Heeeeey ! ! C'est un nouveau chapitre que voilà ! On y retrouve un personnage qui est resté silencieux un bon bout de temps. (avouez que vous ne l'espériez plus XD) J'espère que vous apprécierez ce chapitre, j'ai lutté pour le sortir... Je crois que c'est celui qui m'a posé le plus de difficultés depuis le début de cette fanfic ! Mais comme je ne suis pas rancunière il a eu droit à son illustration faite de la main droite ! ;) (que je vais publier de ce pas sur Deviantart)
Côté santé, on m'a retiré mon plâtre et mes broches vendredi dernier, j'ai retrouvé mon poignet amaigri et raide comme la justice. Il y a du boulot avant qu'il soit remis à neuf mais ça fait quand même plaisir !
Sinon, certains savent peut-être que je fais pas que cette fanfiction, et dessine aussi des illustrations et de la BD. J'ai créé un Tipeee pour permettre à ceux qui le souhaitent de me soutenir financièrement pour m'aider à continuer à publier mes contenus en ligne. On y trouvera des planches et illustrations en avant-première, des croquis de recherche, des vidéos de dessin à l'occasion... J'en parle ici car, comme vous pouvez vous en douter, écrire cette fanfiction me demande énormément de travail. Je le fais avec passion et je suis heureuse de le partager avec vous, mais ça représente des centaines d'heures passées à écrire et faire des recherches. Du coup, ce n'est absolument pas une obligation, mais un petit coup de pouce me toucherait énormément, et ça serait l'occasion pour vous de découvrir le reste de mes travaux. ! ;)
Vous pouvez en savoir plus sur : tipeee les-bulles-d-astate (je mets des espaces pour ne pas froisser ffnet qui n'aime pas les url)
Sur ce, j'arrête de faire ma pub et je vous laisse lire ce fameux chapitre !
Chapitre 44 : La mort en face (Steelblue)
Le ciel était d'un blanc presque translucide, qui aveuglait le regard et grignotait les silhouettes des sapins. Je pris une grande inspiration et l'air glacé me brûla les poumons, achevant de me réveiller. Je balayai du regard la vallée qui s'étendait en contrebas, renfoncée dans une épaisse couche de neige d'où surgissaient les arbres et les villages, comme autant de récifs dans une mer immaculée. Malgré le froid mordant et le lieu inhospitalier, j'étais toujours frappé par la beauté de ce paysage de montagne, que j'avais bien connu enfant, et que je ne pensais pas retrouver dans ces circonstances. Cela m'émeuvait toujours un peu.
Je rajustai la sangle de cuir de mon fusil de chasse, renfonçai le nez dans mon écharpe, et fis signe à Samina de venir. Malgré ses habits de laine et sa capuche de fourrure, elle grelottait déjà de froid. Le sang d'Ishbal n'aidait pas à résister au climat austère des montagnes du Nord… Mais en vérité, peu d'humains le pouvaient, et c'était tout l'intérêt : dans un lieu si reculé, les militaires ne risquaient pas de venir nous chercher.
Si j'étais sorti ce matin de notre tanière alors que j'étais encore affaibli, c'était pour partir en chasse. Les réserves baissaient, et avec ces températures, nous ne pouvions pas nous permettre de ne pas nous nourrir. Si nous parvenions à lever deux ou trois lapins, cela nous redonnerait un peu d'énergie. Je marchai dans la neige verglacée qui s'enfonçait par à-coups, me dirigeant en contrebas du col du loup hurlant après un dernier regard pour la forteresse encaissée au creux des flancs abrupts de la montagne, ce bâtiment perdu qui était devenu notre refuge.
Le Col du loup hurlant avait sans doute été nommé ainsi à cause des sommets acérés qui déchiraient le vent du Nord pour transformer ses sifflements en plaintes. Dans les villages aux alentours, on racontait qu'un loup blanc aux dimensions monstrueuses attaquait les imprudents qui s'aventuraient trop haut dans les montagnes.
Quand j'étais enfant et que j'étais venu passer des vacances ici, cette histoire m'avait terrifié au point que je n'avais plus réussi à dormir, persuadé que la bête allait redescendre dans le village et m'arracher à mon lit en me traînant par les pieds. Mon grand-père avait découvert mes insomnies, et m'avait avoué au coin du feu que ce monstre, personne ne l'avait vu, que ce n'était qu'une chimère destinée à dissuader les jeunes d'aller dans ces versants prompt aux avalanches.
À moitié rassuré, j'avais accepté de retourner explorer les montagnes à ses côtés. Il m'avait guidé, et m'avait raconté bien plus que ce que n'aurais pu retenir en une vie, sur les plantes, les animaux, les sols traîtres, les chemins sûrs, les avalanches. C'était il y a longtemps maintenant, et il était mort depuis, me laissant pour héritage un savoir que ma mémoire avait effiloché au fil des ans. Je regrettais de ne pas avoir réalisé à l'époque à quel point ces connaissances étaient précieuses, qu'elles pourraient m'aider à survivre.
Malgré cela, nous nous en sortions finalement bien, après des semaines d'enfer, nous avions enfin trouvé un peu de protection et de stabilité. Il fallait rester prudent, toujours, mais cesser notre interminable exode faisait du bien.
J'avisai une trace et m'en approchai, reconnaissant les marques caractéristiques de sabots fendus. Un signe à Samina et elle s'approcha, se penchant à son tour.
- Ce sont des traces de chamois ? murmura-t-elle.
- Vu la forme, je dirais plutôt de bouquetin. En tout cas, elles sont fraîches, si on se débrouille bien, on devrait ramener de quoi festoyer d'ici ce soir.
À ces mots, elle esquissa un sourire triste, tiraillée sans doute entre la perspective d'un bon repas et celle de la mort d'un être innocent, et nous nous remîmes en route, suivant la piste de la bête. Sa peau brune était rougie par le froid, ses lèvres gercées, mais ses yeux rouge brun étincelaient comme s'ils reflétaient toute la lumière du ciel brumeux et de la neige.
C'était un petit brin de fille, de constitution plutôt fragile, qui ne déméritait pas au travail. Elle compensait sa faiblesse physique par une volonté de fer, celle-là même qui lui avait permis de survivre en pleine guerre et de surmonter la maladie. Sa vie âpre et les habits frustres qu'elle portait n'était pas parvenus à effacer sa beauté, ni à briser son humanité. Elle avait aussi oublié d'être bête, et lors des moments d'ennuis, m'avait raconté la culture de son peuple, la signification des galons dorés qui ornaient leurs tenues avant la guerre, les chants d'une autre époque, les textes sacrés de sa religion. Bien consciente que cette culture qu'elle possédait sur son peuple s'était raréfiée, et que des pans entiers en étaient peut-être perdus à jamais, elle avait entrepris d'écrire un livre qui recenserait tous ses souvenirs, dans l'espoir qu'ils perdureraient.
Cette femme était, par certains aspects, plus courageuse que tous les militaires que j'avais rencontrés.
Au fil des semaines, puis des mois, j'avais appris à connaître de mieux en mieux les Ishbals avec qui je partageais ma vie. Je m'étais attaché à chacun d'entre eux, ce qui allégeait ma solitude sans jamais l'effacer complètement. Les liens que je tissais n'effaçaient pas le sentiment de trahison que j'éprouvais à l'idée que j'avais participé à leur déchéance. L'idée qu'ils découvrent un jour la vérité à mon sujet me nouait les entrailles.
Samina m'attrapa le bras, me tirant de mes pensées et me faisant tourner la tête. Elle désigna silencieusement quelques bouquetins qui tentaient de se nourrir d'un bosquet d'arbustes desséchés, en contrebas. Je lui fis un signe de remerciement, puis m'installai pour viser. Ils étaient un peu loin, mais la vue était dégagée et j'avais confiance en la qualité de mon arme. Nous étions contre le vent, ils n'avaient pas encore senti notre présence.
Je pris mon temps pour viser, respirant profondément, calculant, imaginant leur fuite. Si je me débrouillais bien, je pourrai peut-être en toucher deux avant qu'ils ne s'échappent hors de ma vue. De quoi nous nourrir un bout de temps. Mais rien ne me garantissait de ne pas faire chou blanc. La tension de la chasse coupa toutes mes autres pensées. À mes côtés, l'Ishbale accroupie fixait les animaux avec son sérieux habituel. Je savais qu'elle ne détournerait pas les yeux quand je tirerai. Elle regardait toujours la vérité en face, refusant la lâcheté d'éviter la violence.
Je pris une nouvelle inspiration profonde, puis tirai. Le premier coup fit mouche et l'une des silhouettes s'effondra tandis que les autres bondirent pour fuir. La détonation avait roulé comme un coup de tonnerre sur les flancs des montagnes, grondement terrifiant. Mon deuxième tir fut moins chanceux, et le troisième blessa l'un des mouflons dans la croupe, le laissant boiteux.
C'était fini. Les silhouettes avaient disparu, et avec le vacarme des coups de feu, nous ne trouverions plus rien pendant un moment. Néanmoins, la chasse était bien meilleure que ce que j'espérais. Nous descendîmes à travers les éboulis et le verglas pour rejoindre la tache sombre que formait le corps maintenant inanimé. Quelques minutes plus tard, un peu essoufflé par l'effort et l'air raréfié des hauteurs, j'échangeai un coup d'?il avec celle qui m'accompagnait.
- Je reste ici, fit Samina, tu peux pister l'autre.
Je hochai la tête et partis dans la direction vers laquelle le mouflon touché avait fui. Entre les traces de sabots et les gouttes de sang frais perlant dans la neige, il ne fut pas difficile de remonter la piste. Il me fallut courir pour rattraper la bête, qui, même blessée, luttait pour sa survie en s'éloignant aussi vite que ses trois pattes le lui permettaient.
En arrivant enfin à sa hauteur, je la remis en joue, et visai la tête. Je n'allais pas m'approcher davantage, si elle me chargeait de ses cornes, c'était moi qui serais en danger.
Il me fallut deux nouvelles balles pour l'atteindre pour de bon, mais le deuxième bouquetin s'effondra à son tour. Je rejoignis la carcasse et me penchai pour vérifier s'il était bien mort. Son c?ur battait encore, mais vu l'état de sa tête, c'était une question de secondes. Chassant mon dégoût, je le soulevai pour le jeter sur mes épaules et fis demi-tour. S'ensuivit une longue marche, la gorge sèche, les tempes battantes, le sang coulant sur le cuir de mon manteau. Je m'enfonçai profondément dans la neige sous le poids des deux corps, sentant mon épaule et ma jambe me lancer comme pour me rappeler que j'étais encore convalescent, et songeai que le retour allait être long. Heureusement que nous avions vite trouvé du gibier, je n'aurais pas aimé avoir à marcher deux heures avec soixante kilos de viande sur les épaules.
Revenant sur mes pas, je trouvai la silhouette de Samina, à genoux dans la neige, devant notre prise. Elle lui avait fermé les yeux et priait pour son salut en silence. Elle ne s'arrêta pas en m'entendant arriver, et, après un instant de flottement, je posai l'autre bête au sol et lui fermai les yeux, avant de m'asseoir en silence à côté d'elle, respectant ce temps de prière. Nous avions bien assez à manger pour les jours à suivre, rien ne pressait. Je pouvais respecter cela.
Au bout de quelques minutes, elle se leva, épousseta les pans de mon manteau, et se tourna vers moi.
- Il est temps de rentrer, n'est-ce pas ?
- Veux-tu rejoindre le refuge pour demander de l'aide ?
- Nous pouvons y arriver seuls.
Je la regardai, un peu dubitatif. Un bouquetin pesait au moins autant qu'elle, et je l'imaginais mal remonter les pentes que nous avions dévalées tout à l'heure avec un tel poids sur le dos. De mon côté, je n'étais pas sûr que ce soit raisonnable de solliciter mon corps fragilisé par le combat passé, mais l'avouer à Samina m'aurait fait sentir affreusement faible. Son regard à elle ne cillait pas.
- D'accord, faisons-ça, abdiquai-je. Mais si tu fatigues trop, nous les poserons pour aller chercher du renfort.
Elle hocha la tête, et je l'aidai à hisser le corps encore chaud de la bête sur ses frêles épaules. Elle se redressa péniblement, puis nous nous mîmes en marche, nous enfonçant dans la neige jusqu'aux genoux, progressant à pas lents. Mon épaule me lançait déjà sous le poids de son fardeau.
- Ce n'est pas trop dur de m'accompagner à la chasse ? De les voir mourir ?
- Ils nous nourrissent… je peux bien les respecter assez… pour pour être témoin… de leur mort… et prier… pour leur âme.
Je savais que la religion Ishbale considérait la vie humaine comme sacrée, mais je n'avais pas réalisé qu'ils respectaient aussi la vie animale, et même végétale. Il semblait qu'ils avaient une conscience aiguë du fait que leur survie dépendait de la mort d'autres êtres. Nous autres, habitant athées d'Amestris, nous ne nous embarrassions pas autant de ces questions qui devaient être un gros poids pour ce peuple.
- Cela ne va pas contre votre religion de manger de la viande ? demandai-je, un peu perplexe.
- Nous ne tuons… que pour nous nourrir… et nous remercions la terre…. de nous permettre de survivre. répondit-elle, peinant à parler sous l'effort. Les prédateurs… tuent eux aussi… devrions-nous… les en empêcher ? Doivent-ils mourir… à cause de nos règles ?
Je hochai la tête avec un sourire triste. Si seulement notre État avait la clairvoyance de ne pas imposer sans discernement des règles à des peuples auxquelles elles n'appartiennent pas.
Lourdement chargés, la marche nous prit au moins le triple de temps au retour, et nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour reprendre notre souffle. Je craignais pour Samina qui souffrait visiblement sous le poids de la bête. Si j'avais pu, j'aurais porté les deux bêtes pour l'épargner, mais je savais que même en parfaite santé, je n'en aurais pas été capable, et elle n'aurait pas voulu être privée de cette effort qui la faisait sentir utile.
Toutefois, en arrivant à portée de vue du repaire du col du Loup hurlant, elle s'avoua vaincue et laissa tomber à terre la lourde carcasse, respirant bruyamment, titubant avant de s'adosser à un arbre. Elle avait épuisé ses forces, et j'étais moi-même à bout. Je tournai la tête vers elle et lui fit signe que je l'avais vue avant de reprendre ma route.
En toquant quatre coups à la porte métallique, je me rendis compte que mes jambes tremblaient, et que je tenais à peine debout après cet effort excessif. Mais quand on m'ouvrit, les exclamations face à ma prise me rappelèrent que cela en valait la peine. Avec les céréales et les fruits séchés que nous avions en réserve, nous aurions de quoi festoyer pendant des jours.
- Il y en a un autre… en bas du chemin… Samina l'a porté… jusqu'ici… mais de l'aide… serait la bienvenue.
Deux de ses amies empoignèrent un manteau pour la rejoindre, et deux autres Ishbals soulevèrent ma prise en pestant.
- Quelle idée de te charger autant ! Tu as déjà oublié la gravité de tes blessures ? Vous auriez dû demander de l'aide !
J'aurais voulu les contredire et prétendre que ce n'était pas si difficile, mais l'épuisement m'écrasait tellement, qu'à la place, je m'affalai à même le sol. Je commençais à avoir des vertiges, ma jambe me lançait et j'avais les épaules en feu.
- Samina et toi, vous êtes vraiment les pires des têtes brûlées…
Incapable de nier ni de faire le moindre effort, je laissai les autres prendre le relais. Je m'adossai au mur du bâtiment et laissai ma tête basculer en arrière, levant les yeux vers les poutres de bois noir du plafond en laissant les souvenirs m'envahir.
oOo
Nous étions déjà en septembre quand nous étions parvenus à rejoindre la région montagneuse de la dent d'ours, que j'avais suggérée comme destination alors que nous fuyions sans but. Après les étés passés là-bas, c'était la première idée qui m'était venue quand on avait discuté d'une destination reculée. À l'écart des routes fréquentées, contournées par les chemins de fer, seule la rivière que nous avions remontée s'aventurait un peu sur ces terres déshéritées.
Et pourtant, ces montagnes étaient riches de beauté et de ressources. Leurs flancs trop escarpés leur avaient fait échapper à la modernisation qui gagnait lentement le pays, laissant les habitants en marge du monde, tiraillés entre la méfiance de cette culture qui leur ressemblait si peu et l'aigreur d'être mis à l'écart.
Nous n'avions pas pris le risque d'essayer de nous mêler aux habitants que je connaissais assez pour les savoir renfermés. Nous avions campé et investi des grottes à l'écart des routes, me laissant le soin d'échanger avec la population. Je n'étais pas venu ici depuis plus de quinze ans, et personne parmi ceux que je retrouvais ne reconnaissait l'enfant que j'avais été. Cela n'était pas plus mal, puisque j'étais censé être mort, mais mes souvenirs m'aidèrent beaucoup. Je n'avais pas oublié la gentillesse de celui qui tenait le bar tabac et vendait les journaux. C'était chez lui que j'allais le plus souvent, j'y avais acheté une carte avec une photo de poule à notre arrivée pour rassurer Roy, et je tâchais de suivre les nouvelles politiques à défaut de pouvoir savoir ce qui se tramait en son ombre.
Nous nous étions débrouillés un temps en vivant à la dure, inquiets d'être débusqués, subissant les intempéries et l'agressivité du climat, et je compris rapidement que nous ne tiendrions pas longtemps dans ces conditions. Les hivers en montagnes sont particulièrement rudes, et si, au sud du pays, il devait encore faire beau et chaud, ici, la neige ne tarderait plus à arriver. La grotte que nous avions trouvée nous protégeait, mais cela restait des conditions bien rudes. De plus, il ne nous restait plus grand-chose comme ressources, que ce soit la nourriture, les munitions, l'argent ou même l'eau. Nous étions parvenus à nous soustraire aux attaques haineuses, mais nous étions loin d'être tirés d'affaire pour autant.
C'était avec cette inquiétude au ventre que j'étais venu chez Meyer, le buraliste, pour acheter un journal et guetter une opportunité. Trouver un travail dans le coin, repérer un lieu abandonné, n'importe quoi qui nous aiderait.
- Salut Steelblue. Tu veux jeter un oeil au journal aujourd'hui, c'est ça ?
- Tu me connais trop bien, répondis-je, involontairement ironique.
L'homme était encore en train de fouiller derrière son bar quand quelqu'un poussa la porte, faisant sonner la cloche de l'entrée.
- Mauvaise nouvelle, la route du Nord est bloquée par un glissement de terrain, pas moyen de rejoindre la gare de Yodgi. On ne recevra pas le café aujourd'hui !
- Merde ! Il m'en reste plus beaucoup, je comptais sur cette livraison !
- Il y a des gens qui sont partis dégager les voies ?
- Des villageois sont allés voir, mais ils sont revenus bredouilles, la zone est encore trop instable avec la pluie, ils n'ont pas envie de mourir dans un nouvel éboulement.
- Je peux les comprendre, avoua Meyer. On peut survivre sans café pour l'instant, on ira doucement pour faire durer les réserves.
- Mais le temps de déblayer le terrain et de réparer la route, je ne sais pas comment on va faire. Il n'y a pas que le café, les commandes de quincailleries et les céréales aussi sont bloquées, ça va vite devenir compliqué. Et de notre côté, on avait une grosse livraison de laine à faire. Si elle ne part pas dans le train de demain, la fabrique risque de ne pas être ravie.
- Si la situation ne s'arrange pas rapidement, il faudrait peut-être songer à passer par le col du loup hurlant ? soufflai-je. Il n'est pas encore très enneigé à cette saison.
À ces mots, l'homme qui venait d'entrer eut un rire amer.
- Il n'y a qu'un étranger pour dire ça, cracha-t-il, un peu méprisant. Plus personne ne monte par là depuis un bout de temps.
- Pourquoi ?
- Des pillards se sont logés là il y a quelques années, et s'amusent à détrousser tous ceux qui passent. Entre ça et les avalanches, plus personne ne se risque à aller par là.
- Et l'armée ne fait rien ? m'étonnai-je.
L'Est était pétri de conflits, entre les restes de la guerre d'Ishbal et le Front de Libération de l'Est, mais je pensais que le Nord était épargné.
- Boah, ils s'occupent plus à taper sur nos voisins de Drachma qu'à se préoccuper de ce qui se passe sur nos terres. Ça fait un moment que la région n'est plus très sûre et qu'ils ne font aucun effort pour changer ça…
Évidemment… Autant de conflits qui peuvent motiver les habitants à tenter de créer la pierre philosophale. J'aurais dû y penser.
- Et vous, vous n'avez pas tenté de les déloger ?
- On n'est pas des soldats, on a déjà assez à faire avec notre bétail et nos récoltes ! pesta l'homme en prenant le verre d'alcool que le barman lui avait tendu sans avoir besoin qu'il commande quoi que ce soit. On a abandonné les pâturages qui se trouvent trop près du col et on les chasse s'ils s'aventurent trop près du village, et ça s'arrête là. C'est plus simple de passer par la route du Nord que de mourir la fleur au fusil.
Je hochai la tête, partagé, tandis que je payais et récupérais la Dent de l'Ours, le journal local. Il vendait aussi le Centralien, qui arrivait aux frontières avec deux jours de retard au bas mot. Je le feuilletai à la hâte, gardant un ?il sur l'actualité du pays, et décidai de l'acheter en voyant qu'ils titraient "le fantôme de Barry le Boucher ? Meurtres inexpliqués dans le quartier Nord". Je me souvenais qu'Ed l'avait retrouvé sous forme d'armure quand il était entré dans le cinquième laboratoire. L'idée que ce fou furieux soit de nouveau en liberté et puisse recommencer à découper les gens ne me disait rien qui vaille. En revanche, je ne vis aucun signe de Roy. J'espérais un peu qu'il ferait passer une annonce, quelque chose pour me permettre de reprendre contact avec lui…
Jusque-là, je n'avais rien vu passer qui ressemblait à un signe de ma part. Cela faisait à peine dix jours que nous étions arrivés dans la région, je ne pouvais pas lui en vouloir de ne pas avoir répondu pour l'instant, mais j'espérais qu'il le fasse un jour proche. Mes journaux sous le bras, je restai encore un peu pour discuter avec les deux hommes, me renseignant autant que possible sur la situation du coin. Le visiteur vint et repartit avec son tabac à pipe, et je ressortis à mon tour, bravant la pluie torrentielle qui s'abattait depuis la veille. Une gamine planquée dans la réserve de bois d'une maison attenante me fixait de ses yeux noirs, curieuse face à cet étranger. Je lui lançai un sourire et elle s'enfuit. Son visage fin aux yeux noirs me rappelait un peu Mustang. Peut-être que, tout comme lui, du sang de Xing coulait dans ses veines. En tout cas, ce n'était pas la première fois qu'elle m'observait de loin. Les autres enfants étaient plutôt curieux, mais elle était franchement farouche.
Le temps de rejoindre la caverne où nous nous étions réfugiés, j'étais trempé jusqu'à l'os. Quand j'arrivai et poussai la porte de branchages que nous avions faite pour garder un peu la chaleur, trois personnes s'occupaient de préparer à manger. Asmia pétrissait la pâte pendant que Salim dépeçait la viande de notre dernière chasse, et Rayn préparait le feu pour cuire le tout. Un peu plus loin, Samina attachait en petits bouquets des plantes médicinales ou aromatiques qu'elle avait récoltées en profitant de la fin de saison.
- Eh bien, tu en as un vrai régiment ! m'exclamai-je en m'affalant à côté d'elle avant de me débarrasser de mon manteau trempé. Ne me dis pas que tu es sortie sous la pluie pour récolter tout ça ?
- Si. fit-elle sobrement.
Je restai silencieux un instant, désarçonné par le laconisme honnête de sa réponse.
Elle reprit la parole un peu plus tard.
- Vous m'avez montré comment trouver de la sauge, de l'ail des ours, et d'autres plantes qui nous seront utiles… autant les récolter maintenant plutôt qu'attendre l'hiver. Surtout que nous ne savons pas encore comment nous y survivrons. Toute réserve est bonne à prendre.
Je hochai la tête. On ne pouvait pas dire qu'elle avait tort. Mais, les cheveux encore humides, elle tremblait de froid et risquait de tomber malade. J'espérais que le feu la réchaufferait vite. La pièce n'avait que quelques degrés de plus que l'extérieur, et la pluie s'infiltrait dans les sols, rendant les parois humides. Le brasier devrait assécher la grotte, mais rendrait vite l'air irrespirable si on n'y prenait pas garde. On ne pouvait pas dire que les lieux étaient sains, et si la pluie ne s'arrêtait pas, nous risquions de tomber malades à cause des miasmes ou de nous empoisonner avec la fumée.
- Où est Scar ?
- Au fond, il discute avec le prêtre, répondit-elle sans lever les yeux de son ouvrage.
Elle avait quelque chose de sauvage, et il me semblait que même les autres Ishbals ne savaient pas sur quel pied danser avec elle. Malgré cela, ou à cause de cela, je l'aimais bien. Après m'être débarrassé de mon manteau trempé, je me dirigeai vers les dirigeants de notre bande.
Nous n'étions plus qu'une vingtaine après avoir essuyé plusieurs attaques meurtrières. C'était peu quand on pensait ceux qui étaient mort depuis que j'étais arrivé, mais beaucoup quand il fallait trouver de quoi tous nous nourrir. Nous pouvions encore engranger quelques récoltes avant que n'arrivent les premières neiges, mais nous n'aurions pas de quoi passer l'hiver. Quand nous étions arrivés, j'avais espéré un temps pouvoir investir la ferme de mon grand-père que je pensais à l'abandon, mais j'avais rapidement découvert qu'elle avait été revendue à une famille du coin et qu'elle était habitée. Scar et le prêtre discutaient tous deux de la décision à prendre. Devions-nous courir le risque de repartir, se rapprocher des routes et des potentiels ennemis, ou rester ici et subir le froid et la famine ? J'arrivai pour me joindre à eux.
- J'ai appris des choses aujourd'hui au village.
- Je t'écoute, fit Scar avec un ton qui aurait semblé méfiant à ceux qui n'avaient pas compris que c'était sa voix normale.
- la voie Nord a été coupée par un glissement de terrain, ça va limiter les livraisons de produits, dans un sens comme dans l'autre, tant que ça ne sera pas déblayé. Nous sommes encore plus coupés du monde qu'avant. Mais en parlant sur le sujet, j'ai appris qu'il y avait des pillards installés au col du loup hurlant, qui dissuadent tout le monde d'aller par là. Si nous pouvions…
Je ne parvins pas à continuer ma phrase en croisant le regard du vieil homme. En tant que prêtre, il défendait sa religion, sans haine, mais avec l'énergie du désespoir. Son monde s'était effondré, il voulait préserver le peu qui lui restait, sa foi. Je ne pouvais pas lui dire que mon plan était de m'attaquer à ses hommes, de les tuer. Même si c'était des bandits de grands chemins, même s'ils avaient peut-être des liens avec la mafia, cela restait des humains, et ôter une vie autrement que par extrême nécessité était hors de question pour lui.
Je me tournai vers Scar, qui dût sentir mon dilemme. Il fit un signe de tête et je compris qu'il vaudrait mieux en parler seul à seul. Le prêtre s'opposerait à l'idée de toute façon, et j'avais besoin de savoir si elle était valable d'un point de vue pratique, pas moral. La conversation n'apporta donc pas grand-chose, et pris fin assez rapidement, et le prêtre retourna vers l'entrée de la grotte se réchauffer près du feu qui commençait à prendre. Je le regardai quelques secondes avant de me tourner vers Scar.
- Tu veux les attaquer pour les déloger et prendre leur forteresse, c'est ça ?
- Ils sont là depuis plusieurs années, ils doivent avoir des locaux du chauffage, des réserves de nourriture…
- Ce serait criminel.
- Tout à fait, admis-je.
J'avais la décence de ne pas prétendre le contraire, et, si le regard de Scar se plissa à ces mots, il préférait tout de même ma réponse honnête à une justification boiteuse.
- Ce sont des brigands qui ont pris possession des sommets, attaquant les habitants qui tentaient de passaient le col. S'ils sont restés alors que plus personne ne s'aventure par-là, c'est qu'ils y trouvent un avantage. Soit ils font partie d'une stratégie plus importante, soient ils exploitent une ressource du lieu.
- S'ils sont bien installés, c'est surréaliste d'espérer les déloger. On est une vingtaine, avec, quoi… quatre véritables combattants ? On n'a pas les épaules pour un coup pareil.
- Tu comptes pour dix, fis-je remarquer.
La remarque le fit sourire, mais il secoua la tête.
- Cela ne suffirait pas, Il faudrait qu'Ishbala soit de notre côté, et elle ne soutiendra pas le meurtre d'humains, peu importe ce qu'ils ont commis auparavant. Ce serait une opération suicide, et il ne resterait plus personne pour veiller sur eux fit-il en désignant les autres.
Je tournai la tête vers eux, ces Ishbals qui étaient involontairement devenus ma tribu et que je me devais de protéger. Je les imaginais livrés à eux-mêmes dans la neiges et les tourments qu'amènerait l'hiver et soupirait. Effectivement, un tel plan était suicidaire, et je renonçai à cette idée, le ventre noué par l'impuissance.
Je ne savais pas quoi faire pour arranger la situation, et cette idée me hantait.
oOo
Les jours suivants, il continua de tomber des trombes d'eau. Samina tomba malade, ce qui était à craindre après avoir passé des heures à errer à flanc de montagne sous une pluie battante. Si je sortais à l'occasion pour prendre des nouvelles au village, et que Rayn, l'adolescent de la bande, trouvait encore le courage de sortir braver le mauvais temps pour récolter à manger, nous passions le plus clair de notre temps à nous terrer dans la grotte à l'air insalubre, et la promiscuité faisait monter les tensions. Je sentais que les conflits couvaient.
Aussi, je finis par m'habiller aussi chaudement que possible pour quitter l'ambiance viciée de la grotte et chercher une solution, n'importe laquelle. La veille, j'étais passé chez Meyer, qui discutait avec d'autres villageois de la conduite à tenir. La pluie n'avait pas cessé, et le chemin habituel restait impraticable. Tant que le temps ne serait pas plus clément, il serait impossible de passer par là. Certains parlaient de passer par le col du loup hurlant, idée rejetée par d'autres, effrayés à l'idée d'être attaqués. Mais avec l'enfermement supplémentaire qu'imposait la voie condamnée, l'inquiétude commençait à monter dans le village. La perspective de perdre leur contrat avec l'usine, faute de les fournir correctement, et les denrées qui se raréfiaient, tout cela motivait de plus en plus de gens à considérer le col du Loup Hurlant comme un chemin valable. Après tout, ils n'avaient pas vu les brigands depuis un moment, et avec le temps infâme que nous avions, peut-être qu'ils ne seraient même pas attaqués ? Et puis, ils avaient des fusils pour se défendre, et certains étaient bon tireurs… La colère montait contre l'injustice que représentaient ces criminels que l'armée n'inquiétait pas le moins du monde. Face à cet abandon et à la situation qui devenait progressivement critique, il était logique que certains veuillent prendre les armes.
J'avais écouté les conversations d'une oreille discrète, tout aussi attentif aux informations diffusées par la radio. Le journal n'arrivait plus depuis l'accident, mais l'éboulement de terrain n'avait pas coupé les ondes, et j'avais appris avec un certain effroi l'attaque du passage Floriane qui avait eu lieu plusieurs jours auparavant. C'était une mauvais nouvelle pour la stabilité du pays, et plus égoïstement, j'étais d'autant plus inquiet que c'était l'équipe de Mustang qui avait contenu l'attaque. Comment allaient-ils ? Je n'avais aucun moyen de le savoir, et cette idée me nouait le ventre.
Bien sûr, je ne pouvais pas en parler aux Ishbals. Mon attachement pour des militaires était tout sauf bienvenu dans un peuple qu'ils avaient presque complètement exterminé. Alors j'avais décidé de prendre l'air pour être seul avec mes pensées, errant dans les rues désertées du village malgré la pluie. J'avais recroisé la gamine de l'autre fois, cette môme avec des tresses et des yeux d'un noir de jais, et qui me fuyait dès qu'elle me croisait. Mes pas me menèrent jusqu'à un auvent où s'était abrités deux gamins qui, manifestement, étaient en pleine bêtise, car ils se précipitèrent pour dissimuler quelque chose dans leur dos. Je les regardai avec un sourire, pas dupe pour un sou, et m'agenouillai pour me mettre à leur hauteur.
- Je sens que vous êtes en train de faire quelque chose que vous n'avez pas le droit de faire, commentai-je, moqueur.
- Je… non m'sieur !
- C'est lui qu'a eu l'idée ! s'exclama le gamin.
- Terry ! s'indigna l'autre en rougissant violemment.
- Qu'est-ce que vous fichiez ?
Ils auraient pu mentir, s'enfuir ou désobéir, mais je leur avais posé la question d'un ton tellement serein qu'ils ne purent s'empêcher d'avouer. Les deux sortirent de leur poche du papier et de la poudre. Ils étaient manifestement en train d'essayer de fabriquer des pétards pour tuer l'ennui. Je secouai la tête. C'était vaguement dangereux, mais j'aurais pu craindre bien pire.
- Vous essayez de faire des pétards ? Vous vous y prenez comme des manches.
Je m'assis à côté d'eux et leur montrai comment en fabriquer avec le moins de poudre possible. Tant qu'il n'y avait pas de balle, ce n'était pas très dangereux, mais il ne valait mieux leur montrer comment bien faire. Je n'étais pas leurs parents, je n'avais pas de raison de les gronder, même si je comptais bien souffler aux adultes que l'armurerie devrait être mieux surveillée.
- Waaah, vous êtes fort msieur !
- On dirait que vous avez fait ça toute votre vie !
Je souris, un peu aigre malgré moi. Oui, les années passées dans l'armée m'avait appris à manipuler la poudre, même si je n'avais pas attendu ça pour fabriquer des pétards avec mes camarades d'école.
- Merci m'sieur !
- Je compte sur vous pour ne pas en faire un mauvais usage… n'allez pas embêter les petites vieilles avec ça !
Ma remarque les fit rire, et je souris à mon tour.
- Vous êtes gentil, m'sieur.
- Steelblue, je m'appelle Steelblue.
- On vous voit parfois au village, mais pas tout le temps.
- Vous habitez ou ?
- Nulle part, répondis-je.
- Han, vous êtes un voyageur alors ?
- Un clochard ! s'exclama l'autre.
À ces mots, je ris aux éclats.
- Je suis quelque part entre les deux, je dirais…
- Mais du coup, vous avez dû voir plein de choses !
- Oui…
- Vous êtes déjà allés à North-city ?
- Non, par contre, je suis déjà allé à Central.
- Waaaaah vous êtes allé à la Capitale ?!
- Trop bieeen !
- C'est comment là-bas ?
- C'est grand… et animé, il y a beaucoup de monde. Il y a des lignes de trolley qui relient les gares, la vieille ville, le quartier de l'opéra, avec toutes les salles de spectacle, le quartier de l'horloge avec le vieux beffroi. Pendant un moment, j'habitais au Nord-ouest de la ville, un peu à l'écart. C'est une plaine où il y a surtout des vergers et des maraîchages, c'est un endroit très agréable.
- Ouaaah, des spectacles… Chez nous il n'y a jamais rien à part les vieux qui jouent du violon et de l'accordéon, alors on s'ennuie ferme.
- Y'a les livres, quand même…
- Ouais mais moi, je sais pas bien lire, et ça m'éneeeerve, soupira le fameux Tommy en basculant la tête contre le mur de bois.
- Dites c'est vrai qu'à Central y'a des boutiques rien qu'avec des jouets ?
- Des boutiques où ils vendent que des bonbons ?
- Ahahah, oui, c'est vrai, j'y ai déjà emmené ma fille.
- Haaaaaan… je voudrais trop aller là-bas, soupira l'enfant avec lassitude.
- … Dites, msieur, vous avez une fille ?
- Oui, une petite fille. Elle va avoir quatre ans, et c'est la personne la plus adorable du monde !
- Vous viendrez avec elle ?
À ces mots mes yeux se voilèrent.
- Non, je ne pourrai pas. Elle habite loin, maintenant, et je ne peux plus la voir.
- Oh… vous vous êtes disputé avec sa maman ?
Je pensai à Gracia et soupirai. C'était la personne la plus douce et patiente que la terre aie jamais portée, il fallait être fou pour être fâché plus d'un quart d'heure avec elle… mais si je le contredisais, j'allais devoir trouver une autre explication, et la vérité n'était pas bonne à dire.
- Oui, je me suis disputée avec elle, très très fort, et on n'a jamais réussi à se pardonner, soupirai-je.
- Oooooh… sourpirèrent-il en coeur en me tapotant l'épaule.
- Des fois j'y pense, et elles me manquent beaucoup.
Ce n'était que des enfants et ils n'y connaissaient pas grand-chose aux histoires d'adultes, mais leur compassion était bien réelle.
- Le boulanger du village, sa femme elle est partie, aussi, fit Tim.
- Avec un marchand itinérant, ajouta l'autre en s'appliquant à prononcer le mot.
- C'est triste pour lui.
- Oui. Il continue à faire le pain mais du coup maintenant c'est ma maman qui le vend à la place de sa femme. Sinon il n'aurait pas pu continuer… et nous on aurait plus de pain.
Même avec la route habituelle, le village le plus proche était en contrebas, à trois heures de marche, un peu moins à cheval, mais cela restait un gros effort à faire pour acheter du pain. Ce genre de pensées me rappelait à quel point nous étions coupés du monde, ici. Avec l'hiver, ce serait pire, et ce genre de lieu ne survivait que grâce à une organisation de fer et à une capacité à hiberner patiemment. Les enfants bavardaient avec moi comme si j'étais leur camarade de jeux — c'était un peu le cas, techniquement — et me racontaient leur village avec un mélange d'affection et de lassitude, entre l'amour pour leurs amis et cette région si belle, et l'ennui qui les attendrait cet hiver. Ils me questionnèrent sur ma fille, et je ne résistai pas à la tentation de leur décrire. Je leur racontai comment elle était née un jour de tempête de neige comme on en avait rarement vu à Central, et comment j'avais ramené chez moi le médecin après la bataille. En repensant à l'émotion qui m'avait submergé quand je l'avais prise dans mes bras pour la première fois, je sentis mon coeur se serrer tout à coup. Je priais pour qu'un jour, je puisse la retrouver et l'embrasser de nouveau en m'excusant mille fois de les avoir abandonnées.
- Vous l'aimez beaucoup votre fille, nan ?
- Je l'adore, oui. J'avais même inventé une chanson pour elle.
- Une chanson ?
- Oui.
- Vous pouvez la chanter m'sieur ?
- Vous savez, elle n'est pas terrible, hein, fis-je en riant, un peu gêné.
- Ca peut pas être pire que celles de Terry.
- HEY !
Ils insistèrent encore un peu, et je finis par accepter, et chantai, pas trop fort, un peu hésitant.
- Dors ma princesse
Serre donc tes petits poings
Dehors le vent cesse.
La neige s'étend au loin.
Dans les bras de Papa,
A l'abri du froid
Toujours là pour toi
Toujours là pour toi.
Viens à la maison
Nous serons deux pour t'aimer
Plus que de raison
Mais bien sans t'enfermer.
Je repris le refrain, tandis qu'ils écoutaient en silence.
- Bout de paradis,
Un oiseau tombé du nid
Tu seras bien soignée
Nous t'apprendrons à voler.
Dans les bras de Papa,
A l'abri du froid
Toujours là pour toi
Toujours là pour toi…
Je me tus et laissai le silence retomber, et l'on n'entendit plus que le crépitement de la pluie. Avec cette chanson, j'avais replongé tête la première dans mon passé, je m'étais livré plus que je ne l'avais fait depuis longtemps. Les garçons avaient dû le sentir, car ils restèrent silencieux pendant un long moment.
- Elle a de la chance, votre fille, murmura finalement Jason
- C'est clair ! Moi mon père il s'en fiche de moi, grommela Terry.
- Je ne pense pas qu'il s'en fiche, répondis-je doucement. Seulement, des fois ce n'est pas facile de montrer aux gens qu'on tient à eux.
- C'est vrai…
- Dites-moi, j'y pense… Je croise souvent une petite fille aux cheveux et aux yeux noirs dans le village, mais elle s'enfuit dès que j'approche. Vous la connaissez ?
- Ouais, c'est Sanja !
- Sanja la renarde !
- Sanja la sauvage !
- Elle et sa maman habitaient toutes seules dans une maison au-dessus du village, on les voyait presque jamais, à part pour les courses. Et un jour sa maman est morte, et depuis elle vit toute seule là-haut.
- C'est une sauvageonne, elle parle jamais, et des fois, elle vole même des choses. Mais comme c'est une gamine comme nous, les adultes la laissent un peu faire même si c'est des bêtises.
- C'est pas vrai, elle parle des fois.
- Tu l'as déjà entendue parler, toi ?
- Ouaip ! Répondit fièrement Jason. Et elle parle au docteur, aussi. Faut dire, c'est le seul qui est vraiment gentil avec elle.
- Et vous, vous n'êtes pas gentils avec elle ?
Les garçons s'entrent-regardèrent, un peu gênés.
- Bah… pas trop…
- Mais c'est sa faute, aussi, elle est tellement bizarre.
- Une fois elle m'a tapé alors que je n'avais rien fait.
- Eh beh… quelle histoire…
Je regardai tomber les trombes d'eau, pensant avec une certaine amertume que j'allais devoir replonger dessous pour rejoindre la grotte saturée de fumée, avant que les autres s'inquiètent. Je n'avais pas envie d'y aller, rester papoter avec des enfants était autrement plus agréable. Il le fallait, pourtant.
oOo
Le lendemain, j'avais fui l'atmosphère irrespirable de la caverne pour marcher dans la montagne. Il pleuvait toujours, mais comparé aux jours précédents, le temps n'était pas si mauvais. Porté par cette idée en qui personne ne croyait, j'avais prudemment remonté vers le col du loup hurlant, me dissimulant dans les forêts de sapin qui léchaient les flancs de la montagne. En arrivant à l'orée du bois, je restai dans son ombre pour observer le col qui me surplombait.
Une pente noyée d'éboulis et de traînées de boue remontait vers le ciel, et les rochers les plus élevés accrochaient une neige à moitié fondue. Au milieu de ce territoire inhospitalier, un bâtiment terré au creux des rochers se trouvait là. Une bâtisse de pierre et d'acier, encaissée dans la montagne, grise et austère, parfaitement située pour observer la pente en contrebas et le chemin du col qui sinuait à sa droite pour passer là où les monts étaient au plus bas. Je m'adossai au tronc, croisant les bras, observant la forteresse, les sourcils froncés.
Ils étaient extrêmement bien situés, et avec le paysage désolé qui s'étendait devant, impossible de se dissimuler. Je n'avais que quelques mètres à faire pour me retrouver à découvert, et pour peu qu'il y ait un bon sniper en train de surveiller, je me ferais tirer comme un lapin. Il aurait peut-être été plus facile de les prendre par surprise en arrivant de l'autre côté du col, mais c'était impossible pour nous de toute manière. Restaient les montagnes qui les surplombaient. C'était des blocs abrupts, jetés là comme une poignée de pavés titanesques, dont les murs verticaux ne laisseraient aucune prise. Il était peut-être possible de se frayer un chemin là-dedans, à condition d'être excellent en escalade, mais nous n'étions ni assez entraînés ni suffisamment en forme pour tenter de progresser là-dedans sur une distance pareille.
Je me mordis la lèvre, observant la chaîne de montagne austère avec un sentiment de désespoir. Cela semblait impossible, mais je ne voyais pas d'autre solution que celle-là. Si je ne trouvai pas un moyen de prendre possession de ce lieu, nous n'aurions bientôt pas d'autre choix que de demander asile au village, et même sans la méfiance naturelle de ceux qui vivaient dans un lieu reculé, l'arrivée d'un groupe aussi nombreux bouleverserait leurs prévisions et les priverait de réserves précieuses pour passer l'hiver. Quand bien même ils auraient été prêts à nous accueillir sans nous dénoncer, ils risquaient fort de changer d'avis une fois que la famine menacerait…
-Bon, ça ne coûte rien d'essayer, murmurai-je.
Je m'enfonçai de nouveau dans les bois et obliquai à gauche pour atteindre le paysage rocailleux qui menait vers les cimes. Je pris soin de passer par les renfoncements, les creux, vérifiant sans cesse que je n'étais pas à portée de vue du bâtiment menaçant.
La progression fut moins difficile que je le craignais, au début du moins. J'étais passé de la forêt de sapins au terrain accidenté à un ravin particulièrement imposant. Tâchant de me représenter mentalement les lieux, je marchai dans ce que j'espérais être la bonne direction. J'escaladai les rochers trempés de pluie, glissant sur l'eau et des débuts de moisissures, mais remontant quand même la pente petit à petit. Il me fallait toute ma concentration pour progresser sans tomber, et cet effort représenta une forme de soulagement. J'évitai de penser à la difficulté qu'allait représenter la descente, et me laissait enivrer par l'effort. L'air était froid et humide, mes mains glacées étaient à vif, et pourtant, je me sentais étrangement bien. Je tenais un espoir.
Après avoir réussi à grimper une pente particulièrement abrupte, j'arrivai sur un petit plateau, que j'explorai à pas lents. En m'approchant du bord, j'eus la satisfaction de constater que je pouvais voir la forteresse de bien plus près, et que je surplombais légèrement celle-ci. Je scrutai les lieux, pestant sur ma mauvaise vue et mes lunettes constellées de gouttes. Un escalier couvert d'un auvent profond menait à une porte qui semblait blindée, et les rares fenêtres étaient grillagées, ne permettait aucun passage. Il n'y avait qu'une entrée, et c'était impossible de la forcer sans avoir des moyens considérables.
Mais avec Scar dans notre camp, on pourrait aussi bien faire un trou dans le mur pour entrer n'importe où… pensai-je avec un sourire amer.
Je restai quelques minutes à observer les lieux, puis pris conscience de quelque chose.
Le bâtiment, de plein pied, me semblait vraiment peu étendu. Je ne voyais pas comment ils pouvaient loger plusieurs dizaines de brigands, en plus de stocker leurs munitions et leurs armes. Passé la déception, je compris ce qu'il en était probablement : Le bâtiment devait se prolonger par une grotte et s'étendre sous la montagne. C'était le seul moyen pour qu'ils puissent vivre dans cet espace clos sans s'entretuer.
Le froid me rattrapa, et je sentis qu'il était temps que je m'active. Je me relevai et soupirai devant le nouvel à-pic. Malgré tout, je repris mon ascension, porté par une conviction. Si je trouvais un chemin que je pouvais pratiquer seul et sans équipement, par une pluie battante, les autres seraient bien capables d'y arriver aussi. Je continuai mon escalade, sentant mes membres trembler de plus en plus. Les choses devenaient de plus en plus difficiles, et à la pluie succédait une neige molle qui tombait en lourds flocons et fondaient sur mes mains malmenées.
Ce qui devait arriver arriva. Alors que j'escaladai une cheminée, ma prise m'échappa et je tombai dans le vide, avalé par la montagne. Je chutai de haut, dérapant sur les parois étroites et atterrissant sur mes jambes qui se dérobèrent sous moi. Le choc me coupa le souffle et je restai de longues secondes, effondré dans une flaque d'eau glacée qui m'arrivait à la taille.
La douleur et le choc avait comme bouché mes oreilles, et il me fallut faire un effort pour me rappeler comment respirer. J'y parvins finalement et expectorai un grand cri de douleur avant de reprendre une respiration chaotique. Je sortis de ma paralysie, pris par un sentiment d'angoisse. J'étais tout endolori et tremblant, je n'étais pas sûr de pouvoir bouger. Et en levant les yeux vers le ciel, je ne vis que les blocs de roche noire qui réduisaient le ciel à une fine estafilade blanche.
Ok… ne pas paniquer, la panique ne sert à rien, pensai-je en sentant ma gorge nouée. Déjà, essayer de bouger.
Je levai les bras, tremblants mais indemne, puis bougeai prudemment les jambes. Le choc avait imprimé une forte douleur dans mes membres mais j'arrivai tout de même à faire des gestes avec.
- Bon, il faut croire que je n'ai rien de cassé, pensai-je en me levant prudemment, soulagé par cette bonne nouvelle.
Malgré tout, j'étais trempé de pluie, écorché, et j'aurai probablement le dos couvert d'ecchymoses. Je pataugeais dans l'eau glacé, tâtant les murs de pierre pour chercher une prise. Malheureusement, l'eau avait érodé la surface et la pluie rendait les parois encore plus glissantes. Les yeux au ciel, je tâtai autour de moi de plus en plus fébrilement, cherchant un espoir. La crevasse faisait quelques mètres de long, bloquée à ma droite par un rocher en surplomb, celui-là même que j'avais quitté en escaladant la paroi verticale. Les murs devant et derrière moi étaient lisses. Les oreilles sifflantes, le c?ur battant à tout rompre, je sentis la panique monter.
Voilà à quoi me menait mon acharnement. J'allais mourir là, pris au piège par ma propre stupidité. Je n'avais même pas pris la peine de dire exactement où j'allais aux autres, et s'ils décidaient de me chercher, j'aurais eu le temps de mourir mille fois, de faim ou plus probablement de froid. L'eau glacée m'arrivait aux genoux et engourdissaient mes jambes, me faisant trembler violemment. Ce n'était pas comme ça que je pourrais remonter par moi-même.
Laissant mes mains chercher au hasard dans la pénombre de ma prison, je sentis des rochers et des éboulis. Si à droite, la voie était condamnée, à gauche, je pourrais peut-être me frayer un chemin. De toute façon, je n'avais pas d'autre espoir que celui-là. Tremblant, mal porté par mes jambes, j'escaladai l'éboulis à quatre pattes, progressant avec la prudence qui m'avait fait défaut plus tôt.
Je ne tombai donc pas en avant en sentant un grand vide sous ma main. Je tâtai prudemment le terrain, sentant un creux qui aspirait l'air. À près d'un mètre au-dessus, un rocher le surplombait, bien encaissé entre les deux parois, et au-dessus, les éboulis continuaient, me donnant l'espoir de pouvoir remonter. Le trou en question était assez grand pour qu'un homme puisse s'y glisser, et en tâtant et avançant progressivement, je constatai que les pierres continuaient en pente douce vers l'intérieur.
J'hésitai quelques secondes, mais la perspective de pouvoir me mettre au sec me décida à m'enfoncer dans le trou. L'obscurité était totale, mais l'absence de vent de d'intempéries me soulagea immédiatement. Je descendis à 4 pattes pendant quelques minutes, dans la roche et la poussière, et m'adossai au mur, poussant un soupir de soulagement. Je n'étais pas tiré d'affaire, mais je risquais moins de mourir d'hypothermie.
Je restai là de longues minutes, reprenant mon souffle dans l'air figé de la grotte. Puis je me souvins que j'avais un briquet et le battis trois fois pour voir dans quoi je m'étais fourré. Je découvris un boyau beaucoup plus long que ce à quoi je m'attendais. Intrigué par ma découverte, je continuai ma progression, et si le chemin était étroit et anarchique, il déboucha bientôt sur ce qui était sans l'ombre d'un doute le couloir d'une mine. Je suffoquai de surprise. Je ne m'attendais pas à trouver une trace de la civilisation par ici. J'observai le couloir consolidé de poutres de bois et marchai, mon briquet chauffant dans la main. Les lieux étaient poussiéreux, noyés de toiles d'araignées et de déjection de chauve-souris. Manifestement, ce chemin n'était plus emprunté depuis longtemps. Au bout de quelques minutes, je tombai sur du matériel cassé. En voyant le chariot à l'essieu déboîté, je n'avais qu'une envie, celle de la briser en morceau pour en faire un feu.
Les lieux étaient manifestement désaffectés, j'étais épuisé, trempé et gelé, je décidai donc que c'était la meilleure chose à faire. Après un moment de lutte pour briser les planches et allumer le tout, le feu pris, et je poussai un immense soupir de soulagement. Je me débarrassai de mon manteau, de ma tunique et de mon pantalon que j'essorai et étendis sur ce qui restait du chariot, puis m'assis près du feu et tendis vers lui mes mains bleuies et écorchées. La chaleur me soulagea, et peu à peu, je me sentis cesser de trembler tandis que mon sang reprenait une température normale.
Bon, je ne vais pas mourir maintenant, c'est déjà ça. La situation est moins désespérée que tout à l'heure, même si je suis encore enfermé…
Je jetai un coup d'?il de part et d'autre du conduit, songeant que les mines semblaient bien étendues. Peut-être même faisaient-elles des kilomètres ? À cette pensée, un espoir me vint. Je traçai un plan à même la terre. Le chemin que j'avais pris, l'orientation de la crevasse, la courbure du conduit qui m'avait mené ici, et tâchai de me représenter ma position actuelle par rapport à la forteresse. Je tournai la tête vers ma droite, le c?ur battant d'un espoir renouvelé. Si je ne me trompais pas, en prenant cette direction, je remonterais vers elle. Peut-être même qu'il y avait moyen d'y accéder directement. Si, comme je le supposais, la bâtisse se prolongeait de pièces creusées à même la roche et de mines, c'était même assez probable.
Je pris le temps de réfléchir. Le chemin était difficile, mais avec l'équipement adéquat, nous pourrions remonter par ici et les attaquer par un chemin imprévu. Des cordes, quelques crochets de fixations, ce n'était pas insurmontable. Je pourrai retrouver le chemin… à condition de pouvoir ressortir d'ici.
Je pris le temps de sécher à peu près avant de me rhabiller, d'étouffer le feu, prenant un morceau de bois bien enflammé pour en faire une torche et explorer les environs. Je remontai le couloir et découvris des lieux moins labyrinthiques que ce que je craignais. J'arrivai finalement à un cul-de-sac. Le tunnel avait manifestement été muré. Je posai ma torche et collai mon oreille à la paroi en retenant mon souffle, et entendis des signes d'activité, des coups, les sons des machines, et des discussions.
Je n'allais pas briser la paroi maintenant, ça ne m'apporterait pas grand-chose à part me faire repérer et probablement tuer. Les discussions du village m'avaient confirmé que personne dans le coin ne s'aventurait aussi haut dans les montagnes, ça ne pouvait être que les habitants de la forteresse. Le son des machines se tut, remplacé par le brouhaha étouffé des conversations. Des voix d'hommes passèrent à côté de l'entrée emmurée pour ensuite s'éloigner.
J'eus un sourire victorieux et rebroussai chemin. Je l'avais trouvé, ce moyen d'attaquer la forteresse par surprise. Certes, il me restait le plus dur — réussir à ressortir d'ici vivant — mais l'idée de pouvoir retrouver les autres avec une aussi bonne nouvelle me donnait un regain d'énergie. En fouillant les autres boyaux, je retrouvai un peu d'équipement, une pioche, des cordes. Avec tout ça, je devrais réussir à ressortir. Je me perdis un peu avant de retrouver les restes de mon feu et redescendre le tunnel vers le lieu d'où je venais.
Escalader le trou duquel j'étais descendu quelques heures auparavant fut un peu laborieux avec mon nouvel équipement, mais j'y parvins tout de même après m'être roulé dans la poussière. J'étais dans un état de crasse que je n'avais pas atteint depuis le temps de la guerre d'Ishbal, mais pour l'heure c'était le cadet de mes soucis.
Je remontai la pente douce en m'éclairant de mon morceau de bois enflammé, qui avait bien diminué, puis retrouvai le trou et la crevasse où j'étais tombé. Je posai ma torche sous le rocher qui surplombait la grotte pour ressortir et levai les yeux.
Il avait cessé de pleuvoir, mais en contrepartie, la nuit était tombée. Je ressortis ma modeste source d'éclairage et remontai la pente au-dessus de la grotte. Bientôt, les éboulis devinrent trop raides pour que je puisse progresser davantage, mais j'avais gagné quelques mètres de hauteur. Une fois sûr que je ne pourrais pas aller plus haut sans employer la manière forte, j'empoignai ma pioche et commençai à attaquer le mur, faisant partir des éclats de pierre qui me serviraient de prise. Le son de la pioche résonnait bruyamment, renvoyé par les deux parfois qui m'enfermaient, faisant vriller mon crâne douloureusement, et la fatigue commença à se faire sentir. La faim et la soif, aussi, je n'avais rien avalé depuis le matin. Je tâchai de ne pas penser au long chemin qui m'attendait encore si j'arrivai à ressortir de mon trou et me concentrai sur ma tâche.
Je parvins à creuser deux encoches assez grandes pour y glisser les mains ou les pieds, à cinquante cm d'écart, et commençai à monter en équilibre sur un pied pour creuser la troisième. Les parois étaient assez rapprochées et creuser dans ces conditions était tout sauf aisé. Je parvins à me frayer un chemin sur deux mètres avant de me sentir trembler et admettre qu'il était temps de faire une pause.
Quelle heure était-t-il ? Sept heures ? Minuit ? Quatre heures ? Je n'en avais aucune idée. Ma seule certitude, c'était celle que les Ishbals devaient sérieusement s'inquiéter de ne pas m'avoir vu revenir une fois la nuit tombée.
Je m'affalai sur les pierres humides et soupirai, tâchant de détendre mes muscles endoloris. Je ne devais pas prendre le risque de tomber de nouveau, j'avais eu de la chance de ne pas m'être blessé plus gravement, ou pire, de mourir. Je pensai à mon grand-père qui m'avait pourtant raconté toutes sortes de terribles histoires de randonneurs perdus ou tués par la montagne et secouai la tête. S'ils m'avait vu, il m'aurait engueulé pour être devenu un crétin de la capitale, incapable de faire preuve de discernement, et il aurait eu raison. Je ne comptais pas baisser les bras pour autant et me relevai après ma pause pour terminer mon ascension. J'enfilai les cordes sur mes épaules et remontai sur mon perchoir.
Après avoir creusé une nouvelle fente, j'eus le soulagement de pouvoir m'adosser à la paroi derrière moi. Les deux rochers se rapprochaient à leur sommet, et finalement, je pus tailler des prises bien plus petites, servant simplement à ne pas glisser, et progresser en m'appuyant sur les deux parois qui m'entourait. Après quelques minutes de progression, je parvins enfin à me hisser au sommet et à m'extraire de la fente dans un ultime effort. Mes bras étaient en feu, et je me laissai tomber, pantelant, sur la pierre glacée. Après quelques secondes, je roulai sur le dos, les bras en croix, et regardai le ciel.
La pluie avait cessé, et s'il restait encore des nuages et que l'un d'eux voilait la lune, des déchirures laissaient entrevoir des coulées d'étoiles, un firmament noir et scintillant comme je n'en avais pas vu depuis longtemps. Je ne pus m'empêcher d'avoir un grand rire qui résonna dans le silence nocturne de la montagne. J'étais en vie.
OOo
Pour autant, la suite ne fut pas facile. Après m'être remis de mes émotions, je dus encore me relever et repartir. Je progressai prudemment sous les rayons de lune, résolu à ne pas me faire avoir deux fois à tomber dans une crevasse. Les cordes que j'avais embarquées me furent d'une grande aide pour redescendre l'à-pic du rocher que j'avais réussi à escalader. Malgré tout, le chemin était long et difficile le froid avait verglacé les rochers trempés de pluie, et j'étais rentré au point du jour.
Quand je poussai les branchages qui condamnaient la grotte, je ne savais même plus comment j'avais fait pour tenir debout jusque-là. Je m'effondrai à l'entrée, provoquant des exclamations d'inquiétude des Isbahls. Avec la nuit que j'avais passée, je n'avais plus grand-chose d'humain, je me sentais presque déchiqueté tant je m'étais cogné et écorché. Ils avaient eu de quoi s'inquiéter un long moment, se demandant sans doute quelle conduite tenir face à ma disparition. Ils me tombèrent dessus à bras raccourcis, entre soulagement, inquiétude et colère. Je les rassurai à disant que je n'avais rien de grave, puis parvins à me retrouver seul avec Scar, un plat à la main, boulottant les céréales cuites en lui expliquant mes découvertes, comment, à mes risques et périls, j'avais trouvé un accès menant aux galeries de la forteresse, comment j'en étais ressorti à grand-peine, et comment, avec cette information, l'assaut devenait tout à fait réalisable.
- Pour peu que nous attaquions lorsque les habitants du village tenteront de franchir le col, ils seront dispersés et absolument pas prêts à réagir. Je sais que tu n'approuves pas l'idée, mais je crois que tu sais bien que si nous ne prenons pas une décision, nous ne passerons pas l'hiver.
Scar hocha la tête mais de répondit pas, et le silence retomba pendant que j'enfournais les plats comme le pire des goinfres.
- On en reparlera quand tu te seras reposé.
Je pris cette réponse pour une première victoire, puis, une fois le repas terminé, acceptai de me faire examiner. Samina, dont la fièvre était retombée, s'occupa de moi. Enveloppée dans des couvertures qui sentaient le suint et la fumée, pâlie par la maladie, les traits tirés, elle était néanmoins souriante.
- Vous avez l'air en meilleure forme qu'à mon départ, commentai-je.
- Oui, on ne peut pas en dire autant de vous…
- Ahahah, en effet.
- Je suis soulagée que vous soyez de retour.
- Moi aussi.
La répartie la fit sourire, et elle trempa un linge dans l'eau chauffée au-dessus du feu, tandis que je me débarrassais de mon manteau, de mon pull et de mes tuniques. Elle grimaça en voyant ma peau tuméfiée.
- Où est-ce que vous vous êtes fourré pour vous mettre dans un état pareil ?
- Je suis tombé.
- Pour être tombé, vous êtes bien tombé. On commençait à craindre pour votre vie, vous n'auriez pas dû disparaître comme ça, sans donner de nouvelle.
- C'est vrai, je n'aurai pas dû, admis-je tandis qu'elle me lavait le dos, réveillant chaque douleur.
La jeune femme avait employé une inflexion moralisatrice derrière laquelle perçait une inquiétude bien réelle. Rétrospectivement, je me sentais comme le dernier des crétins. Ce n'était pas seulement ma vie que j'avais risquée stupidement cette nuit, c'était celle de tout le clan que je m'étais juré de protéger.
- Je suis désolé de vous avoir autant inquiétés.
Samina soupira et conclu simplement.
- L'important, c'est que vous soyez revenu.
Une fois le gros de mes blessures pansées, elle me laissa le peu d'intimité que permettait la caverne pour que je finisse de me décrasser, et j'enfilai une tunique et un pantalon aussi propres que pouvaient l'être des vêtements lavés à la cendre, avant de m'effondrer dans un coin de la tente pour dormir le gros de la journée. Le soir fut consacré aux préparatifs de l'assaut, que le prêtre, en train de tomber malade à son tour, avait fini par accepter, la mort dans l'âme.
Le lendemain, j'étais descendu au village, achetant une carte postale dont la gravure représentait le loup hurlant, que j'avais posté aussitôt en direction de Central. Je tenais à adresser un signe à Mustang, à présent que la décision de rester dans la région était prise. Je dépensai ensuite nos derniers cents pour nous fournir en munitions. Si Scar se battait à mains nues, ce n'était pas le cas du reste de la bande, et je n'irais pas loin si je me contentais de lancer des couteaux.
La pluie drue des derniers jours était devenue un crachin brumeux, et si la situation n'empirait pas notablement, la voie habituelle restait détrempée et inutilisable. Les villageois prirent donc la décision de tenter de passer par le col, en espérant que la très mauvaise visibilité les soustrairait à la vue des brigands. J'étais partagé entre la tentation de leur souhaiter la même chose et la conscience que cela desservirait nos propres plans. Je me sentais terriblement opportuniste, mais je ne savais plus comment survivre autrement. Combien de gens avais-je tué depuis le début de notre exode ? Je ne savais plus, et je ne voulais pas m'en souvenir.
Je remontai avec les munitions et les nouvelles de la vallée, et nous reprîmes les préparatifs, la boule au ventre. Tirer pour se défendre, et attaquer, ce n'était pas la même chose. J'espérais que les autres ne m'en voudraient pas de les avoir embarqués là-dedans. Après un solide repas qui pouvait bien être le dernier, nous nous mîmes en route. Le prêtre, Asmi et quelques autres restèrent, mais la plupart vinrent avec nous, notamment Samina, qui avait décrété qu'elle était assez en forme pour prendre les choses en main. La vision de la jeune femme, amaigrie, les mains fermées sur l'un des fusils, les yeux brillants d'une résolution endolorie me remua. En acceptant de prendre part à l'attaque, non seulement elle risquait sa vie, mais elle sacrifiait le salut de son âme. Je m'attendais à ce que les hommes de la bande la découragent, mais nous étions trop peu nombreux pour refuser de l'aide, et en réalité, personne ne tenait tête à Samina.
La bruine glaçait l'air humide qui s'insinuait dans nos vêtements, nous collant le frisson au bout de quelques minutes de marches. Face à la brume, je craignis un moment de ne pas reconnaître le trajet, mais je parvins finalement à retrouver des repères et remonter le chemin que j'avais déjà pris une première fois. Il me suffisait de suivre mon instinct pour répéter les mêmes gestes, et il ne fallut pas si longtemps pour parvenir à la fameuse crevasse. En regardant la fente, tout le monde me regarda avec une incrédulité scandalisée.
- L'entrée est ici. Autant dire que c'est impossible à deviner si on n'est pas tombé dessus.
- Littéralement.
Nous nous affairâmes à fixer une corde pour descendre dans ce trou noir, sécurisant bien l'attache. Si les choses ne se passaient pas comme prévu, il fallait au moins que nous puissions remonter rapidement pour fuir. Les premières personnes commencèrent à descendre quand des coups de feu lointains résonnèrent.
- Les villageois se sont fait repérer… murmurai-je.
- On se dépêche ! tonna Scar. C'est le moment d'attaquer !
À ces mots les Ishbals se pressèrent J'avais expliqué le chemin à prendre, le trou indevinable de là où nous étions, et ils s'y engouffrèrent sans attendre. Je descendis à mon tour, après un dernier coup d'?il au col perdu dans la brume, priant pour que la journée ne soit pas trop sanglante. Le boyau crasseux était plongé dans une pénombre à laquelle mes yeux eurent du mal à s'habituer. Je rampai vers le tunnel en distinguant à peine la lueur des torches que les Ishbals avaient préparées. Nous n'étions que treize à monter à l'assaut, et même si nous avions peu d'informations, une chose était sûre : Nos ennemis étaient peu nombreux et mieux équipés. Notre seul atout était l'effet de surprise, il fallait en tirer parti le plus possible.
A l'approche de l'entrée emmurée, tout le monde se tut. Samina appuya son oreille sur le mur comme je l'avais fait la veille.
- J'entends des machines, et une discussion. Ils parlent fort pour couvrir le son, mais je les entends mal. Ils sont peut-être loin…
- Ou le mur étouffe le son, et ils sont en réalité tout proches, marmonna Rayn entre ses dents.
- On va vite le savoir… murmura Scar en faisant craquer ses phalanges.
Le combat était imminent, et pendant que Scar s'apprêtait à exploser le mur de l'entrée, chacun chargea son arme. Je jetai des regards à ces gens que je voyais peut-être pour la dernière fois, Salim qui se mordait la lèvre, Samina qui observait son arme avec une expression renfermée qui me fit froid dans le dos. Tous savaient que l'heure de tuer ou mourir avait sonné.
Scar posa la main sur la paroi, et des éclairs rouges jaillirent, arrachant la pierre de sa structure. La destruction était moins bruyante, plus contrôlée que ce qu'il faisait d'habitude, et les deux silhouettes qui nous tournaient le dos ne remarquèrent rien au milieu du vacarme. La troisième, un homme qui nous faisait face, se prit un couteau en plein front avant même d'avoir eu le temps de pousser un cri.
Salim et Rayn, les deux plus habiles, escaladèrent furtivement les éboulis pour neutraliser les deux hommes. Un craquement sinistre, une giclée de sang, et les deux corps tombèrent au sol. Les deux Ishbals observèrent les alentours avant de nous faire signe de les rejoindre, renonçant à parler avec le brouhaha. Je m'extrayai du couloir condamné, me retrouvant à marcher sur des débris de planches et des éboulis. Ce n'était pas étonnant qu'ils n'aient pas regardé dans notre direction, le mur était tellement encombré de débris qu'on oubliait presque qu'il y avait eu une autre entrée ici.
- Jusque là, ça va, murmura Scar, mais il faut remonter vers la forteresse.
- C'est dans cette direction, désignai-je sans hésiter, avant de m'agenouiller pour récupérer mon couteau.
Les Ishbals observaient les alentours, vérifiant qu'il n'y avait pas d'autres ennemis. Tant qu'il n'y avait pas de coup de feu, personne ne se poserait de questions.
- Ne traînons pas, il faut profiter de la diversion des villageois.
Notre avancée dans les boyaux fut aussi rapide et furtive que possible. Un éclairage électrique de fortune dispensait de loin en loin une lumière poussive, tout juste assez pour voir où on mettait les pieds et éviter les caisses de bois. Je remarquai, un peu distrait, des silhouettes d'oiseau blanc peint au pochoir. Un homme tomba sur nous, et n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche avant que la main de Scar ne s'abatte sur son visage. Il le tua sans même cesser de marcher, les yeux rivés en avant. Il ne fallait pas traîner. Jusque-là, les choses se passaient étonnamment bien, mais nous arrivions dans des sortes d'entrepôts, et ce n'était plus qu'une question de secondes avant que la bataille n'éclate.
A couvert d'une impressionnante pile de caisses, je jetai un coup d'?il. En face, au milieu des caisses et du matériel d'empaquetage, quatre personnes attablées jouaient aux cartes en se chamaillant. Ils ne se doutaient de rien. Malheureusement, ils étaient trop loin et trop nombreux pour les attaquer au corps à corps
À grand renforts de gestes, chacun s'attribua une victime et la mit en joue. Quelques secondes suspendues, et un tonnerre de coups de fusils éclata. Les hommes tombèrent à terre, sauf un qui n'avait été que blessé et hurla à plein poumons.
- ON NOUS ATTAQUE ! ON NOUS ATTAQUE !
Un coup de fusil le fit taire, mais il était trop tard. Tout le monde fonça pour progresser vers le mur opposé et l'entrée de la forteresse, Une porte claqua, laissant passer trois personnes bien armées, et d'autres suivraient sans doute. J'ouvris immédiatement le feu pour les repousser, cherchant où me mettre à couvert au plus vite. Scar était devant et leur tomberait bientôt dessus, les autres, derrière, étaient abrités par un des nombreux empilements de caisses. Et moi, j'étais à découvert, tirant toutes mes balles, je me ruai vers la table que je comptais faire tomber et utiliser comme refuge.
C'est à ce moment-là que je fus blessé. Une balle me percuta de plein fouet et me jeta à terre. Le choc fut tel que je ne parvins même pas à avoir mal, juste un sentiment de vide intense, une rupture, comme si j'étais arraché de moi-même. Je n'étais même pas capable de dire où j'étais blessé. Je sentis confusément que c'était grave. Les sons me parvenaient étouffés, les mouvements flous, les coups de fusils qui claquaient, le contact du sol qui pesait sur moi. Je me demandai si j'étais en train de mourir sans parvenir à réfléchir davantage. J'entrevis les pieds de Samina courir vers moi dans un brouillard flou, je sentis sa poigne sur mon épaule tandis qu'elle me retournait et je levai des yeux brouillés vers elle.
Son visage fut la dernière chose que je vis avant de sombrer complètement.
oOo
Les jours suivants s'écoulèrent dans un brouillard dont je ne gardai presque aucun souvenir. Les rares moments où je reprenais conscience, je sentais juste que j'étais dans un vrai lit, chose que je n'avais plus vécue depuis des mois, et que mon corps était lourd et perclus de douleur.
Je me souvenais aussi du froid, un froid intense qui s'immisçait en moi, me glaçant de l'intérieur. Est-ce que j'étais mort ? Non, sans doute pas. Est-ce que j'allais mourir ? Peut-être…
Le poids des couvertures pesait sur moi et m'étouffait sans parvenir à me réchauffer. Quand je parvenais à sortir d'un néant dont je ne parvenais pas à savoir si c'était un sommeil ou un demi-coma, des bras m'entouraient pour m'aider à me redresser et boire. Je ne savais même pas ce qu'on me faisait ingérer, c'était juste chaud et salé. Cela me demandait un effort énorme d'avaler ça, mais m'alimenter, même si peu, me réchauffait un peu, et si je parvenais à penser, je me rappelais qu'il fallait cela pour vivre.
Dans cet état de demi-conscience, les mains chaudes qui me touchaient me rappelait Gracia, et je m'y raccrochais désespérément. Ne pas mourir, pour la revoir. Pour revoir Elysia. Je répétais dans ma tête la berceuse de ma fille, pour me raccrocher à quelque chose, enfermé dans un état de faiblesse qui ne me permettait pas de faire partie du monde extérieur. Je rêvais de cette petite main qui tiendrait de nouveau la mienne. Je rêvais d'un baiser déposé sur mon front par ma femme qui me manquait plus que jamais. J'avais le sentiment confus que si j'oubliais cela, je disparaîtrai complètement.
Enfin, au bout d'un temps qui me parut durer une éternité, je m'arrachai à cette torpeur et parvins à prendre conscience.
Au prix d'un effort presque insurmontable, j'ouvris les yeux, observant ce qui m'entourait, peinant encore à mettre au point. Des murs de pierre sombre, nus, austères et sans fenêtre. J'étais dans un lit, couvert de couvertures et de peaux de bêtes qui ne parvenaient pas à me réchauffer complètement. Quelqu'un avait glissé une bouilloire sur ma poitrine, et la chaleur qu'elle diffusait sur le reste de ma peau ne faisait que faire ressortir davantage la morsure du froid sur le reste de mon corps. En tournant les yeux à ma gauche, je vis une silhouette familière sur laquelle je ne parvins pas à mettre un nom, en train d'écrire sur la table de bois rustique adossée au mur derrière moi. J'entendais le son de sa plume gratter le papier avec une lenteur appliqué, et pendant les minutes qui s'écoulèrent, j'écoutais le silence profond des lieux, troublé seulement par ce bruit étrangement apaisant.
J'observai son profil éclairé par une lampe à pétrole, ses cheveux châtains et épais qui cascadaient sur son dos, sa peau mate, ses yeux rouge sombre, ses lèvres pleines, et réalisai à quel point elle était belle. J'étais étonné de me rendre compte que j'étais encore en vie, j'avais l'impression de rejoindre la rive après avoir été pris dans un courant qui m'avait porté bien au-delà de ce que je pensais possible. Je repensai à la dernière fois que j'avais vécu cela, où j'avais vraiment cru que j'allais mourir, quand Envy m'avait attaqué. Envy, les Homonculus, le complot. Une pointe d'angoisse remonta, me sortant de ce détachement apaisé. Il y avait des choses que je devais faire.
La femme reposa sa plume, fit craquer ses doigts et se tourna vers moi. En voyant que j'avais les yeux ouvert, son visage s'éclaira.
- Steelblue, vous êtes réveillé.
- Oui, croassai-je.
Je fus surpris d'entendre à quel point ma propre voix était rauque. Elle se leva et s'assit sur le lit pour mieux m'entendre sans doute, et posa une main chaude sur mon front.
- Vous nous avez fait une grosse frayeur.
- Je suppose…
- Vous vous êtes pris deux balles, dont une dans l'épaule. Vous avez perdu tellement de sang qu'on s'est vraiment demandé si on pourrait vous sauver.
- Ah…
C'était donc pour ça que je me sentais si vide, gelé, faible.
- Vous êtes resté inconscient ou presque depuis six jours. On a sérieusement songé à aller au village demander un médecin vu votre état, mais avec le temps qu'il faisait ça aurait été encore plus dangereux, et le ramener ici…
- Six…
Je restai stupéfait. J'aurais dû me douter que j'avais perdu la notion du temps, mais je ne m'attendais pas à avoir perdu pied avec la réalité pendant près d'une semaine.
- Et les autres ? murmurai-je d'une voix faible.
- Les autres vont bien, même s'il y a eu des blessés. Scar a pris une balle dans le bras droit, son tatouage est abîmé, il ne fonctionne plus.
- Mince…
- Mais ce n'est pas trop grave, nous sommes en sécurité maintenant.
Je fermai les yeux, poussant un long soupir. Personne du clan n'était mort. Même pas moi. C'était un immense soulagement pour moi que cette idée n'avait pas provoqué de catastrophe. Je m'en serais tellement voulu si Samina ou quelqu'un d'autre était mort par ma faute.
- Merci d'avoir lutté pour trouver une solution, souffla l'Ishbale en prenant la gourde d'eau posée sur un coin de la table pour m'aider à boire. Sans votre idée, nous serions restés dans cette grotte jusqu'à ce que je le froid nous tue. Les premières neiges sont arrivés, la cime est déjà couverte, et bientôt, le col sera impraticable.
- C'est une bonne nouvelle… je suppose.
Elle m'aida à boire, et je sombrai de nouveau dans l'inconscience.
Après ce réveil et ce retour à la réalité, les choses allèrent de mieux en mieux. Malgré tout, il me fallut plusieurs semaines pour me rétablir. Je m'étais considérablement affaibli, et au début, je ne faisais que manger et dormir, à peine capable de quitter mon lit. Puis au fil du temps, je retrouvai un peu d'énergie, assez pour pouvoir me lever et passer du temps assis dans le lit à lire les registres tenus par les anciens propriétaires des lieux, qui extrayaient de l'argent de la montagne attenante et le faisait passer par des circuits manifestement illégaux. Mes penchants d'enquêteurs avaient repris le dessus, et faute de pouvoir me lever et arpenter les lieux, je passai le gros de mes journées à étudier tous les papiers que je pus me remettre sous la dent, découvrant que métaux précieux, drogues, armes et même esclaves étaient passés par ici. Ce n'étaient pas des pillards paresseux… ils faisaient partie d'un vrai réseau.
Ces lectures me passionnaient autant qu'elles m'effaraient, mais je finissais bien souvent épuisé d'avoir sous-estimé l'effort qu'elles demandaient. Pouvoir me lever et tenir à table pendant un repas complet fut ma première grande victoire. Les Ishbals m'accueillirent chaleureusement, rassurés de me voir remis sur pied, et je me sentis touché par leur réaction. Je mangeai avec appétit et renouai un peu plus avec la réalité. Je réalisai que cette idée que j'avais eu nous avait sans doute à tous sauvés la vie. Les lieux étaient secs, chauffés, avec des réserves conséquentes de charbon, de nourriture, mais aussi des armes en quantité impressionnante. On me raconta le reste de l'assaut, comment Scar et Salim avaient finalement réussi à percer la défense, comment ils avaient tué la plupart des gens et emprisonnés les survivants. Des brigands partis attaquer les villageois, presque aucun n'était revenu, ce qui laissait supposer que ceux-ci s'étaient bien défendus. Cette idée me soulagea, même si je sus qu'il faudrait attendre un long moment avant de retrouver assez de force et d'endurance pour retourner en contrebas.
En attendant, nous étions en sécurité, et cette situation nouvelle laissait à tous un sentiment de flottement improbable. Le quotidien repris sa place, entre les feux, la cuisine, la surveillance des mines et la connaissance des lieux. Au bout d'un mois et demi, je m'étais senti le courage de tenter une première excursion de chasse, dont je ramenais plusieurs lièvres. Celle d'aujourd'hui, où Samina et moi avions rapporté deux bouquetins, était la deuxième.
J'étais encore épuisé par le poids de la bête et la marche laborieuse, et mon corps tout entier protestait sous l'effort, mais en même temps, je me sentais immensément satisfait de retrouver une utilité au sein du groupe qui m'avait soigné et nourri à un moment où je ne leur apportais plus rien. Et surtout, j'avais la satisfaction de me dire que j'avais enfin retrouvé une constitution suffisante pour tenter une expédition jusqu'au village malgré la neige, et redonner des nouvelles à Roy, qui avait trop attendu.
