Que vois-je ? Un nouveau chapitre est arrivé ! Je pense que vous serez nombreux à apprécier le retour de Roy, puisque c'est un point de vue particulièrement rare, et ce qui est rare est précieux. ;) J'ai beaucoup aimé écrire ce chapitre, d'autant plus qu'il s'y passe pas mal de choses.

Pour les illustrations, en revanche, je suis TOTALEMENT DANS LES CHOUX. Je compte bien rattraper ça, tôt ou tard, sans forcément passer une semaine complète sur chaque dessin. Autant quand je parle de mes projets au cours de discussions, je suis remontée à bloc, autant mon inspiration s'enfuit dès qu'elle voit un crayon. Bon, ce n'est pas très grave, on va éviter d'effaroucher ces bêtes-là, elles reviennent d'elles-même quand on les laisse tranquille. ;)

Du coup, les dessins, ça sera pour une autre fois, je compte sur votre imagination pour vous illustrer mentalement ce chapitre.

Bonne lecture à tous, bon courage pour supporter la chaleur, et n'oubliez pas de bien vous hydrater ! (ceci était un message du ministère de la santé)


Chapitre 36 : Vulnérable (Roy)

- Colonel ? Colonel ?

J'entendis de très loin qu'on m'appelait, et m'arrachai à contrecoeur au sommeil avant d'ouvrir les yeux dans un effort qui me parut surhumain. Le visage de Fuery penché sur moi était encore un peu flou, mais je vis à son expression qu'il compatissait.

Je me redressai dans un long bâillement avant de me frotter le visage, sentant sous mes doigts les marques laissées par les dossiers sur lesquels je m'étais endormi et une barbe naissante. La nuit passée au bureau à tâcher de coordonner les recherches avait sapé le peu d'énergie qui me restait. J'étais épuisé. Et nous n'étions que lundi.

- Oui, Fuery ? grognai-je.

- Ils l'ont retrouvée. La fillette, ajouta-t-il en voyant que j'avais encore un peu de mal à revenir à la réalité.

- Vivante ? demandai-je avec une froide distance.

- Oui. Un peu secouée, mais indemne.

Alors, seulement, je m'autorisai un sourire. Enfin une bonne nouvelle dans cette océan de catastrophes.

- L'équipe de Kramer les a localisés et neutralisés dans un village près de d'East-city, ils sont sur le chemin du retour, là. Havoc était avec eux aussi.

- Et Hawkeye ?

- Chez elle.

- Tant mieux. Elle avait une tête à faire peur la dernière fois que je l'ai vue.

- Vous n'êtes pas mieux, Colonel, commenta Fuery avec un sourire embarrassé, avant d'enlever ses lunettes pour les essuyer.

- Dans quel état sont les agresseurs ? demandai-je.

- Deux blessés, un mort. Les soldats ont fait de leur mieux pour les capturer vivants, mais là, c'était l'homme ou la gamine, ils n'ont pas hésité longtemps.

Je hochai la tête. Ils avaient eu raison, notre mission était avant tout de protéger les civils. Et puis, il nous restait deux prisonniers à interroger.

Pour le moment, songeai-je ironiquement.

- Nous attendons les instructions. Que doivent-ils faire à leur arrivée ?

- M'amener les kidnappeurs, pour un interrogatoire en bonne et due forme.

- Et la fillette ? Doit-on prendre sa déposition ?

- Il faudra, oui. Mais laissez-la voir sa mère quand elle arrivera. A six ans, elle ne doit pas avoir saisi grand-chose des événements, il faut d'abord la rassurer.

- Mais sa mère...

Mais sa mère a tué notre témoin-clé en lui injectant un poison, semblait dire son regard désemparé. C'était vrai. Insoupçonnable avec son statut d'infirmière, discrète, elle était idéalement placée pour accomplir cette sale besogne, et à notre grande honte, personne ne l'avait vu venir. Il faut dire qu'enlever sa fille pour la contraindre au meurtre était vraiment un coup bas. Heureusement pour l'enquête, il n'avait pas fallu très longtemps pour qu'elle éclate en sanglots et avoue tout.

- Qu'est-ce qui va lui arriver ? Elle sera jugée pour son crime ?

Je secouai la tête. Je n'en savais rien. Enfin, si, je savais qu'un jugement serait nécessaire. Mais entre la vie de sa fille et celle d'un criminel que le corps médical soignait à contrecœur, peu de gens auraient agi autrement. Même si elle avait ruiné mon enquête, je n'arrivais pas vraiment à lui en vouloir pour cela. Lors du procès à venir, les juges seraient probablement complaisants. Pour son travail en revanche, c'était autre chose. Ayant trahi l'éthique de son métier, elle risquait fort de se retrouver au chômage.

- Il est trop tôt pour le dire. Cela dépendra beaucoup de notre capacité à poursuivre l'enquête malgré la perte de notre principal témoin.

- Il reste la taupe.

- Oui, il reste la taupe, répondis-je. Encore faut-il l'attraper.

- Vous avez des pistes ?

- Oui, une personne en particulier, qui a la place idéale. Je me demande pourquoi je n'ai pas pensé directement à elle.

C'était Hawkeye qui avait attiré mon attention sur elle lors de notre dernière discussion. Mary Fisher. La secrétaire idéale, omniprésente et transparente à la fois. Indispensable, mais tellement discrète qu'on finissait par oublier jusqu'à son existence.

- Vous voyez, la secrétaire du Général Erwing ?

- … Je… non. Je l'ai déjà vue ?

- C'est elle qui était passée dans mon bureau pour me prévenir qu'il y avait un survivant parmi nos prisonniers.

Fuery plissa les yeux dans un effort pour se souvenir, mais je devinai qu'il n'avait qu'une image vague de la scène, et était incapable de recoller un visage sur elle.

- Elle s'appelle Mary Fisher.

- C'est assez banal, comme nom, commenta-t-il.

- En effet. Tellement banal qu'il en devient invisible. Parfait pour infiltrer l'armée sans attirer l'attention. Etant donné la manière dont s'est passée la mort de notre prisonnier, il sera facile d'étayer que le Général Erwing n'a pas pu commanditer la deuxième attaque. En revanche, l'appel de son bureau a servi à contacter trois personnes de passage. Il faudra convoquer l'aubergiste au QG, s'il n'a pas su décrire précisément les clients, je ne serais pas étonné qu'il reconnaisse nos terroristes. En tout cas, il a soutenu sans hésiter que c'était une femme à l'autre bout du fil.

- Elle ne devrait pas avoir accès à son bureau en son absence, pourtant ? Vous fermez toujours votre bureau à clé derrière vous.

- Une clé, ce n'est pas un grand obstacle quand on vous fait confiance. Je suis sûr qu'elle a trouvé le moyen de faire un double depuis tellement longtemps qu'Erwing ne sait même plus quand il lui en a donné l'occasion.

- Qu'allez-vous faire ?

- Lui tendre un piège, répondis-je avec un sourire.

- Vous ne pensez pas qu'elle va s'enfuir ?

- Elle ne peut pas, sinon, elle l'aurait déjà fait, répondis-je. Vu la situation, elle a sans doute compris qu'on lui mettrait le grappin dessus, tôt ou tard. C'est une question de temps avant qu'on remonte jusqu'à elle.

- Pourquoi elle ne peut pas ?

- Ça, je ne le sais pas, répondis-je en m'étirant. Peut-être qu'elle doit terminer une mission en cours pour les terroristes. Récupérer des informations, ou…

- Ou ?

- … détruire des documents… murmurai-je pour moi-même.

- Il ne faut pas la laisser faire, s'indigna Fuery, inquiet à cette idée.

- Non, en effet. J'ai demandé au Général de Division de lui donner beaucoup de travail, trop, espérons-le, en attendant de la confronter.

- Vous attendez quoi, au juste ?

- Le retour du Lieutenant Hawkeye.

- Oh. En partant, elle a dit qu'elle serait là à treize heures trente.

- Je vais contacter mes supérieurs pour organiser une réunion à cette heure-là. Officiellement, je la ferai venir pour nous amener des dossiers, même si il y a des risques qu'elle se doute de ce qui l'attend.

Fuery opina, visiblement impressionné de constater que j'avais déjà une vision claire des événements à venir. Lui expliquer la situation avait achevé de me réveiller et j'étais maintenant prêt à me remettre au travail.

Bon, étant donnée la pile ahurissante de comptes-rendus qui nous attend, je pense qu'on a intérêt à se mettre au travail en attendant que les choses finissent de se mettre en place. Prévenez-moi dès que Hawkeye est de retour.

- Oui, Colonel.

Fuery m'adressa un salut militaire avant de quitter la pièce en fermant la porte, me laissant face à ma montagne de dossiers. Je devinais qu'il était en train de s'installer à son bureau, prêt à grignoter le travail en retard avec une minutie de fourmi industrieuse. Quand ses collègues n'étaient pas là pour le distraire, il était très studieux et patient. Malgré ses airs enfantins, c'était vraiment une bonne recrue. Comme toute mon équipe. J'eus une petite pensée pour chacun d'eux.

Fuery était dans le bureau, juste à côté, Breda ne tarderait sans doute pas à arriver aussi. Falman, lui, compensait sa dernière nuit blanche à avoir aidé à traquer les kidnappeurs en prenant sa demi-journée, Riza devait en faire autant, et Havoc était probablement dans la camionnette de l'armée, rassurant une gamine empaquetée de couvertures en lui parlant de tout et de rien. Il avait un bon contact avec les gosses, c'était bien qu'il soit parti avec eux. Il avait un côté simple et rassurant.

Je repensai au passage Floriane, et à la manière dont il était resté aux côtés d'Edward jusqu'à ce que les secours arrivent. Je n'avais eu aucune idée de leurs discussions, étant moi-même trop occupé, mais j'avais eu un mélange de soulagement et de dépit. C'était bien qu'Edward ne soit pas seul, mais, d'une certaine manière, il semblait plus à l'aise avec Havoc qu'avec moi. C'était pourtant normal, au fond, je restais son supérieur hiérarchique. Il ne pouvait pas être aussi détendu qu'il l'était avec des collègues qui n'avaient pas de rapport d'autorité avec lui. Mais tout de même…

Je repensai au Devil's Nest, le bar ou des évadés du cinquième laboratoire se terraient. Avait-il foncé dedans tête baissé, comme il le faisait si souvent ? Il avait promis qu'il serait prudent et discret, mais j'avais du mal à le croire. Je le connaissais trop bien pour ça.

J'espère qu'il passera un coup de fil ce soir, pensai-je en m'étirant. Que je sache où il en est.

Je relâchai mes mains, et réalisai avec une pointe de culpabilité que je n'avais toujours pas débouché mon stylo. Ce n'était pas comme ça que je reverrais un jour le cuir de mon bureau. Avec un soupir las, je me mis pour de bon au travail.


J'étais en train de sortir les pièces de mon dossier, sentant le regard brûlant d'attention du Général de Division Lewis, ainsi que celui de Kramer, qui avait avec lui une partie de son équipe, tout comme de mon côté, Havoc et Fuery étaient venus avec moi. Le sténographe était présent, lui aussi, et faisait craquer ses phalanges en attendant de devoir commencer à noter les échanges. Mais il manquait le plus important.

- Vous êtes prêt à commencer votre rapport ? demanda Lewis d'un ton un peu impatient

Je pouvais le comprendre, il avait d'autres subordonnés que moi, d'autres affaires. Ce qui était pour moi l'ennemi de ma vie était sans doute un élément de la longue liste de choses qu'il avait à gérer. Il fallait être concis.

- Presque, Général, répondis-je d'un ton aussi assuré que possible.

Hawkeye était en retard. Ce n'était pas habituel, et cela bouleversait mes plans. Je ne me voyais pas prendre le risque de convoquer Fisher sans sa présence, et je l'avais prévenue juste avant d'aller en salle de réunion que j'allais avoir besoin qu'elle m'apporte certains dossiers, en lui donnant une heure précise. J'avais huilé ma présentation pour pouvoir présenter mes nouvelles pistes de recherches avec le timing idéal, sans penser qu'une personne aussi inflexible qu'Hawkeye pouvait me faire défaut et me retarder.

Depuis l'empoisonnement de notre terroriste, j'avais eu le temps de réfléchir à de nouvelles pistes. Nos premiers attaquants n'avaient aucun lien visible avec le Front de libération de l'Est et se présentaient d'eux-mêmes comme des mercenaires, prenant les missions sans avoir de supérieur attitré. Au bout de plusieurs jours d'interrogatoires, leur avis n'avait pas bougé d'un pouce. Il n'y avait rien à tirer de ces deux-là, et ils disaient probablement vrai.

Ceux qui avaient enlevé la gamine, en revanche, faisaient partie du réseau. Ils étaient une première piste. La seconde, en cours d'étude, était celle des fournisseurs des terroristes. Qui leur vendait les armes et la dynamite ? En essayant de retracer le matériel, nous allions peut-être avoir un nouvel angle d'attaque. Malheureusement, c'était un travail de longue haleine de remonter leur trace, et même si Fuery et d'autres travaillaient dessus, cela prendrait un moment avant d'avoir des résultats. Quant au troisième, c'était la taupe… Mais ce point, je comptais l'énoncer une fois Mary Fisher menottée et mise face aux indices la concernant. Et bien qu'Havoc soit un bon agent de terrain, en l'absence d'Hawkeye, l'opération était immédiatement plus risquée.

J'entendis toquer à la porte.

- Entrez, répondit Lewis d'un ton sévère.

La silhouette blonde qui passa par l'entrebâillement m'amena un sourire. Hawkeye venait d'arriver, légèrement essoufflée. Je remarquai que son chignon n'était pas aussi impeccable que d'habitude et compris qu'elle avait dû partir en retard.

- Je suis désolée de mon retard, Général, Colonel, souffla-t-elle en s'inclinant vers nous en signe d'excuse.

Le général en question la fixa avec une expression sévère qui correspondait bien à son apparence de vieux lion.

- Êtes-vous prêt, Colonel ? répéta-t-il.

- Oui, mon général.

Hawkeye se faufila pour s'installer derrière moi, aux côtés d'Havoc. Je me tournai vers elle.

- Lieutenant, pouvez-vous rester près de l'entrée ? J'aurais besoin que vous gardiez un œil sur la pièce.

Elle leva les yeux vers la porte, puis croisa mon regard et un éclair de compréhension passa dans ses yeux. Je n'avais pas eu le temps de lui parler avant la réunion, mais elle me connaissait bien assez pour savoir ce que j'attendais d'elle. Elle se releva pour s'installer contre le mur, à l'endroit que je lui désignai, avec une docilité un peu lasse. Ainsi debout, à l'écart des autres, elle donnait l'impression d'être une paria. J'avais un peu honte, mais je savais qu'il fallait qu'elle reste, autant que possible, libre de ses mouvements. On ne savait jamais.

Je m'éclaircis ma gorge, et commençai mon compte-rendu en faisant fi de mes tempes endolories et de mon estomac noué.

Je fis défiler les informations et tâchai de garder mon aplomb en voyant le Général de Division regarder ostensiblement sa montre. Je commençai par éliminer rapidement les pistes qui ne menaient nulle part, mais qui, malgré tout, nous renseignaient sur nos ennemis. Par exemple, qu'ils étaient suffisamment en contact avec les réseaux mafieux pour pouvoir faire appel à des mercenaires. Je fis un compte-rendu succinct de ce que nous avaient appris l'interrogatoire des deux kidnappeurs, peu de choses, en l'occurrence, ils étaient tout en bas de l'échelle et n'avaient pas de contacts directs avec les meneurs du mouvement. Mais c'était tout de même un début. Quelques noms, quelques lieux à surveiller pour s'ancrer quelque part et remonter patiemment la piste, jusqu'à retrouver ceux qui tiraient les ficelles.

Je ne m'attardai pas longtemps là-dessus, sachant que j'avais du retard à rattraper. Enfin, je laissai la parole à Fuery qui exposa brièvement les possibilités qu'offrait l'identification de l'armement utilisé lors du passage Floriane. Il n'avait pas parlé une minute qu'on entendit trois coups étouffés à la porte. Havoc se leva pour ouvrir, laissant entrer Mary Fisher portant un plateau avec une cafetière et un série de tasses, un dossier sous le coude, avec la même expression aimable et effacée qu'elle avait toujours eue.

L'expression du Général Lewis s'éclaircit un peu à sa vue.

- Je vous ai apporté les rapports des sergents Marshall et Bailey, Colonel Mustang, fit-elle avec sa voix douce, un peu sourde, qui la rendait si transparente.

- Et du café, à ce que je vois, commenta Lewis avec un sourire. Votre prévenance est touchante !

- Merci, mon Général, fit-elle en posant le plateau sur une des tables rangées le long du mur avant de tendre la liasse de papier à Fuery, qui me la donna à son tour.

Je lançai un regard entendu à Hawkeye, qui hocha la tête. Tandis que Fisher versait le café avec un calme à faire douter de son implication et que Fuery reprenait ses explications, j'ouvris le dossier pour rechercher les informations nécessaires et prendre le relais, en gardant un œil sur le coin de la pièce. Je me sentais extrêmement tendu, et je ne devais pas être le seul, mais la voix amicale de Fuery le dissimulait fort bien.

Mon regard tomba sur le titre du rapport, me laissant juste le temps de remarquer qu'il n'avait rien à voir avec ce que j'avais demandé, quand je vis Hawkeye bondir, éclair bleu roi qui fondit sur la secrétaire. Comme tout le monde dans la pièce, je sursautai et me retournai, voyant la secrétaire se débattre, aux prises avec Hawkeye qui avait enveloppé sa main droite d'une prise tremblante.

Une pièce de métal tomba au sol avec un tintement discret, mais qui me fit froid dans le dos. Je reconnus la goupille d'une grenade, avant que Fisher ne la fasse valser sous un meuble d'un coup de pied, puis se retourne vers son assaillante avec un feulement de rage, luttant pour dégager sa main fermée sur le projectile. Elle lâcha un coup de poing dans les côtes de la blonde, qui se plia sous le choc mais ne lâcha pas prise, et répondit par un direct en plein visage avant de la faire reculer et tomber en arrière d'un coup de pied. Durant ces quelques secondes, j'avais eu le temps de blêmir en fixant la grenade dégoupillée enserrée dans les griffes de leurs deux mains. D'un pouce aux phalanges blanches, luttant contre les efforts de son ennemie, Riza maintenait en place la cuillère, empêchant le mécanisme de se déclencher. Nous n'étions pas morts. Pas encore.

Luttant à deux mains pour lui faire lâcher la grenade en tâchant de ne pas être entraînée dans sa chute par la furie qu'elle combattait, elle lâcha un coup de pied impitoyable dans les côtes. Je ne pus m'empêcher de penser qu'à sa place, j'aurai eu bien du mal à frapper une femme avec autant d'aplomb.

À sa place, nous aurions sans doute déjà été réduits en bouillie par la grenade qui concentrait toute l'attention de la pièce. Havoc était sorti de sa stupéfaction et l'aida à maintenir Fisher à terre, luttant contre cette boule de rage qui se défendait bec et ongles, n'hésitant à pas à frapper, mordre et griffer. Je me joignis à l'effort pour immobiliser ses jambes, et au bout de presque une minute de lutte, Hawkeye parvint à extraire la grenade de sa main tremblante, sans lâcher la cuillère qui nous gardait en vie. Poussant quand même un petit soupir de soulagement, elle se redressa et se tourna vers les autres militaires et demanda d'un ton posé.

- Quelqu'un aurait l'amabilité de me donner la goupille ?

Aussitôt, tout le monde, y compris le Général Lewis, plongea sous la table pour chercher la précieuse pièce de métal, tandis que la blonde reprenait son souffle, tenant la munition en hauteur sans cesser d'échanger des regards assassins avec la secrétaire que Havoc et moi menottions, lui, les mains dans le dos, et moi, les deux chevilles. Comprenant qu'elle avait perdu, elle cessa de se défendre, restant pantelante, la gueule en sang, le nez dans le tapis. Maintenant que le combat était terminé, elle semblait ridiculement faible et chétive alors que nous étions assis sur elle pour la maintenir au sol. Elle nous avait pourtant donné du fil à retordre.

Elle devait être bien plus entraînée pour le terrain qu'elle ne le montrait, songeai-je. Elle nous aura vraiment bien bernés.

- Ah ! Je l'ai ! s'exclama la voix de Fuery qui rampa un peu plus avant sous une étagère, avant d'en extraire la précieuse pièce de métal, qui passa de main en main jusqu'à Hawkeye qui la remit en place, la tourna d'un quart de tour, et put enfin relâcher sa prise et la passer à quelqu'un d'autre pour étirer sa main endolorie.

Tout le monde lâcha le même soupir de soulagement, à part notre prisonnière. Lewis, visiblement estomaqué, baissa vers elle un regard plein d'incompréhension, choqué de découvrir que cette adorable secrétaire, discrète et efficace, non seulement avait transmis des informations sensibles aux terroristes, mais en plus, s'apprêtait à le faire exploser sans ciller.

- Bon, c'est à elle que je voulais en venir. Mary Fisher. La seule personne qui pouvait passer un appel depuis le bureau du Général de Brigade Erwing, et qui, bien que n'étant théoriquement pas autorisée, pouvait facilement accéder aux dossiers sensibles. Quand on arrive à s'infiltrer aussi haut dans l'armée, crocheter une serrure doit être un jeu d'enfant, n'est-ce pas ? fis-je à son attention tandis qu'Havoc la soulevait pour la retourner de force et l'obliger à nous faire face.

En guise de réponse, je reçus un crachat teinté de sang en plein visage. Maintenant que sa couverture avait volé en éclat, elle révélait la brute haineuse qui se cachait sous un vernis de convenance. Je restai silencieux. Fuery me tendit un mouchoir que je pris pour m'essuyer à gestes lents. Puis je plantai mes yeux dans les siens, ces yeux ni verts ni marrons, puis lui adressai un large sourire.

- Vous pouvez me cracher dessus autant que vous voulez, vous devrez admettre que vous avez perdu la bataille. Étant donné que vous êtes prête à perdre la vie, je vais faire en sorte pour que vous n'en ayez jamais l'opportunité. Comme ça, nous aurons tout le temps de discuter. J'ai beaucoup de questions à vous poser. Comme par exemple, ce que vous avez fait des dossiers que je vous avais demandés ?

Elle me fixa à son tour, et je vis dans ses yeux l'image d'une proie acculée, mais résolue à se battre jusqu'au bout. Elle pencha la tête et sourit, de son habituel sourire lisse et poli, montrant à quel point il était artificiel.

- Elle les a fait disparaître, non ? commenta Fuery.

Ses yeux pétillèrent presque, confirmant implicitement la supposition de Fuery. Il y avait une fierté farouche dans son silence, et je compris que même emprisonnée, elle ne céderait pas le combat. Elle avait pris la décision de ne pas parler de ne pas lâcher un mot. Son expression était victorieuse, comme si elle me disait à haute et intelligible voix.

« Je ne dirai pas un mot, je ne vous donnerai rien. Que comptez-vous faire ? Me torturer ? Je sais que vous avez des principes et que vous ne saurez pas aller assez loin pour moi. Vous êtes trop bon, trop faible, pour oser employer les grands moyens. C'est pour ça que vous ne gagnerez jamais contre nous. »

- Belle tentative, commentai-je. Mais ça ne suffira pas. Lieutenant Kramer, combien de temps estimez-vous nécessaire pour contacter et réunir l'équipe d'intervention qui a travaillé sur le déminage du passage Floriane ?

- Mhm… sauf s'ils ont pris congé, ils devraient pouvoir être présents dans la demi-heure. Quant aux autres soldats présents, ils seront priés de refaire leur rapport s'ils ne sont pas retrouvés rapidement.

- Pouvez-vous les contacter ?

L'homme hocha la tête avec un sourire. Passé la peur d'avoir frôlé la mort, il était soulagé de voir sous les verrous celle qui avait causé la mort de tant de soldats et semé le chaos dans son service.

- Hum… je dois admettre que votre méthode est un peu… cavalière, commenta Lewis en frottant sa barbe poivre et sel, fixant la situation. Mais j'ai suivi votre démonstration. Nous pouvons considérer que cette affaire est close, fit-il en se levant.

- Oh, il faut encore l'interroger, et remonter les pistes…

- Vous ouvrirez un nouveau dossier pour les suites de cette affaire. L'important, c'est que la source de nos fuites soit maîtrisée. Maintenant, nous allons pouvoir recommencer à travailler en paix. Je ne doute pas que vous allez tout faire pour exploiter au mieux les sources que vous avez trouvées. Je vous laisse carte blanche pour la gestion de ce dossier. Après tout, l'originalité paye.

- Comptez sur moi, Général, répondis-je avec un salut.

Je tâchai de ne pas exulter de manière trop visible. Il voulait de l'efficacité, il était servi. Il avait vu l'affaire se résoudre sous ses yeux.

- Je vais vous laisser, j'ai un subordonné à blanchir, fit-il. Maintenant que les choses sont tirées au clair, il est temps qu'il retourne à son poste. Sans assistante, il va avoir beaucoup de travail à rattraper.

Comme nous tous, pensai-je avec un sourire un peu grimaçant. Je redoutai un peu de retrouver la partie administrative de mon travail, les dossiers qui nous attendaient devaient se compter en mètres cubes. Le Général nous adressa un petit salut, accordant une attention toute particulière à Hawkeye, qui le méritait au fond bien plus que moi, puis partit, nous laissant seuls, dans un moment de flottement.

- Bon… maintenant, on fait quoi ? demanda Fuery, les bras ballants.

- Pour commencer… on jette ce café.


Je n'en pouvais plus de ces dossiers. Après avoir fait un premier interrogatoire infructueux — Mary Fisher s'était contentée de regarder dans le vide avec un sourire absent, se fermant à toutes mes questions et refusant de décoller un mot — j'avais bien dû retourner à mon bureau et à mes obligations. Mais maintenant que nous n'étions plus en terrain miné, le soulagement et l'épuisement s'étaient abattus sur moi dans un effort conjoint pour me faire dormir. Quand je me rendis compte que j'avais lu la même ligne de texte pour la troisième fois, je renonçai et me levai pour aller à la cafeteria.

En me levant, je me rendis compte que je tremblais légèrement. Je ne savais pas trop si c'était la fatigue qui finissait par me couper les jambes ou la prise de conscience de ce qu'on avait risqué.

Après coup, j'avais eu le temps de réaliser pleinement la situation. Avec une grenade défensive, dans un espace clos, si l'arme avait explosé, nous aurions tous été criblés d'impacts, et nous serions certainement morts à cette heure-ci. Si la perspective de ma propre disparition me laissait de marbre, l'idée que j'aurais pu entraîner mon équipe et toutes les autres personnes de la pièce me déplaisait fortement. Nous avions eu une chance insolente que tout se passe si bien.

Non, rectifiai-je mentalement en secouant la tête avec un sourire. Nous avions Riza Hawkeye.

J'arrivai a la cafeteria, commandai un double expresso, extra-fort. Il fallait bien ça. Au milieu de la foule des soldats anonymes, je repérai la silhouette du Général Erwing, et un sentiment de gêne me noua les entrailles.

J'allais devoir lui parler. Après l'avoir accusé, nos rapports hiérarchiques promettaient d'être plutôt tendus.

J'avalai une gorgée de café brûlant en me disant que cette tâche promettait d'être aussi pénible que de devoir remplir des paperasses à longueur de journée comme j'allais devoir le faire durant les jours à venir.

J'approchai de la table haute à laquelle il était accoudé, écoutant le Général Lewis qui, vraisemblablement, lui faisait un compte rendu de la situation. J'hésitai un peu à m'approcher, ne voulant pas imposer ma présence. Cela risquait d'être pris pour de l'arrivisme.

Mais Lewis me remarqua et me fit signe d'approcher. J'obéis, un peu inquiet tout de même, et fit face à Erwing, qui avait les traits tirés et me fixait d'un œil sombre.

- Je suis désolé de vous avoir mis dans cette situation.

- Vous vous excusez d'être intègre ? demanda-il.

Je m'attendais à ce qu'il soit furieux, mais il était au contraire épuisé. Abattu.

- Quel autre choix aviez-vous ? soupira-t-il. J'étais le suspect idéal. Au moins, vous nous avez prouvé que vous ne vous contentez pas d'attaquer les cibles faciles.

Je hochai la tête, embarrassé parce cette lucidité désabusé. On aurait dit que son emprisonnement et ses interrogatoires ne lui étaient pas arrivés personnellement quand on écoutait avec quelle distance il en parlait.

- Finalement, ce qui est le plus humiliant pour moi, dans cette histoire, c'est d'avoir voué une confiance aveugle à ma secrétaire. Si j'avais eu moins d'a priori, moins de… faiblesse, rien de tout cela ne serait arrivé. J'aurais dû être capable de la démasquer.

- Je vois ce que vous voulez dire. Mais vous n'avez pas à vous sentir coupable, moi-même, j'ai eu beaucoup de mal à la soupçonner.

- Elle faisait un travail impeccable, soupira-t-il. Je vais avoir du mal à me débrouiller sans son aide. C'est un sentiment très désagréable.

- J'en avais également une très bonne image, soupira Lewis. Comme quoi, on peut être dans l'armée depuis plus de trente ans et encore se laisser berner.

Je sirotai mon café, en les écoutant avec attention, prenant conscience de quelque chose. L'abattement d'Erwing me paraissait vraiment important. Cela pouvait se comprendre, étant donné que son quotidien avait été sérieusement bouleversé. Mais son affectation semblait très personnelle, presque… intime.

Assez naturellement, je m'interrogeai. Après tout, il n'aurait pas été le premier homme à coucher avec sa secrétaire… mais je garderais pour moi cette question qui resterait en suspens, aborder le sujet serait inacceptable. Aussi laissai-je les deux supérieurs continuer à discuter de l'affaire, me lançant de temps à autre une question à laquelle je répondais brièvement, l'esprit un peu embrumé de fatigue.

Je gardai le nez dans ma tasse de café, espérant que le breuvage m'aiderait à tenir jusqu'à la fin de la journée, et je ne compris pas immédiatement pourquoi toutes les personnes autour de moi s'étaient arrêtées de parler. Ce n'est que quand une silhouette assombrit la pièce en passant devant une des fenêtres que je réalisai que quelqu'un était arrivé à nos côtés. Je levai les yeux vers la personne en uniforme qui me faisait face et manquai de m'étouffer en avalant mon café de travers.

King Bradley, le Généralissime, l'homme qui dirigeait le pays tout entier, était juste devant moi, au beau milieu de la cafeteria, attendant patiemment que je le remarque sans se départir de son sourire.

Toussant, luttant pour ne pas renverser le reste de mon café tout en me mettant au garde-à-vous, je fus incapable de réfléchir posément durant quelques secondes.

- Généralissime, fis-je d'une voix un peu plus rauque qu'à l'accoutumée, que me vaut l'honneur de votre présence ?

- On m'a dit que vous aviez réussi à mettre la main sur la personne qui informait le Front de Libération de l'Est aujourd'hui.

- En effet. Nous avons démasqué et arrêté Mary Fisher, la secrétaire du Général Erwing, répondis-je d'un ton un peu guindé.

J'avais beau être haut gradé, il était rare que j'aie l'occasion de parler face à face avec le chef d'état, qui traitait avec les Généraux uniquement. Cela faisait un drôle d'effet.

- Félicitation, Colonel, vous avez fait du bon travail ! fit-il en accentuant son sourire et donnant un grande claque sur mon épaule.

Cette familiarité me parut totalement incongrue de sa part, et je restai stupéfait. Comment un homme qui avait ordonné l'extermination des Ishbals pouvait se comporter avec autant de légèreté ?

- Entre votre gestion exemplaire de l'attaque du passage Floriane et ce coup d'éclat, vous prenez un bon départ à Central-city ! J'ai hâte de voir ce que vous allez faire par la suite, et jusqu'où vous monterez dans l'armée.

J'ai l'intention d'aller jusqu'au sommet, et une fois arrivé, je vous renverserai, pensai-je, résolu, en espérant que cette réflexion n'avait pas teinté mon regard d'agressivité.

- Merci Généralissime, répondis-je d'un ton formel, que les témoins mirent sans doute sur le compte d'une émotion toute différente. Je ferai de mon mieux.

- Généralissime, je suis désolée de vous interrompre, mais nous n'avons plus beaucoup de temps avant le départ de votre train, reprit une voix féminine.

Je jetai un coup d'oeil à la personne qui avait parlé et mon sang se glaça quand je reconnus son visage. La secrétaire du Généralissime. Juliet Douglas. L'Homonculus.

Rester impassible.

- Vous partez, Généralissime ? demandai-je avec une surprise polie.

- Oui, je vais superviser une intervention à Dublith. Nous avons retrouvé un groupement de dangereux fugitifs.

- Ce doit être un dossier sensible pour que vous déplaciez en personne, commentai-je.

- En effet. Mais ne vous inquiétez pas, je ne partirai pas longtemps, leur arrestation se fera dès demain, et ma secrétaire s'occupera de la gestion du Quartier Général en mon absence. Voila une personne sur qui on peut compter, fit-il en se tournant vers elle pour lui adresser un sourire qu'elle lui rendit sans rien perdre de sa froideur.

Je dus prendre sur moi pour ne pas répliquer que l'affaire Fisher prouvait bien qu'il ne fallait pas trop faire confiance aux secrétaires, mais cette remarque serait vue comme un outrage à supérieur, et surtout, mettrait à jour des soupçons que je n'étais pas censé avoir envers Juliet Douglas. Nous n'avions pas fait fuir Hugues et joué les innocents pour nous trahir de manière aussi inutile. Je me contentai donc de hocher la tête en guise de réponse.

- Bon, je dois partir. Je compte sur vous pour ne pas relâcher vos efforts en mon absence, fit-il en me tendant une main que je serrai mécaniquement.

- Comptez sur moi, Généralissime, répondis-je presque machinalement.

King Bradley fit demi-tour et me salua d'un dernier geste de main presque négligent.

- A mon retour, que diriez-vous que nous organisions un petite fête en votre honneur ?

La porte se referma sur lui et son équipe avant que je n'aie trouvé quoi répondre. Il y eut un long silence durant lequel toutes les personnes présentes dans la pièce échangèrent des regards ahuris, se demandant ce qu'il s'était passé au juste. Les Généraux me regardèrent avec une admiration mêlée d'une pointe de jalousie, surpris par cette scène surréaliste.

Tout ce que je pus songer, c'était que Hawkeye aurait davantage mérité que moi de recevoir cette poignée de main. Je poussai un soupir. La vie était injuste. Puis, comme, le brouhaha ne revenait pas, j'eus un petit regard circulaire et constatai que les militaires présents, tous grades confondus, me fixaient avec attention.

Après cet échange, je me doutais que le bruit que le Généralissime était venu en personne pour me féliciter et me serrer la main allait se répandre comme une traînée de poudre à travers tout le QG. Encore un événement qui allait dans le sens de ma réputation d'arriviste. A ma place, d'autres auraient pris ce geste pour la consécration ultime. Pour ma part, cela me donnait plutôt l'impression que mon ennemi commençait tout juste à me prendre un peu au sérieux.

Le Généralissime à Dublith, laissant sa Secrétaire à la tête de Central pour une durée indéterminée, ça ne pouvait pas être une bonne nouvelle.


Il n'était pas si tard, mais l'automne et la fatigue me donnaient l'impression que minuit était largement passé. Je m'endormais presque à mon plan de travail tandis que je préparais la roquette pour mon plat de ce soir. Relevant la tête dans un sursaut, je poussai un soupir en me redressant. Ce n'était pas la valse indolente qui passait à la radio qui allait m'aider à rester réveillé.

Il est temps que j'aie une nuit de sommeil digne de ce nom. Je n'ai plus vingt ans, pensai-je avec un soupir. J'espère qu'Edward aura le bon goût d'appeler assez tôt ce soir, il faut que je le tienne informé.

Je jetai les yeux vers l'horloge murale de la cuisine, constatant qu'il n'était guère plus de dix-neuf heures. Là-bas, ils devaient à peine fermer boutique. Si tout allait bien.

J'espérai qu'il ne s'était pas mis dans le guêpier en attirant l'attention. S'il s'était fait repérer, s'il avait été emprisonné, ou blessé ? Ou...

L'eau déborda du saladier où j'avais mis ma roquette à tremper et je secouai la tête, revenant à mes occupations. Ça ne servait à rien de se ronger les sangs, ici et maintenant, je ne pouvais pas faire grand-chose, et malgré tout, Edward était une personne pleine de ressources. Le scénario le plus probable restait celui où il était en train de s'affairer avec ses proches dans une cuisine remplie de bonnes odeurs, salivant du repas à venir et relativement insouciant.

Je me forçai à sourire en versant l'eau pour essorer la salade. N'étais-je pas ridicule de me ronger les sangs à ce point pour lui ? Si je ne me surveillais pas, j'allais me transformer en mère poule, et il me prendrait pour un imbécile. Il avait su se débrouiller seul avec son frère durant des années, ce n'était pas pour avoir quelqu'un dans les pattes aujourd'hui. Il était trop indépendant pour ça.

Je disposai la salade dans l'assiette, sans pouvoir m'empêcher de faire un effort de présentation même si j'étais le seul à pouvoir voir le résultat, puis préparai la vinaigrette dans des gestes machinaux, jetant de temps à autre des coups d'œil à l'heure qui s'écoulait avec une lenteur désespérante.

Le minuteur sonna, m'annonçant que le riz était cuit, et je le mis deux minutes de plus pour le filet mignon qui dorait au four, enveloppé d'un mélange de panure et de parmesan, avant de verser le riz dans mon assiette, formant sans trop réfléchir une forme d'amande que je finis de façonner de quelques coups de cuillère bien placé.

Ça ne sert à rien, il n'y a personne pour le voir.

Je chassai cette idée de mon esprit. Ce n'était pas nouveau, et ça ne m'avait jamais empêché de soigner la présentation. Je n'allais pas changer ce soir. En plus, j'avais quelque chose à fêter : grâce à la vivacité d'Hawkeye, la taupe était maintenant sous les verrous. Et j'avais échappé à la mort. Un détail que j'oubliais un peu trop facilement. J'avais failli être déchiqueté par une grenade, et je n'étais pas plus affecté que ça par l'idée. La force de l'habitude, sans doute. Ma mort elle-même m'inquiétait moins que mon indifférence à ce sujet.

Par contre, celle des autres…

Je jetai un nouveau coup d'œil à l'horloge. Dix-neuf heures vingt à peine. Je poussai un soupir avant de casser quelques noix pour couper les cerneaux en petit morceaux, puis boire quelques gorgées du vin rouge que j'avais ouvert pour le repas. Le four sonna, et j'en sortis les médaillons de filet-mignon panés pour les disposer sur la salade avant de saupoudrer le tout de noix. C'était prêt.

L'odeur gourmande du riz parfumé et de la panure me chatouillait les narines, réveillant mon estomac. J'avais faim, après des jours passés à manger n'importe quoi, n'importe quand, et je méritais ce repas. Je m'attablai dans la cuisine, entendant le cœur des violons sautiller au rythme d'une sonate en D mineur. Voilà qui allait me réveiller et égayer la pièce.

Je coupai un morceau de filet-mignon dont s'échappa un filet de vapeur, pliai une feuille de roquette et piquai le tout de ma fourchette pour en goûter une nouvelle bouchée. Le goût était bien équilibré, on sentait chaque chose, le croquant de la salade, le moelleux de la viande, la légère amertume des noix coupées et le fromage qui, mélangé à la panure, avait formé une croûte dorée qui cédait sous la dent. La douceur de la viande était relevé par la roquette et son goût poivré.

Le plat était joliment présenté, avec le riz soigneusement agencé et le contraste des couleurs, la panure dorée qui ressortait sur le vert de la garniture comme des fleurs sur une pelouse... et le goût n'était pas en reste. Pourtant, il avait quelque chose de décevant. Etait-ce le vin qui était mal choisi ? Ce genre de cépage s'accordait pourtant bien en général… et il n'était définitivement pas bouchonné. Bouchée après bouchée, je mastiquai lentement, fouillant dans les saveurs, les textures et les odeurs, ce qui n'allait pas dans ce plat, sans trouver la moindre fausse note.

J'avais presque fini mon assiette quand je compris que cette amertume ne venait pas de ma cuisine. Je terminai mon plat presque à contrecoeur, et murmurai pour moi-même.

- C'était bien la peine de prendre une aussi belle pièce de viande si c'était pour en profiter si peu.

Sans y mettre trop d'énergie, je me levai pour faire la vaisselle et la mettre à égoutter. Puis je me resservis un verre et revins dans le salon, baissant la radio avant de m'affaler dans mon fauteuil, tournant la tête vers le mur où j'avais fini par trouver le temps d'accrocher le seul tableau auquel je tenais vraiment. C'était une belle toile, et même si au moment où elle avait été réalisée, son auteur n'était pas pris au sérieux, accusé d'être un gribouilleur; ses oeuvres avait pris de la valeur avec les années, et à sa mort, j'avais dû débourser une petite fortune pour l'arracher aux enchères.

Peint à touches légères, il représentait une femme vêtue d'une robe bleue au tissu lourd et richement décoré. Le regard perdu derrière celui qui avait esquissé son portrait, elle avait les yeux et les cheveux très noirs, s'abritant sous une ombrelle vert clair. Derrière elle, un lac froissé de reflets sombres sur lequel se détachaient les feuilles vert tendre ses branches de saule. Une atmosphère apaisante et mélancolique qui évoquait un matin frais de printemps. Enfin, ça, c'était la perception que j'en avais, mais mon avis était sans doute biaisé, puisque ce tableau, je l'avais vu se faire.

Et je le connaissais par coeur, mais à chaque fois que je voyais ses yeux lointains, tristes et résolus à la fois, je me demandais si c'était moi qu'elle regardait quand le peintre avait saisi son expression. Moi, son fils.

C'était, avec un collier de perles qui ne m'était d'aucune utilité, le seul souvenir tangible que j'avais pu conserver d'elle. Il valait bien son prix... En m'abîmant dans la contemplation du tableau, je réalisai que j'avais, à peu de choses près, le même âge que le sien au moment de ce portrait.

Je me resservis un verre de vin, reposant la bouteille vide sur le dessous de verre que j'avais sorti du tiroir.

Étrange comme les morts sont éternels...

La sonnerie du téléphone vrilla dans la pièce, couvrant le murmure du piano et chassant brutalement mes sombres rêveries. Après un sursaut, je me levai sans prendre la peine de poser mon verre, et décrochai, le coeur battant.

- Allô, Colonel ?

Un silence. J'esquissai un sourire presque tremblant. Si j'en croyais son ton léger, tout allait bien de son côté.

Et merde… Je me suis beaucoup trop attaché à lui.

- Colonel ?

- Oui, Fullmetal ?

- Ah, je commençais à me demander si vous étiez bien là.

- Comment veux-tu que quelqu'un d'autre que moi décroche ce téléphone ?

- Je ne sais pas, après tout, c'est déjà arrivé qu'un subordonné envahissant squatte votre salon en votre absence, alors... ironisa le petit blond.

Envahissant, le mot était bien choisi.

- Eh bien, ce n'est vraiment pas habituel, répondis-je.

- Vous avez retrouvé la fillette ? demanda le petit blond.

- La… oui, Havoc et l'équipe de Kramer ont neutralisé les kidnappeurs et l'ont ramenée indemne.

Je l'entendis pousser un soupir de soulagement, écho de ce que j'avais ressenti quand on me l'avait annoncé ce matin.

- Ça, c'est une bonne nouvelle ! Et du coup, comment avance l'enquête ?

- Hé bien, j'ai le plaisir de te dire que cette fois, la coupable est sous les verrous !

- La coupable ?

- Et oui, nous soupçonnions le Général Erwing, mais c'était en réalité sa secrétaire qui était à l'origine de la fuite. J'aurais dû m'en souvenir… ne jamais sous-estimer une femme !

- Et vous avez pu prouver sa culpabilité ?

- Oh, elle nous l'a très bien prouvée elle-même en essayant de dégoupiller une grenade dans la salle de réunion. Je te rassure, elle n'a pas réussi, ajoutai-je en entendant un hoquet de surprise à l'autre bout du fil. Enfin, je suppose que tu t'en doutes, sinon, je ne serais pas là à te répondre.

- Très drôle, Colonel, grinça Edward.

- Et toi, du coup, quoi de neuf de ton côté ?

- Eh bien, j'attendais que vous me posiez la question, claironna presque l'adolescent. Figurez-vous que je suis allé faire un tour au bar dont vous m'aviez parlé la dernière fois, et j'ai fait une rencontre intéressante.

- Tu y es allé en personne ? !

- Oh, ne vous inquiétez pas, personne ne m'a reconnu, répondit-il d'un ton léger, sans s'attarder sur le sujet.

Je grimaçai, peu convaincu. Entre sa grande gueule, ses longs cheveux blonds et sa petite taille, il était bourré de caractéristiques qui faisaient de lui quelqu'un de très reconnaissable.

- Enfin, toujours est-il que j'ai rencontré quelqu'un de très intéressant.

- Je t'écoute.

- Vous l'auriez cru, vous, que la fuite des chimères du cinquième laboratoire a été menée par un Homonculus renégat ?

Je toussai violemment, manquant de renverser le vin sur mon tapis. Deuxième fois de la journée que je manquais bêtement de m'étouffer. J'aurais dû me douter, à son ton victorieux, qu'il s'apprêtait à m'annoncer une énormité.

- Tu veux dire que tu as rencontré un nouvel Homonculus ?! Mais ils sont combien, bon sang ?

- Ça, je n'en ai aucune idée, répondit-il. J'espère quand même qu'on va finir par en faire le tour … Mais ce que je sais, c'est que celui-ci ne veut plus suivre le plan et a décidé de faire cavalier seul.

- Ils auraient donc un libre arbitre ? C'est ton frère qui doit être content d'apprendre ça.

- Comme vous dites ! Il est remonté comme un coucou et passe tout son temps avec Cub depuis notre discussion. Bon, je l'ai aussi un peu lâché pour mes recherches aussi, Je me suis penché sur les livres traitant d'Elexirologie que possède le Maître d'Izumi, je crois que j'ai trouvé une piste pour retrouver mon… mes membres d'origine.

- Oh, c'est une bonne nouvelle ! fis-je.

- Oui. Après, mes connaissances sont très lacunaires sur le sujet, donc rien ne prouve que cela peut réellement marcher. Mais bon, ça fait du bien d'avoir un espoir, aussi mince soit-il.

- Je comprends.

Je lui souhaitais très sincèrement d'arriver au bout de sa quête, il méritait bien ça. Mais pour l'heure, j'avais des choses plus urgentes à dire.

- De mon côté, j'ai eu des nouvelles pour le Devil's Nest. L'attaque se fera demain. Je ne sais pas l'horaire exact, le demander aurait trop attiré l'attention sur moi. En revanche, j'ai appris quelque chose de plus.

- Je vous écoute.

- C'est le Généralissime lui-même qui va diriger l'assaut.

- Quoi ?! Qu'est-ce que King Bradley va foutre à un bled comme Dublith ?

- Aucune idée… répondis-je en faisant tourner le liquide rougeoyant dans mon verre. Mais ce que je sais, c'est que ce n'est pas rassurant. Déjà, parce qu'il laisse Central-city aux ordres de Juliet Douglas, et puis…

Je pris une inspiration

- Sa manière de procéder est souvent assez… sanglante.

- Oh.

Je sentis que ma dernière remarque avait refroidi mon subordonné. Si cela pouvait le pousser à prendre l'assaut au sérieux… Je ne voulais pas qu'il croie pouvoir se faufiler hors des balles comme il l'avait fait au passage Floriane, je savais déjà que ça ne serait pas possible.

- Fullmetal ?

- Oui ?

- Essaye de les prévenir si tu le peux, mais ne t'attarde pas là bas, et surtout, surtout, ne reste pas dans le passage de l'armée au moment de l'attaque. On a besoin de toi en un seul morceau.

- Bien, Colonel.

- C'est un ordre, compris ?

- Oui, Colonel.

- Et je compte sur ton rapport demain soir, fis-je, presque sèchement.

Ma tentative de prendre de la distance et de dissimuler mon instinct protecteur sous une couche d'autorité me parut bien maladroite. Mais je n'avais pas envie qu'on me surprenne à être trop affectueux, et je ne voulais pas trop laisser filtrer la peur que j'avais qu'il lui arrive quelque chose. Par superstition, sans doute.

- Demain, sans faute, répondit-il d'un ton un peu formel.

Dans le silence qui suivit, je réalisai à quel point j'avais envie qu'il revienne à Central. Ce sale gosse, il me manquait presque autant que Hugues. J'avais envie de le revoir s'extasier sur des découvertes alchimiques et se moquer de moi en souriant de toutes ses dents. Son enthousiasme parvenait toujours à m'amener un sourire, quelle que soit la situation.

- Colonel ?

- Oui ?

- Vous aussi, faites attention à vous.

Sa remarque me fit rougir d'embarras. L'aplomb avec lequel il avait dit ça me fit comprendre qu'il avait parfaitement compris ce que j'essayais de ne pas dire. Je me sentis idiot, et achevai mon verre d'une traite pour me redonner une contenance, avant de le poser sur l'étagère pour repousser mes cheveux en arrière. J'étais terriblement gêné.

- … Allo ? fit la voix hésitante du petit blond. Euh… J'ai dit une connerie ?

- Ehm, non, pas vraiment.

- Parce que, bon… de nous deux, celui qui a vraiment risqué la mort aujourd'hui, c'est vous, non ?

- Certes, articulai-je un peu péniblement.

Mais moi, c'est pas pareil, me retins-je de dire. Quelle que soit la force de ma conviction à ce sujet, cette réplique était totalement immature. Et je n'allais pas lui expliquer plus précisément pourquoi je considérai qu'il méritait plus que moi de vivre.

- Bon, par contre, essaye d'appeler assez tôt dans la soirée la prochaine fois. Mon équipe et moi avons un paquet d'heures de sommeil à rattraper, si je peux éviter de me coucher tard en plus…

- Oui, j'imagine… si j'ai bien suivi, vous avez passé une nuit blanche de plus à chercher la môme ?

- Voilà, c'est ça, répondis-je en m'adossant au mur, soulagé que ma diversion ait marché.

- Bon, je vais prendre en compte la fatigue due à votre grand âge et tâcher d'appeler en fin d'après-midi.

- Sale gosse, comment oses-tu dire ça ? m'indignai-je pour la forme. Je ne suis pas si vieux !

- Bah, vous avez presque le double du mien, alors, si, vous êtes un vieux, insista-t-il, particulièrement moqueur.

- Je n'ai pas leçon à recevoir d'un nabot qui n'a pas encore atteint l'âge adulte, répondis-je sur le même ton.

- Eh ! QUI VOUS TRAITEZ DE NABOT ? ! !

En voyant que certains mots le faisaient encore réagir au quart de tour, je ne pus m'empêcher de rire.

Pourvu qu'il ne cesse jamais d'être comme ça.

Je le laissai tempêter longuement sans me départir de mon sourire, adossé au mur, le téléphone calé sur l'épaule, les paupières lourdes de sommeil. Il finit par se calmer en constatant que je n'alimentais plus sa colère par de nouvelles piques.

- Hé bien, vous n'êtes pas bavard ce soir, décidément !

- Pour être honnête, je dors à moitié, fis-je à voix basse.

- Allez donc vous coucher alors.

- Pourquoi crois-tu que je suis encore debout ? répondis-je avec un sourire.

- Arf, c'est bon, j'ai compris. Je vous fous la paix pour ce soir, répondit-il d'un ton désinvolte. De toute façon, il faut que je me prépare.

- Te préparer ?

- Vous croyez quoi ? Pendant que mon supérieur se couche avec les poules, il faut bien que j'aille squatter des bars mal famés !

- Bien sûr… Sois prudent.

- Oui, chef, fit-il d'un ton presque ironique. Allez, je vous laisse dormir, vous radotez ce soir, ce n'est pas bon signe.

- Tu mériterais que je te crame pour ton impertinence, grommelai-je.

- Je suis trop loin pour ça, chantonna le petit blond. Allez, bonne nuit Colonel, vous en avez besoin.

- À demain, abdiquai-je.

- À demain.

L'adolescent raccrocha et je me retrouvai de nouveau seul, avec le sifflement de la tonalité. Je reposai le téléphone d'un geste paresseux, et jetai un regard blasé à la radio qui n'avait pas cessé de diffuser de la musique à la chaîne. Les quelques pas que j'allais devoir faire pour l'éteindre me paraissaient insurmontables. Il le fallait pourtant, si je voulais pouvoir me foutre au lit comme j'en rêvais depuis des jours. Mais au lieu de bouger, je restai quelques secondes à savourer le demi-silence des lieux, un silence indescriptiblement plein. En cet instant, je ne me sentais pas seul, comme si la présence d'Edward était telle qu'elle avait débordé jusqu'ici.

Quand j'en pris conscience, je me sentis mal à l'aise. J'avais pourtant pris l'habitude de chasser de mon quotidien mon attachement pour les autres, qui ne leur portait jamais chance. Il valait mieux pour tout le monde que je reste un ours solitaire. Cette idée m'amèna à une pensée peu joyeuse.

Il aurait mieux valu que je reste pour lui le Colonel hautain et détestable. Maintenant, je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'un malheur va lui tomber dessus à cause de moi.

Bon, si j'étais honnête avec moi-même, il ne m'avait pas attendu pour se mettre dans de sales draps, il s'était tiré mille fois de situations délicates. Ce n'était pas moi qui allait changer ça.

Je jetai un coup d'oeil au portrait de ma mère. J'eus l'impression de lire une désapprobation distanciée dans son regard lointain, comme si elle se disait que je devrais me coucher, tout en se taisant parce que j'étais trop vieux pour recevoir des ordres de sa part. Je bâillai, puis me donnai une petite impulsion pour me redresser et aller éteindre la radio.

Si mon subconscient m'envoyait des signaux aussi peu subtils, c'est qu'il était vraiment temps pour moi d'aller dormir. Avec un dernier regard pour la pièce vide, j'éteignis la lumière avant de fermer la porte de ma chambre.


Quand le réveil sonna le lendemain, une douleur se vrilla dans mon crâne pour ne plus en sortir. Je levai un bras mou pour éteindre le réveil d'une claque, et restai affalé, perclus de fatigue, migraineux, la langue pâteuse.

- Oh bon sang, murmurai-je, le nez dans mon oreiller.

Toutes ces sensations étaient désagréablement familières. J'avais la gueule de bois. Pas la plus affreuse de ma vie, loin de là, mais assez pour me donner envie de rester comater chez moi jusqu'au soir.

Je n'ai pourtant pas bu tant que ça, pensai-je avec dépit avant de me rappeler que j'avais fini la bouteille de vin rouge entamée pendant que je préparais le repas. La fatigue avait fait le reste. J'aurais dû préméditer et boire davantage d'eau avant de dormir, mais j'étais tellement épuisé que sur le coup, je m'étais effondré sur mon lit sans réfléchir.

J'allais avoir toute une matinée de douleur pour regretter amèrement mon inconséquence.

Un fois cette prise de conscience achevée, je me levai avec un soupir désespéré et l'impression de grincer de toutes parts. Je détestais me sentir vaseux, et l'expérience m'avait montré que cet état désagréable allait durer, au minimum, une demi-journée.

- Dans la joie et la bonne humeur, grommelai-je ironiquement avant de tirer de mes placards des sous-vêtements, une chemise et un pantalon d'uniforme propre et de me traîner jusqu'à la salle de bain.

Quand j'en ressortis, quelque temps plus tard, j'étais certes plus présentable, mais toujours profondément maussade. Je préparai un café que je chargeai particulièrement, jetant un coup d'œil hésitant à la huche à pain. Manger me réveillerait peut-être… mais j'étais aussi nauséeux.

Non, je vais juste prendre mon café, me ravisai-je. Si je me mets à avoir faim, je pourrai toujours faire un crochet à la cafetaria. Après tout, maintenant, que Fisher est emprisonnée et la fillette retrouvée, je vais pouvoir travailler avec moins de pression.

Je m'assis donc à la table pendant que je café passait, trop somnolent pour finir de lire le journal que j'avais acheté hier sur le chemin du retour. Ce n'était pas par soucis d'être informé, puisqu'en tant que militaire, j'étais à la source de beaucoup de renseignements, mais plutôt pour savoir comment les civils l'étaient. Quelles informations avaient-ils reçues de l'enlèvement de la fillette, et sous quel jour avait été présentée mon équipe ? Avaient-ils étés dépeints en héros, ou au contraire fustigés pour leur manque d'anticipation ?

Ce n'était pas ce matin que j'allais le savoir. Sursautant après avoir piqué du nez, je me tournai vers la cafetière, et me levai pour me servir une tasse. J'en aurais bien pris un bol entier si j'avais eu plus de temps devant moi.

Je ne devais pas tarder à arriver au quartier général pour interroger Mary Fisher. Elle avait été enfermée pour la nuit dans la cellule haute sécurité du quartier général. Nous n'avions pas pris le risque de la transférer, et nous ne voulions pas faire traîner l'interrogatoire. Cette affaire avait déjà montré les sacrifices qu'ils étaient prêts à faire pour la dissimuler. Ma tentative d'hier avait été franchement décevante, elle n'avait même pas desserré les mâchoires. Je voyais se profiler de longues journées d'acharnement à l'interroger avant qu'elle craque, peut-être même des semaines. Il fallait s'atteler à la tâche au plus tôt. Je bus donc rapidement mon café avant d'aller chercher ma veste d'uniforme, mon manteau, de me chausser et partir.

En poussant la porte de l'immeuble, je découvris avec une grimace qu'il pleuvait à grosses gouttes. Poussant un soupir, je remontai chercher mon chapeau, puis, comme je n'avais pas le choix, sortis sous l'averse.

A pas pressés, je parvins à l'arrêt de trolley au moment où l'un d'eux arrivait, et sautait sur la plate-forme arrière. Comme on pouvait le craindre à cet horaire, le véhicule était bondé, et je n'eus pas d'autre choix que de rester là tout le trajet, subissant les secousses, le vent et les gouttes souillées d'avoir roulées sur les vitres poussiéreuses. Au moins, je ne risquais pas de me rendormir dans ces conditions. Je n'avais que quelques stations pour ce trajet que je faisais bien souvent à pied, mais ce fut bien assez pour ressasser plein de sombres prophéties. Chanceux comme j'étais, j'allais apprendre qu'il y avait eu un problème avec Mary Fisher, Juliet Douglas allait fomenter de sombres projets et Edward s'était mis dans de sales draps. J'en étais convaincu.

Aussi, quand j'arrivai à mon bureau et trouvai toute mon équipe sur le pont, de bonne humeur malgré la fatigue, et qu'Hawkeye me demanda si je voulais qu'elle m'accompagne pour l'interrogatoire, cela me parut anormalement positif.

- Ce n'est pas de refus, je pense qu'elle va nous donner du fil à retordre, soupirai-je.

- Courage, Colonel, fit Havoc.

- Merci. Courage à vous aussi pour les dossiers.

Le grand blond grimaça avant de replonger dans les papiers qui jonchaient son bureau, tandis que je fermai la porte derrière moi. La pièce était tellement envahie de paperasses qu'on aurait dit qu'il avait neigé en notre absence. Et ça n'était pas près de s'arrêter, l'armée allait devoir réparer le chaos que Mary Fisher avait laissé derrière elle avant de tenter de se faire exploser. Quelqu'un qui est habitué à gérer des dossiers sait aussi comment gripper la machine le plus efficacement possible en un minimum de temps. Et à ce niveau, elle avait été diaboliquement efficace. Des dossiers avaient disparu, d'autres avaient été déplacés, et surtout, toutes les fiches d'archivages détruites. Au milieu de cette nuée de dossiers soigneusement triés, elle avait trouvé plus efficace que de détruire les documents sensibles un a un. Elle s'était attaquée au catalogue, dont une partie non négligeable des pages avaient disparu. De quoi rendre les bibliothécaires fous pendant de longues semaines, eux qui allaient devoir travailler comme des bêtes pour garder accessibles les documents que les militaires n'allaient pas manquer de leur demander, reconstituer l'index, et après, seulement après, estimer les pertes, les documents manquants.

Mais tôt ou tard, nous finirions par savoir ce qu'elle avait fait complètement disparaître des rayonnages.

Tôt ou tard, nous finirions par dénicher ce qu'elle cherchait à cacher.


En ressortant de l'interrogatoire, quelques heures plus tard, je me sentais beaucoup moins confiant. Comment réussir à lui arracher ses secrets si elle s'obstinait à ne pas ouvrir la bouche ? Nous essayions de l'amadouer en commençant par des questions innocentes, auxquelles elle aurait pu répondre par des phrases courtes et factuelles sans se compromettre davantage, mais mêmes aux interrogations les plus basiques, sur son nom ou son âge, elle ne desserrait pas les dents. Cet acharnement m'inquiétait, car si elle continuait comme ça, il ne nous resterait rapidement qu'une technique pour la faire parler… et je ne voulais vraiment pas l'employer. Je n'avais pas envie de m'abaisser à ça.

- Vous pensez qu'on parviendra à la faire céder ? demandai-je à Hawkeye, qui avait été le témoin silencieux de mes tentatives.

- Oui. répondit-elle. Quand on aura trouvé le bon angle d'attaque.

Sa réponse, malgré le ton inflexible qu'elle avait employé, avait quelque chose de réconfortant. J'eus un vague sourire. Après tout, cela ne faisait que vingt-quatre heures qu'elle était sous les verrous. Il n'y avait pas de quoi s'alarmer, ce n'était pas la première fois que des gens tardaient à avouer leurs crimes, la situation, n'était, au bout du compte, pas si exceptionnelle. Mais avec le sentiment perpétuel d'urgence qui nous avait taraudé ces derniers temps, il était difficile d'accepter de prendre du recul. Après tout, tout restait à faire : remettre en ordre les dossiers, rendre compte du déroulement de l'affaire dans son ensemble, et surtout, trouver les pistes pour démanteler le réseau. Quoi que je veuille, cette affaire n'allait pas se résoudre du jour au lendemain.

Et ça n'était peut-être pas plus mal, vu l'état de mon équipe et de ma propre personne.

- Colonel.

- Oui ?

- Si je puis me permettre, nous devrions peut-être reprendre les cours de tir à partir de maintenant. L'affaire a perdu de son caractère urgent, et si nous attendons de ne plus crouler sous les dossiers, je crains que vous restiez un débutant durant longtemps encore.

Débutant. Je tiquai intérieurement à ce mot, mais je devais admettre qu'elle n'avait pas tort. Je n'étais pas spécialement enthousiaste à l'idée d'allonger ma journée d'une obligation supplémentaire, la fatigue accumulée s'était comme incrustée dans mon organisme. Ceci dit, c'était moi qui avais demandé son enseignement, je n'allais pas me dérober au premier signe de démotivation.

- Très bien, retrouvons-nous ce soir pour une nouvelle séance. Mais je ne pourrai pas rester très longtemps, j'attends un appel.

Elle hocha la tête, devinant sans doute que je parlais d'Edward. Après cette brève discussion, je me dirigeai vers le réfectoire pour manger un morceau. Je me servis machinalement, plus concentré sur ce qui se disait autour de moi que sur le contenu de mon plateau. Il faut dire qu'à peine arrivé dans la pièce, j'avais entendu la personne à côté de moi évoquer le Devil's Nest. Je tendis l'oreille pour en savoir plus tout en gardant une expression impassible.

- Ça fait plus d'une heure et demie, je suppose que l'assaut est fini maintenant… Surtout que le Généralissime est du genre à ne laisser aucune chance à ses ennemis.

- Mais il paraît que des gens ont réussi à s'enfuir.

- Non ? Sérieusement ?

- Apparemment. Trois personnes ont réussi à s'échapper durant l'assaut.

- Ils devaient être sacrément balèzes pour réussir à faire face au Généralissime et à son équipe…

Je pris mes couverts, laissant partir les soldats à contrecoeur. J'aurai voulu en entendre davantage, mais les suivre auraient été suspect. Cela dit, en m'asseyant seul entre deux tablées, je me rendis compte qu'ils n'étaient pas les seuls à en parler, loin de là. Il faut dire que tout le monde se préoccupait d'une opération dirigée par le chef d'état en personne.

Je mangeai en silence, captant des bribes d'information. Il y avait eu des morts parmi les soldats, une dizaine au moins, et de nombreux blessés graves. La plupart étaient des locaux, que les militaires d'ici ne connaissaient pas personnellement, et malgré l'horreur de cette idées, ils avaient beaucoup plus de distance avec les événements que lors de l'attaque du fourgon, pourtant moins meurtrière.

Du côté des ennemis, si on excluait ceux qui avaient fui, il n'y avait eu qu'un seul survivant particulièrement coriace, un monstre de combat. Les militaires murmuraient à mi-voix qu'il survivait même au balles, un peu honteux de céder à la tentation de répandre ce qui ressemblait fort à une légende urbaine. Mais moi qui en savais plus à ce sujet, je devinais qu'il s'agissait sans doute de Greed, l'Homonculus qu'Edward avait rencontré. Avec son immortalité, il avait dû faire des ravages en se défendant. Je me demandais même comment l'armée avait réussi à le capturer vivant.

J'en étais là de mes réflexions quand le Lieutenant Kramer demanda s'il pouvait s'asseoir à ma table. J'opinai du chef, même si je n'étais pas sûr d'être intéressé par ce qu'il avait à dire, je ne me voyais pas repousser sa présence alors que nous avions travaillé à la même affaire. Et puis, c'était quelqu'un de plutôt sympathique. Il s'assit face à moi et entama la conversation.

- Vous êtes au courant de l'affaire du Devil's Nest ?

- Comment aurais-je pu y échapper ? Tout le QG en parle, fis-je un peu ironiquement.

Kramer hocha la tête d'un air un peu embarrassé, comme s'il avait lu un reproche dans ma phrase.

- Vous veniez au renseignements ? repris-je en tâchant d'être un peu plus souriant. J'ai passé la matinée enfermé en tête à tête avec Mary Fisher, donc je n'ai pas grand-chose à vous raconter.

- Je sais, c'est justement pour ça que je me disais ça vous intéressait d'en savoir plus.

- C'est toujours utile, répondis-je avant de me servir un verre d'eau. Vous avez des informations de première main ?

- J'ai entendu Erwing et Lewis discuter de l'affaire. Apparemment, le Généralissime est furieux, il comptait ne laisser aucun survivant

- Ça ne m'étonne pas de lui.

- Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu.

- J'ai entendu dire que certains s'étaient échappés durant le combat ?

- Oui, il y a un ennemi que personne n'arrivait à tuer, le Généralissime en personne l'a capturé. Apparemment, il couvrait la fuite de trois personnes qui ont filé par les souterrains. Il y avait des militaires en garde à la sortie, mais ils les ont massacrés. De sacrés combattants

- L'armée a retrouvé leur trace ?

Kramer secoua la tête en signe de dénégation. Étrangement, je me sentis soulagé. Je ne pouvais pas m'empêcher de me demander si Edward avait eu le mauvais goût de traîner dans le coin, et savoir que certaines personnes s'étaient échappées m'aidaient à me rassurer. Même si, s'il avait été sur les lieux, j'en aurais sûrement entendu parler.

- Mais ce qui est vraiment étrange, c'est qu'apparemment, d'autres personnes s'étaient évadées avant. Comme si elles avaient été averties de l'attaque à venir.

À ces mots, je sentis mon estomac se nouer, comme si le mot traître s'était gravé en toutes lettres sur mon front.

- Du coup, le Généralissime compte rester à Dublith le temps d'éclaircir l'affaire. Il veut retrouver les évadés et savoir qui dans le QG a laissé fuiter l'information.

Je me sentis soulagé.

C'est vrai. L'armée ne savait même pas que les frères Elrics sont à Dublith, et ils ne savent pas que je suis en contact avec Edward…C'est hautement improbable qu'ils pensent à moi alors qu'il y a des centaines de militaires sur place qui sont bien plus susceptibles d'être la source de la fuite, volontairement ou non…

- Je vois…

En vérité, j'avais du mal à voir pourquoi Kramer me disait tout ça, et cette idée me laissait un peu sur mes gardes.

- L'ambiance à Central-City va être bizarre si le Généralissime s'éternise à Dublith, fit Kramer en salant sa viande.

- C'est vrai. Le Quartier Général risque de virer au panier de crabes en son absence. On ne manque pas d'opportunistes dans l'armée.

- Vous en faites partie, non ? fit le Lieutenant avec un air complice.

J'ouvris la bouche pour nier, mais je ne me sentais pas crédible. Après tout, je visais effectivement le sommet.

- Votre réputation vous a précédé. Et étant donné la manière dont vous avez été félicité par le Généralissime, vous serez sûrement gradé au prochain coup d'éclat. Une chose est sûre, vous allez faire des jaloux.

Ne sachant pas quoi répondre, je continuai à manger ma part de tarte en silence. Je ne saisissais pas trop ses motivations. Était-il venu me cirer les pompes ou me menacer ? Ou bien, n'avait-il tout simplement aucun calcul en tête, juste envie de discuter ? Cette dernière option me paraissait peu probable.

- Vous le méritez, fit-il comme pour meubler le silence. Tout le monde a vu la manière dont vous vous êtes démené pour résoudre cette affaire. Et vous avez encore des cernes jusque-là, ajouta-t-il en tapotant sa propre joue de l'index.

Son ton était sincère, et de la part de quelqu'un qui avait travaillé avec moi, cela me toucha.

- Est-ce une manière de me dire que vous me soutenez ? demandai-je d'un ton un peu circonspect.

- Vous étiez le meilleur ami de Hugues. Vous avez peut-être l'air d'avoir les dents qui rayent le parquet à première vue, mais s'il vous tenait en si haute estime, c'est que vous ne vous vous résumez pas à ça. Je fais confiance à son jugement pour ce genre de choses.

J'eus un sourire triste qu'il partagea. J'oubliais par moments que je n'étais pas le seul que la disparition de Maes affectait. Il avait d'autres collègues, d'autres amis. Visiblement, Kramer en faisait partie. Je n'avais jamais pensé que cela pouvait me lier à quelqu'un.

- Merci, répondis-je simplement.


Je me sentis comme en apnée tandis que je me concentrais sur les dossiers durant le reste de la journée. Usé par les derniers événements, je n'avais plus l'esprit assez vif pour rêvasser tout en traitant les papiers qui m'encerclaient, et plongeai dans le travail comme dans un sommeil sans rêves. Je restai durant des heures dans cet état presque léthargique, jusqu'à ce que Hawkeye toque à la porte. Elle entra et avisa la pile honorable des rapports que j'avais traités avec une expression presque admirative. Il faut dire qu'il était rare que je sois aussi efficace.

- Oh, Hawkeye.

- Colonel, que diriez-vous d'aller au centre de tir ?

- Oh, je ne pensais pas qu'il était si tard, m'étonnai-je en levant les yeux vers l'horloge de mon bureau.

- Oui, les autres viennent de partir, confirma-t-elle.

- Ils ont bien travaillé ?

En guise de réponse, Hawkeye poussa un long soupir désabusé qui m'amena un sourire. Je pouvais difficilement leur en vouloir d'être inefficaces, je les avais brutalement sollicités durant cette enquête. Je pouvais bien leur laisser le temps de se remettre un peu de leur manque de sommeil.

- Ce n'est pas très grave, fis-je en m'étirant. Ils s'y remettront dans les jours à suivre.

La blonde hocha la tête, un peu dubitative tout de même, et je me levai, poussant ma chaise et attrapant mon manteau.

- Allons-y.

Après avoir refermé mon bureau et celui de l'équipe derrière nous, je suivis Hawkeye, me sentant tout à coup fébrile. La gueule de bois et la fatigue m'avaient anesthésié durant la journée, et j'avais à peine décroché du travail pour manger, mais maintenant que je n'avais plus rien à faire, l'angoisse me retombait dessus. L'assaut du Devil's Nest me revint aussitôt en tête, et les vagues rumeurs que j'en avais eus ce midi n'étaient pas rassurants. J'avais beau me raisonner en me rappelant que si Edward avait été impliqué dans l'attaque, j'en aurais eu des échos assez rapidement, je ne parvenais pas à m'en persuader complètement.

C'est perdu dans mes pensées, fatigué et morose, que je suivis Hawkeye dans les locaux de tir. Elle se rendit rapidement compte que je n'arriverais pas à me concentrer sur la leçon. Malgré tout, elle me garda une bonne demi-heure pour que je m'entraîne à viser et tirer. Je me sentais plus mauvais encore que lors de ma première séance, ce qui était assez révélateur de mon degré de lassitude. Après quelques commentaires acides mais constructifs malgré tout, Hawkeye se montra humaine et me laissa partir, comprenant qu'il n'y aurait rien de plus à tirer de moi. L'heure avait tourné, et tout ce à quoi je pouvais penser, c'était l'appel qu'Edward devait me passer pour me dire comment s'étaient passées les choses de son côté. Il était déjà tard, et tandis que je me hâtais sous le crachin d'automne, je me demandai s'il avait déjà tenté d'appeler.

Ça m'étonnerait, il sait que j'ai des horaires de bureau à respecter.

D'un autre côté, je l'ai incité à m'appeler plus tôt…

Une fois chez moi, je me débarassai de mon manteau humide de bruine et de ma veste d'uniforme, qui tenait chaud après ma longue marche. Pour un peu, je me serais précipité sur mon téléphone, mais rien ne me permettait de savoir si on avait appelé en mon absence, ce geste n'aurait donc été d'aucune utilité. Je me forçai donc à ranger un peu ce que j'avais laissé en plan en arrivant, tâchant de faire taire l'inquiétude fébrile qui me taraudait.

J'ai l'air d'un imbécile.

Ranger mon manteau, mes chaussures, pendre ma veste pour qu'elle ne se froisse pas, vider les poches de mon pantalon qui s'encombraient chaque jour de facturettes et de tickets de transport, tout cela me prit trop peu de temps. Je mis la radio, cherchant presque machinalement une fréquence qui me plairait, sans être trop convaincu. Les radios d'East-city passaient plus de jazz, et même si j'aimais bien les morceaux de classique, l'éclat de cette musique plus aventureuse me manquait. Au bout de quelques minutes à alterner grésillements, rediffusion de discours, bulletins d'informations et morceaux que je connaissais par coeur, je m'arrêtai sur une symphonie que j'affectionnais. Je me dirigeai vers la cuisine, prêt à commencer à préparer mon repas, puis me rappelai que la dernière fois que j'avais mangé en attendant des nouvelles, le résultat avait été des plus décevants. Je me ravisai, songeant que l'appel arriverait bien vite, et retournai dans le salon. Je tâchai de ranger le bazar sur mon secrétaire, mais il n'y avait pas grand chose, et cela ne m'occupa qu'une poignée de secondes durant lequel le téléphone ne sonna pas davantage. J'avais l'impression qu'une aiguille dans ma tête battait chaque seconde de chaque minute, appuyant sur ce temps qui semblait ne pas passer. Il n'était pourtant pas tard, pas de quoi m'inquiéter. Et puis, il m'avait promis qu'il ferait attention…

Incapable de me détendre, je me mis en tête de déballer et ranger les cartons dont je n'avais pas eu le temps de m'occuper depuis le déménagement. Je rangeai ainsi mes flûtes à champagne, assiettes à escargots, fourchettes à poisson, couteaux à huîtres, bref, tout ce genre de matériel luxueux qui ne me servait que rarement et que je n'avais pas pris la peine de déballer. Je fixai mes tableaux au mur en profitant du fait qu'il était encore tôt et que je ne dérangerait sans doute personne, puis, faute de trouver de quoi m'occuper dans le salon, passai à la chambre, en prenant soin de bien garder la porte ouverte pour entendre le téléphone.

Toujours rien.

Tandis que je dépliais mes chemises pour les mettre sur cintre, je jetai un coup d'oeil au réveil. Vu l'heure, je ne pouvais plus vraiment me dire que nous étions encore l'après-midi. Et Edward n'avait toujours pas appelé.

Bon, il a un peu de retard, ça arrive. Il a sans doute été occupé par les préparatifs du repas avec son maître et les autres.

Après avoir terminé d'ordonner ma chambre, j'avais à peu près réussi à m'en persuader, et, comme l'heure du repas approchait, je pris sur moi de me préparer à manger. Je ne fis pas d'effort particulier, cuisinant simplement pour vider le frigo et me remplir l'estomac et non par plaisir. J'espérais vaguement que le téléphone sonne, même au moment le plus inopportun, comme quand j'avais les mains couvert de farce et de choux.

Mais non, l'objet resta obstinément silencieux. Et l'inquiétude pulsait avec une persévérance lancinante, avec des sursauts de colère envers le petit blond. Il le savait, pourtant, que je m'inquiétais pour lui.

Non, il ne le savait pas. Enfin, il savait que j'attendais son rapport, j'avais été assez clair là dessus… mais il ne savait pas à quel point son silence me laissait aussi vulnérable. Dans le cas contraire, j'en serais peut-être mort d'embarras. D'ailleurs, mon angoisse face à la situation m'inquiétait presque autant que son silence lui-même, me laissant dans un mélange de sentiment contradictoires et bien trop désagréables.

J'aurais voulu pouvoir me couper de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l'affection et jeter ce lien par le fenêtre, pour ne plus être que bon sens, talent et stratégie, pour pouvoir me concentrer sur mes objectifs, gravir les échelons et combattre la corruption et tous les complots qui croiseraient ma route, le plus efficacement possible, sans frein et ni entraves.

Je ne voulais pas tenir à qui que ce soit.

Je ne voulais pas d'un tel point faible.

Pourtant, dans ce silence si pesant que même l'orchestre symphonique passant à la radio ne pouvait pas le combler, je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir peur.