Hello ! Nous voilà réunis pour le dernier chapitre de l'année ! Au programme de ce soir, des retrouvailles avec quelqu'un qu'on n'a pas vu pendant un bon bout de temps ! Eh oui, vous avez bien lu, Roxane est de retour ! (J'espère que vous n'avez pas oublié son existence depuis le temps XD)

Malheureusement pour les illustrations de chapitre par contre, je n'en ferai plus pendant un bon bout de temps. De base j'avais du mal à trouver du temps à y consacrer ces derniers mois, mais là, je me suis carrément cassée le poignet gauche lors d'une mauvaise chute. J'en suis très triste, déjà parce que ça fait mal, et que c'est vraiment pas pratique, mais aussi parce que ça m'oblige à réduire considérablement la voilure sur la plupart de mes projets, et particulièrement côté dessin puisque c'est ma main dominante que j'ai cassée. Bref, c'est pas très drôle mais il faut faire avec. ça ne devrait pas avoir trop d'impact ici puisque les prochains chapitres sont déjà écrits.

Je vais tâcher de passer malgré tout de bonnes fêtes, bien entourée par ma famille, et je vous souhaite à tous une excellente fin d'année, en espérant vous retrouver en pleine forme au prochain chapitre !


Chapitre 42 : Jour après jour (Roxane)

Il était six heures à peine quand mon réveil bondit pour me vriller les tympans. Comme d'habitude. J'aplatis le réveil d'une main lourde pour le faire taire.

- Celui-là, au moins, on ne peut pas dire qu'il marche mal, murmurai-je, remplie d'une haine viscérale pour l'objet.

Je restai quelques secondes dans le silence et l'obscurité de la pièce, puis me forçai à m'asseoir sur le lit avant d'avoir la faiblesse de me rendormir profondément, comme le réclamait mon corps. Quelle idée de se lever aussi tôt un dimanche, aussi ! Puis, à contrecœur, j'allumai ma lampe de chevet, et une fois habituée à la lumière, jetai un coup d'œil circulaire à la pièce.

Le papier peint jauni, décollé par endroit, était toujours couvert d'affiches et de coupures de journaux, me rappelant mon rêve qui semblait plus inaccessible que jamais. Mes étagères supportaient toujours mes partitions, livres, vêtements, et autres possessions. Dans l'évier, un peu plus loin, une poêle que je n'avais pas trouvé le courage de laver la veille, ainsi qu'une assiette, un verre et des couverts. Si l'on exceptait l'arrivée d'un réveil neuf et fonctionnel, rien n'avait changé dans la pièce depuis des lustres.

On ne pouvait pas en dire autant du reste de la ville.

Depuis le départ d'Edward Elric, deux mois auparavant, Lacosta n'était plus que désordre et incertitude. Et si le quotidien arrivait à suivre son cours, c'était parce que chacun s'acharnait à le forcer à rester à sa place, pour éviter que les choses n'empirent. A commencer par moi.

- Bon, fis-je après avoir lâché un long bâillement. Il faut que je m'y mette.

Forte de cet encouragement, je trouvai enfin le courage de décoller de mon lit pour mettre de l'eau à chauffer, puis me foutre sous la douche dans l'espoir de me réveiller. Quand je revins, habillée à la hâte, la casserole était bouillonnante. J'éteignis le gaz et versai son contenu dans la cafetière d'Aerugo, avant d'appuyer sur le mécanisme qui repoussait lentement le marc au fond du récipient, allumant la radio de l'autre main. Aussitôt, un morceau plein d'énergie, venue de l'autre côté de la frontière, bondit dans la pièce, parvenant à m'arracher un sourire. Quelle que soit la situation, je pouvais toujours compter sur la musique pour me remonter un peu le moral.

Appuyant toujours sur la tige de ma cafetière, j'attrapai de l'autre main mon carnet. Je ne pensais pas que cela m'arriverait un jour, mais j'avais dû me résoudre à tenir un véritable agenda, tant ma vie s'était progressivement encombrée.

- Alors, marmonnai-je. Ce matin, marché. On tracte à partir de 8 heures, jusqu'à 10h30. Ensuite, rendez-vous avec June, Carine et Pénelope au Cercle bleu, puis je vais à l'orphelinat pour le repas de midi. L'après-midi, à 15 heures, réunion place des Anges, en espérant qu'il ne pleuve pas cette fois. Ensuite, à la fin de la réunion, il faut que je passe à l'imprimerie pour déposer une copie du compte-rendu, avant d'aller au Angel's Chest pour le spectacle du soir…

Je lâchai un profond soupir. Une journée comme les autres. Je me versai une tasse de café, puis me fit une tartine de confiture de mûres et cassai une grappe de raisin noir. En voyant les grains pulpeux, dont certains commençaient à se friper légèrement, j'eus un sourire amer. Je ne pouvais plus voir ce fruit en peinture, pour l'avoir récolté tous les matins de six à onze heures pendant deux semaines. Mais il ne coûtait pas grand-chose puisqu'on en avait à profusion dans le coin, et nous ne pouvions pas nous permettre de gâcher la partie de récolte qui n'était pas destiné à faire du vin.

Je bus et mangeai à la hâte, versant le reste de la cafetière dans le précieux thermos que j'avais acheté, puis enfilai mon manteau, ma casquette et mes chaussures, avant de partir et fermer derrière moi. Je descendis les marches jusqu'au rez-de-chaussée, contournai discrètement les silhouettes endormies à même le sol dans l'entrée de l'immeuble, puis sortis, accueillie par l'air piquant d'une nuit particulièrement claire.

Nous étions début novembre, et le froid s'était abattu pour de bon sur la ville, chassant les visiteurs les plus acharnés qui avaient préféré retrouver le confort de leur propre demeure. Nous avions beau être au sud, le climat montagnard nous offrait des hivers assez rudes. Comme chaque année, les lampions et fanions avaient déserté les rues, les soûlards avaient disparu, et l'ambiance festive avait laissé place à un silence ensommeillé ; mais cet automne, ce n'était pas une hibernation paisible qui s'annonçait. Non, tout le monde murmurait ou pensait à cette question inquiétante. "Comment allons-nous passer l'hiver ?"

Dans mon cas, chanceuse que j'étais, la question ne se posait pas trop. J'avais un toit, et un travail qui n'était pas menacé. Malgré la crise qui traversait la ville, le Angel's Chest continuait à bien tourner, en grande partie parce qu'il était devenu l'établissement préféré des militaires venus pour juger l'affaire Ian Landry. Malgré tout, j'avais dû sacrifier une partie de mon salaire en renonçant à travailler en serveuse plusieurs jours par semaine. Je ne gagnais pas grand-chose, guère plus que de quoi payer mon loyer et à manger, et je n'osais même plus rêver d'investir dans une paire de chaussures neuves, qui m'auraient pourtant été bien utiles.

Mais si cela pouvait permettre à quelques-unes de celles qui avaient perdu leur travail lorsque leur établissement avait fermé, c'était un sacrifice que j'étais prête à faire. Tout simplement parce que ça aurait pu être moi.

Britten nous avait toutes épatées, quand elle avait proposé de réduire notre temps de travail pour engager d'autres personnes. Elle qui avait toujours fait preuve de sévérité derrière son chignon trop serré et son aigreur, elle avait ouvert la porte à des dizaines de personnes. Serveuses, plongeuses, femmes de ménage, par demi-journée ou même pour quelques heures, elle avait offert du travail et distribué elle-même les restes de cuisine, jour après jour, aidant autant qu'elle le pouvait les prostituées restées sur le trottoir quand l'armée avait fermé toutes les maisons closes de la ville du jour au lendemain.

J'avais du mal à ne pas haïr l'armée pour cela, et je savais que je n'étais pas la seule. De temps en temps, je repensais à Edward, et me disais que s'il voyait ça, il serait probablement assez en rage pour mettre le quartier général sens dessus-dessous, comme il l'avait fait chez Ian Landry. Enfin, je le supposais ; savait-il ce qu'était devenu Lacosta depuis son départ ? S'en inquiétait-il seulement ?

Je l'avais deviné en le voyant partir, son passage chez nous n'était qu'une mission parmi bien d'autres, et son front soucieux montrait que des préoccupations bien pires l'attendaient à la capitale. Mais son caractère énergique et son aplomb me manquaient un peu.

Si seulement tous les membres de l'armée étaient comme lui, pensai-je en escaladant les marches de l'escalier qui menaient à l'imprimerie d'Earnest Grant, que nous étions parvenus à conserver grâce à l'aide de son ami et propriétaire, qui nous avait ouvert grand les portes quand nous lui avions exposé notre projet.

Je reconnus la silhouette de Tommy qui m'attendait déjà, et lui fis un grand signe de main, avant d'arriver à sa hauteur. Je sortis le trousseau de clés de ma poche et ouvris la porte du bâtiment. En entrant, je fus saisie par le froid immobile qui régnait à l'intérieur. J'allumai les lumières de l'atelier, retrouvant les silhouettes familières des machines d'imprimerie. J'eus un petit sourire ému. Si Earnest nous avait vu utiliser ses machines dans ce but, il aurait sans doute été fier de nous, je le connaissais assez bien pour entre être convaincue.

- Où sont les tracts, du coup ?

- On les a mis à sécher hier, au fond à gauche, répondis-je en désignant l'endroit vers lequel je me dirigeais.

Tommy me suivit, et ramassa avec moi les feuilles format grand aigle qui avaient séché dans la nuit, pendues à un fil, puis en fit une pile bien régulière sur le massicot. J'allumai la machine qui commença à vrombir, puis, avec l'aide de mon ami d'enfance, recoupai plusieurs fois pour séparer les douze flyers imprimés par feuille. Earnest avait eu la sagesse d'investir dans un énorme modèle, qui nécessitait deux personnes pour l'actionner, marqué sans doute par un accident qu'il avait vu des années auparavant.

Une fois les piles prêtes, j'éteignis la machine et m'attablai avec lui pour les plier en trois avec la régularité d'une machine. Depuis des semaines que je faisais ça, j'étais devenue rapide, et j'en pliais trois fois plus que Tommy dans le même temps. Dans le silence de la pièce, qui sentait le métal, l'huile et l'encre, celui-ci toussota pour entamer une conversation.

- Quoi ? fis-je, un peu agressivement malgré moi.

- Ça va ? souffla-t-il d'un ton vaguement inquiet.

Je me figeai dans mon geste et le regardai avec un peu de méfiance. Était-ce un nouvel angle d'attaque pour essayer de me draguer ? Nous avions eu plusieurs fois cette discussion, et sa persévérance me pesait vraiment.

- J'ai un travail, un toit et l'estomac plein, que demander de plus ? demandai-je d'un ton un peu distant.

- Tu penses toujours à Central, non ? fit-il, m'étonnant de sa lucidité.

Cette question, qui aurait pu paraître innocente à d'autres, me donna envie de pleurer. Je repris des feuilles d'un geste un peu trop vif, continuant mon travail pour cacher mon trouble.

- Ça m'arrive, admis-je. Mais il faut s'y faire, ça n'est pas près d'arriver. Je n'ai presque plus d'argent de côté, personne là-bas pour m'aider, et de toute façon, comment pourrais-je quitter Lacosta et les autres au milieu de ce bordel ? Ce serait horrible de ma part.

- Tu n'arrêtes pas d'aider les autres, murmura Tommy. Tu es trop gentille, tu devrais penser un peu plus à toi parfois.

- Et abandonner les autres à leur sort ? grommelai-je. Tu oublies que toi et moi, on aurait aussi bien pu faire partie du clan des laissés pour compte.

- Je sais.

Le silence retomba, pesant. Il ne faisait plus bon vivre à Lacosta depuis longtemps déjà, mais, pour avoir grandi dans cette ville d'aussi loin que je me souvienne, la voir tomber en ruine me brisait le cœur. Les prostituées au chômage, errant, dormant dans les rues, sous les porches, dans les halls d'immeubles quand elles avaient de la chance, avaient rapidement fait fuir une bonne partie des visiteurs. La ville avait perdu tout son attrait, entre les établissements fermés et les militaires omniprésents, le paradis de la débauche était devenu d'une austérité inquiétante. Et c'est bien trop tard que nous nous étions rendus compte à quel point nous dépendions des casinos et des bordels. L'économie s'était mise en berne, des commerces avaient fermé, d'autres s'acharnaient à rester ouverts malgré leur déficit, et certains produits, trop chers à faire venir, avaient purement et simplement disparu de la circulation, ou étaient vendus à prix d'or. L'argent était devenu quelque chose de tellement abstrait, tellement absurde, qu'il était maintenant courant de troquer plutôt que payer. Du raisin contre du café, quelques heures de labeur contre un repas et un toit pour la nuit…

Et l'armée regardait cela d'un mauvais œil, car, en n'utilisant pas l'argent, nous les privions de taxes. À croire qu'ils étaient venus uniquement pour nous écraser. De manière peu étonnante vu le contexte, entre notre ancien maire vieillissant et les candidats à la probité douteuse, les élections avaient été reportées, puis annulées. En attendant, l'Armée avec un grand A gérait les lieux, situation provisoire qui s'éternisait. Ceux qui nous avaient privés de notre gagne-pain ne semblaient pas disposés à nous aider à trouver une solution de repli, à croire qu'ils nous testaient pour voir quand arriverait la rébellion.

Mais nous avions connu l'armée, nous avions connu la mafia, nous avions connu la guerre d'Ishbal, voyant les réfugier fuir, tenter de traverser la frontière en passant par chez nous, cette ville si proche de l'étranger, avec le col le moins haut. Nous savions ce qu'il en coûtait de combattre, nous avions été témoins d'assez de massacres.

Alors, comme dans un murmure, un élan inespéré et émouvant nous avait traversés. Loin de combattre l'armée, d'incendier leur QG et de jeter des pierres aux soldats comme certains en étaient tentés, nous avions retroussé nos manches en silence, pour trouver nous-mêmes des solutions, sans armes, sans violence. Cela avait commencé avec les filles du cabaret et quelques-uns de nos proches, comme Tommy, Berry, quand il était encore là, ainsi que des victimes d'Ian Landry, qui avaient besoin de se raccrocher à un espoir pour se reconstruire. De discussions informelles en profondes résolutions, portés par le charisme de June et de Pénélope, nous nous étions associés, jetant toute notre énergie dans ce projet un peu fou. Comme l'armée ne faisait et ne ferait sans doute aucun effort pour réhabiliter Lacosta, nous allions nous sauver nous-mêmes.

Pour June, l'important était d'avoir des dirigeants justes. Pour Berry, que l'armée, dont il connaissait mieux que personne les instincts dominateurs, ne s'annexe pas la ville sans résistance ni contreparties. Juliett, une militaire aussi timide que consciencieuse, avait parlé de l'importance de la culture, de valoriser la ville. Tommy, attaché à ses murs, voulait protéger les lieux. Pénélope, qui avait été enlevée et violée par celui qui avait failli devenir le maire, la protection de ses habitants. Et pour Karine, aussi matérialiste que d'habitude, l'essentiel était d'assurer notre indépendance économique.

Le temps nous avait rapidement montré qu'elle avait raison. Sans argent, sans soutien extérieur, nous n'étions rien, et en deux mois, la ville n'était plus que l'ombre d'elle-même. Heureusement pour nous, la proximité avec la frontière nous permettait d'échanger quelques denrées venant d'Aerugo, du café et du chocolat, essentiellement. Il fallait bien ça pour remonter le moral des troupes.

Pour cela, nous nous étions appuyés sur la seule chose qui nous restait en abondance, une fois la prostitution disparue. Le raisin. Nous avions de bonnes vignes, et comme cette été, le tourisme avait été malmené par les événements, il nous restait du vin en quantité, qu'habituellement, nous servions aux clients de passages. Carine était formelle : ce vin, nous devions apprendre à l'exporter, et surtout à le vendre à un bon prix.

Les vignes du domaine d'Ian Landry avaient été mal entretenues cette année, mais avec les conseils d'un vigneron, nous avions tout de même pu récolter des quantités ahurissantes de ce raisin qui finit en partie à fermenter dans des cuves pour donner le prochain crû, en partie à nous nourrir. Mais même cela, ce fut le fruit d'âpres argumentations. Pour avoir le droit d'exploiter ces vignes livrées à elles-mêmes, nous avions dû batailler pour obtenir une autorisation de l'armée, qui ne voyait pas pourquoi nous voulions soudainement exploiter des vignes, qui, puisqu'elles n'appartenaient à personne, leur revenaient de droit.

Je fus la première étonnée d'arriver à trouver un argument difficile à esquiver. L'orphelinat Valencia, autrefois subventionné par Ian Landry, logeait des dizaines d'enfants de tous âges, qui n'avaient plus aucun revenu, et aucune échappatoire. J'avais proposé que les vignes et leurs bénéfices soient reversées à cette charité, montrant bien que nous n'avions pas de volonté de nos enrichir personnellement dans cette démarche. Cette idée, et la pugnacité de Berry, eurent raison de leur réserve, et fut notre première victoire.

Elle m'émouvait d'autant plus que c'était là que j'avais grandi, rencontré June et Tommy. C'était un lieu que je voulais protéger. Et cette démarche était un premier pas dans ce sens. Cette année-là, les saisonniers des environs, redoutant de ne pas être payés par les habitants de cette ville amputée, avaient préféré travailler ailleurs. Qu'importe, nous étions nombreux, et avec beaucoup d'acharnement et de bonne volonté, des centaines d'anciennes prostituées s'étaient attelées aux vendanges, logées et nourries en échange, dans un des dortoirs de l'orphelinat, dans les granges, dans les salons, partout où nous trouvions de la place.

Cela, nous y étions arrivés grâce à notre meilleur atout : l'imprimerie. Laissée à l'abandon après l'incendie, nous l'avions réhabilitée, Tommy, moi, et une poignée d'autres, et avions sauvé tout le matériel qui avait survécu au feu, et aux intempéries pour ce qui était sous la partie du toit qui s'était effondrée. Nous n'avions plus de quoi sortir un journal entier aujourd'hui, mais il nous restait une presse, quelques sets de plombs qui n'avaient pas été déformés par la chaleur, un massicot, et un stock de papier qui avait été livré le lendemain du drame. Nous avions utilisé cela pour composer et imprimer des tracts invitant à se réunir pour trouver comment sauver la ville, faisant tiquer l'armée. Ils étaient venus sur les lieux, prêts à nous emprisonner pour occupation illégale, mais Dean Pesquet, le propriétaire légitime, ancien ami d'Earnest Grant, s'était interposé et avait assuré connaître et approuver ce qui se passait sur les lieux, nous sauvant la mise.

Malgré tout, et il nous l'avait rappelé avec sérieux, nous devions être prudents en rédigeant les textes. Ne pas employer un ton trop alarmiste, donner de l'espoir aux gens et les motiver à venir sans pouvoir jouer sur leur colère envers l'armée. Une ligne critiquant leur gestion de la ville, et ils reviendraient nous arrêter pour trouble à l'ordre public. Nous le savions, c'était arrivé à tous ceux qui avaient eu le malheur d'avoir été surpris en train de taguer des insanités à l'intention de l'armée, ou de se montrer un peu trop agressif envers les soldats. Nous étions priés de nous indigner en silence. June et Katalyn s'étaient attelées à la rédaction des textes, que la sévère Madame Britten avait accepté de relire pour en corriger les fautes avec son exigence habituelle.

Tommy et moi avions ensuite tâché de composer les textes, ligne par ligne, lettre par lettre, se battant avec l'unité de mesure en base douze dont nous n'avions pas l'habitude, peinant à justifier nos lignes, à régler les machines, n'ayant pas d'autres ressources que nos souvenirs d'avoir vu les presses en action quand nous travaillons comme livreurs de journaux. Nos premières impressions furent lamentables, entre l'encre mal répartie, la pression trop faible et le calage médiocre, et un imprimeur était arrivé lors de notre deuxième réunion officielle, un tract à la main, en expliquant que sa conscience professionnelle lui interdisait de nous laisser faire ça plus longtemps. Il était donc devenu un de nos alliés et nous avait appris comment cesser de malmener ces pauvres machines.

- Mince, on avait mis une feuille à l'envers, commentai-je en trouvant un flyer coupé en plein milieu dans sa pile.

Tommy haussa les épaules, profitant de l'interruption pour se frotter les mains et souffler dessus pour les réchauffer.

- Ce sont des choses qui arrivent, répondit-il d'un ton philosophe.

- Earnest serait furieux de voir ça, marmonnai-je en jetant les prospectus inutilisables. Lui qui détestait le gâchis…

- Il serait furieux de beaucoup d'autres choses, je crois.

Je hochai la tête, et repris le pliage des feuilles en silence. Il était déjà tard, nous devions nous dépêcher de finir si nous voulions être au marché à 8 heures tapantes pour les distribuer et embarquer d'autres personnes dans notre projet de prendre le pouvoir sur la ville, et surtout, nos propres vies.


Il était presque 11 heures quand j'arrivai au Cercle Bleu, fouillant du regard l'entrée à l'éclairage tamisé pour retrouver ma bande. Le barman, en croisant mon regard, me désigna un des boxes au fond à gauche, avec un petit sourire que je lui rendis volontiers. Connaissant la réputation du lieu, je savais qu'il n'y avait rien d'autre à y lire que des encouragements pour notre projet.

Ce bar, très fréquenté par l'armée avant les événements, avait un statut particulier. Ici, pas de prostituées, mais une complicité silencieuse. Les soldats qui se retrouvaient là pour boire un verre finissaient souvent dans le même lit, quand ils ne passaient pas à l'action dans une des alcôves aux rideaux tirés. Pas de transactions, et pas de prostitution, juste du jazz, des boissons un peu coûteuses et la garantie du silence… Car, même si personne n'était dupe dans le coin, nous savions bien que l'homosexualité restait un tabou à Amestris.

N'étant pas techniquement illégal, il avait échappé à la fermeture, mais le propriétaire restait méfiant. L'Etat s'occupait du plus évident, mais s'il continuait à durcir les lois, le Cercle Bleu ne tarderait pas à finir sur la liste. En attendant sa chute inéluctable, il nous avait accueillis à bras ouverts, offrant un lieu idéal pour nos petites réunions, feignant de ne rien en savoir.

J'entrai dans la pénombre de l'alcôve du fond où je trouvai les autres en pleine discussion et me faufilai sur le bout d'une des banquettes de cuir avec un murmure d'excuse.

- Désolée pour le retard.

J'avais les pieds et la gorge en feu d'avoir arpenté le marché et parlé toute la matinée pour expliquer le projet, et en ressortais un peu désabusée. Difficile de savoir si ce que je faisais allait vraiment changer les choses, si les gens n'avaient pas oublié notre échange aussitôt après et jeté le papier dès que j'avais le dos tourné. Aussi le verre de vin qui se glissa sous mon nez m'amena beaucoup de réconfort.

- Ça a donné quoi au marché ? demanda June.

- Pfff, Tommy a écoulé son stock et je lui ai donné ceux qui restent. J'ai croisé quelques personnes qui m'ont reconnue, certains m'ont dit qu'ils étaient venus à d'autres réunions, quelques-uns m'ont donné des nouvelles. Et un apiculteur a eu pitié de ma voix cassée et m'a offert un sachet de bonbons au miel, fis-je en le tirant de ma poche avec un peu d'autodérision. Donc ça ne s'est pas trop mal passé. Mais c'est comme d'habitude, difficile de dire qui sera présent cette après-midi. Enfin au moins, de plus en plus de gens connaissent notre existence. Et vous ?

- Niveau politique, les élections sont toujours gelées, et je crois que les candidats eux-mêmes n'y croient plus. Ils sont trop occupés à cacher leurs casseroles à l'armée, de toute façon.

- Même Fresden ? Il avait l'air honnête pourtant.

- Aussi honnête que peut l'être un politicien dans une ville pourrie, répondit June avec un sourire amer. Il y a quand même des rumeurs comme quoi il trempe dans une affaire de détournement d'argent.

- Pfff, pourquoi est-ce qu'il faut toujours que ce soit des pourris qui aient le pouvoir ? soupirai-je, accoudée à la table.

- Parce que les gens honnêtes n'en veulent pas, répondit Pénélope.

Je sirotai mon vin tandis qu'elle annonçait à son tour les dernières nouvelles. Peu de temps après sa libération, elle avait décidé de rentrer dans l'armée, à la stupéfaction générale. Ancienne prostituée, elle partait de rien, mais ses yeux bleu nuit brillaient d'une froide résolution que rien ne semblait arrêter. Pour être honnête, elle me faisait presque peur. Et je ne devais pas être la seule. Elle avait compensé son inexpérience par un acharnement à toute épreuve et avait rapidement progressé, au tir, au combat de corps-à-corps. Finalement, c'était le respect de l'autorité qui lui donnait le plus de fil à retordre.

- Par contre, je sais pas si tu es au courant, pour Edward Elric, fit-elle

- Quoi, Edward ?

- Il est recherché par l'armée, ça fait plusieurs semaines qu'il a disparu.

- Sérieux ? !

- Oui.

- Mais pourquoi ?

- Je ne sais pas exactement, l'article que j'ai lu est flou sur le sujet, mais apparemment il a tenu tête au Généralissime en personne.

- Merde… qu'est-ce qui lui a pris ?

- Je ne sais pas, je n'étais pas là pour le voir, répondit-elle avec une petite grimace.

- Je vais m'inquiéter pour lui aussi, maintenant, grommelai-je.

- Et c'est un soutien de moins, commenta June.

- Pour ce qu'il nous soutenait… Il a foutu le boxon, puis il est reparti à Central, et pouf, évaporé, le justicier, grommela Carine.

- S'il n'avait pas été là, j'aurais été vendue à Xing comme esclave sexuelle, rappela Pénélope d'un ton froid.

La danseuse baissa les yeux, contrite. Pénélope avait raison, mais je comprenais aussi ma collègue. Ne pas avoir de nouvelles depuis son départ m'avait laissé un peu amère, surtout après ce que nous avions vécu. Comme s'il m'avait oublié sitôt parti, comme si nous n'avions aucune importance.

- Si on parle stratégie, du coup, qui est avec nous dans l'armée ? demanda June, changeant de sujet.

- Au sein de l'armée, il y a pas mal de locaux qui sont en accord avec notre mouvement, même si avec le devoir de réserve, ils ne le montreront pas. Mais plus on monte dans les grades, moins on a de soutien. Le Général Grumann, qui gère East-city, essaie de gérer ça le plus pacifiquement possible, il pourrait être un allié puissant si nous pouvions nous entendre avec lui, mais… J'ai discuté avec Juliett, qui laisse traîner ses oreilles aux réunions, et apparemment, ses ordres sont contredits en plus haut lieu à Central.

- Comme d'habitude, la capitale nous laisse moisir dans notre merde, grommelai-je amèrement.

- Mais c'est vraiment étrange, commentai June. Ils ont bien conscience de mettre notre économie à genoux, qu'espèrent-ils y gagner à part une rébellion sanglante ?

- C'est peut-être ce qu'ils veulent, répondit Pénélope. Nous provoquer pour mieux pouvoir nous asservir ensuite. Prouver que nous sommes ingérables et dangereux.

- Soyons fiers de nous, alors, répondit Carine, car pour l'instant nous leur donnons tort. J'ai fait le tour des magasins ce matin et des producteurs environnants, et si, financièrement, on nage en plein naufrage, au niveau des ressources, on s'en sort pas trop mal. On a eu une très bonne récolte de raisins cette année, surtout en exploitant ceux qui poussaient en ville…

- Sans blague.

- … mais on a aussi beaucoup d'olives, les amandiers ont bien donné, et on a échappé au pire en avançant un peu la récolte des blés. Si on ajoute les maraîchages, ce qu'on peut glaner dans les bois et les venaisons, on devrait pouvoir faire manger la ville tout l'hiver.

- Ça, c'est à condition qu'il n'y ait pas de mouvement de panique où les gens commencent à amasser des provisions, quitte à gâcher de la nourriture, rappela June

- Ou se gavent, comme les dîners des hauts dirigeants, grinça Pénélope.

- Et pour les ressources extérieures ?

- Pour l'instant, le vin marche bien à Aerugo, ce qui nous permet d'importer du café, du chocolat, quelques poteries, mais notre stock ne sera pas éternel, donc il va falloir trouver sur quoi rebondir. La question, c'est : qu'est-ce qu'on peut vendre qui ne nous prive pas de ressources vitales ?

- Il faut quelque chose qu'on ait en abondance, et qui soit durable. Si la situation est toujours aussi difficile dans un an et que l'on a joué nos dernières cartes, on aura vraiment tout perdu.

- On ne peut plus compter sur le tourisme, sans la prostitution pour appâter le public, personne ne fera l'effort de venir jusqu'ici… et puis, avec la morte saison, de toute façon… soupira Carine.

- Est-ce qu'on a des savoir-faire locaux ? demandai-je. Certaines villes sont connues pour leur production, comme Resembool, qui fournit les textiles pour l'armée dans tout l'Est du pays avec leur lainage…

- Bah, on a le vin, mais ça ne suffit pas, fit Karine. Et puis on n'est pas les seuls.

- Pourtant, il est vraiment bon.

- Ouais, mais personne ne connaît Lacosta pour son vin.

- Si seulement on avait le monopole sur quelque chose, on pourrait s'en servir comme moyen de pression. Imaginez, si on était les seuls à importer du café, on pourrait leur couper les vivres. Vous imaginez l'armée sans café ?

Cette idée nous arracha un sourire.

- Hé oui, mais ce n'est pas le cas. Même si on est bien situé géographiquement pour le commerce international, sans gare, on ne pourra pas faire grand-chose, fit Karine, pragmatique Impossible d'exporter quoi que ce soit en grande quantité s'il faut les faire circuler en carriole ou en voiture. C'est cher et dangereux.

À ces mots, tout le monde baissa le nez. Nous étions bien placées pour le savoir. Nous aurions dû être cinq à cette table, si seulement Berry n'était pas mort d'un accident de voiture en revenant de Fenief. Il s'était démené pour le projet, encore plus que nous peut-être, et la fatigue, associée au virage de trop, avait fait basculer sa voiture dans un précipice. En apprenant la nouvelle le lendemain matin, j'avais cavalé sur les lieux de l'accident, trouvant une Pénélope remontée comme un coucou. Elle avait littéralement collé aux basques de ses supérieurs pour obtenir une véritable enquête de leur part, faisant intervenir des personnes extérieures à l'armée, convaincue que sa mort n'était pas un hasard.

Elle avait obtenu d'eux qu'ils examinent de fond en comble les lieux du crime. Ils n'avaient trouvé ni trace de piège sur la route, ni signe de sabotage dans la voiture, ni rien de suspect à l'autopsie. Il y a deux semaines, l'enquête avait fini par aboutir à la seule conclusion possible : l'accident. Puisqu'il n'avait montré aucun signe de vouloir mettre fin à ses jours, le suicide était peu probable. Il s'était sans doute endormi au volant, sur une route qui ne pardonnait pas ce genre de moments de faiblesse. Et vu la lassitude que nous éprouvions tous à force de nous démener pour garder la ville à flot, cela n'étonnait personne.

L'événement avait été un gros coup au moral pour l'équipe, et Pénélope ne l'avait toujours pas digéré, sans doute parce qu'il avait gardé un œil sur elle quand elle s'était enrôlée, et lui avait fait éviter quelques écueils en la conseillant judicieusement. Elle avait gardé un caractère sévère, méfiant, dont personne ne lui tenait rigueur après la séquestration et les sévices qu'elle avait subie. Mais peut-être avait-elle toujours été comme ça ?

Dans tous les cas, sans la présence rassurante de Berry, nous n'étions plus aux yeux de l'armée qu'un troupeau de bonnes femmes désorganisées. Cette humiliation nous avait d'abord fait fulminer, mais, passé l'outrage, nous nous étions rendu compte que ce mépris pouvait tourner en notre faveur. S'ils nous croyaient incapable de faire quoi que ce soit, ils ne s'acharneraient pas à nous en empêcher. Nous avions donc continué nos plans de plus belle.

- Il y a peut-être une solution pour que l'on fasse marcher le commerce, dit Carine, rompant le silence songeur qui s'était abattu dans la pièce.

- Ah ?

- À long terme, il nous faut cette ligne de chemin de fer, mais ne nous leurrons pas, ça coûte une fortune à construire, ils ne le feront pas à moins d'avoir gros à y gagner. Mais en attendant, on peut tenter de commercialiser des choses de petite taille, à haute valeur ajoutée, qui puissent circuler facilement. Qui ne coûtent pas trop cher à transporter.

- Et qui ne se périssent pas.

- Pas de nourriture, donc.

- De toute façon, on peut difficilement se permettre d'en vendre, on en a à peine assez pour nous-mêmes.

- Mais quoi, du coup ?

- Je sais pas, des bijoux, c'est l'exemple typique.

- Ouais, 'fin on peut pas dire qu'on soit experts dans le domaine.

- On est experts en rien, soupira June

- Si, on est experts en cul, grommelai-je. Mais ça, on a plus le droit de le vendre.

- La prostitution est interdite… mais le commerce du sexe ne se résume pas à ça, non ? Vu l'argent que les hommes venaient claquer ici, il doit bien y avoir un moyen de se faire un peu de sous ? On pourrait pas vendre des objets liés à ça ? De toute façon, des choses venant de Lacosta seront forcément connotées dans la tête des gens.

- Et si on vendait des boules de Geisha ? demanda June.

- Katalyn, sors de ce corps ! s'exclama Carine en riant. Depuis quand tu as des idées pareilles, Chef ?

- Blague à part, il y a peut-être quelque chose à faire de ce côté-là, fit remarquer Pénélope. Pas des boules de Geisha, il faudrait les importer de Xing, les stocker, et ça nous coûterait bien trop cher. C'est trop risqué.

- Et on ne pourrait pas fabriquer des objets tendancieux en local ?

- Des godemichets en bois d'olivier ! s'exclama Carine, se prenant au jeu.

- Ça serait drôle, concéda Pénélope. Mais je ne sais pas si ça nous rapporterai grand-chose.

- …et des livres ?

Les autres se tournèrent vers moi, surprise que je propose quelque chose d'aussi sérieux.

- Des livres… de cul ?

- Je sais pas, je dis ça comme ça. Mais les mecs qui venaient ici, ils cherchaient de l'exotisme, une ambiance particulière, des positions inconnues… On pourrait peut-être faire des photos érotiques, ou des livres avec des scènes de cul. Ce n'est pas de la prostitution, mais ça pourrait intéresser les mêmes personnes.

- Ou bien un livre avec toutes les positions possibles et imaginables. Une sorte de guide ?

- Oh, ça pourrait être une idée, ça. Surtout si c'est une version illustrée.

- Gravure ou photo ?

- Tu connais quelqu'un qui sait bien dessiner ?

- Non.

- Moi non plus. Il vaudrait peut-être mieux partir sur de la photo, non ?

- Si on fait ça, Il faudrait des beaux modèles.

- On a qu'à demander à Katalyn, elle a un physique de déesse et des seins qui défient la gravité !

Les phrases fusaient énergiquement, me laissant étonnée de voir les autres adhérer à cette idée lancée au hasard. A la base, j'avais juste dit ça parce que nous avions du matériel d'imprimerie sous la main. Mais à bien y réfléchir, ce n'était pas forcément très volumineux à faire circuler. Lourd, mais pas trop encombrant.

- Non, la vraie question, c'est : ça coûterait combien ? rappela Carine, toujours aussi vénale.

- Vu qu'on a déjà des machines, pas si cher. Le papier de cellulose ne coûte pas tant que ça et l'encre, il en reste encore beaucoup, informai-je Par contre, si on veut imprimer un livre entier, il faudrait racheter des plombs, la plupart sont bons à jeter après l'incendie. Et puis, s'armer de patience. La composition est un travail horrible.

- Je veux bien te croire, imprimer tout un livre à l'envers… grimaca Carine.

- Déjà que tu ne sais pas les tenir à l'endroit ! répliqua moqueusement Pénélope.

- Hé !

- Pour la photo, c'est une autre histoire… continuai-je, indifférente aux chamailleries alentour. Je pense que ça pourrait plaire, mais je n'y connais pas grand-chose, et je crains que ça soit très cher à produire. Par contre, on peut imprimer des dessins facilement en lithogravure, la machine fonctionne encore, et il reste des pierres vierges. Si on trouve des volontaires pour prendre les pinceaux…

- Mais des photos de Katalyn, je suis sûre que ça se vendrait bien !

- Arrête de vouloir exploiter ta meilleure amie à tout prix, fit June en tapotant l'épaule de Carine.

- Eh, pourquoi c'est toujours moi qu'on charrie ? grommela-t-elle.

- Parce que c'est toi qui dit le plus de conneries, répondit du tac au tac la blonde aux yeux d'encre.

En finissant mon verre, j'esquissai un petit sourire. Peut-être que c'était une idée à la con qui allait nous laisser en pleine déconfiture… mais au moins, en parler était drôle, et sa mise en pratique, si elle avait lieu, promettait de l'être tout autant. Je leur promis de discuter avec Dean Pesquet, qui saurait sans doute mieux que moi, à combien nous pourrions espérer imprimer et vendre ce genre de choses, puis me rendis compte qu'il fallait que j'aille à mon rendez-vous suivant.

- Il faut que je file, j'ai promis de donner un coup de main à l'orphelinat.

- Va, cours, vole, ma rouquine ! lança affectueusement June.

Je lui répondis par un sourire. Je savais que si elle n'avait pas été aussi prise par l'organisation de notre rébellion pacifiste, elle serait venue avec moi. Galopant de ruelles en escaliers, je redescendis aussi vite que je le pouvais, avant d'être ralentie par un sévère point de côté. Comme j'étais dans une rue plus large et qu'une carriole s'y était aventurée, je hélai son conducteur, me disant que je n'avais pas grand-chose à perdre.

- Hé ! Vous allez… dans quelle direction ? demandai-je.

- Vers Senestras. Pourquoi ?

- Je dois aller… à l'orphelinat… Valencia… pour les aider… mais je vais… être en retard, expliquai-je en tentant de reprendre mon souffle.

- … Montez, ordonna simplement l'homme après quelques secondes de silence.

Je le remerciai chaudement en bondissant à ses côtés, et il se remit aussitôt en marche. L'âne trottina tranquillement sur les pavés, puis descendit la route en lacet qui donnait sur la plaine. Je pus reprendre mon souffle et faire disparaître mon point de côté. J'aurais sans doute dû lui parler pour lui rallier à notre cause et le motiver à contribuer selon ses moyens… mais je n'avais même pas le courage d'ouvrir la bouche. Lui-même, un grand gaillard qui devait avoir la quarantaine bien tassée, le visage taillé à la serpe, ne desserrait pas les dents. Pour autant, il n'avait pas l'air hostile. Nous n'échangeâmes pas un mot, et durant ces quelques minutes de silence, je réalisai à quel point je me sentais gavée de mots, noyée de questions et d'explications.

Ne pas parler, ne pas penser, juste, pendant un moment, écouter le roulis de la carriole sur la route, sentir l'odeur piquante de la terre poussiéreuse et du thym, observer comment le vert des feuilles et l'or de l'herbe desséchée avaient laissé place aux couleurs d'automne. Les vignes étaient d'un rouge vibrant sous le soleil de midi, dans cette atmosphère froide et nette, et d'autres arbres avaient été dépouillés de leurs feuilles jaunes ou cuivrées. Le ciel, d'un bleu froid, très clair, était tellement vide de nuages qu'il en devenait vertigineux. Je respirai à grande bouffées cet air piquant qui me vidait la tête et m'apaisait, et quand l'homme freina son attelage à un carrefour, j'avais presque oublié pourquoi j'étais assise sur ce banc de bois.

Retrouvant mes esprits, je sautai à bas de la carriole, et le saluai d'un grand geste, le remerciant en mettant toute ma sincérité dans ce simple mot. Il baissa vers moi son visage buriné et répondit simplement, d'une voix un peu lente.

- Bon courage.

Puis il reparti paisiblement.

Je restai quelques secondes, figée dans cet instant étrange, puis me secouai et repris ma route à pas vifs. Les enfants de Valencia, troupeau turbulents de gamins hétéroclites qui faisaient sans doute les mêmes bêtises que celles que j'avais moi-même faites avec June et Tommy quand j'habitais là, m'attendaient pour que je serve le repas et les aide à leurs menus travaux, de raccommodage, par exemple. Certains s'étaient beaucoup attachés à moi, et je me devais de leur consacrer un peu de temps avant d'être rappelée dans la ville-haute pour la grande réunion quotidienne.

En marchant le long de l'allée, je me remémorai avec un sourire comment nous grimpions dans les arbres fruitiers du jardin à moitié en friche, comment nous nous laissions glisser sur la rampe de la cage d'escalier, la course de brouettes dans les couloirs et la dispute qui s'en était suivie, et surtout, les tests de courage complètement stupides pour savoir qui oserait monter sur le toit du bâtiment. J'en avais fait partie. Aujourd'hui, en voyant la gouttière, trois étages au-dessus de moi, se songeai qu'on ne m'y reprendrait plus. J'étais devenue bien trop prudente pour tenter ce genre de choses.

Je n'avais pas monté les trois marches qui précédaient l'entrée du vieux bâtiment que j'entendis déjà des cris d'impatience de ceux qui m'avaient vue arriver. Je pris une grande inspiration, me préparant à plonger dans cette atmosphère bruyante et joyeuse, en me jurant d'être disponible pour profiter du moment à venir.


Face au miroir du vestiaire, j'étais en train de me battre avec mon maquillage dans l'espoir un peu vain de faire disparaître mes cernes, pendant que l'ambiance s'échauffait alentour. Katalyn se baladait en string à plumes sans même faire semblant d'être pudique, cherchant à qui emprunter du mascara au lieu de continuer à s'habiller. À ma gauche, Cindy bataillait pour boutonner les manches de son costume de scène, celui-là même qui avait été fait aux mesures d'Ariane et retouché pour Iris, la fausse identité d'Edward. À ma droite, Dorine se maquillait avec le sourire béat caractéristique de celle qui venait de démarrer une idylle et qui était tellement aux anges que ni l'effervescence des coulisses, ni le chaos de la ville ne pouvait l'atteindre. Si seulement j'avais pu en dire autant. Cela faisait des mois que je n'avais pas ressenti le moindre intérêt pour qui que ce soit, et même si on ne pouvait pas dire que ma vie me laissait le temps d'avoir une relation digne de ce nom, j'aurais bien aimé en avoir au moins envie. Mais bon, depuis le temps que j'habitais cette ville, si l'amour de ma vie y habitait, j'aurais déjà dû tomber dessus.

De toute façon, le grand amour n'existe pas… pensai-je amèrement. Merde, j'ai débordé.

Je reposais le pinceau d'un geste lent et poussai un soupir désabusé, me demandant quelle serait la manière la moins catastrophique de rattraper mon trait de eye-liner, sachant que si je l'effaçais, j'allais aussi retirer l'indispensable anti-cernes. Tout à mes questionnements, je n'entendis pas le téléphone sonner parmi le brouhaha, et ce n'est que quand Flora me tapota l'épaule que je repris conscience de tout ce qui m'entourait.

- Téléphone, pour toi, fit simplement la brunette.

- Qui c'est ?

- Une fille, répondit-elle en haussant les épaules. Elle ne s'est pas présentée, mais apparemment, elle te connaît.

- Ah ?

- Allez, dépêche-toi de répondre avant que le spectacle commence, fit June d'un ton encourageant en me voyant hésiter.

Je hochai la tête et me levai, intriguée et vaguement inquiète. Qui pouvait m'appeler ? Toutes les personnes importantes dans ma vie étaient ici… À Lacosta, si on voulait voir quelqu'un, on passait chez lui ou à son travail. Peu de gens avaient le téléphone, et de toute façon, la ville était tellement petite…

Je traversai le couloir pour arriver au téléphone de l'entrée, dont le combiné avait été posé sur la commode. En le voyant, je sentis mon cœur battre plus vite, comme si, inconsciemment, je savais déjà à quel point cet appel était important. Je soulevai le combiné et le portai à mon oreille avec un tremblement d'expectative, mélange d'inquiétude et d'impatience. Pourquoi m'appelait-on ?

- Allô ?

- Allô Roxane ?

Le ton était familier, étrangement joyeux, mais je ne savais pas quoi penser de cet appel, et je ressentais un peu de méfiance.

- Qui est-ce ? demandai-je un peu froidement.

- C'est moi ! Iris !

J'ouvris grand la bouche. Maintenant, je la reconnaissais, cette voix à l'accent plat et aux intonations dynamiques. C'était Edward, Iris sous sa fausse identité. Je restai bouche bée quelques secondes. Ce midi, Pénélope m'avait dit qu'il était recherché par l'armée. Cela expliquait sans doute pourquoi il, ou elle, se présentait sous son identité féminine, alors que ça ne lui avait manifestement pas plu de devoir l'endosser lors de l'enquête.

Mais pourquoi il m'appelait, moi ?

- Je… Sérieux, c'est toi ?!

- Oui ! Comment tu vas depuis l'affaire Ian Landry ?

Je ne savais même pas quoi répondre. Deux mois de silence, et juste après avoir appris qu'il était en cavale, voilà qu'il m'appelait comme une fleur, le plus naturellement du monde.

- Ça va… je suppose…bredouillai-je. Et toi ?

- Oh, il s'est passé beaucoup, beaucoup de choses depuis la dernière fois, le mieux serait encore de te raconter en vrai. Mais pour faire court, j'ai décidé de me lancer dans la danse. En ce moment, je prends des cours chez quelqu'un, c'est une vieille peau, mais elle me fait bien bosser. Et comme je voudrais bientôt revenir à Central, je me disais… Enfin, j'ai pensé… qu'on pourrait tenter notre chance à deux ? Se serrer les coudes ?

- Je… Tu me proposes de venir à Central-city avec toi pour tenter des castings ? m'étranglai-je, peinant à en croire mes oreilles.

Je venais de basculer dans un monde parallèle, on m'offrait mon rêve sur un plateau. Comme ça, cadeau. C'était totalement inimaginable. Je vacillai, incrédule.

- Mais, comment ? Il faut de l'argent pour vivre, s'organiser…

- Non, mais ça c'est pas un problème, répondit l'adolescente d'un ton presque négligent, j'ai ce qu'il faut !

C'est vrai qu'il est Alchimiste d'état, il doit être pété de thunes…

- Enfin, voilà, je sais que je débarque un peu tout à trac, mais je me suis dit que s'il y avait quelqu'un qui serait prêt à partir à l'aventure avec moi, ce serait toi. Si… si tu veux, bien sûr.

Si je peux, oui… pensai-je aussitôt.

- Je… ça serait génial, mais c'est tellement soudain… je peux pas décider ça comme ça, j'ai ma vie ici, des responsabilités.

Ma journée défila dans ma tête, l'imprimerie, les tracts distribués au marché, le rendez-vous au cercle bleu, l'orphelinat, la réunion, et le spectacle qui allait bientôt commencer et pour lequel je n'avais pas fini de me préparer, et je me sentis étouffée par ma propre vie. Je ne pouvais pas lâcher ça, c'était mon devoir de tenir bon et de continuer. Pourtant, dieu savait à quel point j'avais envie de m'enfuir.

- Je comprends, répondit la voix, un peu voilée de déception tout de même. Désolé, je me suis un peu emballé sans réfléchir.

- Ah, ça, je peux le comprendre, fis-je avec un ton enjoué qui ne dissimulait pas parfaitement mon amertume. Ça donne envie, c'est sûr. Mais je ne peux pas tout lâcher comme ça.

- Oui, fit l'adolescent d'un ton contrit.

Il n'y avait sans doute pas pensé. À travers nos discussions, j'avais entrevu sa vie d'errance, son manque d'attaches. Il était libre, mais seul. Et sans doute plus seul que jamais depuis qu'il avait désobéi à l'armée.

- Je vais y réfléchir, d'accord ? J'ai besoin de faire le point. Je peux te recontacter quand je suis décidée.

- Oui. Euh… je peux te passer le numéro de là où j'habite en ce moment… mais tu le gardes pour toi, hein ?

- Bien sûr, fis-je d'un ton rassurant.

Comme si j'allais le dénoncer, pensai-je avec un sursaut indigné. Ce n'est pas comme si je portais l'armée dans mon cœur avec tout ce qu'ils ont fait ici…

- Alors, attends, marmonna-t-elle en farfouillant. Que je retrouve le numéro…

Il ? Elle ? Je savais qu'il n'aimait pas être désigné au féminin, mais s'il se planquait sous sa fausse identité, ce n'était pas pour que je l'appelle par son vrai nom. S'il prenait ces précautions, ce n'était sans doute pas sans raison.

Je réalisai soudainement que c'était sans doute risqué, et un peu angoissant pour lui de m'appeler. Nous ne nous connaissions pas depuis toujours, il ne savait pas ce que j'étais devenue, et techniquement, rien ne lui prouvait que je n'allais pas le dénoncer aussitôt après avoir raccroché. Cette marque de confiance me bouleversa et me plongea encore plus dans l'incertitude.

Il me dicta le numéro que je notai d'une main tremblante, envahie de questions sans réponses et d'émotions contradictoires, et June arriva dans le couloir à pas vifs, me faisant réaliser à quel point j'étais en retard.

- Je vais devoir y aller, le spectacle commence bientôt.

- Ah oui, mince. Je te laisse te préparer ! s'exclama-t-elle.

J'avais l'impression de l'avoir en face, avec ses grands yeux débordants d'enthousiasme. Notre alliance face à l'ennemi avait été aussi éprouvante physiquement qu'exaltante, et l'idée de repartir à l'aventure avec lui me tentait plus que ce dont j'avais le droit.

- Ok. Je te rappelle, et je te redis ça, promis, fis-je.

- D'accord. On garde contact !

- Merci de m'avoir appelée.

J'avais mis toute ma sincérité dans ces mots. Quoi qu'il arrive, le fait qu'il se soit tourné vers moi, qu'il me fasse confiance dans une situation qui à priori devait être particulièrement difficile, ça me touchait énormément. Je raccrochai le combiné, et June se planta face à moi, prête à m'apostropher.

Elle ne s'attendait pas à ce que j'éclate en sanglots avant.

- Eh, qu'est-ce qui se passe ? fit-elle, complètement désarçonnée.

- J'ai… on m'a proposé d'aller tenter ma chance à Central-city, bredouillai-je, voyant ses yeux s'agrandir à travers mes larmes. Mais je peux paaaas, il y a le cabaret… la rébellion, les tracts… Je p-peux pas partir, je peux pas vous lai-laisser…

Il y eut quelques secondes de silence tandis que je pleurais lamentablement, les épaules tressautantes, les mains trempées de larmes grises. J'entrevis Carine passer la tête par l'entrebâillement de la porte avec une expression inquiète, et tout ce que je pus me dire sur le coup, fut "merde, mon maquillage est foutu et je suis déjà en retard."

- Je sais pas quoi faiiiiire, geignis-je lamentablement.

A ce moment-là, June m'attrapa les épaules dans un geste ferme qui me poussa à lever les yeux vers elle.

- Ok. C'est un gros truc, je comprends que tu sois perdue. Mais on a un spectacle à sortir dans un quart d'heure, alors sèche tes larmes, respire un bon coup, on bosse, et on en parle après pour trouver une solution à tête reposée. On y passe la nuit s'il le faut. D'accord ?

Je hochai la tête comme une enfant, la gorge nouée, le nez bouché. Je savais qu'elle avait raison, et son ton autoritaire et maternel à la fois me calma.

- D'accord, murmurai-je d'une petite voix.

Elle me renvoya un sourire auquel je répondis timidement, et m'attrapa vivement par la main pour me traîner dans le couloir.

- Ok, les filles, on a une urgence ! s'exclama-t-elle en me ramenant dans les vestiaires. Qui est déjà prête et peut m'aider à la remettre en état d'aller sur scène ?


- Finalement, la vraie question, c'est ce que toi, tu veux faire.

C'était June qui avait dit ça, assise à califourchon sur sa chaise, accoudée au dossier, posée et attentive à la discussion.

Les dernières minutes passées dans les coulisses s'étaient passé dans une ambiance industrieuse, en voyant mon état, les filles s'étaient précipitées à mon secours, et je m'étais retrouvée, un peu hébétée, entourée par mes amies qui m'avaient rechapée, Katalyn en me maquillant en un temps record, Cindy en réajustant ma coiffure, Carine et June en boutonnant les poignets de mon costume, le tout avec quelques mots d'encouragement, et, étonnamment, aucune question. Tout occupées qu'elles étaient de me remettre en état, elles n'eurent pas le temps de sentir le stress monter, et avant d'avoir compris, nous nous étions retrouvées sur scène pour la danse de groupe.

Après la chorégraphie d'ouverture, je m'étais retrouvée en coulisses pour me changer, et je pus résumer la situation à Cindy tandis que nous nous changions pour enfiler nos costumes de strip-tease. Elle avait compati à mes questionnements sans trop savoir quoi dire, et une fois la représentation terminée, nous nous étions toutes retrouvées en coulisses pour nous changer. Comme d'autres filles s'occupaient du service en salle, la plupart d'entre nous avions fini notre journée, et si Dorine n'avait pas tardé pas à remettre ses vêtements de ville pour aller rejoindre son amoureux, les autres étaient restées pour écouter les raisons de ma crise de larmes, un débordement d'émotion auquel je ne les avais pas habituées. Elles étaient presque toutes là, June, Ciny, Katalyn, Carine, Flora et Laure, et le simple fait qu'elles me consacrent ce temps d'écoute m'avait terriblement émue. Sans leur dire qui était à l'origine de cette proposition, je leur avais expliqué cette opportunité qu'on m'avait proposé d'aller à Central réaliser mon rêve, et toutes les raisons qui m'en empêchaient. La liste était longue, et même si mes entrailles me hurlaient de partir, j'avais le sentiment de ne pas en avoir le droit.

- Je ne sais pas ce que je veux faire… répondis-je à voix basse. Enfin, j'ai envie de partir, je crois… mais je ne pourrais pas quitter Lacosta et vous laisser faire face à… à tout ça, sans me sentir terriblement mal.

- Pourquoi ? demanda Carine.

- Ce serait déloyal, répondis-je du tac au tac. De quel droit je vivrais ça alors que tout le monde ici galère, que tellement de gens n'ont même pas de toit ? En plus, j'ai des responsabilités, ne serait-ce que l'impression des tracts pour les réunions, et puis, l'orphelinat. Et puis…

- Roxane… Ce n'est pas ta ville, tu sais ? coupa Cindy.

J'ouvris la bouche, prête à m'indigner Bien sûr que si, c'était ma ville ! Je connaissais ses rues, ses murs, ses gens, depuis ma plus tendre enfance.

- C'est la ville qui t'a accueillie, oui, reprit la blonde, celle où tu as grandi, mais tu n'en es pas "propriétaire", tu n'en es pas dirigeante. Ce n'est pas toi qui as fait les choix qui l'ont mise dans cet état. Tu n'es pas responsable de ce qui arrive maintenant. Ce n'est pas ton devoir de réparer les conneries des autres.

- Je confirme, fit Laure en levant la main. On voit bien que tu bosses du matin au soir, pour le cabaret, pour les réunions, pour l'orphelinat… Depuis combien de temps n'as-tu pas eu un moment à toi ?

- Mais tout le monde travaille dur, répondis-je, un peu secouée de les sentir remettre en question ce qui me paraissait si évident, sentant malgré tout qu'elles touchaient du doigt quelque chose de juste.

- Pas autant que toi, Roxane. Et pas aux dépens de notre propre vie comme tu le fais. Tu es toujours sous pression, et tu as des cernes à faire peur. Par moments, tu en perds même ton sens de l'humour.

Je baissai le nez. J'avais du mal à la contredire.

- Dis…quand Ariane est partie en nous laissant en plan à quelques jours de la première, est-ce que tu lui en as voulu ? demanda Katalyn.

Je secouai négativement la tête avant de répondre.

- Non, mais c'était particulier, ça nous aidait dans l'enquête…

- Hé bien dans ce cas, dis-toi que ça aidera une autre fille à retrouver un travail.

- Mais pour le reste…

- Pour le reste, on se débrouillera, me rassura June. On demandera de l'aide, on en trouvera toujours, ne t'inquiètes pas.

- En plus, si tu vas à Central, tu pourras aider la ville d'autres manières, ajouta Cindy, l'œil brillant. Parler de nous. Avoir des idées que tu n'aurais pas eues autrement. Qui sait ce qui se passera là-bas ?

- En plus, s'il y a quelqu'un parmi nous qui est assez douée pour réussir à Central, c'est bien toi, ajouta Flora un peu timidement, me faisant rougir.

- C'est vrai, tu es douée !

- Il est temps que d'autres le découvrent.

Les voir s'entendre sur la question m'amena un sourire très embarrassé.

- Je ne pense pas… Il doit il y avoir mille fois mieux que moi là-bas, bredouillai-je.

- Ça, tu ne le sauras pas tant que tu ne tentes pas ta chance, fit remarquer Carine.

J'opinai avec hésitation. Je savais qu'elles n'avaient pas tort, mais l'idée de me confronter à la réalité me terrifiait. Et si, en fait, je n'étais pas faite pour ça ? Tant que je n'essayais pas, je pouvais tout imaginer en mettant mon échec sur le compte du destin… mais si je faisais tout pour réussir et que j'échouais quand même, je serais bien obligée d'admettre que c'était de ma faute.

- Vous ne m'en voudrez pas si je vous abandonne, alors ? bredouillai-je.

- Tu ne nous abandonnes pas ! s'exclama June avec un petit taquet affectueux et agacé à la fois. Tu vis ta vie, c'est différent. On est pas tes enfants, enfin !

- On préférera toutes te voir loin et heureuse qu'ici en train de dépérir, tu sais ? ajouta Katalyn, langoureusement accoudée à sa chaise. Même les orphelins de Valencia.

- J'aurais pas dit mieux, confirma Cindy. Pour ma part, tu m'as déjà sauvé la vie en enquêtant avec Edward Elric, tu as fait plus que n'importe qui pour moi. C'est plutôt moi qui te dois quelque chose…

- D'ailleurs, c'est un peu ce qu'on fait là… te rendre la pareille.

- En t'envoyant un bon coup de pied au cul, ajouta Carine avec un sourire.

Sa réplique m'amena un petit rire, et je me sentis réchauffée de l'intérieur par leur affection et leurs encouragements. Elles auraient pu me dissuader de partir, et je les aurais sans doute écoutées, tiraillée que j'étais. Mais avec cette discussion, je réalisais que leur avis me rassurait suffisamment pour que je me sente capable de prendre une décision en étant honnête avec moi-même, même si pour l'heure, je n'avais pas une idée très claire. Si la culpabilité s'était estompée, la peur avait pris sa place.

- Je vais avoir encore besoin de réfléchir, je crois, avouai-je, mais en discuter avec vous m'a déjà éclairci les idées. Merci.

Elles me répondirent par un sourire, et, comme personne n'avait envie d'effacer cette bulle d'intimité, nous restâmes encore à discuter un moment, parlant de sujets plus personnels qu'à l'accoutumée dans une atmosphère de fin de soirée au charme particulier.


J'étais en train de batailler pour fermer ma malle, le cœur battant d'un mélange explosif d'exaltation et d'appréhension, quand quelqu'un toqua à la porte avec insistance. Comprenant que mon entreprise était désespérée, je lâchai les fermoirs, traversai le chaos de mon appartement et lui ouvris, tandis que mon bagage bâillait ostensiblement sur mon lit défait.

- Alors, fin prête ? demanda Tommy avec un sourire encourageant.

- Si j'arrive à dompter la bête, oui, répondis-je en désignant la malle récalcitrante avant de repousser en arrière un brouillard de bouclettes indisciplinées qui étaient venues se coller à mon front en sueur.

Dire que j'avais pris une douche moins d'une heure auparavant, avec mes préparatifs de dernière minute, j'étais de nouveau en nage. Mon ami d'enfance rit de bon cœur en voyant ma mine déconfite avant de m'aider à claquer les fermoirs de mon dernier bagage tandis que je pesais dessus de tout mon poids.

- Tu es sûre que tu vas réussir à porter ça ? s'inquiéta-t-il.

- J'arriverai à Central-city, dussé-je mettre mille ans ! m'exclamai-je en fermant le poing d'un air résolu.

- Ah, ça me fait plaisir d'entendre ça, répondit-il tandis que je tirais la valise du lit, dont elle chuta bruyamment.

Je grimaçai d'embarras, murmurant une excuse réflexe pour mes voisins du dessous qui n'avaient rien fait pour mériter un réveil brutal à six heures un samedi matin. Je tournai la tête vers Tommy et croisai un sourire plein d'affection, sans rancune ni tristesse.

J'avais craint qu'il se rebiffe vivement quand je lui avais parlé de cet appel, qu'il dise qu'il voulait continuer à me voir, que je ne pouvais pas l'abandonner comme ça… Mais en réalité, il était presque plus enthousiaste que moi à l'idée que j'aille à Central, faisant preuve d'une maturité et d'un altruisme inattendu.

Je m'étais beaucoup plainte par le passé de son amour maladroit et envahissant, mais le fait est qu'il me connaissait depuis toujours, et qu'il tenait à cœur que je sois heureuse, et si j'en étais presque venu à l'oublier, son soutien en était la preuve. Il avait fini par endosser le rôle de l'ami loyal, qui ne cachait pas ses sentiments mais savait qu'il n'y aurait plus rien d'autre qu'une belle amitié entre nous. Et pour qui c'était important.

Trois jours s'étaient écoulés depuis que j'avais rappelé Edward - enfin, Iris - pour lui annoncer ma décision. Avant cela, il m'avait fallu beaucoup de discussions et de réflexion, et le simple fait d'avoir pris ce temps pour moi alors que j'en avais perdu l'habitude à force de batailler avec les tracts et les réunions m'avait fait réaliser à quel point les autres avaient raison. Je m'étais étiolée. J'avais rangé mon rêve dans une petite boîte et je m'étais enfermée dans une vie étroite, laborieuse et grise. Après avoir pris ma décision, et après l'avoir confirmée à Edward, j'avais eu l'impression de revivre, de sentir les émotions revenir comme si un barrage avait cédé. Malgré mes mains qui tremblaient de trac par moments, je me sentais prête à conquérir le monde. Ou au moins à le découvrir.

Mais pour cela, il fallait déjà descendre les valises et atteindre la gare. Tout en attachant mon manteau et mon écharpe sur mes hanches, je baissai les yeux vers l'énorme malle, le gros sac à dos gris, l'imposante pochette de partitions et mon habituel sac à main. Je ne savais pas à combien s'élevait le poids total, et pour être tout à fait honnête, je n'étais pas sûre de vouloir le découvrir.

- Je n'arrive pas à croire que tu aies réussi à mettre autant de choses dans un si petit volume. C'est presque de la magie, souffla Tommy qui avait observé le peu qui restait dans la pièce.

- Dommage que ma magie ne fasse pas diminuer le poids des objets, alors, grommelai-je en soufflant pour mettre mon sac sur le dos.

- Bon. Cinq étages, hein ? demanda Tommy d'une voix un peu incertaine.

- Yep.

- On s'y colle !

Après avoir tiré mes bagages sur le pallier, j'adressai un regard un peu ému à la pièce, avec son papier peint jauni sur lequel j'avais laissé les affiches et coupures de journaux. Les deux personnes qui allaient prendre ma suite m'avaient dit qu'ils aimaient beaucoup la déco, et puisque je m'apprêtais à réaliser mon rêve, je n'avais plus besoin de cette piqûre de rappel. Ce lieu, qui avait été mon foyer, puis ma cellule, venait de devenir le nid douillet duquel je m'envolais, prête à découvrir un monde inconnu.

Je fermai la porte, confiai les clés à Tommy qui se chargerait de les transmettre, puis empoignai mes deux autres sacs tandis qu'il bataillait avec la malle, si lourde qu'on pouvait à peine la soulever. Jamais je n'avais mis autant de temps à descendre ces escaliers de ma vie. Quand enfin, je pus balancer mon sac à l'arrière du fiacre, je me sentais déjà épuisée, et à l'idée de la journée de voyage qui m'attendait, je me sentis un instant accablée. Allais-je vraiment arriver jusqu'à Central-city ? Une fois que Tommy m'aurait amenée à la gare de Fenief, j'allais devoir me débrouiller seule pour ma correspondance à East City, et cela fait, de longues heures de train m'attendraient. En partant samedi matin à l'aube, j'allais arriver le lendemain matin, après avoir pris un train de nuit. Je pris soudainement conscience de la distance que je m'apprêtais à parcourir, et qui allait me séparer de tout ce que je connaissais, de tous ceux que je connaissais.

- Je veux plus partir, bredouillai-je, prise par une pulsion d'angoisse.

- Dis pas de conneries, répondit-il du tac au tac en me donnant une petite claque à l'arrière de la tête. Tu es faite pour la capitale, et on l'a toujours su. Allez, monte !

Je n'eus pas d'autre choix que d'obéir. Je grimpai à sa droite sur le banc à l'avant du fiacre, et il secoua les rênes, faisant partir les chevaux. Me sentant grelotter dans le froid de novembre, je détachai mon manteau de mes hanches pour l'enfiler, fis trois tour avec mon écharpe et soufflait dans mes mains pour les réchauffer. Il faisait totalement nuit, et le ciel noir était piqueté d'étoiles lumineuses, l'air pur et froid leur donnait un éclat qu'elles n'avaient pas en été, et ce, malgré les réverbères poussifs qui éclairaient et pavés de la rue.

- Ça va me manquer… Tout ça… soufflai-je, le menton au creux de mes mains, accoudée à mes genoux.

- Bien sûr. C'est normal, non ?

- Oui.

- Ne t'inquiètes pas va, Lacosta sera toujours ta ville.

Je hochai la tête, puis laissai retomber le silence. Les pensées se bousculaient dans ma tête, j'avais envie de commenter chaque pierre, chaque arbre, chaque porte, et de reprendre depuis le début le fil de nos nombreux souvenirs communs. J'avais envie de lui demander ce que lui comptait faire à l'avenir, et de retrouver l'intimité sans fards que nous avions quand nous étions trop jeunes pour que la sexualité complique notre relation. Je me rendais compte à quel point toutes ces choses qui m'entouraient et que j'avais fini par détester, étaient précieuses en réalité. Envahie par ces pensées, je mis un moment avant de remarquer que le trajet que nous empruntions n'était pas le plus direct.

- Pourquoi tu nous fais passer par cette rue ? demandai-je. Fenief est par là.

- Je sais, ne t'inquiète pas.

Il avait à peine dit ces mots que nous débouchâmes sur la place aux lions, avec sa fontaine sculptée d'un lion rugissant, la gueule plantée d'un tuyau oxydée dont aucune cascade ne jaillissait, les fontaines ayant été mises hors gel. Quelques secondes de plus, et je me désintéressai totalement du monument.

Je venais de voir, à sa gauche, une masse indistincte de gens. En plissant les yeux, je reconnus June, Cindy, et toutes les autres filles du cabaret, emmitouflées dans leur manteau, mais aussi Pénélope et les autres rescapées d'Ian Landry, Dean Pesquet, Juliett, les enfants de l'orphelinat Valencia, et, sans doute le plus surprenant, Madame Britten, la responsable pète-sec du Angel's Chest, en train de parler à voix basse avec Mike, notre chorégraphe. Mes yeux se brouillèrent de larmes en sautant d'un visage à l'autre, beaucoup trop émue de voir toutes ces personnes rassemblées pour me dire au revoir.

Quand Tommy freina les chevaux et que je sautai sur les pavés de la place, j'avais les joues brûlantes de froid à cause des larmes et le nez bien encombré, mais rien ne pouvait effacer mon sourire à la vue de toutes ces personnes que j'aimais. Je tombai dans les bras de June, puis serrai Cindy, Katalyn, Carine, avant d'être happée par d'autres personnes, pleurant et riant en même temps.

- Mais vous êtes fous… Vous allez attraper froid… Quelle idée de vous lever aussi tôt pour ça ? Vous êtes fous.

Je me baissai pour embrasser les gamins de Valencia qui me bondirent dessus et s'accrochèrent au moindre bout à leur portée. Avalée par cette boule d'amour, je ne vis plus rien d'autre durant quelques secondes que leurs visages enfantins.

- On t'a fait des cadeaux ! s'exclama Rachel, une gamine au visage pointu constellée de taches de rousseurs.

- C'est adorable, il fallait pas !

- Tiens, ça c'est des moufles, parce que tu as perdu tes gants la dernière fois. J'aurais bien fait des gants, mais c'est trop compliqué pour moi. Bredouilla Lily d'un ton un peu timide.

- Merci beaucoup ! Tu les as fait toi-même ? Elles sont magnifiques, répondis-je à son hochement affirmatif.

- J'ai des amandes pour toi !

- Moi j'ai un collier !

- Et moi une barrette en forme de fleuuuur !

Quand ils me lâchèrent à contrecœur, je me retrouvai couverte de cadeaux, beaucoup trop émue, avec juste assez d'autodérision pour me demander où j'allais bien pouvoir ranger tout ça alors que tous mes bagages étaient dangereusement sous pression. Finalement, tout en échangeant quelques mots avec eux, je trouvai comment glisser les amandes, les biscuits et autres douceurs dans les poches de mon manteau. Quant au reste, j'allais l'aborder fièrement, même ce collier aux perles de terre cuite aux formes irrégulières fabriqué avec un amour maladroit par le petit Gary.

- Avouez, c'est un complot pour que je reste, fis-je avec un sourire.

- Nous on aimerait bien que tu restes, avouèrent quelques gamins.

- Maiiis noooon, vous allez voir, elle va devenir célèèèbre, elle aura des affiiiiches avec son portrait dessuuuuus, en couleur s'il vous plaîîîît ! fit Aliénor avec sa voix perchée, adorablement bêcheuse.

- Et puis elle reviendra. Tu reviendras, hein ? m'interrogea Lucas, un binoclard qui avait perdu ses dents de lait et m'avait offert les biscuits.

- Bien sûr, que je reviendrai !

- Le jour où tu es meneuse de revue, tu nous envoies un stock d'affiches, on en veut tous un exemplaire chacun ! s'exclama Carine par-dessus le brouhaha.

- Je confirme ! fit Dean en levant le bras lui aussi.

- Ça marche ! répondis-je en riant avant de me moucher dans la baptiste brodé que venait de m'offrir Maria.

Je restai encore quelques minutes à échanger avec toutes ces personnes que je connaissais, profitant jusqu'à la dernière seconde de ce temps passé avec eux. Si j'avais su que je partirai si vite, j'aurais savouré ces journées au lieu de me morfondre… mais voilà, Dean Pesquet fit claquer sa montre à gousset et annonça qu'il était temps de partir si je ne voulais pas louper mon train. Le chemin était encore long avant que j'arrive à la capitale. Après des grands adieux et l'ordre de leur écrire sitôt arrivée, je remontai sur la banquette, le cœur gonflé à bloc, bien décidée à graver dans ma mémoire ce souvenir magique qui pourrait me faire surmonter toutes les difficultés.