Hello ! C'est l'heure d'un nouveau chapitre ! On est lundi soir, vous avez sans doute fini de manger à l'heure ou j'écris ces lignes... Si c'est le cas, bravo, vous êtes plus raisonnable que moi !
Cette fois-ci, un retrouve un point de vue moins courant, celui d'Havoc. (oui, je sais que certains veulent revoir le point de vue de Mustang... patience ! ça va venir ! ;) ) L'illustration associée est postée sur deviantart dans la galerie prévue, et j'espère qu'elle vous plaira ! Je ne vous en dis pas plus pour vous laisser découvrir la suite de l'histoire... et je file car le repas m'appelle !
Bonne soirée à tous, et j'espère que ce chapitre vous plaira ! :3
Chapitre 31 : Famille (Jean)
La sonnerie stridente me tira douloureusement du sommeil. J'aplatis une main lourde sur le réveil pour l'éteindre et poussai un soupir. Puis, après m'être étiré laborieusement, je me redressai et baillai à m'en décrocher la mâchoire. Une journée comme les autres s'annonçait.
Je posai les deux pieds sur le parquet usé de ma chambre et levai les yeux vers la forêt de cartons qui me faisait face. J'étais face à un dilemme. Continuer à vivre dans un chaos déprimant pendant une durée indéterminée, ou admettre ma défaite dans mes tentatives de chercher un appartement et commencer à défaire mes cartons pour m'installer dans cette chambre miteuse. Comme j'avais encore les yeux collés de sommeil et qu'il fallait que je me prépare, je décidai de remettre cette décision à plus tard. Au minimum, après ma douche. J'attrapai ma serviette, un slip, puis partis faire de la spéléologie dans un de mes cartons dans l'espoir de retrouver des chaussettes qui ne soient pas dépareillées. Après quelques minutes d'acharnement, je lâchai l'affaire et fis un compromis en attrapant deux chaussettes noires de longueurs différentes. Il fallait vraiment que je m'attelle à trier ce carton.
Je traversai le couloir, l'œil brumeux, poussai la porte des douches, m'octroyai une cabine inoccupée, installai ma serviette, et jurai en réalisant que je n'avais pas pris mon savon. Je retournai à ma chambre pour réparer mon oubli. J'en profitai pour attraper un T-shirt et mon pantalon d'uniforme, songeant que se balader en sous-vêtements dans les couloirs, même si les dortoirs étaient masculins, n'était peut-être pas une bonne idée.
Je repensai à ma découverte du secret d'Edward, un parfait contre-exemple de la non-mixité des dortoirs même s'il fallait admettre que citer quelqu'un qui avait changé de sexe suite à un accident de transmutation était un peu tiré par les cheveux, j'avais eu la preuve que ça pouvait arriver.
Cette histoire avait semé un trouble durable dans mon esprit. D'abord avec sa tentative d'intimidation, quand il m'avait menacé de mort si je dévoilais son secret à qui que ce soit. Je n'étais pas sûr qu'il l'aurait réellement fait, mais dans le doute, j'avais voulu éviter de tester. Finalement, j'avais découvert qu'Hawkeye partageait ce secret avec moi, et je m'étais senti moins démuni. Elle avait éclairci quelques points, même s'il y en avait bien d'autres qui continuaient à tourner dans ma tête. Il faut dire que cette idée était quand même extrêmement dérangeante. Même si plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis l'incident, le souvenir d'un Edward au féminin, de sa poitrine saillant sous son débardeur et de ce sursaut de pudeur qui lui ressemblait si peu continuait à me mettre mal à l'aise. J'étais bluffé qu'il arrive aussi bien à cacher ce que j'avais vu. Je ne l'aurais jamais deviné si je n'avais pas fait face à la vérité de manière aussi brutale. Même comme ça, j'avais du mal à le croire d'ailleurs. Ça avait quelque chose de terriblement angoissant de savoir que ça pouvait arriver, que c'était réel. Si j'avais bien compris, le Lieutenant et moi étions les seuls dans la confidence. J'aurais préféré l'ignorer, pour être honnête, mais puisque cela m'était tombé dessus, je prenais très au sérieux de protéger ce secret embarrassant.
C'est pour ça que quand j'avais appris qu'il avait été blessé lors du passage Floriane, je n'avais pas hésité à le rejoindre. Je l'avais trouvé en piteux état, couvert d'estafilades, les vêtements trempés de sang mêlé de saleté, le regard trouble. Je m'étais affalé à côté de lui, et je lui avais juste dit « Ne t'inquiète pas, même si tu t'évanouis, je monterai la garde. Personne ne saura. » Il m'avait répondu par un sourire brumeux, un peu féminin peut-être, et avait soufflé un « Merci » à peine audible. Nous étions restés silencieux quelques secondes, puis il m'avait demandé comment s'était passé l'assaut « vu d'en bas ». Je lui avais raconté de mon mieux ce que j'avais vu, c'est-à-dire pas grand-chose, réalisant au fur et à mesure que c'était moins un besoin d'être informé que celui de m'entendre parler pour se raccrocher au fil de quelque chose qui l'avait poussé à poser la question. Comme je ne savais plus quoi dire, il avait fini par reprendre la parole à son tour.
- Mon frère… avait-il murmuré, j'avais dit que je le rejoindrais deux heures après au plus tard.
- Eh bien, je crois que ça va être difficile, avais-je répondu un peu ironiquement. Tu vas plutôt faire un aller simple pour l'hôpital.
- Je ne vais… pas si mal… avait-il murmuré. Je me sens sans doute… mieux que lui à l'heure qu'il est.
- Hé bien, qu'est-ce que ça doit être !
J'avais tourné la tête vers lui, un peu ému par ce gamin, si fort et fragile à la fois, si prompt à faire passer les autres avant lui-même, et son frère devant tous les autres. Quand même, le destin aurait quand même pu lui épargner cette complication supplémentaire !
- Le docteur Ross, c'est celui qui t'avais soigné quand… tu es sorti du cinquième laboratoire ?
- Ouais.
- C'est marrant, il a le même nom que le sergent Ross.
- C'est son grand frère.
- Ah, c'est pour ça ?
- Quand elle a vu… ce qui m'était arrivé, elle m'a amené à lui en lui demandant de garder le silence. Je ne sais pas comment ça se serait passé autrement.
J'avais plongé dans un silence songeur. Maria Ross, elle aussi, était au courant. Finalement, nous étions au moins trois dans l'armée à le savoir. C'était peut-être idiot, mais le poids sur mes épaules s'était un peu allégé à cette idée. La conversation avait continué, erratique, sur cette soldate qu'il n'avait pas eu l'occasion de recroiser et remercier depuis son départ pour Lacosta, sur ces gens qu'il voyait, avec qui il partageait des moments marquants, puis qui s'effaçaient de sa vie aussi rapidement qu'ils étaient venus.
Je m'étais rendu compte en l'écoutant, que même s'il ne nous voyait que de loin en loin, nous, l'équipe de Mustang, étions peut-être un des rares éléments stables de son existence. Cette idée m'avait fait sentir davantage responsable de lui, comme si j'avais accidentellement hérité d'un petit frère – ou d'une sœur- supplémentaire. Et c'est avec pensée en tête que je lui avais ordonné de fermer les yeux quand les brancardiers l'avaient porté dans le passage dévasté. Et c'est ce qu'il avait fait, comme si l'épuisement l'avait soudainement rendu obéissant. Au moins, il n'avait pas gravé dans sa mémoire le souvenir de ce charnier.
Enfin, maintenant, il se repose avec sa famille, à Resembool… et c'est très bien comme ça.
Je coupai l'eau de la douche et attrapai ma serviette. J'étais un peu plus réveillé à présent, même si ce n'était pas vraiment glorieux. Mais je savais que c'était en partie dû à ce qui m'attendait. Comme les jours précédents, notre bureau ne vivait plus que pour l'attentat du passage Floriane. Rapports, enquêtes, témoignages, dossiers pour les sinistres à transmettre au service concerné, rassembler les informations des différents experts, faire remonter les nombreux rapports des soldats présents, organiser la cérémonie officielle pour les deux soldats morts, l'un au combat, l'autre des suites de ses blessures… Rien de tout cela n'était très enthousiasmant.
Et pour couronner le tout, notre supérieur, Mustang, était actuellement sous le coup d'une commission, pour cause d'insubordination et d'abus de pouvoir. Des titres très pompeux, tout ça pour avoir avancé l'horaire de départ du transfert de Bald, le chef de file des terroristes. Ça n'avait pas causé réellement de problèmes, mais ses supérieurs avaient vu d'un très mauvais œil cette prise de liberté. Et maintenant, il devait comparaître encore et encore devant un jury et répondre de ses actes, et il avait été privé de son pouvoir décisionnel sur l'affaire en attendant la sentence finale. Je nourrissais pour lui des sentiments contradictoires, entre la colère pour celui qui m'avait arraché à East-city et le respect admiratif face à ses compétences. Après tout, même si ça me tuait de l'admettre, il n'était pas Colonel pour rien. Il savait bosser. Parfois.
Alors le voir aux prises avec l'administration m'amenait un soupçon de pitié pour lui, et un peu d'inquiétude, aussi, car si l'armée décidait de le mettre au placard, il était difficile de savoir où le reste de son équipe allait atterrir. Et mes collègues étaient le dernier élément familier auquel me raccrocher après tous ces changements. J'espérais qu'avec son côté manipulateur, Mustang arriverait à retourner la situation à son avantage.
Habillé de pied en cap, je refermai la porte de ma chambre et descendis au réfectoire pour y retrouver Fuery, qui avait, plus encore que d'habitude, une tête de chaton perdu derrière ses lunettes embuées.
- Hello Fuery !
- Bonjour Havoc, murmura-t-il.
- Pourquoi tu fais cette tête ?
- Tu n'es pas au courant ? demanda-t-il d'une voix presque chevrotante.
- Au courant de quoi ?
- Le convoi de transfert des prisonniers du passage Floriane…
- Ah ?
- Il a été attaqué, murmura-t-il.
Mes entrailles se changèrent en plomb à ses mots. La veille au soir, nous avions discuté avec des soldats chargés de cette mission, Fuery, Breda et moi. Je connaissais vaguement Jayme, un des soldats qui nous avaient accompagnés, Edward et moi, lors du transfert de Bald, et ses collègues semblaient être des mecs sympas, marrants, qui s'étaient plaints de l'horaire merdique de cette mission, eux qui auraient préféré faire une nuit complète, mais se pliaient sagement aux ordres. L'idée que ces personnes avec qui j'avais discuté aient été attaquées pendant que je dormais, peinard, me glaça.
A ce moment-là seulement, je réalisai l'atmosphère pesante du réfectoire. Les gens parlaient moins fort que d'habitude, d'une voix plus sérieuse, et puis… les regards. Je reposai le pot de yaourt que je m'apprêtais à mettre sur mon plateau. Je n'avais plus si faim, finalement.
- C'est arrivé quand ?
- Ce matin, vers cinq heures et demie.
- Qui a fait ça ?
- On n'en sait pas grand-chose pour le moment, juste qu'il y a eu un guet-apens… D'après les premiers témoignages récoltés par l'équipe du Lieutenant Kramer, il semblerait que les prisonniers se soient évadés avec des complices en voiture… et qu'ils n'ont pas laissé de survivants.
- Pas de survivants ?
Le visage de Jayme s'imprima plus profondément dans mon esprit quand je réalisai que je ne le reverrais plus jamais rire. Ce n'était qu'un gamin !
- Il paraît que les corps retrouvés avaient des blessures graves et portaient des coups de feu… et qu'il y avait un prisonnier. D'après les premiers relevés, il semblerait que ce soit les attaquants qui aient tué l'un des leurs.
- Mais… C'est glauque ! m'exclamai-je avec une grimace, sentant la chair de poule remonter sur mes bras et mon dos.
- Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait ça... murmura le binoclard en baissant des yeux tristes sur son plateau.
- Parce qu'ils ne veulent pas que les prisonniers puissent avouer quoi que ce soit de plus à l'armée, répondit une voix familière à ma gauche. Ils ont libéré ceux qu'ils pouvaient et achevé ceux qui étaient trop blessés pour pouvoir partir avec eux.
Je tournai la tête vers Breda, qui s'était greffé sur la conversation sans même prendre le temps de nous dire bonjour. Il avait l'air sérieux de celui qui était déjà en pleine réflexion.
- Vu comme ça, soupirai-je en me servant de café, c'est imparable. Mais ça reste glauque.
- C'est surtout embêtant, marmonna Breda en prenant un petit pain.
- Ah ?
- Outre les soldats qui sont morts à cause de ça, continua-t-il, étant donné que ce genre d'information n'est pas donné aux médias, c'est surtout que c'est la preuve qu'il y a une taupe dans l'armée. Or… si les gens susceptibles de nous permettre de l'identifier se font tuer, on se retrouve au point de départ.
- Tu es froidement calculateur, commentai-je, un peu mal à l'aise face à son objectivité.
- Joueur d'échecs, répondit-il simplement. Tu sacrifies les pions pour sauver le roi.
- La taupe, c'est le roi ?
- Quand même pas, mais bon, c'est une pièce maîtresse. En tout cas, je sens que Mustang ne va pas aimer la nouvelle.
- Il y a fort à parier que non, en effet, soupirai-je.
Ce n'était pas par amour de la violence que j'étais entré dans l'armée, et apprendre la mort de camarades me blessait toujours.
- Au moins, comme il était très tôt au moment des faits, les rues étaient désertes. Il n'y a pas eu de civils blessés.
- C'est déjà ça, marmonnai-je avant de plonger le nez dans mon mug de café.
Nous restâmes tous les trois silencieux. On ne pouvait pas s'empêcher de penser que ça aurait pu être nous, dans ce fourgon, et que nous aurions pu mourir brutalement ce matin. La vie de soldat, c'était aussi ça.
Je repensai à Mustang, qui avait, depuis son lit d'hôpital, ordonné que nous partions deux heures plus tôt que prévu pour le transfert de Bald. J'avais obéi en songeant qu'il était une fois de plus, un peu capricieux, mais cet événement jetais un éclairage différence sur cette initiative.
Peut-être nous avait-il sauvé la vie. C'était même plutôt probable, en y réfléchissant. Certains aspects étaient franchement détestables chez le Colonel, comme son côté Dom Juan, et les ordres désagréables qu'il pouvait donner, mais j'étais obligé d'admettre que quand c'était vraiment nécessaire, il savait prendre soin de son équipe. Je me souvins du passage Floriane, quand il avait tiré Edward en arrière avant de l'abreuver d'injures parce qu'il avait failli finir criblé de balles. Il était rare que Mustang hurle comme ça sur un de ses soldats. Je n'aurais pas aimé être le petit blond à ce moment-là… mais ses cris était sans doute proportionnels à la peur qu'il avait éprouvée pour lui.
- Mais au fait, Fuery, comment ça se fait que tu saches autant de choses sur l'événement ? demanda Breda. Tu es super bien informé, pourtant, ça ne fait pourtant pas longtemps que c'est arrivé !
- J'étais à la maintenance du secteur téléphonique quand ça a eu lieu, du coup j'ai entendu toutes les discussions en passant.
- Ils t'ont tiré du lit pour ça ? C'est pas cool ! commentai-je en me disant que décidément, ses compétences n'apportaient pas que des avantages.
- Non, je travaille pour eux trois jours par semaine, entre 5 et 8 heures du matin. Au début, je donnais juste un coup de main ici et là, mais les lignes sont tellement vétustes que tout est à refaire, du coup c'est devenu une de mes attributions officielles.
- Ah, c'est pour ça qu'il y a des jours où tu arrives plus tard ! m'exclamai-je, comprenant soudain pourquoi Hawkeye était beaucoup plus conciliant avec lui qu'avec moi.
- Voilà.
- Moi qui pensais que c'était pour faire des grasses mat', c'est tout le contraire ! Dire que je t'enviais !
Fuery éclata de rire à ces mots, puis mordit dans le petit pain qu'il venait de tartiner d'une couche de confiture.
- Mais du coup, tu travailles à jeun pendant trois heures ? s'inquiéta Breda. Tu n'as pas peur d'avoir des vertiges ?
- C'est mon deuxième petit déjeuner, crachota le binoclard, la bouche pleine.
Il avait dit ça d'un ton tellement satisfait que je n'avais pas pu m'empêcher de sourire. Il fallait avouer que son plateau était plutôt bien garni. Il avait manifestement tourné cette obligation à son avantage.
Grâce à ses connaissances en télécommunication et en bricolage de manière générale, il avait eu la chance d'éviter le plus souvent le cœur des combats, ce qui avait préservé son caractère doux et optimiste. Je ne pouvais pas me plaindre d'avoir dans mon équipe quelqu'un d'aussi gentil.
Je repris donc mon repas en parlant de choses et d'autres avec mes deux collègues, songeant que malgré l'événement du jour, ma rupture encore récente et la tristesse qui m'étreignait quand je pensais à Joyce, je ne pouvais quand même pas me plaindre d'être mal entouré. Mes collègues, s'ils ne semblaient peut-être pas très compatissants au premier abord, démarraient souvent des conversations absurdes sur n'importe quel sujet quand ils voyaient que l'un d'entre nous n'avait pas le moral. La dernière, pas plus tard qu'hier, avait inclus une comparaison entre le chou Romanesco et l'architecture baroque. J'avoue n'avoir toujours pas compris le rapport. Je n'étais pas sûr qu'il y en ait jamais eu un… mais ils m'avaient fait rire.
La matinée se déroula dans une ambiance étrange. Quand Mustang arriva au bureau, peu de temps après nous trois, Fuery lui sauta dessus pour lui annoncer la nouvelle. Même moi, je remarquai que cela représentait un sacré coup pour lui. Il était devenu encore plus pâle qu'il ne l'était d'habitude.
- Comment ça, le fourgon transportant les terroristes a été attaqué ?
- Il y avait un transfert ce matin, à cinq heures trente, pour les amener au QG et les interroger. Il a été attaqué, sans aucun doute par des membres du Front de libération de l'Est. Six soldats et un terroriste tués, les autres ont disparu.
- Je ne savais rien… lâcha le Colonel, visiblement effondré. Ils auraient au moins pu me prévenir de ce transfert. Alors que ça dix jours que je leur dis qu'il y a sûrement une taupe dans l'armée ! Quels abrutis !
- … Que fait-on Colonel ? demandai-je espérant qu'il sache comment réagir face à la situation.
- Rien, répondit-il. La commission m'a retiré tout pouvoir décisionnel sur cette affaire. Donc, tout ce que l'on peut faire, c'est avancer nos dossiers en cours en attendant de voir si nos supérieurs comptent nous redonner des responsabilités.
Il avait tâché de prendre un ton autoritaire pour me répondre, mais il ne parvenait pas à nous dissimuler que la situation le faisait enrager. Il n'était pas le seul. Depuis le temps que nous travaillions dans le QG Est, cet ennemi était le nôtre.
- Allez, au boulot tout le monde, il faut avancer sur l'affaire Gibson-Lautrec.
- Oui, Colonel !
Nous avions tous répondu dans un cœur parfait, même si la motivation nous faisait défaut. Tandis qu'il traversait la pièce pour s'enfermer dans son office, je m'attablai à mon bureau en lâchant un soupir. Ce n'était pas ce genre de situation qui allait m'aider à penser que ma mutation était une bonne chose. A contrecœur, je pris le premier dossier de la pile. Le travail allait être lancinant, je n'avais rien d'autre à faire que traiter ces dossiers inutiles, page après page, mécaniquement, en espérant un jour toucher du doigt la libération… Avant qu'une autre série de rapports atterrisse sur mon bureau. De quoi regretter le temps où j'étais simple piétaille, et où je n'avais pas d'autres responsabilités que mes propres rapports. La belle époque…
J'en étais là de mes réflexions quand Mustang sortit de son bureau, l'air pressé.
- Ça va Colonel ? demandai-je en voyant son expression soucieuse.
- Convocation immédiate du jury de commission, je vous dirai après si ça va, répondit-t-il d'un ton sévère.
Je sentis l'inquiétude mêlée d'espoir dans sa phrase. Il faut dire qu'avec un tel retournement de situation, les cartes étaient rebattues. On pouvait supposer que la situation allait s'améliorer pour nous, mais il y avait toujours une part d'incertitude. Bref, il fallait attendre d'en savoir plus. Mon regard s'attarda sur la porte du local qu'il avait refermée derrière lui, et je restai pensif.
- Ça ne sert à rien de fixer la porte en attendant qu'il revienne, fit remarquer Hawkeye d'un ton un peu sec. Remettons-nous au travail en attendant son retour.
Je remis le nez dans mes dossiers à son rappel à l'ordre, ressassant inconsciemment sa phrase sans savoir pourquoi. Au bout de plusieurs minutes, je me la répétai dans ma tête, agacé de voir que j'avais buté dessus. Puis je réalisai soudainement pourquoi. Elle avait dit « remettons-nous » au travail. D'habitude, elle aurait dit « remettez-vous ». Pour une fois, elle s'était incluse dans le lot.
Je levai la tête et lui jetai un coup d'œil. Les yeux baissés sur son travail, elle avait une expression un peu plus pincée que d'habitude. Évidemment, elle se faisait du souci, elle aussi. Depuis notre arrivée à Central, la rumeur comme quoi Hawkeye et Mustang avaient une relation s'était répandue comme une traînée de poudre. Sans doute parce que les femmes n'étaient pas très nombreuses dans l'armée, encore moins dans les sections d'assaut. La plupart de mes collègues féminines étaient standardistes, secrétaires, bibliothécaires, gestionnaires, mais celles qui allaient au front étaient bien plus rares. De fait, le Lieutenant Hawkeye avait toujours attiré l'attention.
Non seulement elle était extrêmement habile au maniement des armes, mais en plus tout le monde s'accordait à dire qu'elle était belle. Un paquet de soldats avaient tenté de l'approcher, et elle les avait tous repoussés avec plus ou moins d'agressivité selon la nature de leurs avances. Visiblement, elle n'était pas du tout intéressée. Mais de là à supposer qu'elle sortait avec Mustang, comment dire… C'était peut-être une belle idée sur le papier, et ils étaient visuellement bien assortis, on ne pouvait pas le nier, mais… je les connaissais sans doute trop pour y croire une seconde. S'ils avaient été en ménage, j'étais sûr que les murs de leur appartement auraient été criblés d'impacts de balles. Hawkeye était trop inflexible pour supporter le caractère de Mustang le jour et la nuit. Quant à lui, il avait quand même une réputation d'homme à femmes que je savais fondée. Je l'avais vu en action, et son aisance à séduire avait quelque chose de profondément horripilant pour quelqu'un d'aussi maladroit que moi. Croire qu'ils nourrissaient une relation passionnelle simplement parce qu'ils avaient étés vus ensemble au stand de tir montrait juste une profonde méconnaissance de ces deux-là.
Malgré tout, cette rumeur avait animé nos soirées au réfectoire et au gymnase, et imaginer cette cohabitation improbable avait quelque chose de distrayant. Je m'y attardai un peu avant de me remettre plus sérieusement au travail, retrouvant un peu le sourire.
oOo
Quand le Colonel revint au bureau, quelques heures plus tard, son visage était tellement soucieux que je crus que sa situation s'était empirée durant la réunion. Hawkeye leva les yeux vers lui et lui demanda simplement.
- Alors ?
- Le jury a abandonné les poursuites pour insubordination. Par contre, je vais avoir du pain sur la planche.
- Qu'est-ce que nous devons faire ? demanda Fuery.
Il avait formulé tout haut la question que nous nous posions tous. Pendus à ses lèvres, nous voyions bien à son expression que quelque chose clochait malgré tout.
- Je vous dirai quand j'aurais des missions spécifiques à vous confier. Pour l'instant, continuez à travailler sur Gibson-Lautrec.
- Oui, Colonel ! répondirent-ils tous.
Je les imitai, avec un petit décalage. J'étais surpris, déçu sans doute, qu'il ne nous donne pas la possibilité de travailler sur cette affaire alors qu'elle me tenait pourtant à cœur. Mais je n'avais pas à discuter ses ordres, alors, tandis qu'il s'enfermait dans son bureau, je me repenchai sur mon propre travail. Continuer à étudier les dossiers, noter tout ce qui devait l'être, et surtout, être patient.
J'avais toujours été plus feignant que patient. Je levai discrètement les yeux, cherchant à croiser le regard d'un de mes collègues d'infortune. Je captai l'attention de Breda, dont le bureau était juste en face de moi. Je mimai un soupir silencieux pour signifier à quel point j'étais blasé, et il hocha la tête, signifiant qu'il était d'accord, puis il tourna la tête vers la porte de l'office de Mustang avant de tourner de nouveau les yeux vers moi, nous désignant tous d'un air dépité.
Pourquoi ne nous donnait-il rien à faire ?
Je n'en savais pas plus que lui, aussi haussai-je les épaules avec une expression d'ignorance. C'est ensuite vers Hawkeye que le soldat tourna les yeux. D'un rapide geste de l'index, il désigna la blonde et la porte du bureau. Est-ce qu'elle savait quelque chose de plus que nous sur l'affaire en cours ? Je n'en savais rien, mais ça paraissait peu probable. Je secouai la tête pour lui répondre, puis levai ma montre posée devant moi avant de désigner le bureau de Mustang. Breda hocha la tête, comprenant le message. Il devait sans doute attendre le bon moment pour agir. Quand ? Je n'en savais rien. Breda tapota les doigts sur le dossier ouvert devant lui, laissant percer son impatience, et je lui répondis d'un geste de main. Que faire en attendant ? La réponse était évidente. Il désigna de l'index la pile de compte-rendu, m'arrachant une grimace de dépit. Il hocha la tête d'un air entendu et renchérit en faisant signe de se pendre, m'arrachant un sourire. Je mimai avec ma main droite un pistolet posé sur ma tempe et fis semblant de me tirer une balle pour partager avec lui le sentiment que m'inspirait le travail qui nous incombait. Il dut retenir un petit rire.
- Je peux savoir ce que vous faites ? demanda la voix sèche d'Hawkeye.
La main dans le sac, je tournai vers le Lieutenant un regard de chien battu, devinant que Breda devait tirer à peu près la même tête de son côté. La blonde s'était levée de son bureau sans que l'on s'en aperçoive, et avait observé l'échange, les bras croisés, le visage sombre. Je déglutis, mal à l'aise. Nous avions pourtant essayé d'être discrets, nous n'avions fait aucun bruit…
- Je… tenta Breda maladroitement, ne sachant visiblement pas quel allait être son deuxième mot.
- N'essayez pas de vous trouver des excuses, vous ne seriez pas crédibles. Contentez-vous de vous remettre au travail sérieusement. Ce dossier n'amuse personne, mais plus vite vous vous y attelez, plus vite vous en serez débarrassés. N'espérez pas échapper si facilement au travail administratif.
Je hochai la tête avec une mine contrite, voyant du coin de l'œil que Breda en faisait autant, puis remis le nez dans mes papiers, mouché pour le compte. Nous nous en tirions bien, Hawkeye aurait pu nous passer un savon bien plus sévère, on l'en savait capable, même si elle n'avait jamais eu besoin de crier pour nous faire sentir misérable quand elle nous prenait en faute. Il suffisait qu'elle nous fixe de ses grands yeux noisette, et la culpabilité se mettait aussitôt à nous ronger l'estomac.
L'ambiance était donc particulièrement studieuse quand quelqu'un toqua à la porte avant d'entrer. Une militaire au physique banal entra dans la pièce, demandant d'un ton un peu timide si le Colonel Mustang était bien ici. Hawkeye lui répondit par l'affirmative et désigna la porte de son bureau où elle toqua de nouveau, attendit sa réponse, puis entra en refermant derrière elle.
Je tendis un peu l'oreille, dans l'espoir d'entendre quelque chose de leur conversation, mais contrairement à Edward qui beuglait régulièrement des insultes à Mustang, la personne qui était entrée parlait à un volume normal, je n'entendis rien d'autre que la mélodie de phrases rendues incompréhensibles par l'isolation du mur. Je soupirai, comprenant que je n'apprendrai rien de plus, puis tâchai de trouver par quel biais je pourrais tromper mon cerveau en lui faisant croire que ce que je faisais était intéressant.
Quelques minutes plus tard, la femme ressortit, le Colonel sur les talons. Il referma la porte à clé derrière lui et nous informa rapidement, d'un ton presque fébrile.
- Il faut que je voie le Général Erwing. Je risque de ne pas revenir au bureau avant un moment, j'ai des choses à faire. Je compte sur vous pour avancer les dossiers en mon absence.
Tout le monde hocha sérieusement la tête, puis regarda partir le militaire et son guide avec une pointe de curiosité mêlée d'inquiétude. Qu'avait-elle dit au Colonel dans le secret de son bureau ? Quelle raison l'incitait à voir le Général en personne ? Ça devait être quelque chose d'important, mais il n'avait pas lâché un mot sur la question. Je supposais que ça devait avoir un rapport, d'une manière ou d'une autre, avec l'attaque de ce matin, mais je n'arrivais pas à déterminer en quoi. Vu son expression quand il était sorti, la secrétaire était arrivée avec une information capitale… mais je n'arrivais pas à savoir si c'était une bonne ou une mauvaise nouvelle. J'en aurais bien discuté avec mes collègues, mais je sentais que l'ambiance lourde du bureau ne s'y prêtait pas, et Hawkeye nous avait déjà à l'œil après notre incartade.
Une chose était sûre… la journée allait être longue.
C'est avec une bouffée de soulagement que je m'échappai du bureau pour le repas de midi. Hawkeye avait fermé le local derrière nous, et annoncé qu'elle mangerait en ville, nous laissant enfin libres de bavarder.
- Pfff, la folle ambiance aujourd'hui, commenta Breda.
- J'avoue, j'ai cru que j'allais mourir d'ennui ! m'exclamai-je. Quand je pense qu'il nous reste toute l'après-midi à tirer !
- Ouais, puis le Lieutenant n'est pas d'humeur à nous laisser bavarder aujourd'hui, commenta Falman.
C'était le seul de l'équipe qui continuait à l'appeler Lieutenant ou Lieutenant Hawkeye en permanence, sans doute parce qu'il la connaissait moins. Il avait gardé un petit côté guindé que je trouvais amusant. Sa rigidité détonnait un peu par rapport au reste de l'équipe, il oscillait quelque part entre notre côté relax et la sévérité studieuse d'Hawkeye.
- Elle doit être inquiète, commenta Fuery avec sa gentillesse habituelle.
-Mais elle n'est pas la seule, grommelai-je. Moi aussi je m'inquiète pour Mustang. Et j'ai un peu les boules de me dire qu'il y a un mec dans l'armée qui balance des informations aux terroristes.
- Surtout que si ça se trouve, c'est quelqu'un qu'on connaît ? ajouta le binoclard.
- Je ne sais pas, on n'est pas ici depuis si longtemps, on est loin de connaître tout le monde dans notre régiment, commenta Falman en se frottant machinalement le menton. La probabilité que nous connaissions personnellement la personne est assez faible, je dirais…
- Ne commence pas à nous pondre tes statistiques tordues, tu vas te tordre le cerveau pour pas grand-chose, l'interrompai-je d'une voix douce.
- Pensons plutôt au plat délicieux qui nous attend ! proposa Fuery d'un ton enthousiasme.
- Délicieux, délicieux… tu es vraiment un optimiste toi ! Tu manges pourtant tous les jours ici ! commenta Breda.
- On dit que plus la nourriture est mauvaise, plus l'armée est puissante.
- L'armée d'Amestris doit vraiment être imbattable ! lançai-je, provoquant un éclat de rire.
- Non, on dit ça, mais la bouffe est pas si mal. Ça peut même être bon. Des fois.
- Quelquefois. Par hasard.
- Une erreur des cuistots, ça peut toujours arriver !
C'est en chahutant joyeusement sur le sujet que nous arrivâmes au réfectoire. En dépit de nos blagues, la nourriture était tout à fait correcte en réalité… mais se plaindre de la nourriture était plus anodin et acceptable que de déballer nos inquiétudes vis-à-vis de notre supérieur, des terroristes et de l'enquête en cours. Nous étions censés poursuivre l'interrogatoire des terroristes capturés pour récolter des renseignements sur l'organisation, nous nous retrouvions privés de toute information. Les maigres aveux que nous avions obtenus jusque là ne faisait que confirmer des soupçons que nous avions déjà, et nous manquions de nouvelles pistes qui fassent vraiment la différence.. La voie nous menant à l'ennemi était coupée, et nous risquions de devoir attendre leur prochain mouvement pour recommencer à les combattre efficacement… En espérant qu'il ne soit pas trop meurtrier.
Nous faisions de notre mieux pour chasser ces idées qui tournaient en boucle dans nos esprits, en parlant de sujets légers. Vers la fin du repas, la discussion se mit à tourner autour des amours des uns et des autres. Falman se fit asticoter sur sa persévérance à aller à la bibliothèque et tâcha de se défendre en prétendant n'être amoureux que des livres, mais la rougeur qui lui montait aux joues le trahissait. Pendant ce temps, le souvenir de Joyce me revint comme une baffe et la mélancolie de ma rupture s'ajouta à mes autres préoccupations. Je pensais me taire sur le sujet, mais après avoir avoué avec un certain dépit qu'il n'avait personne en vue, Breda me demanda explicitement comment ça allait de mon côté.
- Tu avais une copine à East-city, non ? fit le militaire bedonnant.
- J'avais, oui, répondit-je d'un ton lugubre.
- Vous vous êtes séparés ? demanda Fuery d'un ton compatissant.
- Oui, et ça ne s'est pas bien passé, fis-je en grimaçant.
Ils ouvrirent grand leurs oreilles, prêts à m'écouter. Un peu surpris, hésitant, je commençai alors à leur raconter plus précisément. La discussion, la colère, la cafetière jetée contre le mur, les tasses qui volaient. Ils étaient tellement choqués par mon récit qu'ils ouvrirent des yeux ronds, et alors que je parlais, il se passa quelque chose de bizarre. Quand j'y pensais, jusque-là, ces moments me rendaient terriblement triste et amer… mais le fait de le raconter, comme ça, et parce que je n'avais pas trop envie de m'appesantir sur l'aspect déprimant de l'histoire, je vis soudainement les choses sous un autre angle. Ressortant des répliques et décrivant la vaisselle qui volait, je découvris un aspect comique à la situation. Alors que je craignais un peu de me mettre à déprimer complètement en parlant de ça, je me sentis au contraire allégé, libéré de ce souvenir. Les autres commentaient, ici et là, et leur réaction me fit réaliser que si jolie et intelligente qu'elle soit, Joyce avait quand même un sale caractère.
- Elle avait quand même l'air sacrément colérique. Moi je pense que tu mérites quelqu'un de plus sympa avec toi, fit Fuery avec une candeur touchante.
- C'est vrai, t'es plutôt un gars gentil, et je croyais que tu aimais les filles douces… commença Falman.
- Et avec des gros seins, ajouta Breda, me faisant rougir.
- … et pourtant j'ai l'impression que tu te retrouves souvent à sortir avec des harpies.
- Des harpies, quand même pas ! me rebiffai-je, tout en sentant confusément qu'il n'avait pas tout à fait tort. Après, c'est vrai que je me retrouve souvent à sortir avec des filles au fort caractère.
- C'est peut-être œudipien ? supposa Falman. Quel genre de personne est ta mère ?
A ces mots, Breda, qui me connaissait bien, éclata aussitôt de rire tandis que je sentis mes oreilles chauffer. Ma mère était un sujet délicat.
- Ne me parle pas d'elle, pitié, grommelai-je. S'il y a bien un point positif à ma mutation, c'est que j'ai déménagé à des kilomètres d'elle.
- Hé bien, ça a l'air d'être une sacré relation ma parole ! commenta Falman avec les yeux brillants, visiblement convaincu d'avoir mis le doigt sur la source de tous mes problèmes relationnels.
- Non mais tu ne la connais pas, tu ne peux pas comprendre, répondit Breda.
- Toi tu la connais, alors tu sais pourquoi que je n'ai pas envie d'en parler, grommelai-je.
- Oh, dommage, ça faisait pourtant un bon sujet de conversation, fit-il avec un large sourire.
- De toute façon, on a fini de manger, retournons au travail, répondis-je.
Falman me regarda avec de grands yeux que je préfère retourner m'enfermer dans mon bureau pour bosser sur les minutes d'un procès qui avait traîné en longueur plutôt que parler d'elle lui paraissait être révélateur des relations que j'avais avec ma mère.
Tout en me traitant de rabat-joie, les autres durent admettre que j'avais raison, et attraper leur plateau pour débarrasser la table avant de nous diriger vers le bâtiment. En arrivant sur notre lieu de travail, une scène surprenante nous attendait. Le bureau était déjà ouvert et Hawkeye faisait face seule à une troupe de militaires qui avaient envahi la pièce.
- Les voilà, ils arrivent, fit-elle d'un ton agacé en nous désignant. Ils ont juste traîné lors du repas.
- Euh, bonjour ? tenta Fuery.
- Bonjour, pouvez-vous nous suivre ? Nous avons reçu l'ordre de vous faire passer un interrogatoire suite à l'attaque de ce matin, fit le militaire en nous montrant un document officiel, signé entre autres par le Lieutenant Kramer et le Général Erwing.
Je reconnus aussi la signature de Mustang, et cette constatation me mis inexplicablement mal à l'aise.
- Ah ? lâchai-je, surpris. Mais pourquoi ?
- Nous interrogeons tout le monde, répondit simplement le Lieutenant.
- Nous avons du travail, rappela Hawkeye.
- Nous en sommes tous là, rétorqua-t-il. Alors autant en finir vite. Si vous pouvez tous venir pour parler dans les salles aménagées au deuxième étage…
Hawkeye hocha la tête, et tout le monde ressortit de la pièce qu'elle ferma à clé. La traversée du couloir, flanqué d'un certain nombre de militaires au visage fermé, me noua l'estomac. Les quelques personnes que nous croisions nous jetaient des regards interrogatifs, se demandant pourquoi nous étions escortés de la sorte. Quel genre de rumeurs allaient se répandre dans le QG après cela ? Je ne savais pas trop, mais ça ne me rassurait pas complètement.
Une fois arrivé à l'étage, les militaires nous séparèrent pour nous interroger tous en même temps. Je me retrouvai attablé à un bureau face à un homme aux lunettes étroites qui me regardait d'un air sévère. Il mit en marche la bande d'enregistrement, tandis que le secrétaire assis derrière lui calait ses feuilles et débouchait son stylo, prêt à prendre des notes.
- Avez-vous discuté avec les soldats Jayme, Brant et Gray hier soir ?
Je compris soudainement pourquoi on m'avait fait venir. J'étais parmi les dernières personnes à les avoir vus vivants.
- Oui, répondis-je. Nous avons mangé ensemble avec Fuery et Breda. Je connaissais déjà Jayme, nous avions travaillé ensemble lors du transfert de Bald à East-city.
- Le Sous-lieutenant Falman n'était pas avec vous ?
- Non, il avait une sortie de prévue ce soir-là. Je crois qu'il faisait une visite d'appartement.
- Il compte quitter les dortoirs ?
- Bien sûr ! Ça n'amuse personne de rester ici.
- Et vous ?
- Ça ne m'amuse pas davantage, mais les démarches me découragent, donc je suppose que je ne partirai pas tout de suite. Et puis, j'apprécie la compagnie de mes collègues.
L'homme hocha la tête et nota quelque chose.
- De quoi avez-vous parlé au cours du repas ?
- De choses et d'autres, je ne me souviens pas de tout. De bouffe, pas mal, et puis de boulot.
- Avez-vous parlé de la mission que vous aviez eue avec Jayme ?
- Oui, rapidement, pour expliquer aux autres d'où on se connaissait. Et puis, ce trajet s'était bien passé, c'était plutôt un bon souvenir.
- Je vois. Et vous a-t-il parlé de la mission de ce matin ?
- Oui, confirmai-je en hochant la tête. Il m'a dit qu'il avait encore un transfert à faire, et se demandait si j'allais l'accompagner cette fois aussi. Mais je n'étais même pas au courant, je savais juste que les prisonniers devaient être amenés au parloir du QG pour la reprise des interrogatoires.
- Vous ne saviez pas quand ?
- Ce n'est pas traité par notre régiment, je crois que le Colonel Mustang ne savait même pas quand aurait lieu le transfert, il avait l'air vraiment surpris quand il a appris que la mission avait mal tourné.
- Ah oui, c'est vrai, il est sous le coup d'une commission d'enquête.
Le ton sec et vaguement méprisant de l'homme fit monter une bouffée de colère. J'avais un peu envie de le frapper. De quel droit jugeait-il mon supérieur comme ça ?
- Vous a-t-il donné des informations sur le déroulement de la mission ? reprit-il.
- L'heure de départ, ils devaient être à la prison à cinq heures, ça ne les faisait pas rêver. Ils ont râlé à propos de ça, mais ils n'ont pas tellement donné de détails sur le déroulement de la mission elle-même.
- Saviez-vous à quel endroit les terroristes étaient incarcérés ?
- Non… mais je suppose que vu le lieu de l'attentat, ils ont dû être emmenés à la prison de la Ruade, la plus proche.
- Vous ont-ils donné des détails sur leur itinéraire ?
- Non, pour autant que je me souvienne.
- Y avait-il d'autres personnes avec vous ?
- Non, nous étions juste six à table. Enfin, il y avait des gens assis à la table d'à côté, mais ils parlaient fort et je ne pense pas qu'ils aient entendu grand-chose de la conversation.
L'interrogatoire dura encore longtemps, sur les autres sujets abordés, la présence d'autres personnes. les autres moments où nous avions pu nous voir, le déroulement de l'assaut du passage Floriane, ce que j'avais fait tout au long de l'après-midi, avec qui j'avais parlé, puis s'élargit au travail en cours, la satisfaction d'avoir été muté, mon historique dans l'armée. Sur ce point, je ne pouvais pas mentir, j'aurais préféré rester au Quartier Est, j'étais en couple, dans une ville familière, bref, j'étais bien là où j'étais. Puis le sujet tabou tomba.
- Avez-vous gardé contact avec Will Havoc, votre frère aîné ?
C'était comme un baquet de glace sur la tête. J'avais senti que cette question allait arriver, mais même en le redoutant, je n'étais jamais assez préparé à ce moment. Je répondis, la gorge sèche.
- Je l'ai revu une seule fois depuis mon entrée dans l'armée, et c'était par hasard alors que je venais voir ma mère. Je n'ai pas de ses nouvelles et je n'en veux pas.
Mon frère. Ce grand baraqué qui m'avait impressionné durant toute mon enfance, et qui était rentré dans le front de libération de l'Est, la fleur au fusil. Je l'avais admiré, j'avais tenté de l'imiter, et peu à peu, l'image du héros s'était fissurée pour laisser voir la brute qui se cachait derrière. Certes, il avait des raisons de haïr l'armée, après tout, notre père était mort bêtement au milieu d'une fusillade, et les enquêtes avaient confirmé que c'était un fusil de l'armée qui avait tiré la balle mortelle. Tout un symbole. Il était entré en guerre contre son ennemi, l'oppresseur, l'armée, et de petite frappe en groupuscule, était entré au Front de libération de l'Est. Je ne l'avais pas suivi jusque-là, alors nous étions devenus ennemis, sans transition, sans échappatoire.
Ce n'est que plus tard que j'étais entré dans l'armée. Je n'étais pas toujours fier de ce que j'avais dû faire en son nom, mais j'avais eu le temps de me forger une opinion, et cette opinion était que l'ordre et le contrôle de l'état, si ferme et discutable qu'il soit, était tout de même mieux que le chaos et les zones de non-droit qu'étaient devenues la ville de mon enfance et ses environs suite au développement du terrorisme local.
Cette opinion était que si seules les brutes et les psychopathes entraient dans l'armée, elle risquait de devenir réellement le monstre inhumain que mon frère me décrivait. Que ce monde n'était ni simple, ni parfait, mais que j'avais trouvé ma place pour participer de mon mieux à son amélioration. Et c'était cela qui comptait.
Cette opinion était que les personnes avec qui je travaillais quotidiennement, que ce soit Fuery, Breda, Falman, Hawkeye ou Mustang, toutes m'inspiraient confiance et respect. Que le jour où j'étais monté à l'assaut au passage Floriane, ce n'était pas pour museler des voix dérangeantes qui secouaient le pouvoir en place, mais pour sauver des civils. C'était cela, mon métier.
Tout cela, c'était très clair dans mon esprit, j'avais eu le temps d'y réfléchir… mais voilà, quand on me parlait de Will, je me sentais toujours pris en traître, dépourvu, incapable de répondre simplement à cette ombre dans ma vie que rien ne ferait disparaître. Je ne voulais pas en parler, et si j'avais pu effacer définitivement tout lien entre lui et moi, je n'aurais pas hésité une seconde.
Mais voilà, j'étais bien obligé d'admettre qu'il existait, et que, que je le veuille ou non, j'étais lié au Front de libération de l'Est. J'étais bien obligé de répondre aux questions, s'il insistait.
Je passai la fin de mon interrogatoire la boule au ventre, la gorge serrée, répondant mécaniquement. Je sentais que quoi que je puisse dire, j'étais d'office considéré comme suspect. C'était sans doute pratique, vu de l'extérieur : avec un lien familial, et en étant parmi les derniers à avoir vu les soldats, je faisais la taupe idéale. Mais ce n'était tellement pas moi, c'était tellement à l'opposé de ce que j'étais que ce regard posé sur moi m'écœurait. J'avais envie de me révolter face à ce militaire qui ne me connaissait pas, qui se permettait de me juger alors que je tenais à cœur d'être loyal envers l'armée.
Mais je ne pouvais pas, cela ne ferait que compliquer les choses.
Alors je serrais les dents, encaissant les questions comme autant de coups, et répondais de mon mieux à ce qui ressemblait à des attaques, en attendant que l'entrevue se termine.
Quand enfin, la personne me lâcha, je me rendis compte que j'étais bon dernier. Les autres étaient déjà retournés travailler. En jetant un œil à ma montre, je constatai qu'il était presque dix-huit heures, et décidai que la journée avait été assez éprouvante comme ça.
Sans trop de scrupules, je me dirigeai vers le bâtiment de tir. Après cette entrevue, j'étais sérieusement sur les nerfs, une séance de tir suivie d'un parcours d'entraînement me permettrait de me faire les griffes sur quelque chose tout en ayant bonne conscience : après tout, en tant qu'agent de terrain, il était essentiel que je sois au top de mes capacités de combat.
En arrivant au bâtiment, je fis un crochet à l'accueil et demandai des munitions à Sullivan qui me fila une boîte plus remplie que d'habitude en commentant :
- Tu as passé une sale journée on dirait.
- Ouaip, et j'ai pas envie d'en parler.
L'homme esquissa ce qui devait être un sourire compréhensif, mais ses expressions étaient tellement raides qu'il ressemblait plus à un rictus si on ne le connaissait pas.
- Le cinquième couloir est libre, profites-en.
- Ok patron.
- Bonne séance !
Je lui répondis d'un signe de main en m'éloignant déjà, puis ajustai le casque sur mes oreilles avant de pousser la porte de la salle, accueilli par le son métallique des détonations qui résonnaient dans le hangar. Je n'avais jamais su dire si cette atmosphère était oppressante ou agréable… mais en tout cas, elle m'était familière. Je m'installai, et décidai de m'échauffer avec une série de tirs rapides, à vingt mètres, histoire de me défouler un peu sans trop réfléchir. Puis je reculai ma cible à trente, puis à cinquante mètres, tirant de plus en plus posément au fur et à mesure que je rentrai dans cet était de concentration sereine qu'amenait le tir en salle. Viser la précision, la perfection, avait quelque chose de profondément apaisant. Bien sûr, cela n'avait rien à voir avec les combats en situations réelle, mais seul un entraînement dans des situations variées permettait d'avoir la main sûre au moment où la situation l'exigeait réellement.
Je n'étais pas trop mauvais tireur, même si à côté d'Hawkeye, je faisais pâle figure. Il faut dire que je me consacrais aussi beaucoup aux exercices physiques, quand elle était spécifiquement franc-tireuse. Quand le travail se faisait rare, elle pouvait passer des après-midi entières au stand de tir sans jamais fléchir ni se lasser. À se stade, elle devait avoir une espèce d'addiction.
De mon côté, je choisi de m'arrêter au bout d'une heure, après avoir terminé par une série de tirs rapides à longue distance, pour voir ce que je donnais quand je ne prenais pas le temps de poser mon bras avant de lâcher mes balles. J'eus la satisfaction, en voyant arriver mon carton, de constater que mes tirs étaient plutôt bien groupés. A ce niveau-là au moins, je travaillais bien.
C'est donc beaucoup plus détendu que je rendis le matériel à Sullivan avant d'émarger. Ce gars moustachu avait une morphologie aussi rigide et grinçante que son caractère était aimable, mais comme tout le monde sans doute, j'avais fait l'erreur de le croire sévère la première fois que je l'avais vu. Il aurait pu l'être, après avoir perdu beaucoup autant de mobilité dans une explosion lors de la dernière guerre.
Je poussai un soupir soulagé en ressortant du bâtiment de tir pour me diriger vers le gymnase. Mon programme était tout tracé. Des étirements, une demi-heure de course pour m'échauffer, puis j'allais pouvoir passer aux pompes, haltères, faire quelques exercices de saut, et enfin, suer un bon coup sur des tractions. Et si cela ne suffisait pas à me rincer, je pourrais toujours tenter un parcours ou deux.
Une fois arrivé à au niveau de la piste d'athlétisme, je commençai à m'étirer, en débutant par le haut du corps pour terminer par les jambes. Une fois détendu, je retirai ma veste pour l'attacher à ma taille et me mis à courir à grandes foulées, sans forcer sur la vitesse pour me concentrer sur ma respiration. Rapidement, je sentis que mes muscles s'échauffaient, et me laissai porter par cette sensation agréable. Le sport était vraiment une invention géniale, je ne connaissais rien de mieux que ça pour me changer les idées. C'était presque une drogue.
Au bout de quelques minutes, je vis Fuery arriver et m'adresser de grands signes de main avant de se mettre à courir à son tour. Comme j'arrivais à sa hauteur, je ralentis pour discuter un peu avec lui.
- Ça va Havoc ? On ne t'a pas vu revenir, on se demandait si tu avais eu des problèmes, fit le petit brun d'un ton vaguement inquiet.
- Non, pas vraiment, répondis-je évasivement. Enfin je pense pas, y'a pas de raisons. C'est juste que comme il m'a tenu la jambe jusqu'à 18 heures, je n'avais pas très envie de retourner bosser après ça.
- Je comprends, personne n'était très motivé cette après-midi. En plus, on n'a pour ainsi pas vu Mustang de la journée, il a passé son temps en réunion.
- Ça ne m'étonnerait pas qu'il ait un peu traîné pour draguer une ou deux filles au passage, grommelai-je.
- C'est vrai que ça serait bien son genre, admit mon collègue tout en s'appliquant à faire de petites foulées régulières.
- Pfff… soupirai-je, blasé. Putain de Dom Juan.
Son talent à chopper les filles m'avait toujours paru vexant, moi qui étais un habitué des râteaux et des moments d'embarras. Ça ne m'avait pas empêché de persévérer, et de garder espoir, mais je ne pouvais qu'être agacé devant une réussite aussi insolente dans ce domaine.
- Enfin, on dit ça, mais que je sache, ça fait un moment qu'il n'y a pas eu de rumeurs à ce sujet, ajouta Fuery. Mis à part avec Hawkeye, je veux dire, mais ça on sait bien que c'est du flanc. Il faut croire qu'il s'est calmé.
- Ouais, je sais pas… Peut-être que la mort de Hugues lui a foutu un coup au moral, aussi.
- Je croyais qu'il couchait surtout quand il était déprimé ? fit remarquer le binoclard.
- Pfff, mais j'en sais rien, moi ! s'exclamai-je. Je suis pas dans sa tête ! C'est des suppositions, tout ça…
- C'est vrai, ça ne nous regarde pas, après tout.
- Pourquoi on parle de ça d'ailleurs ? lançai-je d'un ton un peu acide.
- C'est toi qui as commencé, répondit Fuery avec une honnêteté candide.
- Rhhah… c'est vrai, avouai-je à contrecœur. Bon, c'est pas tout, mais je vais repartir à mon rythme. On se retrouve après pour le gymnase, ou au pire, au réfectoire.
Fuery acquiesça et j'accélérai de nouveau, le laissant à la traîne. S'il était très bon pour tout ce qui était équipement de communication, c'était un piètre sprinteur. Il était petit et n'avait pas une grande force physique. Par contre, il faisait preuve d'une endurance presque aussi bonne que la mienne, et derrière ses airs de petite chose fragile, il ne déméritait pas en termes de résistance sur le terrain.
J'enchaînai donc les cours de piste en accélérant progressivement, doublant Fuery de temps à autre sans avoir l'impression de faire des efforts, tandis que le jour baissait. Quand les réverbères le long des barrières s'allumèrent avec un cliquetis métallique, je décidai que j'avais assez tourné et cessai de courir pour me diriger vers le gymnase.
Arrivant dans le vestiaire, je me débarrassai de ma veste d'uniforme ainsi que je mon revolver pour les mettre tous deux au casier, puis entrai dans le grand hall.
Je me dirigeai dans un coin inoccupé pour commencer une série de pompes, indifférent à ceux qui m'entouraient. Au bout d'une cinquantaine, un peu tanné tout de même, je sortis de mon austérité et me dirigeait vers l'étagère des haltères, à côté desquelles se trouvaient quelques militaires qui m'accueillirent avec un commentaire mi moqueur, mi admiratif. Pendant qu'ils s'entraînaient dans une atmosphère cossarde, ils avaient eu l'occasion de m'espionner du coin de l'œil. Prenant un poids de deux kilos cinq, je décidai de me joindre à la conversation. Rien ne m'obligeait à rester cloîtré dans mon coin à longueur de temps.
- Salut ! Tu ne t'es pas changé pour t'entraîner ? s'étonna l'un d'eux.
- Non, répondis-je c'est en uniforme que j'aurais à faire des acrobaties lors des interventions, autant le porter quand je m'entraîne.
- ça se tient, répondit un autre d'un ton songeur.
- Tu viens du QG Est, c'est ça ? demanda un troisième, visiblement curieux.
- Oui.
- Du coup, vous portez tous l'uniforme là-bas, durant les entraînements ?
- Tous, peut-être pas, mais nous sommes nombreux à le faire, admis-je. Je suppose que ça change d'une région à l'autre, et selon les directives des généraux.
- Avec la chaleur qu'il fait à South-city, ils doivent s'entraîner en slip !
L'idée nous arracha un rire. Je visualisais parfaitement la scène.
- Tu es le sous-lieutenant Havoc, c'est ça ? demanda celui qui m'avait adressé la parole en premier.
- Ouais.
- Il paraît que tu es balèze en parcours, on aura l'occasion de voir ça ce soir ?
- Pourquoi pas ? Je comptais plutôt m'entraîner au saut et aux tractions, mais si vous me prenez par les sentiments…
- Oh, ne change pas ton programme pour nous, je posais juste la question.
Je hochai la tête, faisant signe que j'avais bien compris son intention. La conversation continua, moins centrée sur moi, et je les écouter échanger les potins sur différents membres de l'armée. J'appris à cette occasion qu'une romance semblait avoir commencée entre un militaire et une des bibliothécaires du secteur quatre, et qu'apparemment, un couple ne s'était pas gêné pour faire des galipettes dans la réserve, laissant une odeur suspecte et des livres aux pages froissées. Qui avait dit que les lecteurs étaient des personnes austères ?
L'anecdote piqua ma curiosité, et je me demandai soudainement si, par le plus grand des hasards, Falman aurait pu être le militaire en question ? En réalité, c'était peu probable, mais il faudrait que je lui demande, pour voir… La prochaine fois qu'il aborderait un sujet que je voulais éviter par exemple.
Quand ils me demandèrent si j'avais une copine, je leur répondis que j'étais célibataire. La question fut une piqûre de rappel pour Joyce, et la mélancolie revint à la charge, même si la discussion de ce midi m'avait aidé à prendre un peu de recul sur cette relation. Si sa situation n'avait pas mal tournée ce jour-là, ça aurait sûrement été le cas plus tard. Elle avait quand même un sacré caractère.
Mais bon, malgré tout, je regrettais de ne pas l'avoir quittée en meilleurs termes. Même si cela m'aurait sans doute laissé de faux espoirs…
Lassé de travailler mes bras et de ressasser ces souvenirs, je laissai mes collègues à leurs histoires graveleuses et partis m'entraîner dans la section de saut du gymnase.
J'avais beaucoup de reproches à faire à Central-city, mais si il y avait un point sur lequel je pouvais difficilement faire de critiques, c'était bien l'équipement sportif du QG. En repensant au complexe que nous avions à East-city, il me paraissait soudain ridiculement petit et vétuste en comparaison a matériel flambant neuf qui était à notre disposition ici. A moi les épais tapis, les tringles de saut en hauteur, les supports en tous genres pour m'entraîner de toutes sortes de manières. Après avoir sollicité autant mes bras, passer aux jambes me ferait le plus grand bien. Je commençai par un exercice consistant à sauter et descendre d'un cube de manière répétée, puis me dirigeai vers l'espace dédié au saut en hauteur, quand quelqu'un m'appela.
- Jean Havoc est-il ici ? jeta un inconnu d'une voix claire.
- C'est moi, répondis-je tout aussi fort en levant le bras pour attirer son attention.
- Vous êtes attendu au téléphone.
- Ah bon ? m'étonnai-je, acceptant machinalement la serviette qu'on me tendait pour m'essuyer le visage et la nuque, m'approchant de lui à pas vifs. Qui est-ce ?
- Votre mère, répondit-t-il.
- Woh putain ! lâchai-je, soudainement paniqué.
Le froncement de sourcils du militaire face à mes jurons n'était rien à côté de ce qui m'attendait. Je vis les sourires goguenards des militaires avec qui je discutais tout à l'heure, et je sentis que mon image de militaire plutôt balèze allait régresser à celle du fifils à sa Maman. Ne voulant pas subir cette humiliation plus longtemps, je me précipitai dans le vestiaire pour y récupérer mes affaires et partis à sa suite en enfilant ma veste à la hâte dans l'air froid de la nuit. Le trajet vers le secrétariat me parut interminable. J'étais partagé entre une inquiétude véritable à l'idée qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave et l'appréhension du savon qu'elle risquait de me passer.
Quand enfin, je me retrouvais enfermé dans la cabine, le combiné à la main, je déglutis avant de le porter à mon oreille.
- Allô Maman ? tentai-je avec inquiétude.
- Allô, fils indigne ? répondit-elle d'un ton sévère. Alors comme ça, on déménage sans laisser d'adresse, en laissant sa vieille mère se faire un ulcère ?! Tu n'as pas honte de me faire une frayeur pareille ? J'ai mis des jours à te retrouver !
Je grimaçai. C'était officiel, elle allait bien, et était sans doute bien partie pour me passer le pire savon de ma vie. J'aurais préféré qu'elle ne me retrouve jamais… mais bien sûr, si j'avais le malheur d'être honnête, je le paierais cher, bien trop cher pour prendre le risque
- Désolé M'man, mais ça c'est fait tellement vite que… tentai-je.
- Tellement vite, mon cul ! J'ai parlé à ta petite copine, elle m'a tout dit ! Ça fait un mois que tu es partie, ne me fais pas croire que te pendant tout ce temps, tu n'as pas réussi à trouver cinq pauvres petites minutes à consacrer à ta mère !
Je tentai sans succès d'en placer une, songeant que nous n'avions pas la même définition des minutes. Même si j'espérais me tromper, je savais que j'étais coincé au bout du téléphone pour l'heure à venir, au moins.
- Je me suis rongée les sangs à ton sujet, tu aurais au moins pu passer me voir pour me prévenir et me donner ta nouvelle adresse !
- Ce n'est plus ma copine, tu sa...
- Oui, et c'est un beau gâchis ! coupa-t-elle d'un ton sec. Quelle idée de déménager à Central alors que tu avais enfin réussi à te mettre en couple avec une fille qui n'était pas un cul sans mains ! En plus cette ville est bruyante et sale, et il y a tellement de délinquance là-bas, je n'arrive pas à croire que tu aies choisi de t'éloigner de moi pour aller dans un endroit pareil, quelle idée tu as eue, franchement !
- Maman, c'était une mutation, je n'avais pas le choix…
- Mais si, tu pouvais démissionner et rester dans la région. Tu sais, tu peux toujours reprendre la boutique familiale, elle n'attend que toi. Pour l'instant, j'ai la forme, mais il y a bien un moment où je ne pourrais plus tenir la baraque seule, et ça serait bien que tu reviennes pour prendre le relais à temps pour que je t'enseigne les ficelles du métier. Ça te sera utile plus tard
- Maman…
- Ce serait quand même mieux d'avoir un travail stable, une boutique, une maison, plutôt que de risquer ta vie et rester avec ces rustres à loger en caserne et à partir à droite à gauche !
Déjà que je suis infoutu d'avoir des chaussettes non dépareillées, comment peut-elle espérer que je tienne un magasin ? !
- C'est le métier que j'ai choisi, j'assume.
- Tu aurais bien pu négocier pour rester dans l'Est, non ? Il y a bien des militaires qui restent dans le même QG toute leur vie, pourquoi pas toi ? Pourquoi toi, tu dois aller à Central, loin de ta famille ?
- Parce que mon supérieur me l'a demandé.
- Et si ton supérieur te demandait de te jeter par la fenêtre, tu le ferais ? s'étrangla-t-elle, indignée à l'idée que l'autorité d'un militaire puisse outrepasser la sienne.
- Maman… arrête de dire des conneries, soupirai-je, blasé par cette phrase absurde qu'elle ressortait à toutes les occasions. C'est pas la question.
- Bien sûr que si c'est la question, c'est toi qui dis des conneries Jean ! Comment veux-tu te construire une vie de famille si tu n'es pas foutu de tenir un peu tête à ton supérieur ? Imagine, si tu avais eu des enfants, comment tu aurais fait ? Tu n'aurais pas dû partir d'East-city, encore moins sans laisser de nouvelles comme tu l'as fait. Ce que tu as fait est impardonnable ! Tu le sais, pourtant, que la famille, c'est sacré !
Sacré, tu parles… pour toi, peut-être ! Et encore, quand on voit ce qu'est devenu la notre, de famille…
- Enfin bon, l'important c'est que j'ai pu reprendre contact avec toi. Des jours entiers à contacter toutes tes connaissances pour retrouver ta trace ! Je n'arrive pas à croire que tu ne l'aies dit à personne, tu n'es pas seulement un fils indigne, mais aussi un ami catastrophique ! Ne pas tenir les gens au courant de ce que tu deviens comme ça, tu n'as pas honte ? C'est pourtant la base !
La vérité, c'était que je les avais suppliés de ne rien lui dire sur mon départ et de prétendre ne rien savoir, espérant être libéré de ses appels envahissants. Ça n'avait pas marché jusqu'au bout, mais je devais quand même saluer leur loyauté. Joyce, en revanche, devait savourer sa vengeance, elle qui connaissait mes relations avec ma mère.
- Heureusement que ton ex, Joyce, a pu me dire où tu étais parti, sinon je chercherais encore. Je compte sur toi pour revenir bientôt ! Je vais avoir besoin de bras pour l'inventaire d'automne, il faudrait que tu viennes la semaine prochaine pour quelques jours. Ça sera l'occasion pour toi de revoir Joyce et de te rabibocher avec elle.
- Maman, je ne peux pas faire ça !
De toute façon, Joyce a été très claire sur l'aspect définitif de notre rupture.
- Et alors, ça sert à ça les jours de congés, non ? Voir la famille et lui prêter main-forte.
Non, ça sert à faire des grasses matinées et se promener en ville.
Je renonçai à lui répondre, de toute façon, elle ne m'écoutait pas et je le savais très bien. Quand bien même j'en aurais eu envie, je n'avais pas assez de jours de congé pour faire le voyage, et de toute façon, avec l'attaque du fourgon de ce matin, le contexte était pour le moins tendu. Aller chez ma mère alors que j'avais passé une après-midi entière à être interrogé sur mon frère terroriste dans le cadre de l'enquête me paraissait être une idée désastreuse. Si elle refusait de m'écouter, il ne fallait pas qu'elle se plaigne de ne pas me voir sur le quai de la gare le jour J. Même si c'était ce que j'avais toujours fini par faire, cette fois, enfin, j'avais une raison tangible pour échapper à la corvée.
Renonçant à me faire entendre, je la laissai continuer à dérouler ses reproches et ses exigences, laissant mon esprit voguer sur le flot de ses paroles. Je la connaissais depuis ma plus tendre enfance, je savais qu'il n'y avait qu'une chose qui fonctionnait avec elle : la patience.
Et en effet, quand elle eut fini de se plaindre sur mon irresponsabilité et ma cruauté, puis de me raconter les potins du quartier dont je n'avais rien à cirer, elle commença à me demander conseil pour ses mots croisés. Le temps que j'émerge de mon mode veille pour éviter de m'épuiser inutilement à l'écouter, elle avait déjà trouvé ribaude et cucurbitacée, mais butait sur un autre mot.
- Eternuement, en douze lettres, qui fini par « tion », avec un T et un E en deuxième et troisième lettres et un R en quatrième lettre, ça t'inspire quoi ?
- Maman, il va falloir que j'y aille, si je traîne trop, les cuisines du réfectoire vont finir par fermer avant que j'aie le temps de manger.
- Tu pourrais au moins m'aider un peu !
- Maman… Je n'ai vraiment pas envie de me passer de dîner.
- Bon, j'ai compris, tu ne veux plus parler à ta vieille mère. Les jeunes son tellement cruels.
Je poussai un soupir et renonçai à me justifier de peur de la faire redémarrer.
- Je compte sur toi pour venir m'aider à faire l'inventaire, hein ! Tu viens mercredi prochain, d'accord ?
- Je t'ai déjà dit, je ne pourrais pas être là, répétai-je sans trop d'espoir.
- Allons, quand on veut, on peut ! Même Will, qui est très occupé, a promis de venir m'aider.
- Raison de plus pour que je ne vienne pas, grognai-je d'un ton rogue.
Après des mois sans entendre son nom, cette journée avait visiblement décidé compenser cette absence qui me convenait pourtant si bien.
- Quand est-ce que vous allez vous réconcilier tous les deux, enfin ! Ce n'est pas possible d'être aussi buté que ça ! Encore un truc que vous tenez de votre père, sûrement !
Sa remarque m'arracha un sourire amer. Comment ne pouvait-elle pas se rendre compte de l'ironie de ce qu'elle venait de dire ? Et comment ne pouvait-elle pas admettre qu'il y avait des différends qui ne pouvaient pas être effacés par un petit sermon maternel ? Ça ne m'amusait pas d'être en guerre avec mon frère, mais qu'elle refuse de voir en face ce qu'il était devenu, malgré les années, cela, je n'arrivais pas à le comprendre. Même si on s'acharnait à les voir sous l'angle qui nous arrangeait, ni le monde ni les gens ne changeaient par magie. Mais rien de ce que je lui disais ne semblait l'atteindre vraiment.
- Maman, je vais vraiment y aller, retentai-je, sachant qu'elle rappellerait aussitôt si j'osais lui raccrocher au nez. Il est déjà tard, je bosse tôt demain.
- Oh, tu sais bien à qui tu parles, lança-t-elle ironiquement, je te rappelle que j'ouvre la boutique à sept heures tous les jours !
- Oui M'man. Allez, je t'embrasse.
- Je compte sur toi pour me rappeler bientôt, hein ! Pas comme cette fois-ci !
- Oui, oui, répondis-je machinalement.
- Et pour venir mardi prochain.
- On verra, lançai-je en désespoir de cause.
- Tu as intérêt être là, hein !
- Au revoir, Maman.
Habitué par des années de pratique, je raccrochai le combiné avant qu'elle n'ait eu le temps de parler de nouveau, puis levai des yeux désespérés vers l'horloge. Je venais de perdre une heure trente de ma vie. Ainsi que ma dignité, si j'en croyais les regards en coin et les sourires mal dissimulés des standartistes quand je ressortis de la cabine téléphonique avec un soupir blasé.
Je me dirigeai vers le réfectoire, n'y retrouvai ni Falman, ni Breda, ni Fuery. Ce n'était peut-être pas plus mal, j'avais épuisé mes capacités d'écoute avec ce coup de fil. Je m'installai seul à la table dans la salle à manger peu fréquentée, dînai rapidement, puis montai dans ma chambre, m'effondrai mollement sur le lit, le nez dans l'oreiller, lâchant un interminable soupir. A cet instant, je me sentais tellement blasé, usé, que je n'avais même pas le courage de me débarrasser de mon uniforme pour aller prendre une douche pourtant bien méritée.
