment-là, en tout cas. J'aurais dû me douter en voyant son regard éteint que le rendez-vous interminable dont il sortait ne pouvait pas être la seule cause de son abattement.


Après une heure passée à voir Edward se goinfrer comme un monstre, je payais l'addition avec une pointe de regret. J'aurais dû aller dans un restau à volonté, ça me serait revenu moins cher. Autant j'étais prête à dépenser des fortunes pour du matériel mécanique, autant j'avais toujours un pincement au cœur quand je devais dépenser de l'argent pour me nourrir ou répondre à d'autres besoins inévitables. Je savais pourtant que c'était indispensable…

Enfin, après avoir payé ce repas et l'avance pour le prothésiste d'Edward, j'étais maintenant nettement moins riche. Ed devait se douter que mes réserves d'argent n'étaient pas si importantes, car il m'avait proposé d'avancer les frais si besoin. Je lui avais répondu qu'avec le contrat que j'avais fait, et puisque je lui avais imposé cette idée, il fallait bien que je paye de ma poche ce revêtement dont il était prêt à se passer.

Le moyen terme fut trouvé : il paierait son nouvel automail rubis sur l'ongle, et je me chargeais de rémunérer le prothésiste. J'étais résolue. Malgré tout, je savais que presque tout l'argent qu'il me donnerait passerait dans le paiement de cet homme. Si je voulais passer du temps à Rush Valley pour continuer à apprendre, il allait falloir que je me trouve un travail assez rapidement. Je ne pourrais pas vivre sur mes réserves. Pensant à tout cela, je laissais traîner mon regard sur les devantures de boutiques en me demandant d'un air absent si l'une d'entre elles accepterait de me faire travailler…

- A quoi tu penses, Winry ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette, demanda Al en se penchant pour mieux voir mon expression.

- C'est juste que je me demandais si je pourrais travailler chez l'un de ces mécaniciens. J'aimerais aller en apprentissage chez d'autres pour découvrir de nouvelles techniques.

- Oh, je pense que tu n'aurais pas de peine à trouver des gens pour t'engager, tu as une bonne expérience, et…

Al laissa sa phrase en suspens, comme s'il pensait tout bas quelque chose qu'il n'osait pas me dire. Je me mordis les lèvres, me sentant vexé par ce que je pris pour une pique silencieuse.

- Et quoi ? Ce n'est pas le problème, de m'engager, c'est qu'ils n'auront pas envie de me garder à cause de mon caractère ? grommelai-je.

- Non ! J'ai jamais dit ça ! s'exclama Al d'un ton indigné.

- Al ne penserait pas une chose pareille, commenta son frère d'un ton blasé. Il est bien trop gentil pour ça.

- Eh, alors quoi ? qu'est-ce que tu te disais que tu n'as pas osé prononcer à voix haute ? demandai-je.

- Winry, ne monte pas sur tes grands chevaux comme ça, voyons, fit Edward, surpris de me voir démarrer au quart de tour.

- Je n'ai rien dit ! gémit le petit frère, tout aussi désarçonné.

- Justement !

Je le fixai de mes yeux sévères en attendant son aveu. Il se recroquevilla sous mon regard, visiblement pris au dépourvu. Son frère, qui observait la scène, poussa un soupir désabusé et prit la parole.

- Al, tu devrais lui dire, elle te lâchera pas.

- Mais j'ai rien à dire, marmonna-t-il. C'est… c'est juste que je me disais que tu n'aurais pas de mal à te faire engager, vu que tu as de l'expérience et … qu'en plus tu es jolie…

Il avait lâché ces mots dans un souffle en rougissant violemment. Je le regardai, tellement interloquée que je ne savais même plus si j'étais censée être flattée ou pas.

- En quoi ça les concerne que je sois jolie ? !

- Bah, ça peut compenser ton caractère, répondit Edward du tac au tac.

Je lui lançai mon sac à la figure, qu'il esquiva habilement, puis il reprit une posture droite et une mine tranquille.

- Exactement ce que je disais, commenta-t-il.

Al trottina vers le caniveau, heureusement sec, où mon sac avait atterri, et le ramassa pour me le tendre. Je le remerciai un peu machinalement, le repris et le remis sur l'épaule avec un soupir agacé.

- T'es pas sympa, grommelai-je à l'intention de l'aîné.

- Et toi alors ?

La ballade continua dans une ambiance venimeuse. Al marchait entre nous deux et essayait de détendre l'atmosphère avec sa gentillesse et sa naïveté habituelle, sans rencontrer de grand succès. Edward s'était de nouveau enfermé dans son expression pessimiste.

Ça m'énervait au plus haut point. Il était avec son frère et son amie d'enfance, dans une des meilleures villes du monde – d'accord, mon opinion sur ce dernier point était peut-être un petit peu biaisée – et il ne décollait les mâchoires que pour faire des remarques désagréables. Sans compter qu'hier il s'était littéralement enfui en courant. Les badauds étaient peut-être un peu envahissants, mais pas au point de me laisser en plan, quand même ? J'avais l'impression que depuis que nous étions partis, il ne faisait aucun effort pour essayer de dissimuler à quel point je l'agaçais. Etait-ce parce qu'il me trouvait stupide ? Ou était-ce parce qu'il se sentait terriblement mal ? Un peu des deux sans doute…

Al leva vers moi un visage ou perçait l'inquiétude. Tout à mes découvertes de mécaniques, je ne pensais plus vraiment à la discussion que nous avions eue à Resembool, mais à cet instant, elle me revint en tête. Peut-être que la transmutation ratée de leur mère avait un rapport avec les Homonculus. C'était un sujet très sérieux, et si son hypothèse se vérifiait, ils allaient devoir faire face à une réalité particulièrement difficile..

Je compris alors que s'il était mesquin avec moi, c'était sans doute moins à cause de mon comportement ou de ma personne que parce qu'il ressassait tout ça en silence.

C'est vrai qu'Edward est intelligent. Il doit passer beaucoup de temps à essayer de comprendre ce qui se passe, et à prendre des décisions à ce sujet. Ça doit être difficile pour lui de se détendre et penser à autre chose, comme moi je le fais… quand je travaille sur la mécanique, je ne pense plus qu'à ça, et je suis comme dans un autre monde ou rien de terrible ne m'atteint. Finalement, j'ai de la chance…

Prenant conscience de ce fait, je me résolu de faire des efforts pour lui simplifier la vie. J'avais fait un caprice pour venir avec eux, un autre pour qu'on s'arrête ici, et un troisième en le traînant au rendez-vous du prothésiste. J'en avais assez fait, maintenant, je devais peut-être m'effacer et le laisser un peu vivre sa vie.

- J'aimerais bien discuter avec quelques personnes, mais vous n'êtes pas obligés de m'accompagner, hein ! Je sais bien que les automails, ça ne vous intéresse pas trop, me forçai-je à dire. Si vous voulez vous promener ou vous poser à l'hôtel, je vous y rejoindrais avant la nuit.

- J'espérais partir aujourd'hui, mais il n'y a pas de train ce soir, dont je suppose qu'on va rester encore un peu, marmonna Edward. Autant que vous en profitiez tous les deux tant qu'on est là… moi je vais faire une sieste je pense.

- D'accord. C'est vrai que je t'ai tiré du lit très tôt ce matin, tu as moins l'habitude que moi…

- C'est sûr. Bon, j'y vais, grogna-t-il en me lançant un signe de main, commençant à s'éloigner. A toute !

Alphonse jeta son regard de l'un à l'autre, se demandant visiblement qui il était censé suivre. Je lui répondis par un sourire maladroit. Pour moi la réponse était évidente.

- Va le voir, soufflais-je. Il a plus besoin de toi que moi, ajoutai-je avec un clin d'œil.

Le garçon hocha la tête et bifurqua dans la direction que son frère avait prise avec un dernier regard hésitant. Quand il le vit le rejoindre, Edward ralentit en attendant qu'il arrive à sa hauteur et commença à discuter avec lui. Je l'entrevis sourire, puis il tourna la tête et je ne vis plus que leurs deux petites silhouettes de dos.

Je poussai un soupir. Je pouvais bien essayer, décidément, je n'avais pas ma place entre ces deux-là.


J'avais pu profiter de mon quartier libre pour explorer toutes les boutiques d'une rue, discuter avec les mécaniciens, et obtenir un certain nombre de cartes de visites. Si j'avais prévu de raccompagner les deux frères dans l'immédiat, je comptais bien revenir à Rush Valley… ne serait-ce que pour récupérer les prothèses d'Edward. Autant commencer dès maintenant des démarches pour trouver des employeurs potentiels.

Au fil des discussions, je pus me représenter le paysage des lieux. À Resembool, Pinako et moi étions les seuls fabricantes d'automails des environs. Ici, des dizaines de boutiques avaient pignon sur rue, à tel point qu'il était presque impossible d'en faire le tour. Chaque atelier avait ses particularités, l'un était réputé pour la robustesse de ses automails, l'autre faisait des plaques de recouvrement décorées de ciselures, d'autres gardaient jalousement la recette d'un alliage à la qualité inégalée, un certain nombre s'étaient spécialisés dans les armes intégrées…

Ce qui m'étonnait, c'était de constater que nombre d'entre eux produisaient des automails dans des tailles standardisées, ne fabriquant que les ports au cas par cas. Après avoir grandit chez Pinako, qui ne jurait que sur le sur mesure, cette idée me laissait étrangement mal à l'aise… Les humains étaient uniques, pourquoi vouloir les faire rentrer dans des cases préétablies ? Cela ne représentait-il pas un danger ? Pinako m'avait toujours dit qu'un automail mal calibré pouvait être dangereux : scolioses, douleurs dorsales en cas de surpoids, j'en passais et des meilleures ! Pourtant, cela ne semblait pas inquiéter plus que ça les acheteurs… sans doute y trouvaient-ils leur compte.

Après tout, il devait bien y avoir des gens qui correspondaient à la moyenne, et à qui ces membres artificiels convenaient parfaitement. Ma réaction était sans doute un peu élitiste… Tout le monde ne pouvait pas se permettre de se payer un automail sur mesure. C'était pour ça que Pinako et moi vendions aussi des prothèses beaucoup plus rustiques, sans connections nerveuses. Bien sûr, l'usage était beaucoup plus limité, mais pour ceux qui manquaient d'argent ou de courage pour affronter la douloureuse opération, c'était un bon compromis.

Malgré tout, si je devais entrer en apprentissage, je préférais largement entrer dans un de ces petits ateliers qui faisaient exclusivement du sur-mesure plutôt que travailler dans une chaîne de montage et ne voir qu'une partie du processus. Plus le travail sortait de l'ordinaire et était contraignant, plus je m'éclatais à le faire, alors…

Je baissai les yeux vers les cartes de visites que j'avais encore en main, et glissai derrière les autres Marshall & Co, une entreprise dont je connaissais la bonne réputation, mais qui faisait principalement du sur-mesure, puis feuilletai les autres, essayant de remettre un visage sur chaque carte, pour savoir à quel nom correspondait chaque discussion, et me souvenir qui recontacter si je revenais faire mon apprentissage ici. Jonas & son, c'était cet atelier très animé sur la rue principale spécialisé dans des alliages d'une robustesse hors du commun. J'adorerai travailler chez eux. Ryan Bales, était particulièrement réputé pour ses bras avec mitraillette intégrée… est-ce qu'Edward serait intéressé par une prothèse pareille ?

Je l'imaginai avec et pouffai de rire nerveusement. Il avait beau avoir tendance à faire du dégât, les armes à feu, ce n'était vraiment pas son truc. Au fond, il n'aurait pas vraiment envie de tirer sur les gens, et pour être honnête, cette certitude à son sujet me rassurait. Mon ami n'était pas un tueur, et c'était très bien comme ça.

Je glissai la carte de Bales derrière et continuai mon classement, jusqu'à ce qu'une lumière s'allume à côté de moi. Je tournai la tête vers la boutique soudainement éclairée à ma droite, puis levai les yeux au ciel assombri et traversé de nuages aux couleurs orangées plutôt spectaculaires, réalisant l'heure tardive. Je me souvins de ma promesse de revenir avant la tombée de la nuit. Je ne me sentais pas menacée à Rush Valley, cette ville me semblait au contraire faite pour moi… mais malgré tout, il y avait les Homonculus qui en voulaient à Edward, à Alphonse, et par conséquent, un peu à moi aussi. Cela ne servait à rien de les inquiéter inutilement.

Je jetai un œil à ces rues que je n'avais pas eu le temps d'explorer et soupirai. J'aurais mieux fait de ne rien promettre, ainsi j'aurai pu traîner encore un moment mais maintenant, il était trop tard, et je n'allais pas sciemment les faire attendre. Un peu dépitée d'avoir vu le temps filer si vite, je rebroussai chemin et me dirigeais vers l'hôtel de la gare.

Plusieurs personnes me saluèrent en me lançant un large sourire, et je leur répondais joyeusement, ravie de voir qu'en quarante-huit heures, j'avais réussi à rendre cette ville aussi familière, à connaître autant de visages…

Un inconnu entama la discussion avec moi, me demandant ce que je faisais ici. Je lui répondis que j'étais en voyage avec des amis et que nous avions fait escale pour que je puisse profiter un peu de la ville et de ses boutiques, et lui m'expliqua qu'il était de passage pour faire réviser l'automail qu'il avait à la jambe. Je lui demandai quel atelier s'était chargé de la réalisation, et s'il en était satisfait, et il me confirma la bonne réputation d'un des ateliers que j'avais visité aujourd'hui même. Il posa à son tour des questions, pour savoir pourquoi j'étais là, et s'étonna d'apprendre que j'étais mécanicienne. Il parla avec moi pendant une bonne partie de ma marche, puis comme j'arrivais à l'hôtel, je pris poliment congé et rentrai sans faire attendre les garçons, le laissant sur le trottoir. Il eut l'air inexplicablement déçu.

En arrivant dans la chambre, je trouvai la pièce dans un tel silence que je crus au début qu'ils n'étaient pas là. Puis je me rendis compte qu'ils étaient chacun sur leur lit, Ed en train de dormir, Alphonse en train de lire. Il leva les yeux de ses pages et me fit signe de ne pas faire de bruit. J'approchai à petit pas et m'assis à côté de lui sur le lit pour lui souffler ma question.

- Il a dormi tout ce temps ?

- Non, il est allé envoyer son rapport à la caserne de la ville, puis il a bossé sur son autre compte-rendu, murmura-t-il. Il vient juste de s'endormir, là.

- Ça m'étonne de le voir aussi fatigué.

- En même temps, quand on voit tout ce qu'il a fait depuis la dernière fois qu'on l'a vu, je comprends qu'il soit un peu à bout.

- C'est vrai, chuchotai-je

Je restai assise à côté de lui, jetant un coup d'œil à Edward. Il avait enlevé ses chaussures, son manteau et sa veste, et dormait pelotonné sur son lit. Cela me marqua. D'aussi loin que je me souvienne, il avait toujours dormi vautré sur le dos, le ventre à l'air, comme un bienheureux. Était-ce les traumatismes qu'il avait vécus récemment, était-ce d'avoir corps féminin qui avait implanté chez lui une peur permanente que même le sommeil ne pouvait pas effacer ? J'avais l'impression qu'il se roulait en boule pour se protéger du monde. Était-il si terrifié que ça ?

- Tu as remarqué qu'il ne dort plus le ventre à l'air ? murmura Alphonse, rejoignant mes réflexions.

Je hochai la tête. Il devait avoir pensé aux mêmes choses. Je poussai un soupir, inquiète pour lui, à qui je tenais tellement et que je ne pouvais pas aider. Puis, au bout de quelques minutes de silence, réalisant que rester là ne changerait rien, je me levai et me frottai la nuque.

- Je vais prendre une douche, on verra après si on ressort pour manger ?

- Oui. Je crois que les repas à l'hôtel sont plutôt chers…

Quittant la pièce sans troubler son atmosphère feutrée, je me glissai dans la salle de bain pour en ressortir une demi-heure plus tard, débarrassée de la poussière que le vent soulevait en permanence dans les rues. Edward s'était réveillé entre-temps, et confirma qu'il aimait autant manger à l'extérieur.

Les pas nous menèrent à une petite échoppe qui vendait pour trois fois rien des sandwichs tellement garnis qu'on pouvait à peine mordre dedans. Edward paya pour nous trois, puis nous arpentâmes les rues, jusqu'à sortir de la ville, arrivant dans un sentier sans maisons, qui donnait sur les gorges voisines. Une barrière de bois séparait la route de la pente, elle fit office de siège. La nuit était tombée, mais un réverbère à quelques mètres nous enveloppait de sa lueur orangée, et les lumières des maisons et fermes en contrebas piquetaient la vallée de petites étincelles de lumière. Il faisait encore bon malgré la nuit, les pierres irradiées durant la journée restituaient encore la chaleur du soleil. Cette ambiance était très différente de ce que je connaissais à Resembool, et pourtant, je m'y sentais bien. En mâchant des bouchées de mon énorme sandwich, je me dis un instant que je m'imaginerais bien vivre ici.

Bon, je n'avais pas vu l'hiver, qui devait être rude dans une région montagneuse. Et je ne connaissais rien de la vie quotidienne… Mais cette ville me donnait envie de rester.

Je continuerai mon exploration demain… Il y a encore beaucoup d'endroits que je n'ai pas visités, beaucoup de boutiques que je ne connais pas… Il y a tellement d'artisans que je ne sais même plus où donner de la tête !

- C'est sympa, ici, commenta Alphonse, me faisant écho sans le savoir.

- Ouais, répondit Edward laconiquement.

- … J'aimerais bien explorer davantage le sud de la ville demain, lançai-je. Vous voudrez m'accompagner ?

- On part pour Dublith demain matin à la première heure, annonça le petit blond d'un ton sans réplique.

- Quoi ?! Mais on vient juste d'arriver, je n'ai même pas eu le temps de…

- Ça fait deux nuits qu'on passe ici, c'est bien assez, marmonna-t-il. Si ça n'avait été que de moi, on ne se serait même pas arrêtés.

- On peut bien rester un peu plus, non ? souffla Alphonse, prenant ma défense pour ma plus grande surprise.

- Non. On est déjà resté trop longtemps. Il y a des choses graves qui se trament, il faut qu'on en parle avec notre Maître au plus vite.

- Pfff… Quel rabat-joie tu fais ! soupirai-je.

- Crois-moi, j'aimerais autant ne pas être le rabat-joie. La situation ne m'amuse pas non plus.

Le ton était sec. Moi qui pensais qu'un peu de repos lui aurait fait du bien, il semblait que je me sois lourdement trompé. En temps normal, j'aurais râlé et insisté, mais je m'étais promis cette après-midi même de ne pas lui poser problème. Bon, pour être honnête, je le regrettais déjà. Gardant un silence démoralisé, je mordis de nouveau dans mon sandwich, peinant à avaler mon énorme bouchée de pain, jambon, fromage, tomate, salade et concombre, qui soudainement, avaient à peine plus de goût que de l'eau.

Il ne faisait plus si chaud. Au loin, je vis la lueur d'une fenêtre s'éteindre.

- D'accord. On part demain, murmurai-je, les yeux baissés.


Nous nous étions levés tôt, et il ne semblait pas y avoir de problème, si ce n'est qu'Edward s'était enfoncé dans un mutisme inquiétant, et qu'Alphonse semblait de plus en plus angoissé au fur et à mesure du trajet. J'avais essayé d'égayer l'atmosphère sans grand succès, aussi fus-je soulagée quand un couple et leurs deux enfants s'installèrent dans le compartiment. Le bébé, sur les genoux du père, nous regardait alternativement avec des yeux ronds, l'aîné, un gamin de quatre ans tout au plus, explorait le compartiment à pas maladroits, et se raccrocha à mes genoux lors d'un chaos. Les parents s'excusèrent, je leur répondit que ce n'était rien, et comme le gosse faisait preuve d'une curiosité adorable, je tirai de mon sac des outils inoffensifs pour qu'il puisse les manipuler et jouer avec. S'amuser avec l'enfant et discuter avec les parents fit passer le trajet plus vite que je le craignais, et je parvins à ne pas me morfondre en pensant à la ville de cocagne que je laissais derrière moi.

Une fois à la gare, j'avais mis la main sur un plan et demandé l'adresse de son maître à Edward, qui la donna du bout des lèvres. Comme il semblait fatigué et que l'ambiance était morose, je me mis en tête de les guider en racontant toutes les idioties qui me passaient par la tête, commentant la voix grave aux "R" roulants comme des graviers du chef de garde, les petits détails cocasses dans les rues, graffiti sur un mur, noms de boutiques amusants… D'une manière ou d'une autre, je parvins à détendre l'ambiance au fil des croisements et des calembours.

- Du coup, si j'ai bien suivit, on est presque arrivés, annonçai-je en levant les yeux de la carte pour étudier le carrefour qui se trouvait devant nous. On va leur dire bonjour ?

- Ils doivent être en plein travail, si on allait acheter à manger, plutôt ? proposa Edward d'un ton nerveux.

- Quelle bonne idée ! Tu veux manger quoi ? répondit Al avec un enthousiasme trop marqué pour être honnête.

- Je ne sais pas, quelque chose de bon, qui cale bien ?

- On pourrait se manger un gratin dauphinois, par exemple !

- Oh j'avoue, ça fait une éternité qu'on en a pas bouffé ! Tu crois qu'il y a un restau qui en fait dans le coin ?

- Les mecs… On est en septembre et il fait super chaud, soupirai-je d'un ton désabusé

- Et alors, y'a pas de saison pour les patates ! défendit Al.

- Il faudrait demander si y'a des restaurants qui pourraient en vendre ! Sinon, on doit pouvoir trouver d'autres choses…

- C'est vrai ! Y'a plein d'autres bonnes choses qu'on pourrait manger, qui seraient moins riches.

Comme la conversation s'était tournée subitement sur la bouffe et qu'ils parlaient fort en riant beaucoup, je compris qu'ils redoutaient leurs retrouvailles avec leur maître. C'est vrai que du peu que j'en avais vu, elle n'était pas très commode, mais bon, on était venus pour ça, quoi !

Ceci dit, à force de les entendre parler, je commençais à avoir faim aussi. Le trajet avait été long, et la marche nous avait à tous ouvert l'appétit. Bien consciente qu'ils cherchaient avant tout à retarder la confrontation, je me laissai tout de même traîner dans une pataterie. Il faisait terriblement chaud dans la salle, mais cela ne nous empêcha pas d'y rester un bon moment, en évoquant notre passage à Rush Valley et les rencontres que nous y avions faites. Bon, d'accord. C'était surtout moi qui racontais tout ça. Les deux frères hochaient la tête avec un sourire entendu, me laissant parler encore et encore. Je me rendis compte assez vite que ça ne les intéressaient pas vraiment, mais je n'arrivais pas à m'empêcher de continuer à parler. Je n'avais pas envie que le silence retombe, et je ne parvenais pas à imaginer d'autres sujets de discussions qui ne soient pas pire que celui-là. Faire des blagues sur le corps d'Edward aurait été de très mauvais goût, et je pouvais être sûre qu'il m'en voudrait pour quelques siècles, mais à part ça, rien ne me venait à l'esprit dans l'instant. Je me rendis compte que je ne savais pas quoi leur dire pour éveiller leur intérêt.

Finalement, je me replongeai dans mon repas, renonçant, vaguement honteuse. Évidemment, face à Edward qui se travestissait pour coffrer des proxénètes et sautait des toits pour arrêter des terroristes, mes exploits les plus glorieux paraissaient bien fades. Ni lui ni Al n'allaient pousser des « Oh ! » et des « Ah ! » au récit de mon nouveau modèle d'articulation d'épaule à double rotation. Il fallait avouer que c'était sans doute beaucoup moins impressionnant. Surtout pour des néophytes.

Alors je mâchais ma bouchée tâchant de savourer le goût du gratin de patates et fromages pour me changer les idées. Quoi que j'ai pu dire sur le fait que ce plat était inadapté au climat, il fallait avouer que c'était bon… malgré tout, je n'arrivais pas à m'empêcher d'être un peu mélancolique.

- Du coup, il ne te reste plus que ton rapport sur le transfert de Bald ? demanda Al après avoir grignoté les derniers fragments de son propre plat.

- Oui, je n'ai plus qu'à le relire une fois pour vérifier que je n'ai rien oublié et je le confierai au QG de Dublith.

- Hier aussi, tu avais amené le dossier à la caserne de Rush Valley. Tu ne les envoies jamais par la poste ? m'étonnai-je.

- Non, on évite de leur confier les documents de l'armée à moins de ne vraiment pas avoir le choix. Tu imagines si un dossier confidentiel disparaissait dans la nature, à la portée de n'importe qui ? Comme il y a énormément de documents qui transitent entre les différents QG principaux, il y a des fourgons et des wagons spécialement dédiés au transport des courriers officiels, c'est tout aussi pratique. Du coup, si je confie ce document à l'armée de Dublith, ils vont le faire remonter à South-City, et de là, il sera envoyé à Central, et atterrira directement sur le bureau de mon supérieur d'ici deux jours.

- Et il n'y a pas de problème pour les dossiers confidentiels ?

- Tout est envoyé sous scellés, et il y a une grosse surveillance… Et pour être honnête, je suis déjà passé près des bureaux de ceux qui s'occupent de ça, ils travaillent déjà comme des bêtes, ce n'est pas comme s'ils avaient le temps de s'amuser à lire le contenu des courriers !

- Oh, d'accord, répondis-je avant de boire une nouvelle gorgée d'eau. Je n'avais pas idée que c'était aussi compliqué.

- Oh, ça c'est même pas la partie compliquée, souffla Edward. Avant de transmettre les rapports, faut déjà les écrire. Et ça… c'est juste la plaie ! avoua-t-il.

Je regardai le blond d'un air surpris. Je ne l'avais pas encore vu se plaindre aussi explicitement de son statut d'Alchimiste d'Etat.

- Pour la moindre mission que je fais, je dois pondre un rapport de plusieurs pages. Et on peut me demander de le compléter s'il n'est pas assez exhaustif… le rapport sur Liore, par exemple, Mustang me l'a renvoyé six fois avant de l'accepter. Six fois ! J'ai cru que j'allais l'étriper cette fois-là ! Du coup, je te dis pas comment j'ai flippé à l'idée qu'on me renvoie mon rapport sur la mission à Lacosta… J'ai eu de la chance qu'il passe du premier coup ! Enfin non, il était en retard et ils en avaient besoin, du coup je suppose qu'ils ont été plus coulants que d'autres fois.

- C'est pour ça que tu noircissais des pages et des pages dans le train ?

- Ouais. Je préfère faire un truc complet dès le début et en être débarrassé une fois pour toutes. Au moins, je ne perds pas mon temps à faire des aller-retour dans le bureau de Mustang, comme ça.

- Je me souviens, la dernière fois que tu étais venu à Resembool, tu pestais bien contre lui, fis-je en me frottant le menton. Parce qu'il se moquait de toi quand tu lui rendais les rapports…

- Ouais, ça ça n'a pas vraiment changé… passer à son bureau est toujours une épreuve.

- Mais du coup, j'ai été surprise de la manière dont il t'a parlé quand nous l'avons vu cette nuit-là. Il ne s'est absolument pas foutu de toi, alors que tu disais qu'il n'arrêtait pas.

Pas besoin d'être plus explicite que ça, les deux frères savaient parfaitement à quoi je faisais référence. Aucun d'entre nous n'était près d'oublier cette interminable veille au chevet de Hugues, le cœur encore battant de peur après l'attaque d'Envy. Et le souvenir que j'avais de l'arrivée de Mustang était celle d'un bel homme aux traits tirés, torturé d'angoisse pour son ami, pas celui du supérieur hiérarchique sardonique qu'on m'avait décrit.

- Ce soir-là, c'était un cas particulier, éluda Edward en replongeant le nez dans son verre, l'air particulièrement embarassé.

Je compris à ses regards furtifs qu'il voulait changer de sujet. Le temps avait passé, mais l'attaque de Hugues et toutes les manigances qui s'en étaient suivies étaient toujours des sujets tabous.

- Enfin, je me plains, ajouta-t-il d'une voix plus forte et détendue, mais au moins je n'ai personne sous mes ordres directs. Quand je vois toute la paperasse qu'il a gérer en plus de ses rapports personnels, j'aurais presque pitié pour Mustang. Presque.

Alphonse sourit. Entendre son frère casser du sucre sur le dos de son supérieur semblait l'amuser plus que sa gentillesse ne devrait le lui permettre. Je me demandai une seconde si, sous ses airs d'enfant d'une infinie bonté, il n'avait pas une dent contre cet homme.

Comme nous avions tous finit notre repas, il n'y avait plus qu'à payer et sortir. Edward avait profité de l'attente du dessert pour relire son rapport, visiblement pressé de s'en débarrasser. Comme il avait terminé sa relecture nous allâmes au quartier général de Dublith pour y déposer le dossier, avant de retourner à la boutique des Curtis pour des retrouvailles.

En vérité, après avoir quitté le quartier général ou nous avions accompagné Edward, je me rendis compte avec un agacement croissant que les deux frères s'employaient à faire des tours et des détours, passant dans des petites rues, explorant des bouquinistes, achetant des beignets… Quand, à presque seize heures, Alphonse exprima la soudaine lubie de vouloir s'acheter une chemise, ma colère explosa et je les attrapai par la peau du cou en hurlant.

- J'ai compris que vous aviez les boules d'aller chez Izumi et que vous redoutez sa réaction, c'est bon, pas besoin d'insister ! Mais si vous ne vouliez pas y aller, au lieu de traînasser ici, vous auriez pu me laisser passer une journée de plus à Rush Valley, où j'aurais pu continuer à apprendre des choses, bougres d'imbéciles ! Alors si vous ne voulez pas me mettre encore plus en rogne, et puisque ces retrouvailles sont soi-disant urgentes, vous allez la voir. MAINTENANT !

- Winry, lâche-nous, murmura Al d'une voix étranglée.

Je relâchai un peu la prise, mais ne retirai pas la main de leur col pour les forcer à avancer, les poussant devant moi. Qu'ils le veuillent ou non, ils étaient bien obligés de mettre un pied devant l'autre s'ils ne voulaient pas finir le nez dans le bitume. Mon coup de colère était peut-être excessif, mais au moins, je parvins à les mener jusqu'à la porte de la boucherie des Curtis.

- Edward, pousse la porte, j'ai les mains prises.

Il poussa un soupir tremblant, comme s'il ne savait pas ce qu'il redoutait le plus entre la fille derrière lui et la femme qu'il s'apprêtait à affronter. Tout le monde entra au son d'une clochette. Je relâchai légèrement ma prise, laissant ma main glisser à hauteur de leurs omoplates. En sentant qu'ils tentaient de se dégager, j'agrippai de nouveau le dos de leurs vestes.

Le temps que quelqu'un entre dans la boutique, je jetai un œil autour de moi. Je n'aimais pas les endroits où on vendait de la viande, surtout après ma terrible rencontre avec Barry le boucher, mais il fallait reconnaître que l'endroit était clair et bien tenu. Une partie de la vitrine disparaissait sous une profusion de coupes. L'endroit devait avoir une certaine popularité.

Une grande femme à l'épaisse chevelure noire intégralement tressée entra avec son tablier et un large sourire.

- Bonjour, boucherie Curtis, que puis-je pour vous ? fit-elle d'un ton aimable.

- Bo…onjour, murmura Alphonse en levant une main tremblante.

- C'est… c'est nous, ajouta Edward avec un sourire inquiet, levant sa main en miroir de son frère.

L'expression joyeuse de la femme tomba comme un couperet. Son visage se fronça et ses yeux brillèrent d'un éclat inquiétant. Même si la colère ne m'était pas destinée, je sentis un frisson courir le long de mon échine. Je comprenais déjà un peu leur répugnance à pousser la porte des lieux. Je ne pensais pas revoir un jour Edward trembler, et pourtant, c'était le cas. Le silence était électrique.

- « Bonjour, c'est nous » ? gronda-t-elle comme l'aurai fait un gros félin. C'est tout ce que vous trouvez à dire en revenant me voir ? Après trois ans de silence, après toutes les conneries que vous avez faites ?

Je sentis les deux frères se ratatiner et les lâchai comme s'ils risquaient de prendre feu. Ça y est, ils étaient tétanisés de peur. Et pour le coup, je commençais à me sentir vraiment mal à l'aise, moi aussi.

Les secondes résonnaient presque dans ma tête, comme si le temps était à deux doigts de s'arrêter.

Puis elle explosa.

- BANDE DE PETITS CONS ! ! COMMENT OSEZ-VOUS METTRE LES PIEDS ICI APRÈS AVOIR TRANSGRESSE TOUTES LES RÈGLES QUE JE VOUS AI APPRISES !

Le cri avait été accompagné par un lancer de caisse enregistreuse qui heurta Edward de plein fouet. Je rentrai la tête entre les épaules en voyant le choc qui l'avait évidemment mis au tapis. La situation me dépassait totalement et je regrettais déjà de les avoir traînés ici. Ma colère ne valait pas qu'ils se fassent étriper.

- VOUS AVEZ NÉGLIGÉ LES RÈGLES DE BASE DE L'ALCHIMIE ! VOUS AVEZ PASSE OUTRE MON ENSEIGNEMENT ! VOUS AVEZ TENTE UNE TRANSMUTATION HUMAINE MALGRÉ MES MISES EN GARDE ! ET COMME SI ÇA NE SUFFISAIT PAS, VOUS ÊTES ENTRES DANS L'ARMÉE ? VOUS VOUS FOUTEZ DE MA GUEULE ?!

Les deux frères étaient maintenant enterrés sous un amoncellement d'objets que leur Maître leur avait balancé à la tête sous le coup de la rage. Debout entre les deux monticules, j'avais été miraculeusement épargnée par sa colère. Malgré tout, j'en tremblais de la tête aux pieds. J'avais beau savoir que techniquement, Alphonse ne faisait pas partie de l'armée, le faire remarquer maintenant me paraissait être une très, très mauvaise idée. Etant donné sa réaction, je ne tenais pas à me la mettre à dos.

Ce face-à-face était le plus angoissant que j'ai jamais eu à vivre. Elle était là, pantelante de colère, terrifiante de puissance, inarrêtable. Je me sentis comme une coquille de noix face à cette imposante femme, et mêlée à la peur, je sentis monter une grande bouffée d'admiration. C'était une femme forte. Peut-être un peu trop forte, mais en tout cas, elle incitait au respect.

- Alors comme ça, c'est vous qui m'avez ramené ces galopins ? demanda-t-elle en retrouvant son sourire commercial avec une aisance surnaturelle. Je vous remercie de me les avoir ramenés.

- Mais… Euh… murmurai-je en les regardant, inconscients sous les projectiles qui avaient plu sur eux. Vous n'y êtes pas allés un peu fort ?

- Oh, ça, ne vous inquiétez pas, ils ont l'habitude ! répondit-elle avec un mouvement de main négligent, sans se départir de son sourire. Ils vont s'en remettre, d'ici quelques heures, ils seront comme neufs. Et puis, ils savaient sans doute à quoi s'attendre en revenant me voir !

Je hochai la tête en déglutissant. Je comprenais mieux leur réticence, maintenant une fois qu'ils seraient réveillés, je leur ferais mes excuses les plus sincères.

- Chériii ? s'exclama-t-elle d'une voix aussi claire et joyeuse qu'elle avait eu un ton grave et colérique quelques minutes auparavant. Tu pourrais m'aider ?

Un homme aussi grand que large d'épaules passa la porte, le visage barré par une abondante barbe brune et un regard sombre qui aurait collé le frisson à n'importe qui. Si je ne me trompais pas, c'était le mari d'Izumi Curtis. Mis à part le Lieutenant Armstrong, jamais je n'avais vu d'homme aussi massif et musclé. Lui non plus, il ne fallait sans doute pas le contrarier.

- Voici Sig Curtis, mon mari, présenta-t-elle. Et vous êtes…

- Winry. Winry Rockbell ! aboyai-je nerveusement.

- Ah mais oui ! Nous nous sommes rencontrés à Resembool, il y a des années. Je me souviens de toi, tu étais haute comme ça à l'époque, fit-elle, une main sur le menton, l'autre faisant une toise à la hauteur de sa taille.

Je hochai nerveusement la tête. Bien sûr, elle m'avait laissé un souvenir marquant, entre le sauvetage du barrage de fortune qui avait été construit lors d'une crue de la Ruade, et la manière dont elle avait craché du sang peu de temps après. Une alchimiste transmutant sans cercle ne passait pas inaperçu à Resembool, surtout quand elle avait un caractère aussi fort que le sien.

- Tu vois, on a de la visite. Ed et Al sont rentrés, fit-elle en désignant les deux monticules. Je leur ai expliqué leur façon de penser, mais je pense qu'il faudrait qu'ils réfléchissent un peu aux conséquences de leurs actes avant qu'on ait une discussion digne de ce nom. Tu pourrais amener Edward sur l'île de Yock, qu'il prenne l'air et se rafraîchisse les idées ? En attendant, je vais garder Alphonse ici.

Le ton était parfaitement égal et elle souriait presque, mais cette décision ne pouvait être que le fruit d'une immense colère. Séparer les deux frères, c'était sans doute le pire châtiment que je connaissais pour eux.

- Madame Curtis, murmurai-je. Pensez-vous que ce soit vraiment nécessaire ?

Elle avait beau être terriblement intimidante, je n'avais pas pu m'empêcher de me dire que je devais prendre leur défense, ou du moins, essayer.

- Edward fonce toujours tête baissée sans se soucier des conséquences. Prendre le temps de s'arrêter et de réfléchir lui fera le plus grand bien, crois-moi.

Sig reposa la caisse enregistreuse à sa place, récupéra Edward de sous les projectiles et le balança sur l'épaule comme s'il ne pesait pas plus qu'un fagot, puis s'en alla vers la sortie.

- Et Alphonse ?

- Alphonse, c'est différent, répondit Izumi en baissant vers lui des yeux acérés. Quelque chose ne va pas avec lui, n'est-ce pas ?

Je ne pouvais pas nier, alors je hochai la tête.

- Que lui est-il arrivé ?

- Je ne suis pas sûre que ce soit à moi de vous le raconter, avouai-je en pinçant les lèvres, gênée.

- Je vois. J'attendrais que ces deux-là soient réveillés pour en savoir plus, fit-elle d'un ton fataliste en soulevant Alphonse presque aussi facilement que son mari avait soulevé son frère. Je vais vous installer à l'étage, la chambre du fond te conviendra, miss Winry ?

- … Je… je suppose, oui.

Et c'est ainsi que je rentrai dans l'arrière-boutique d'une boucherie, à la suite du Maître l'Alchimie le plus violent que j'aie jamais connu, après un dernier regard pour la rue où Edward avait été porté quelques minutes plus tôt.

« Je fais confiance à notre Maître » avait dit Edward. A moi de tâcher d'en faire autant.