Oups, pour une fois, le chapitre du lundi sera celui du mardi... Absorbée par les préparatifs de la Japan Expo, je n'ai pas pu me glisser plus tôt devant mon ordinateur ! Etant donné la quantité monstrueuse de préparatifs restants, il n'y aura pas d'illustration cette semaine... mais j'en ai déjà l'idée et j'espère bien le réaliser la semaine prochaine... Gardez un œil sur la galerie Deviantart ! ;)

En parlant d'illustrations, certaines d'entre elles seront imprimées et disponibles sur le stand de Bull'Acide (T677), de jeudi à dimanche. Si vous venez à la Japan Expo, n'hésitez pas à passer pour papoter un peu, on est gentil et on mort pas (en tout cas, pas sans permission).

Bref, assez parlé, revenons à la fic ! Pour ce chapitre, on laisse de côté l'enquête des militaires pour revenir à Dublith, dans le crâne de la petite Winry. Je n'en dis pas plus et je vous laisse découvrir le chapitre... Je vous souhaite une bonne lecture et je file dormir... (Enfin !)


Chapitre 35 : Confusions (Winry)

Le soleil n'était même pas levé quand je partis de l'hôtel, mon sac de voyage rempli de mon bric-à-brac de mécanicienne me sciant l'épaule, les yeux encore embués de sommeil. Je me mis en marche en laissant les pensées vagabonder. La gare n'était pas très loin et il suffisait d'aller tout droit le long de cette avenue pour l'instant déserte.

La veille, j'étais rentrée tard, incapable de cesser de discuter avec le prothésiste qui me racontait toutes sortes de choses passionnantes. Peut-être était-ce à force d'avoir travaillé dans les théâtres, mais il mettait de l'emphase dans tous ses récits et donnait un souffle presque épique à la moindre de ses anecdotes. J'avais donc passé des heures à l'écouter, d'abord en terminant de remonter les derniers éléments des automails, puis en réglant les tracteurs pour que les mouvements soient aussi fluides que possible, enfin, en sirotant un thé qu'il avait préparé pour nous deux. Je m'étais régalée de ses histoires rocambolesques mettant en scène des comédiens au caractère bien trempé, des changements de costumes acrobatiques, des décors en carton-pâte et des machines soufflant de la fausse neige.

J'avais enchaîné les fous rires, me laissant embarquer dans ce petit monde tourbillonnant en me demandant si c'était cette ambiance rocambolesque qu'Edward avait découverte au cabaret. Il ne s'en rendait pas compte, mais quand il parlait de son séjour à Lacosta, ses yeux brillants démentaient toutes les critiques qu'il pouvait en faire. D'ailleurs, s'il avait détesté ce souvenir autant qu'il le prétendait, il ne nous en aurait pas parlé durant une soirée entière, il ne nous aurait pas montré la photo de la bande en demandant si nous serions capables de le reconnaître. Même s'il nous avait juré qu'il était bien sur la photo, et que par déduction, nous avions pointé du doigt celle dont les cheveux étaient les plus clairs sur le cliché en noir et blanc, mon esprit refusait de croire que c'était bien la même personne.

Difficile de ne pas penser à lui. Je lâchai un soupir désabusé. J'essayais de me changer les idées, de découvrir des choses, de rencontrer des gens, mais je finissais toujours par repenser à cet ado aux cheveux blonds qui me compliquait tellement la vie.

J'arrivai dans la gare déserte, cherchai des yeux un guichet pour prendre mon billet.

Le quai était déjà affiché, je pris la passerelle construite au-dessus des rails vers la voie trois, sentant le vent frais du matin faire battre les pans de ma jupe. Le son métallique de mes outils qui s'entrechoquaient dans mes bagages résonnaient bruyamment au milieu de cette atmosphère fantomatique, et j'avais l'impression que les bourrasques poussaient le bruit que je faisais jusqu'à la ville.

Une fois arrivée à quai, je m'assis sur un des bancs en attendant le train, frissonnant dans mon manteau. Nous étions en octobre, et même dans le Sud, les nuits étaient redevenues fraîches. Les feuilles prenaient leurs teintes d'automne avant de tomber et se flétrir. Cette idée me rendait terriblement mélancolique. Je n'aimais pas trop l'hiver.

Je m'avachis sur le dossier, la mine un peu boudeuse, en repensant à Edward.

Je ne savais plus trop où j'en étais au juste. Je l'avais toujours adoré, même si mes marques d'affection passaient souvent par de la balistique de clés. Avant de quitter Resembool, je me faisais une joie de ce voyage, mais je devais avouer que malgré mes efforts, il était souvent désagréable avec moi. Avec tout le monde, d'ailleurs. Je l'avais rarement vu aussi agressif, et à ma grande honte, j'étais un peu soulagée de ne plus avoir à le côtoyer pendant quelques jours. De cynisme en disputes, j'avais l'impression qu'il était devenu impossible de lui parler simplement. Sa transformation ne devait pas être pour rien dans ce comportement, même si je sentais confusément qu'il n'y avait pas que ça. J'avais l'impression qu'il se détestait, et que son rejet s'appliquait aussi à tout son entourage. Que c'était pour cette raison qu'il cherchait aussi souvent à être seul.

D'ailleurs, quand j'avais téléphoné chez les Curtis, j'avais surtout discuté à Al. Il me parlait de tout et de rien, et m'écoutait patiemment quand je parlais à mon tour de l'avancée des travaux. Sa douceur avait quelque chose de profondément réconfortant.

Lui au moins, était égal à lui-même, pas comme Ed. J'avais été presque choquée, moi qui le voyais comme un bagarreur, certes, mais aussi un indécrottable optimiste, de le découvrir aussi sombre et renfermé. Il m'évoquait par moments ces animaux blessés qui refusaient qu'on les approche, même pour les soigner. Pourtant, je ne lui voulais aucun mal, au contraire. Mais il ne voulait pas de moi à ses côtés, et ça avait quelque chose d'humiliant.

Avoir passé un moment seule m'avait permis de prendre du recul, même si je continuais à ne pas trop savoir comment considérer la situation au juste. Comme un amour non réciproque, sans doute...


- Hello, je suis rentrée ! m'exclamai-je en entrant dans la boutique des Curtis, mon énorme sac de voyage sur l'épaule.

Il y avait quelques clients dans la boutique, une affluence normale pour un samedi matin, qui me regardèrent avec des yeux ronds en me voyant débarquer comme si j'étais chez moi.

- Bonjour Winry, répondit Izumi avec un sourire, tout en tendant la viande soigneusement empaquetée à un client. Ça fera 34 cents et 24 centiles. Tu sais, tu pouvais passer par le jardin, aussi. Voici la monnaie, bonne journée !

- Merci, vous aussi !

- Ce n'est que la deuxième fois que je viens, c'était plus facile pour moi de reprendre le même chemin, répondis-je en me grattant la tête avec un sourire avant de m'écarter prestement pour laisser partir l'homme qui repartait, son paquet sous le bras.

- Et pour vous, ce sera ? ajouta Izumi à la cliente suivante.

- Trois brochettes de veau mariné, trois brochettes de porc aux herbes et quatre saucisses.

- Vous faites un barbecue aujourd'hui, Madame Bliss ?

- Comment résister à un temps pareil ? répondit la femme avec un large sourire.

- Ne mangez pas trop, hein, il y a la fête des récoltes ce soir, j'espère bien vous y voir ! rappela la vendeuse avec un clin d'œil.

- Oh, nous y serons, ma fille ne loupera ça pour rien au monde, elle est tellement impatiente qu'elle a fini sa couronne de blé depuis une semaine au moins !

Izumi annonça le prix à la mère de famille en rangeant les pièces de viande empaquetées dans son filet à provision. La cliente paya puis repartit en la saluant chaleureusement, nous laissant seules un instant dans la boutique.

- Nous ne t'attendions pas dès ce matin, ajouta-elle en essuyant machinalement ses mains sur son tablier.

- Je me suis réveillée tôt, du coup j'ai pris le premier train, expliquai-je. J'avais tellement hâte de montrer à Edward ses nouveaux automails !

- Eh bien, tu as de la chance ! Les garçons se sont réveillés particulièrement tard, ils sont en train de préparer un brunch, tu vas pouvoir en profiter. Entre donc !

A ces mots, elle tira le portillon qui séparait l'étal de la boutique, m'invitant à passer derrière, ce que je fis sans trop me faire prier. Ainsi, je me retrouvai dans les coulisses, parmi les pièces de viande, jambons suspendus, hachoirs, trancheuses, couteaux. Les lieux étaient pourtant lumineux, sereins, et j'étais sûre que je n'avais rien à craindre d'Izumi… mais comme elle avait sorti de la chambre froide une carcasse qu'elle recommençait à débiter avec soin, le souvenir de Barry le Boucher me sauta au visage. Le froid, les cadavres rouges marbrés de graisse blanche, l'odeur métallique des outils et du sang, et je me retrouvai de nouveau envahie par la peur que j'avais ressentie le jour où je m'étais réveillée attachée, pendue à un crochet comme le morceau de viande que j'étais bien partie pour devenir. Je titubai, sentant presque les chaînes cisailler mes poignets.

Mon dos se heurta à la porte de la chambre froide, derrière moi, et je repris pied grâce au choc et au bruit de mes outils contre la porte de métal, réalisant que j'avais failli tomber. Alertée par le bruit que j'avais fait, la grande femme se tourna vers moi avec une expression surprise, et, il fallait l'avouer, inquiète. En voyant l'expression de mon visage, elle posa la lame qu'elle utilisait et s'approcha de moi.

- Ça ne va pas ? Tu es blanche comme un linge, fit-elle en se penchant vers moi.

- Je… Je… bafouillai-je, incapable d'expliquer ce souvenir qui m'avait brutalement assaillie et la terreur qui l'accompagnait.

Elle m'attrapa par les épaules et m'amena au siège le plus proche pour que je m'asseye, avec un geste doux mais une poigne d'une force hors du commun. Un peu sonnée, je me laissai porter, songeant de très loin que c'était peut-être cette sensation que les chiots avaient quand leur mère les prenait par la peau du cou pour les déplacer. Une force qui serait terrifiante si elle n'était pas aussi bienveillante.

Le temps que je reprenne pied avec la réalité, je me retrouvai avec un verre d'eau dans les mains, Izumi assise face à moi.

- Ça va mieux ? Tu as eu un vertige ? Tu manques peut-être de sommeil ?

- J'ai… oui, murmurai-je un peu confusément. Non. Peut-être…

Elle me fixa de ses yeux presque noirs, brûlante d'attention, et je sentis que je pouvais lui dire.

- Ici… ça m'a rappelé… le jour où j'ai été enlevée par Barry le Boucher, murmurai-je.

Izumi ouvrit des yeux ronds, puis son visage se teinta de tristesse.

- Je comprends mieux… Je suis désolée de te rappeler d'aussi mauvais souvenirs.

- Je… ce n'est pas votre faute, répondis-je avec un pauvre sourire.

Elle hocha la tête. Je bus le verre d'eau à grandes gorgées, ce qui calma un peu ma gorge asséchée par l'accès de peur, et levai les yeux vers elle.

- Ça va mieux… je me sens bête, maintenant, marmonnai-je en rougissant un peu. Est-ce que vous pourrez… ne pas en parler aux garçons ?

- Je comprends. Ça reste entre nous mais si tu as besoin d'en reparler, n'hésite pas, je suis là.

Je hochai la tête, rassérénée. Izumi était forte comme un ours, mais elle savait aussi être rassurante. Une vraie figure maternelle.

- Je vais aller dire bonjour aux autres, conclus-je en me forçant un peu pour retrouver le sourire léger que j'avais habituellement.

- Et manger un morceau, ça te fera sûrement du bien. Je finis de préparer cette pièce en attendant que Sig revienne de sa livraison, et je vous rejoins.

Je me levai, posai le verre vide sur la chaise, repris mon sac et le remis sur l'épaule avec le bringuebalement caractéristique des outils qui s'entrechoquent, puis me dirigeai d'un pas martial vers le couloir qui menait aux parties privées du bâtiment en tâchant de me faire une contenance pour ne pas inquiéter les deux frères. Après tout, Barry le Boucher était mort, Edward avait pu me le jurer. Je me demandais confusément si les Ed et Al avaient su se réconcilier après mon départ. Je l'espérais, il était rare que les frères Elric se boudent plus de quelques heures et cette situation inhabituelle me mettait mal à l'aise.

A quelques pas du seuil de la cuisine, je tendis l'oreille, entendant l'ombre d'une mélodie qui se mêlait au grésillement du bacon en train de cuire. Les deux frères étaient en train de préparer les œufs au bacon en chantant.

- Souviens toi… Était-ce mai, novembre…ici ou là ? Était-ce un Lundi ? Je ne me souviens que d'un mur immense...

Je m'approchai à pas de loup, ouvrant grand les oreilles et fermant la bouche pour les observer par la porte entrouverte. C'était un moment spécial. Mon dernier souvenir des frères chantant remontait à avant que leur mère ne tombe malade de la grippe de l'Est. Nous étions encore enfants à l'époque. Cette résurgence me semblait aussi fragile que précieuse, après des années de silences mornes et de cris de rage, il me semblait qu'une source cristalline jaillissait soudainement au bout d'un long chemin souterrain.

Je regardais Alphonse, mélangeant les œufs brouillés, ajoutant un peu de poivre au mélange, et songeais qu'il me paraissait un peu plus grand que je le croyais. Edward, lui, retournait les tranches de poitrine fumée en fredonnant, les yeux mi-clos. Cub était assis sur une chaise, à côté de la table, et les observait, parfaitement immobile, avec une expression émerveillée. Et je ne pouvais que le comprendre. Les paroles se déroulaient avec une facilité déconcertante, la mélodie de leurs deux voix s'entrelaçaient en canon avec une belle harmonie, et c'était comme si le fait de chanter transformait le moindre de leurs gestes en danse, en leur donnant un rythme et une douceur superbe.

Je m'accoudai au chambranle, et Cub tourna la tête vers moi dans une vivacité presque animale. Puis il me reconnut et me sourit, s'apprêtant à se lever pour me saluer. Je posai mon index sur mes lèvres pour lui faire signe de se taire, et ne m'avançai pas. Il s'immobilisa en me voyant faire.

Je pensais rentrer dans la pièce en m'exclamant, mais je ne pouvais pas. S'ils me voyaient arriver, ils interrompraient leur chant pour me parler, et je n'avais pas envie. J'avais l'impression que chaque syllabe m'apportait un peu plus de bonheur, ce bonheur émouvant qui fait monter les larmes aux yeux. Sans doute parce que je n'entendais pas si souvent de la musique, et parce que les personnes qui chantaient m'étaient chères, ce moment me semblait magique. J'avais l'impression qu'ils m'avaient détachée de la réalité et que je flottais dans un autre monde où le temps s'écoulait différemment, un monde où les paroles revenaient en cycle sans jamais nous abandonner, sans jamais nous lasser. J'aurais voulu que cela ne finisse jamais.

La voix encore enfantine d'Al, et celle, plus mature, plus vibrante, d'Edward, semblaient faites pour aller de pair, et on sentait, dans leur harmonie, dans leurs sourires complices, à quel point ils étaient proches, à quel point ils savaient fonctionner ensemble.

Au moins, j'ai la confirmation qu'ils se sont réconciliés.

En voyant Edward, qui avait retiré sa veste pour cuisiner plus à l'aise, penché sur le futur repas, souriant, avec un visage apaisé comme je ne l'avais pas vu depuis longtemps, je sentis mon cœur se serrer d'une émotion contradictoire. De l'amour, sans aucun doute, mais aussi de la tristesse. Il était beau, ses cheveux encore ébouriffés du réveil récent encadraient un visage fin, les lignes de ses épaules nues et ses vêtements noirs dessinaient une silhouette androgyne. J'étais sur le point de me dire qu'il était beau comme une fille, ce qui était, somme toute, très ironique.

Je me posais beaucoup de questions à son sujet. En le regardant, mon cœur battait un peu différemment, et cela faisait longtemps. Tellement longtemps que je ne savais pas au juste quand ça avait commencé. Tellement longtemps, tellement doucement, que je n'avais jamais trop pris le temps de le remarquer. Que je n'avais jamais vraiment pris le temps de m'avouer que je l'aimais. Mais en le regardant, en sentant mon sourire se dessiner malgré les larmes qui menaçaient de perler de mes yeux, je me rendis compte que c'était vrai. Peu importe comment au juste, je l'aimais.

Peut-être était-ce cette chanson, peut-être était-ce sa voix, peut-être était-ce le moment, mais je me sentis envahie d'un trop plein de tendresse. J'avais envie de serrer des deux frères dans mes bras, très fort, et de dire que je les aimais. Que je voulais rester à leurs côtés, et les écouter chanter, pour toujours.

Sans cesser sa mélopée, Edward éteignit sous la poêle et la prit pour l'apporter sur la table. En se tournant, le chant mourut sur ses lèvres qui tracèrent un fin sourire. Entendant qu'il s'était tu, Al cessa à son tour de chanter et tourna la tête dans la même direction après lui avoir jeté un coup d'œil. Son regard s'illumina à ma vue, et je lui rendis son sourire, sentant que même s'il avait cessé, leur chant continuait à flotter dans mon esprit, le rendant plus léger.

- Bonjour Winry !

- Bonjour les garçons ! répondis-je joyeusement avant de m'approcher pour les serrer, un dans chaque bras. Alors, je vois que vous vous êtes réconciliés, vous avez bien travaillé !

- Eh, ne nous parle pas comme si nous étions des gamins, se rebiffa Ed sans pouvoir s'empêcher de sourire.

- Franchement, se bouder pendant une semaine, c'est censé être mature ?

- Ça fait quelques jours qu'on s'est réconciliés, répondit Al en tempérant son frère.

- Tu aurais pu appeler avant de partir, on aurait fait plus à manger, grommela le petit blond.

- Ed, ne sois pas aussi grognon, on pourra toujours refaire des œufs si on a encore faim, corrigea son frère.

C'est ainsi que je m'attablai avec les deux frères et Cub, pour manger un abondant repas, mêlant tartines de brioche à la confiture, quartiers de pommes, œufs au bacon, sandwichs au jambon et au fromage. Je me régalai de roquefort sous les yeux atterrés d'Edward, leur racontant la fin de mon séjour à Rush Valley. J'étais restée assez longtemps sur place pour pouvoir explorer davantage la ville, et décidément, je m'y plaisais beaucoup, entre les rues de boutiques d'automails, la vallée en contrebas qui s'illuminait nuit après nuit, les montagnes aux multiples nuances d'ocre et la présence de mines apportant un matériau de premier choix au fabriquant. C'était d'ailleurs pour cela que la ville s'était spécialisée.

Il n'y avait pas que les automails, Rush Valley avait acquis une solide réputation dans le travail du métal en général, on y trouvait aussi deux grandes armureries, l'une étant la plus grande de la région, ainsi qu'une coutellerie particulièrement renommée. Pendant que le prothésiste s'était attelé à la tâche délicate du moulage des automails, j'avais passé une demi-journée dans leur magasin à leur demander plus de précisions sur le Wootz, un métal de qualité supérieure au damassé que je connaissais. Un travail long et minutieux, mais je rêvais de faire des pièces d'automails avec ce traitement. Outre la solidité qu'il procurait, les motifs formés étaient esthétiquement superbes. Je dus me mordre la langue pour ne pas proposer à Edward de lui réaliser un automail avec cette technique. Je ne lui avais pas posé celui que je venais de finir que j'avais déjà envie d'en faire un nouveau.

C'est ça qui fait de toi une bonne commerciale, on voit que tu es investie dans la qualité de ce que tu fais, avait dit Pinako quand elle m'avait vue proposer sans arrêt de nouvelles améliorations possibles à nos clients, qui acceptaient deux fois sur trois.

Les deux frères s'amusèrent de mon enthousiasme face à mon récit, se disant que décidément, j'étais une vraie fondue de métallurgie, et je leur répondis qu'il n'étaient pas mieux quand ils parlaient d'Alchimie, même si j'étais bien obligée d'admettre que leur enthousiasme était moins explicite.

- Mais du coup, je me demande si je ne vais pas essayer de rentrer en apprentissage chez l'un des artisans de la ville. J'ai discuté avec plusieurs personnes qui seraient intéressées.

- Cela ne posera pas problème à Pinako ?

- Ses problèmes de dos se sont bien calmés, donc elle arrive à s'occuper des opérations de maintenance. Et si vraiment il y a en a besoin, je pourrai toujours rentrer l'aider quelques jours. En tout cas, elle m'encourage vraiment à y aller.

- Ce serait bien pour toi, commenta Edward. Tu pourras vraiment progresser. Et puis tu auras sûrement plus de travail à Rush Valley qu'à Resembool, c'est quand même tout petit là-bas.

- Il y a eu beaucoup de blessés avec la Guerre Ishbale, tout de même, rappelai-je.

- C'est vrai.

- Du coup, tu comptes faire ça quand ? demanda Al d'un ton curieux.

- Je pense rester avec vous tant que vous êtes à Dublith, ça me laissera le temps de poser les automails d'Ed et de vérifier que tout fonctionne bien. Puis quand vous rentrerez, je ferai un bout de chemin avec vous et m'arrêterai là-bas.

- Je vois. Tu as pris ta décision, en fait, commenta-t-il.

Je cessai de beurrer mon pain, surprise. Je n'avais pas réalisé que mon esprit s'était déjà arrêté. J'avais mûri ce projet depuis tellement longtemps que je ne l'avais pas vu se concrétiser. A l'idée que cet espoir devienne une réalité, je me sentis envahie par l'impatience. D'un autre côté, je n'avais pas envie de ne plus être à leurs côtés. Je me demandais même si cette décision n'était pas un peu un moyen de compenser leur départ imminent. Je n'avais plus envie d'être seule avec Pinako à Resembool, loin de tout, à attendre de leurs nouvelles. Je voulais pouvoir m'activer, me rendre utile. Et apprendre des choses, encore et toujours !

- Oui, j'ai pris ma décision, répétai-je en hochant la tête.

Al eut un petit sourire, comme s'il était triste. Edward, au contraire, semblait enthousiaste. A ce moment-là, Izumi arriva dans la pièce et se précipita sur Edward qui s'apprêtait à vider ce qui restait de la poêle dans son assiette. Il lâcha les restes à contrecœur, car on ne désobéit pas à son Maître, surtout quand elle est affamée. Toutefois, il commenta avec amertume « je vous avais bien dit qu'il n'y en aurait pas assez ! » ce qui nous donna l'occasion de se moquer des capacités hors normes de son estomac. Durant tout le repas, Cub s'était contenté de nous observer en silence, visiblement content de vider son assiette et curieux de comprendre ce qui se cachait derrière nos dialogues légers. Le repas terminé, tout le monde se leva pour débarrasser la table. Cub rangea le pain et la brioche, puis alla secouer la nappe dans le jardin avant de la plier, tandis que les deux frères et moi nous attaquâmes à la vaisselle. Al lavait, Edward essuyait, et je rangeais. Très vite, la discussion dériva sur la chanson que j'avais entendue tout à l'heure.

- Oui, on en a parlé, et on s'est rappelé qu'on chantait plein de choses avec Maman quand on était gamins, du coup on essaye de retrouver autant de chansons que possible.

- Il y avait vent frais, vent du matin, Maudit sois-tu carillonneur, Tombe la pluie, Dans les lilas, et…

- Je ne me souviens pas des lilas, coupa Edward.

- Sérieusement ? Tu l'adorais, pourtant, fit Al d'un ton surpris.

C'était quelque chose d'étrange. Il semblait perdu dans notre présent, mais son amnésie l'avait laissé avec des souvenirs d'une précision presque photographique. Il se souvenait bien souvent de choses que moi ou Edward avions oubliées depuis longtemps.

- C'est quoi, les paroles de celle-là ? demanda le grand frère avec curiosité.

- Dans les lilas, refleuris, les oiseaux chantent, commença à chantonner le plus jeune. Merles, pinsons, rossignols, et mésanges…

- Ah oui, je me souviens !

- Li-lou, cuicuicui, Li-lou, cuicuicui, papillon s'envole et porte au vent ma gaie chanson.

Ils avaient chanté la dernière phrase à l'unisson. Ed secoua la tête avec un sourire désabusé.

- Je ne me rendais pas compte à l'époque, mais les paroles sont super cucul !

- C'est vrai ! Mais la mélodie est jolie.

- On la tente en canon ?

- Une fois à l'unisson, puis en canon ?

- Ça me va.

C'est ainsi que notre rangement se fit de nouveau en chanson. Les deux frères étaient parfaitement à l'aise, même si j'essayais de joindre ma voix à celle d'Edward, j'avais du mal à suivre, et je sentais bien que je ne chantais pas aussi juste. Je leur laissai les mélodies les plus dures et me contentait de les accompagner sur des canons plus faciles. Quand, après avoir chanté tous les trois tombe la pluie, d'abord à l'unisson, puis à deux voix, Edward me lâcha pour faire une troisième voix. Je fus tellement prise au dépourvu que je perdis toute contenance et me mis à détonner lamentablement, nous arrachant un fou rire. Je me sentais incroyablement bien, malgré le sentiment frustrant de gâcher un peu leur duo quand je m'immisçais dans leurs chansons. Quand ils commencèrent à chanter des choses plus complexes, j'abandonnai mes tentatives pour écouter le résultat.

Je repensai à l'idée d'un Edward, travesti, dansant dans un cabaret. Si l'aspect costume et féminité me paraissait être d'une absurdité hilarante, je devais admettre que le côté musical ne me surprenait pas vraiment. Même s'il avait mis sous cloche cette partie de sa vie durant des années, dans ma tête, il n'avait jamais totalement cessé d'être ce gamin chantant au milieu des herbes hautes.


Une fois le repas terminé, je m'étais mise d'accord avec Edward pour que nous fassions l'opération en début d'après-midi. Il n'était pas impatient de subir cette douloureuse opération, mais bien conscient que plus tôt je commençais, plus vite l'expérience serait terminée. Nous n'avions rien de prévu dans l'après-midi, la situation était donc idéale. Je commençai à sortir mes outils pour les stériliser en étudiant la pièce pour savoir comment organiser les lieux, quand quelqu'un frappa à la porte.

- Entrez !

Edward poussa la porte et s'avança dans la pièce avec une mine embarrassée.

- Ah, c'est toi Ed ? Il faut que je m'installe pour l'opération, tu as encore le temps de te préparer psychologiquement.

- Ah, d'accord, marmonna t'il d'un ton hésitant. Mais non, ce n'est pas pour ça que je venais te parler. En fait… je…

Il s'avança vers moi pour réduire la distance qui nous séparait et parler le moins fort possible.

- Est-ce que tu aurais des… Ouah qu'est-ce que c'est que ce truc ?! hurla t'il en bondissant en arrière à la vue du contenu de mon sac.

- Ça ? fis-je d'un ton surpris en extirpant la prothèse. C'est ton bras, voyons !

Edward me fixa quelques secondes avec une expression de méfiance intense, son regard allant de mon visage au bras factice que je tenais par le poignet. Puis il s'approcha avec précaution, pris l'automail pour l'étudier sous tous les angles.

- C'est tellement réaliste que ça en devient malsain… grommela t'il.

- Je vais prendre ça comme un compliment.

- Imagine que quelqu'un ait vu le contenu de ton sac, tu aurais pu finir au poste avant d'avoir compris !

- Mais non, ils auraient bien vu que ce n'est pas vrai ! Ne serait-ce qu'avec les fixations à la base ! répondis-je en désignant l'attache métallique qui allait me permettre de le fixer à l'épaule.

- Mouais.

Il y eut un silence, durant lequel Ed resta boudeur avant de se mettre à rougir progressivement.

- Au fait, si tu ne viens pas pour ton automail, c'est que que tu voulais me demander ? demandai-je candidement.

À ces mots, il rougit davantage. Je penchai la tête de côte, surprise de le voir mal à l'aise.

- Est-ce que tu aurais des serviettes ?

Il avait chuchoté la phrase en baissant les yeux, m'épargnant le besoin de demander des précisions. La situation me sauta en pleine face, et je réalisai brutalement, plus encore que quand j'avais sentis ses seins à travers son pyjama à l'hôpital que c'était vrai, qu'Edward avait maintenant un corps de fille. Je clignai des yeux trois fois, tandis que mon cerveau peinait à assimiler l'information, encore plus à lui répondre.

- Oh, fis-je simplement, augmentant son embarras. Euh… oui, j'en ai… Je… je te passe ça, bredouillai-je en farfouillant dans mon grand sac.

Je profitai d'avoir le nez dans mes affaires pour laisser l'incrédulité envahir mon visage. Je n'avais pas réfléchi que c'était aussi ça. Toutes les remarques que j'avais fait à propos de ses tendances à se travestir, les taquineries que je croyais légères me revinrent et me firent sentir mal. J'avais blagué à ce sujet comme si ça n'était pas vraiment réel, parce que je ne voulais pas que ce soit réel. J'avais beau le savoir, une partie de moi refusait d'accorder à ce fait sa véritable importance. Sa potentielle irréversibilité.

J'attrapai le paquet et le tendis à Edward avec un sourire maladroit.

- Tiens, prends tout, je pourrai en racheter pour moi

- … Merci, bredouilla-t-il. Ça m'arrange beaucoup.

Il repartit en catimini, visiblement mal à l'aise d'avoir ça entre les mains.

- Ed, attends !

Il se retourna vers moi, tandis que je fouillai dans mon sac pour lui tendre une plaquette de médicaments.

- Des antidouleurs que j'ai trouvé à Rush Valley. Prends en un maintenant, je t'opère dans une heure à peu près. Ça ne suffira pas à ce que tu ne sentes rien, mais ça devrait rendre l'opération plus supportable.

Il me regarda, surpris, et s'approcha pour prendre les médicaments que je lui tendais.

- C'est la première fois que tu me files un truc comme ça, marmonna-t-il.

- C'est un fabriquant qui me l'a conseillé pour la pose des automails, apparemment, c'est plutôt efficace.

- Hum… ça contient pas des trucs bizarres ?

- Quelle méfiance ! si tu n'en veux pas, rends-les moi ! fis-je avec un peu de dérision.

Il raffermit aussitôt sa prise, ma remarque l'aidant à se décider, et hocha la tête, encore un peu gêné.

- Merci, marmonna-t-il.

Et moi, en regardant sa silhouette refermer la porte derrière lui, je me pinçai les lèvres tandis que mon cœur se serra.

J'étais amoureuse d'Edward, je le savais parfaitement. Des fois, cette situation me mettait en rage tant il pouvait être indélicat avec moi. Je m'étais toujours dit qu'un jour, il le réaliserait, qu'on on se marierait et qu'on vivrait ensemble, heureux. J'avais pris soin d'éluder qu'à force qu'il soit absent, je ne le connaissais finalement pas si bien que ça, et qu'avec son caractère, il ne cesserait pas si facilement de courir par monts et par vaux. Que peut-être, les choses n'étaient pas aussi simples, et que ce scénario était finalement très naïf, surtout vu la situation dans laquelle il était à présent. Qu'être transformé en fille, ce n'était vraiment pas rien. Ce n'était pas quelque chose qui pouvait changer si facilement.

Et s'il ne retrouvait jamais son corps d'origine…

Qu'étais-je censée faire ?

J'étais encore en train de méditer sur cette inquiétante question quand quelqu'un toqua à la porte, me tirant de mes réflexions. Cette fois-ci, ce fut la frimousse d'Alphonse qui se glissa dans l'entrebâillement.

- Winry ?

- Oui ?

- Je peux t'aider ? Pour l'opération ?

Je le regardai d'un air interdit. Ne voulant pas me lancer dans une dispute, je pris le parti de gagner du temps en contournant la question.

- Oui, tu peux m'aider à mettre le lit au milieu de la pièce, lançai-je.

Il hocha la tête et s'avança vers le pied du lit pour le déplacer. À deux, cela se fit très facilement. Il m'amena ensuite la table de nuit à côté, pour que je puisse y disposer mes outils et travailler à l'aise. Je lui demandai de me donner telle ou telle clé à molette, et fus surprise de constater qu'il connaissait si bien mon matériel que j'avais à peine besoin de lui préciser de quel élément je parlais pour qu'il le trouve. Il ne connaissait pas forcément les noms, mais presque toujours leur usage. Il me fallut un moment pour réaliser que ces connaissances, il les avait sans doute tirées de ces longs moments de silence observateur passés à mes côtés tandis qu'il attendait le retour de son frère.

Il avait sans doute trompé son ennui en m'observant travailler… et il en avait retenu des choses. Même si c'était sans doute pour passer le temps, cela me toucha de penser qu'il avait été aussi attentif à mon travail.

Avec son aide, il ne fallut qu'une vingtaine de minutes de minutes pour terminer de tout préparer. Je finis donc par me retrouver sans savoir quoi dire, redoutant la demande qu'il s'apprêtait à faire.

- Je veux t'aider pour l'opération d'Edward, lança-t-il d'un ton résolu.

- Al… tentai-je.

- Je sais ce que tu vas me dire, tu vas m'expliquer que c'est une mauvaise idée et sortir des dizaines d'arguments.

Et voilà, on y était. J'avais l'impression de revivre ce séjour à l'hôpital, alors qu'Edward était terré au fond de son lit, encore sous le choc de sa transformation. Le regard emprunt de reproches de son petit frère était le même qu'à ce moment-là. Il demandait à être traité en égal, à ce qu'on lui permette d'être présent et de se rendre utile. Il avait bataillé pour que je lui permette de m'aider pour l'opération d'Edward, insistant avec beaucoup de persévérance, et je lui avais refusé, tout aussi résolue. Edward allait mal, et leur relation était compliquée, l'idée que son frère le voie sous un jour aussi peu reluisant me paraissait mauvaise. La pose d'automails était toujours un moment douloureux, brutal, parfois même sanglant, quand on devait fixer les ports à même le corps et raccorder les connections nerveuses. C'était le cas la dernière fois, et faute de savoir comment Alphonse réagirait face à cette vision, j'avais préféré demander à Joëlle, une des infirmières qui s'était occupée d'Edward, et dont la gentillesse égalait la poigne, pour pouvoir refuser fermement l'aide du jeune frère.

Bref, j'avais tenu bon pour ne pas laisser une situation potentiellement désastreuse d'arriver. En revanche, cette fois-ci, je sentis très vite que j'allais perdre le duel.

- Mais la situation n'est pas la même que la dernière fois, et tu le sais bien, continua-t-il d'un ton posé, presque mature. Ed était encore sous le choc, et moi aussi, c'est vrai… Nous avons tous les deux eu le temps de nous remettre de nos émotions depuis. Cette fois-ci, l'opération est beaucoup moins lourde, tu l'as dit toi-même, il n'y a presque rien à faire au niveau des ports. Je comprends bien que tu m'aies refusé d'assister à l'opération parce que tu avais peur que ça me choque, mais souviens-toi qu'à mon âge, tu opérais déjà Edward. Ne t'inquiète pas pour moi, ce n'est pas ça qui va me bouleverser. Je sais que ce n'est pas facile, mais justement, je veux être là pour vous aider, Ed et toi. Ici, tu n'as pas d'infirmière prête à te prêter main forte, Sig et Izumi sont trop occupés par la tenue de la boutique et la présence de Cub, et avec le secret de son corps, on ne peut pas demander à n'importe qui…

Là-dessus, il marquait un point. Je n'avais jamais fait d'opération totalement seule, et même s'il n'y avait pas de raisons que ça se passe mal avec l'expérience que j'avais, l'absence de Pinako me stressait toujours un peu. Joëlle avait une personnalité rassurante qui m'avait redonné confiance quand j'avais dû agir sans ma grand-mère, mais elle non plus ne pouvait pas m'aider aujourd'hui.

- Je… soupirai-je, cherchant quel argument opposer pour continuer ma phrase, sans grand succès.

- Je ne dis pas ça pour te mettre mal à l'aise, ou faire un caprice, mais pour vous aider, tous les deux, fit Alphonse avec une voix basse, ses yeux résolument plantés dans les miens.

Sa voix douce et la sincérité avec laquelle il avait prononcé ces mots effacèrent mes dernières réserves.

- Je sais bien que tu le cherches pas à m'embêter, répondis-je avec un soupir. Tout ce que tu me fais remarquer est juste. C'est juste que…

- … C'est juste que n'as pas vraiment confiance en moi, murmura Alphonse.

Sa phrase me fit un coup au cœur. J'aurais voulu pouvoir trouver une autre justification, mais je me rendis compte que tout ce que je faisais depuis tout à l'heure, c'était me chercher des excuses, et qu'il avait tapé juste. Son visage se rembrunit quand il lut une confirmation de ses paroles dans mon expression désarçonnée. Je me sentis tellement honteuse que je baissai les yeux. Si dans une situation similaire, Edward m'avait proposé son aide, est-ce que j'aurais refusé comme ça ? Probablement pas, si j'étais honnête avec moi-même. Il n'avait pas posé la question, mais j'avais tout de même senti son reproche à travers sa remarque. Il m'avait prise en flagrant délit. Je n'avais pas réalisé à quel point je les traitais différemment l'un de l'autre et j'en pris brutalement conscience Je savais pourtant qu'il était fiable et attentif, j'en avais eu la preuve durant les préparatifs. Je songeai alors que si Al avait de la rancune envers moi, je l'avais définitivement méritée.

- Edward est d'accord pour que je sois là, continua-t-il d'une voix morne. Je lui ai déjà demandé son avis.

Je hochai la tête sans répondre. Le calme dont il faisait preuve me faisait sentir encore plus mal à l'aise. Pour le coup, j'aurais presque préféré qu'il se mette en colère contre moi.

- D'accord, murmurai-je, la gorge nouée.

Il hocha la tête, comprenant que j'avais – enfin – accepté son aide. La victoire avait sans doute un goût amer. Il y eut un moment de flottement gêné, une hésitation, puis il lâcha un petit soupir et se dirigea vers la porte.

Je ne voulais pas terminer la conversation comme ça. Sans trop réfléchir, je happai sa manche de ma main droite pour le retenir. Il tourna vers moi un visage marqué par la tristesse, et je me rendis compte que je ne savais pas quoi lui dire pour me rattraper.

- Je suis désolée, tentai-je en désespoir de cause.

- Ce n'est pas de ta faute si je ne te donne pas confiance. Mais j'espère que ça changera, ajouta-t-il en esquissant un pauvre sourire.

Je me mordis la lèvre, embarrassée. J'avais l'impression que les rôles étaient inversés, que c'était moi l'enfant et que lui me regardait du haut de sa maturité.

- Je vais prendre un peu l'air dans le jardin, je suppose qu'Edward y est aussi. Appelle-nous quand tu es prête à démarrer l'opération.

- D'accord, murmurai-je.

Il se dirigea de nouveau vers la sortie, et je laissai sa manche échapper à ma prise. Il partit sans un mot de plus, refermant soigneusement la porte derrière lui sans même la claquer, me laissant seule avec ma conscience.


L'opération elle-même ne dura pas très longtemps, contrairement à la dernière fois où j'avais dû démonter la quasi-totalité de ses anciens ports d'automails. J'avais pu constater que le métal, dégradé par une transmutation particulièrement destructrice, s'effritait presque sous mes doigts. J'avais dû opérer en profondeur pour retirer les pièces ruinées et les remplacer par une nouvelle structure métallique à même le corps, puis en raccorder les membres de métal.

Cette fois-ci, je n'avais qu'à remplacer quelques pièces sur la base avant d'y connecter les automails. Tout en travaillant, je secouai la tête, repensant qu'Ed avait quitté son lit d'hôpital pour se promener – et se battre – quelques heures à peine après une opération pareille… Le temps n'avait pas réussi à effacer mon incrédulité à ce sujet. Qu'il n'ait pas eu de séquelles après cette mésaventure était de l'ordre du miracle.

On était bien loin de la tension de la dernière fois, avec ses hurlements de douleur et un travail qui semblait interminable. Avec les antalgiques qui m'avaient été conseillés, Edward ne sentait presque aucune douleur, même s'il le payait par une forte somnolence et quelques nausées… Il était un peu grognon, pour des raison évidentes, mais le calme qui régnait me permit de travailler vite et précisément, ce qui me soulagea pas mal. Alphonse, quant à lui, était d'une efficacité irréprochable, obéissant à mes ordres comme un parfait assistant, ne parlant que pour demander une précision technique ou répondre à son frère. Son comportement et sa sérénité me prouva à quel point j'avais eu tort d'essayer de le pousser sur la touche, et j'en avais presque l'estomac noué sous le coup de la culpabilité. J'avais honte qu'il ait eu besoin de me faire réaliser la méfiance dont je faisais preuve à son égard pour que j'accepte enfin son aide aujourd'hui. Et même s'il n'était pas hostile, son silence concentré avait un petit quelque chose de froid et pesant.

Je le regardai du coin de l'œil tandis qu'il finissait de revisser la plaque supérieure qui dissimulait la fixation sur l'avant de la cuisse, et songeai que contrairement à ce que je me disais, il avait changé. Il me tendit le tournevis avec un sourire désabusé.

- Je ne suis pas sûr d'avoir suffisamment serré, il vaut mieux que tu vérifies, c'est toi l'experte.

Je testai le serrage et tournai les vis d'un quart ou demi-tour supplémentaire, guère plus.

- On en a fini avec la partie métallique, annonçai-je à Edward qui répondit par un grognement.

Après cela, il n'y avait plus qu'à rabattre le recouvrement sur le métal pour le dissimuler, et appliquer une colle spécifique que le prothésiste m'avait confiée pour fixer la pellicule à même la peau. Comme c'était mon premier essai, mon travail fut un peu maladroit et la démarcation resta tout de même très visible. Peu importait, puisque l'opération devrait être répétée régulièrement à cause du renouvellement le de peau. Malgré un travail imparfait, le résultat était tout de même impressionnant. Cet aspect très similaire à une véritable peau, et pourtant pas identique me laissait un léger sentiment d'anormalité que je trouvais paradoxalement agréable.

En revanche, quand Edward commença à bouger ses doigts pour vérifier que tout fonctionnait, Al eut un mouvement de recul, visiblement mal à l'aise face à cette main qui y ressemblait tant sans en être vraiment une. Edward se rassit, un peu groggy après l'opération, et ramena son bras droit vers lui d'un geste un peu maladroit pour voir le résultat.

- C'est trop bizarre… marmonna-t-il d'une drôle de voix, avant de commencer à triturer sa main droite de sa main gauche. C'est tout mou…

- C'était le but en même temps, rappelai-je.

- Mais j'ai plus l'habitude d'avoir une main droite toute molle comme ça, répondit-il d'un ton un peu lointain qui ne lui ressemblait pas. Et regarde, Al, j'ai même des ongles. Des ongles quoi ! C'est dingue…

Al se pinçait les lèvres pour ne pas rire en voyant son frère parler comme ça, et je devais avouer que moi-même, j'avais un peu de mal.

- Bon, ça demandera un peu d'entretien, il faudra dissoudre la colle avec une solution alcoolisée avant de nettoyer la surface et recoller de nouveau, tous les cinq jours à peu près.

- J'arrive pas à savoir si je trouve ça génial ou dégueulasse, murmura Edward en contemplant les mouvements de son pied gauche avec une expression fascinée, visiblement indifférent à ce que je lui disais.

J'échangeai un long regard avec Al qui se fit le miroir de mon inquiétude.

- C'est moi ou il plane un peu ? murmura le cadet.

- … Euh… ouais. C'est peut-être un effet secondaire du médicament que lui ai passé, avouai-je avec une pointe d'embarras.

- Ah mince… il réagit mal aux médicaments, ça lui fait souvent des effets secondaires assez violent.

- La prochaine fois, dis-moi ce genre de choses avant, soupirai-je.

- La prochaine fois, pose-moi la question, répondit-il du tac au tac. Comment veux-tu que je devine que tu avais prévu des médicaments si tu ne me le dis pas ?

- Ne vous disputez pas…

Al et moi tournâmes de yeux stupéfaits vers Edward. Depuis quand c'était lui qui essayait de calmer les conflits ? Sans trop réaliser à quel point il nous avait surpris, il se frotta le visage d'une main lourde.

- Ça va, Ed ? demanda son frère d'un ton plein de sollicitude.

- Huh, pas trop… j'ai un peu la gerbe en fait. Et une furieuse envie de dormir…

- Tu devrais te reposer après l'opération, c'est normal d'être un peu fatigué, fit Al d'un ton rassurant en calant un peu mieux l'oreiller d'Edward. Tu n'as qu'à dormir un peu et nous rejoindre quand tu es en meilleure forme, d'accord ?

Celui-ci hocha la tête et se rallongea avec une obéissance qui ne lui ressemblait pas.

- …OK, murmura-t-il. Le lit tangue, ou c'est juste moi ?

- … C'est juste toi, répondis-je d'un ton hésitant.

- Winry… C'est pas ton médoc de merde qui fait ça ? grommela Edward.

Je toussotai, gênée en sentant les regards peser sur moi.

- C'est possible, avouai-je.

- Il y a quoi dans le truc que tu lui as donné ? demanda Al.

- Euh, c'est un antalgique puissant, fis-je. Je.. je crois qu'il y a un dérivé de la morphine dedans.

Le cadet de regarda avec des yeux ronds.

- De la morphine ? ! Tu te rends compte que tu l'as drogué ?!

- Je… je suis désolée, on m'a dit que c'était super efficace, bredouillai-je, complètement prise en faute.

- Au moins, j'ai pas mal, marmonna Edward d'une voix un peu pâteuse. C'est que ça marche…

Il avait prononcé cette phrase les yeux fermés, et sa respiration ralentit encore, comme s'il s'était endormi juste après avoir parlé. Al et moi quittâmes la pièce à pas de loup, afin de ne pas l'empêcher de se reposer par une éventuelle dispute. Une fois la porte refermée, je craignais qu'Al m'engueule, et il aurait sans doute eu raison de le faire. Je me sentais terriblement coupable.

- Je propose qu'on aille jeter un œil régulièrement, le temps que l'effet du médicament se dissipe, fit-il d'un ton sérieux. Je ne pense pas qu'il y ait de problème, mais on ne sait jamais.

- Oui. Je suis désolée, couinai-je.

Al me regarda, haussa les épaules d'un air las.

- La prochaine fois, demande, répondit-il simplement.


Je restai nerveuse toute l'après-midi, mais la surveillance que j'avais partagée avec son frère s'avéra peu utile. Edward s'était rapidement endormi et ronfla comme une scie à bûche durant le gros de l'après-midi. Sa somnolence était manifestement un effet secondaire du médicament que je lui avais fait prendre. L'après-midi se déroula mollement, me laissant dans un état inactif qui m'était tellement inhabituel que j'en étais perdue. J'aurais préférée être occupée, pour ne pas laisser de places aux questions qui tournaient dans ma tête, sur mes sentiments envers l'adolescent, la culpabilité que j'avais face à Al, et la honte d'avoir donné un médicament sans prendre les précautions qui s'imposaient.

Al, une fois rassuré sur le sort de son frère, avait trouvé comment s'occuper en essayant d'apprendre à Cub à lire et écrire. L'enfant s'amusait manifestement à reproduire les lettres qu'Alphonse lui montrait et à le répéter, mais on voyait bien au regard de son professeur que quelque chose n'allait pas. Il continua pourtant à faire de son mieux, jusqu'à ce que l'enfant se lasse de ce jeu et finisse par montrer clairement son désintérêt. Il le laissa partir, et je suivis des yeux l'enfant qui partit cavaler vers l'arrière-boutique, sans doute par envie de voir Izumi.

Je m'approchai de lui et m'adossai sur le bord de la table ou il s'était accoudé avec une expression dépitée.

- Ça ne va pas ?

- J'essaie de lui apprendre à lire, mais on dirait bien que je n'arrive pas à lui faire prendre conscience du sens de l'écriture. Pour lui, c'est juste un jeu, pas un langage… c'est frustrant.

- Mh… il a besoin de temps je suppose… répondis-je d'un ton songeur. Mais pourquoi tu prends ça autant à cœur ?

- J'essaie de me rendre utile, murmura-t-il.

Sa phrase me rappela ce qu'il m'avait dit tout à l'heure, et je me sentis de nouveau coupable. Obnubilée par Edward, je n'avais pas pris le temps de réfléchir à ce qu'Alphonse pouvait ressentir, balancé au milieu de ce chaos… jusqu'à ce qu'il me le fasse remarquer.

- Je comprends… Je suis désolée pour la conversation de tout à l'heure…

- C'est rien, marmonna-t-il d'un ton un peu pensif, le menton dans sa main.

- Je t'ai sous-estimé… tu as été un assistant irréprochable.

Je vis ses yeux s'agrandir et ses joues rosir, mais il garda une expression un peu renfrognée avant de tourner la tête.

- … Merci.

Je souris, un peu soulagée. Au moins, j'avais pu le lui dire. Je regardai le vaisselier qui flanquait le mur devant moi et repensai à Edward et à son changement d'humeur radical en mon absence. C'était tellement marqué que je ne pus pas m'empêcher d'en parler.

- En tout cas, le comportement d'Edward, entre mon départ et aujourd'hui, c'est le jour et la nuit. C'est de s'être réconcilié avec toi qui l'as mis d'aussi bonne humeur ?

- Va savoir… marmonna-t-il.

Sa réponse me surprit. Cela me paraissait tellement évident que je ne comprenais même pas sa réponse. Après un moment d'hésitation, je décidai de tapoter son épaule du bout de l'index pour qu'il tourne la tête vers moi.

- Hé, ne me dis pas qu'il t'as transmis sa mauvaise humeur en s'en débarrassant ? fis-je d'un ton léger, espérant qu'il me détromperait.

- Non, c'est pas ça. C'est juste que… Enfin…

Je l'écoutai sans piper mot tandis qu'il s'empêtrait dans des débuts de phrase en rougissant, me demandant si je devais reprendre la parole et cesser de le laisser patauger. Le silence retomba maladroitement dans la pièce, puis sa voix s'éleva de nouveau.

- Je me suis rendu compte de quelque chose, à propos d'Edward… plusieurs choses, d'ailleurs. Enfin, il y en a une, surtout, qui est importante, mais je ne sais pas comment lui en parler.

- Pourquoi ?

- J'ai peur qu'il se mette dans une colère noire si je le lui annonce, murmura Alphonse, les yeux baissés sur les feuilles où Cub avait tracé des caractères maladroits.

- À ce point ?

- Oh oui… je crois que moi-même, j'aurais du mal à garder la tête froide à sa place… Mais du coup, je ne lui ai pas encore dit.

- Et c'est important ? demandai-je, brûlante de curiosité mais n'osant pas lui demander explicitement de raconter ce qu'il avait découvert.

- Très important, oui. Ça concerne son corps, enfin… en partie.

Il se tut de nouveau et leva vers moi un regard hésitant, comme s'il n'était pas sûr d'avoir le droit de m'en parler. Puis son besoin de vider son sac repris le dessus et il recommença à parler en chuchotant presque.

- Hier, quand on est allés sur l'île de Yock avec Izumi et Cub, il a fait l'idiot et a fait chavirer la barque. Du coup, on a fini trempés, une fois sur la rive, on a allumé un feu pour se réchauffer et faire sécher nos vêtements. Et là, en fait…

La porte s'ouvrit bruyamment avant que j'aie pu deviner où il voulait en venir, et Edward entra avec une expression pâteuse et vaguement grognon. Manifestement, la sieste était terminée.

- Winry ! s'exclama-t-il en tendant vers moi un index accusateur. Tu m'as drogué ! !

- Je ne t'ai pas drogué, répondis-je maladroitement, c'est toi qui a réagi bizarrement au médicament.

- Réagi bizarrement ? Tu m'a filé de la morphine ! J'ai tout entendu !

- Un dérivé… rectifiai-je dans une tentative de ne pas perdre la face.

Malgré l'accusation, je me sentis un peu soulagée. Il était revenu à son état normal, celui du gueulard énergique.

- Mais tu n'avais pas mal, non ? fit remarquer Alphonse, prenant ma défense.

- Non, j'avais pas mal, mais j'avais la gerbe, et j'ai dormi quatre heures ! C'est limite pire !

- Au moins, le médicament a été efficace…

- Si c'est pour me transformer en abruti, je préfère encore me passer de médicament et avoir mal. Ce truc, c'était pas naturel

- Ok, désolée, je ne pensais pas que ça te ferait un effet pareil, avouai-je en hochant la tête. Je ne t'en proposerai plus dans ce cas-là.

- Ouais. De toute façon, j'en prendrai plus, répondit-il d'un ton buté. Jamais.

Et voilà, il est de nouveau égal à lui-même. Ça n'aura pas duré longtemps finalement, pensai-je avec un sourire dépité. Il était resté à l'entrée de la pièce, visiblement prêt à s'indigner et pris au dépourvu de rencontrer aussi peu de résistance.

- Désolé, couinai-je, la gorge un peu noué.

- Nan mais maintenant que je sais que mon amie d'enfance est du genre à me donner des trucs pas nets, je n'avalerai plus rien de ce qu'elle me donne, grommela-t-il avec un air sévère dans lequel je décelai tout de même un peu de dérision.

- Bon, je crois que je vais me faire un café pour réveiller, je me sens encore pâteux après cette sieste... Qui d'autre en veut ? Fit-il pour clore le sujet.

Je levai la main, tandis qu'Al secoua négativement la tête. L'aîné commença à faire chauffer l'eau. Observant d'abord sa silhouette de dos, mon regard glissa vers l'horloge accrochée en hauteur. Il était déjà tard.

- Vous savez à quelle heure Izumi compte fermer sa boutique ce soir ? demandai-je, en sentant que je commençais déjà à avoir faim.

- Dix-neuf heures, non ? fit machinalement Alphonse.

- Mais non, elle avait parlé de fermer une heure plus tôt, vu qu'il y a la fête des vendanges ce soir, rappela Edward en tournant la tête avec un sourire. J'ai trop hâte d'y aller d'ailleurs !

- Tu ne devrais pas te reposer après l'opération ? demanda Al, comme s'il avait lu dans mes pensées.

- Ça va, j'ai déjà dormi presque toute l'après-midi, je suis comme neuf. Je pourrais vous faire un triple salto sans broncher !

- Tu n'es pas obligé non plus, murmurai-je, ne force pas trop s'il te plaît.

Il me regarda avec des yeux ronds, sans doute parce qu'il était plus habitué à ce que je le menace plutôt que lui demander gentiment. Mais jusque-là, ça n'avait jamais été très efficace, alors…

- … Me regarde pas avec cette tête-là, une tasse de café et je serai en pleine forme. Je ne compte pas forcer sur les automails, après tout, il n'y a pas de raison !

Je déglutis, me demandant si ce n'était pas ce genre de remarques légères qui annonçaient les catastrophes. C'était peut-être stupide de ma part, mais après tout, avec les Homonculus qui rôdaient et la capacité des deux frères à se créer des ennuis, on ne pouvait jamais être sûrs de rien. Même si le quotidien s'écoulait de manière relativement paisible, je ne pouvais pas m'empêcher de me dire confusément qu'à un moment donné, cette illusion de paix allait voler en éclat. Quand, comment, je n'en savais rien… mais ça allait arriver un jour ou un autre.

- Eh, ne fais pas cette tête-là Winry, réjouis-toi plutôt de pouvoir aller à la fête ! Ça fait une éternité qu'on a pas eu l'occasion de passer un moment de ce genre tous les trois !

Je ravalai mon angoisse et leur sortis mon meilleur sourire. Ils avaient raison. Je les savais assez sensés pour s'inquiéter des menaces qui pesaient sur nous. Il semblait qu'Edward en avait pris l'habitude et avait appris à continuer à vivre, tâchant de prendre en compte le proverbe « s'inquiéter, c'est souffrir deux fois ». Ainsi, malgré cette petite pointe d'angoisse qui me tenaillait en permanence depuis qu'ils m'avaient appelée pour venir à Central-city pour opérer Edward, je me promis d'apprécier l'instant.


Après la fermeture de la boutique et l'effervescence des préparatifs, c'est tous ensemble que nous partîmes pour la fête. La nuit était tombée depuis peu quand nous arrivâmes sur les lieux. Un peu à l'écart de la Mairie, dans le jardin qui se trouvait derrière, avaient été installées des tables de fortune, composées pour certaines de vieilles portes posées sur des tréteaux et recouverts de rideaux en guise de nappe, décorées de gerbes de blé séché et de grappes de raisin que certains ne se privaient pas de picorer. Les personnes qui posaient verres et assiettes devaient développer des trésors d'ingéniosité pour les installer sans qu'ils ne perdent l'équilibre à cause des moulures du bois sous le tissu. Pour cette raison sans doute, beaucoup d'entre eux avaient pris le parti de garder leur assiette sur leurs genoux et mangeait en discutant, formant des cercles improvisés.

A peine arrivés, une femme aux cheveux bruns et tirebouchonnés nous fit de grands signes de main pour que nous nous approchions. Je me retrouvai bien vite avec une assiette creuse dans une main, une choppe ébréchée dans l'autre.

- Vous pouvez vous servir ici pour les jus de fruit, le cidre et la bière. Là-bas, il y a du vin aux épices et du planteur. Franchement, le planteur, c'est une tuerie ! fit-elle en faisant mine de s'embrasser le bout des doigts Ah, et vous avez un buffet froid là-bas, les pommes de terre sous la cendre et les cochons à la broche sont tout au fond du jardin.

- Oh bon sang, du cochon à la broche, s'exclama Edward en salivant à ses mots. Rien que pour ça, je suis content d'être venu !

Izumi s'arrêta pour discuter avec la personne qui nous avait parlé, mais nous trois, négligeant les alcools et la politesse, nous nous dirigeâmes sans attendre vers le feu qu'elle nous avait désigné. Des guirlandes de lampions multicolores avaient été tendues entre les arbres et éclairaient les silhouettes d'une lumière diffuse. Pas très loin du feu, une piste de danse avait été montée, et des musiciens accordaient leurs instruments. Le lieu était différent, mais l'atmosphère qui se dégageait des préparatifs était exactement la même que lors de nos fêtes à Resembool.

Une fois nos assiettes bien remplies, nous nous assîmes sur un banc près de la piste pour profiter du concert qui allait commencer. Beaucoup de jeunes filles avaient mêlé des épis de blé dans leurs cheveux tressés et portaient des robes à larges jupons. En voyant comme elles étaient jolies dans leurs costumes de fête, je me sentis un peu jalouse. Je portais mes vêtements habituels, une jupe noire, un débardeur et une veste. J'avais bien tenté de faire un efforts en me maquillant, mais je me sentais bien banale au milieu de ces filles habillés de couleurs vives. Et même mes plus jolies robes, restées à Resembool, auraient fait bien pâle figure.

- Eh, tu devrais porter une couronne de blés, toi aussi, fit remarquer Alphonse.

- C'est vrai que ça t'irait bien, commenta Edward en tournant la tête, levant les yeux vers le sommet de mon crâne.

- Mais, je n'en ai pas, et puis je n'ai pas de vêtements pour aller avec de toute façon, bafouillai-je, embarrassée de l'attention dont ils faisaient preuve tout à coup. J'aurais l'air ridicule !

- Mais non. Allez, on va arranger ça. On est des alchimistes, après tout ! fit remarquer Edward avec un grand sourire.

Al délaissa son assiette entamée pour aller récupérer des épis ici et là, et s'appliqua à tracer un cercle pour les transmuter en couronne. En quelques minutes, l'affaire était pliée.

- Tiens !

Un peu embarrassée, je pris le cadeau et le posai sur mes genoux le temps de détacher mes cheveux et de la mettre sur ma tête. La sensation était étrange, à la fois légère et lourde, et certains endroits me grattaient un peu. Malgré tout cela, j'étais plutôt contente de cette attention.

- Alors, j'ai l'air de quoi ? D'une imbécile, non ?

- Non, tu es belle, répondit Alphonse spontanément.

J'aurais bien aimé qu'Edward me dise la même chose, mais il s'était contenté d'un sourire satisfait en me voyant. Je me remis à manger, mes cheveux cascadant sur mes épaules et trempant dans le jus du cochon grillé. Je les rabattis sur mon épaule en râlant.

- Voilà pourquoi je n'aime pas avoir les cheveux détachés !

Nous finîmes notre assiette en discutant et riant pendant que les gens commençaient à danser. Izumi nous rejoignit, Cub collé à ses talons, et commenta d'un ton amusé ma couronne.

- Veux-tu que je te coiffe ? proposa-t-elle.

- Pourquoi pas ?

Elle s'installa derrière moi et commença à me tresser les cheveux. Je devais avouer que je serais plus à l'aise pendant la soirée si les mèches ne s'emmêlaient pas et ne traînaient pas partout. Pendant ce temps, les musiciens jouaient une valse, comme pour s'échauffer. Guitare, accordéon et violon s'étaient rassemblés autour d'une lampe tempête, qui éclairait leurs partitions avec un peu plus de puissance que les lampions aux flammes vacillantes. Les musiciens s'échangeaient des coups d'œil complices, heureux de voir que même si le repas était encore loin d'être fini pour la plupart des gens, certains battaient déjà du pied.

Cub nous tendit une énorme grappe de raisin fraîchement cueillie que l'on se partagea après l'avoir remercié. Les grains étaient rebondis et craquaient sous la dent, bien sucrés par le soleil. Cub jouait avec les feuilles, les plantant tant bien que mal dans ses cheveux. Tout le monde mit un moment avant de comprendre qu'il essayait lui aussi de se faire une couronne, ce qui provoqua un fou rire. Comme elle avait fini de s'occuper de moi, Izumi récupéra d'autres feuilles et lui transmuta une couronne qu'elle lui posa sur la tête.

- J'ai envie de danser, lâcha Edward. Ça te dit Winry ?

Je me sentis rougir. Je m'étais pourtant juré de ne pas me faire de films. Je surpris une expression un peu peinée chez Alphonse, qui s'effaça à l'instant où il remarqua mon regard, remplacée par un sourire encourageant. À ce moment-là, je me rendis compte que malgré sa jeunesse et sa discrétion, il se doutais sans doute plus que son imbécile de frère de mes sentiments.

- Je veux bien essayer de danser, mais je risque d'être un peu rouillée.

- Un comble pour une mécanicienne ! fit le petit blond avec un rire moqueur.

- Hé ! Je loupe souvent les bals parce que je passe mes nuits à travailler sur des automails. Comme les tiens, au hasard.

- Je sais, je te taquine. Je ne suis pas bon danseur non plus, je n'ai pas valsé depuis des années.

- Hé bien, on verra ce que ça donnera.

Je me levai avec lui quand la valse s'acheva pour rejoindre le parquet qu'ils avaient monté dehors pour la soirée, laissant Al, Cub, Izumi, et Sig envahir le banc où nous étions un instant auparavant. Edward me tendit la main un peu cérémonieusement en tendant l'oreille pour savoir ce que serait le prochain morceau.

- Et maintenant… une scottish ! annonça le violoniste d'une voix claire.

- Ça va, ce n'est pas trop dur, fis-je avec un sourire soulagé.

- Oui… si ça avait été une mazurka, j'aurais été bien embêté… en plus, on n'aurait même pas pu se rasseoir, on nous a volé la place.

- Je lâchai un rire à cette remarque. Il suffisait d'un coup d'œil vers le banc pour constater que Sig en prenait la moitié à lui seul. Edward empoigna ma main et m'entraîna dans la danse, comptant à voix haute les pas pour m'aider à me repérer. Je fus surpris de voir son assurance et son application. S'il n'avait pas dansé depuis des lustres, il n'en laissait rien paraître. Peut-être parce que sa mère, elle-même musicienne et bonne danseuse, lui avait appris les pas depuis son plus jeune âge, les gravant dans sa mémoire, danser lui semblait parfaitement naturel. J'avais un peu peur de ne pas arriver à le suivre, et je fus étonnée de trouver ça plutôt facile. Sans doute était-il un bon guide. Je scandai avec lui les temps pour ne pas perdre le fil.

La mélodie était joyeuse et entraînante, et je me laissai déborder par cet enthousiasme. C'était amusant de danser avec lui. Évitant de justesse les bousculades, lâchant des rires, je me rendis compte que celui qui était en face de moi me semblait plus heureux en cet instant qu'il ne l'avait été ces derniers mois, peut-être même ces dernières années. Voir le sourire qui s'était épanoui sur son visage me gonfla le cœur dans un sentiment disparate. Il était content de danser avec moi, mais je le devinais, je me le répétais, ce n'était pas parce que c'était avec moi, c'était parce qu'il aimait danser. En toute amitié.

Et moi, est-ce que j'attendais de lui qu'il m'aime ? S'il avait encore été un homme, je l'aurais sans doute souhaité de toutes mes forces. Mais son corps féminin, que je ne pouvais pas ignorer pour l'avoir vu lors de mes réparations, m'empêchait de l'espérer aujourd'hui. Ce n'était pas du dégoût, ce n'était pas de la haine, mais je ne me voyais tout simplement pas faire quoi que ce soit avec une femme. Même si c'était une personne qui avait tout le caractère d'un homme. Et même si c'était Edward. Ces quelques jours passés à ruminer ces questions avaient fini par mettre de l'ordre dans ma tête. Les choses étaient finalement très simples.

Edward avait été si absent, si mystérieux, que j'avais fini par l'imaginer plus que le connaître. Ces derniers jours passés avec lui m'avaient fait prendre conscience de certains de ses défauts habituellement effacées par son absence et un peu de naïveté de ma part. Ils m'avaient fait réaliser à quel point il pouvait être renfermé, fragile, agressif parfois, et bien souvent, incapable de comprendre ce que les autres ressentaient. Des défauts que je pouvais lui pardonner étant donné toutes les difficultés qu'il affrontait sans ciller, mais je me rendais compte à présent, que quand bien même il serait amoureux, quand bien même nous sortirions ensemble, les choses seraient loin d'être aussi joyeuses que ce que je m'étais prise à rêver ces dernières années. C'était le genre de personnes peu démonstratives et très indépendantes qui courrent les chemins. Même en imaginant que les Homonculus disparaissaient du jour au lendemain et que plus rien ne menaçait le pays, irait-il s'installer pour vivre une vie tranquille à Resembool, ou dans n'importe quelle autre ville, simplement pour rester avec moi ?

Non, je le savais bien, il ne tarderait pas à repartir à l'aventure. Déjà gamin, il adorait faire des escapades en pleine nuit où il traînait un Al inquiet. À croire qu'il avait le danger dans le sang.

Ça ne pouvait pas simplement marcher. Même s'il était amoureux. Et il ne l'était sans doute pas, je m'en doutais.

Je plantai mon regard dans ses yeux dorés étincelants de la joie simple de la danse. Il avait l'air si heureux, visiblement à mille lieux de mes questionnements tortueux.

- Tu n'es pas amoureux de moi, hein ? lançai-je sans préavis.

Edward s'embrouilla dans ses pas face à ma question inattendue et manqua de nous faire tomber. Je réalisai à quel point cette question était brutale, et surtout arrivait comme un cheveu sur la soupe. Jamais je n'aurais osé prononcer ces mots si je n'avais pas déjà pris du recul.

- C'est un peu… abrupt, comme question, bafouilla-t-il en rougissant, reprenant la danse.

- Je sais. Pardon, c'est sorti tout seul. Tu n'es pas obligé de répondre, je comprendrais que tu n'aies pas envie. C'est juste que… Je me dis que c'est peut-être plus simple d'être honnête.

- Winry, je t'aime beaucoup, commença-t-il en choisissant prudemment ces mots, et j'espère que tu le sais, mais… non, je ne suis pas amoureux de toi. Je ne pense pas être amoureux de qui que ce soit d'ailleurs. Et je ne suis pas sûr que ça m'arrive un jour, ajouta-t-il maladroitement.

Je lui lançai un sourire, un sourire sans doute un peu triste. En vérité, je m'attendais un peu à ce genre de réponse. Ça lui ressemblait bien. Une réplique de héros solitaire et sans attache.

- De toute façon, avec ma situation, je ne me verrais pas… Enfin, tu vois, ajouta-t-il d'un ton mortifié. Ce serait juste trop bizarre…

- Je comprends, répondis-je en hochant la tête sur un temps de la musique.

- Je suis désolé… murmura-t-il d'un ton un peu contrit.

- Oh, ne le sois pas. Je comprends tout à fait ! répondis-je d'un ton enjoué. Ne t'inquiète pas pour moi, va, je ne le mérite pas.

Nous n'avions pas cessé de danser en discutant, plus approximativement toutefois. Edward avait une expression incertaine, perplexe, peut-être inquiète pour moi, aussi lui répondis-je par un large sourire. C'est vrai, j'étais sans doute un peu triste, mais en même temps, d'une certaine manière, soulagée. Il n'était pas amoureux, je ne l'étais sans doute plus vraiment. Les choses tombaient bien. Je fus contente qu'il ne me demande pas pourquoi j'avais posé cette question. Je n'aurais pas aimé le lui dire à voix haute.

Parce que je ne me pense pas capable de t'aimer avec un corps féminin, que je ne suis pas sûre d'être capable d'accepter tes véritables défauts ça doit vouloir dire que je ne t'aime pas tant que ça, finalement. Et toi qui sais si bien te rendre malheureux, toi qui te détestes, tu as besoin de quelqu'un qui t'aime plus qu'à moitié.

J'allais pouvoir faire mon deuil de mes rêveries adolescentes, de ces moments où j'attendais de lui une attention, un geste spécial ou une parole tendre en me disant que cela ne viendrait jamais. Oui, ça ne viendrait jamais. Même si on avait été amoureux, les choses n'auraient pas marché et nous nous serions rendus malheureux. Maintenant que j'en avais pris conscience, cela me crevait les yeux. Il valait mieux que je voie les choses comme elles étaient. Une amitié faite d'entraide, de cris et de jets de clés à molette. Une amitié géniale en somme…

- Je suis contente de te connaître, Ed, fis-je en souriant, avec un ton enjoué qui ne masquait peut-être pas parfaitement la mélancolie qui me tenaillait.

-Peu importe, il ne s'en rendrait pas compte, je le savais. D'ailleurs, il me répondit par un large sourire visiblement dépourvu d'arrière-pensée.

- Moi aussi, Winry. Tu es quelqu'un de bien.

Je n'en suis pas si sûre... pensai-je avec un sourire un peu absent.

Comme la scottich touchait à sa fin, mon regard s'égara sur le banc ou Al nous observait avec beaucoup d'attention et un air peiné, comme s'il savait quel genre de discussion venait d'avoir lieu. Nos regards se croisèrent, et je lui répondis par un sourire.

Je ne voulais pas qu'il s'inquiète pour moi.