Hello ! C'est l'heure du nouveau chapiiiitre ! Et celui-ci, j'avais hâte de vous le poster (forcément, un point de vue de Roy... :P)
On a dépassé les 250 reviews et les 60 abonnés à cette histoire, et ça me fait super plaisir de voir que de nouveaux lecteurs n'ont pas peur de prendre le train en marche malgré la liste de chapitres qui continue à s'allonger de manière vertigineuse. Bienvenue au nouveaux et mercis au anciens d'être fidèles au poste !
Côté dessins, je n'ai pas trop avancé (j'avais crayonné l'illustration du chapitre 57 mais j'en ai perdu la trace pendant 15 jours au moins, j'ai remis la main dessus il y a peu) mais j'ai quand même fait l'illustration de ce chapitre-ci, qui avait l'avantage d'être assez rapide. Je ne lâche pas l'affaire pour mes projets de grosses illus, mais en ce moment je suis bien bookée : entre une BD de 20 pages à rendre pour le mois dernier, un lightnovel à illustrer et les démarches pour créer mon entreprise, dur de trouver le temps pour tout (surtout que cette fameuse BD me donne beaucoup de fil à retordre, je vous en reparlerai le moment venu). D'ailleurs, si vous voulez découvrir un peu mes autres travaux (ça me ferait bien plaisir) n'hésitez pas à aller me suivre sur les réseaux sociaux, j'en ai mis les liens dans ma bio.
Je ne sais pas trop comment je vais me débrouiller avec tout ce que j'ai à faire, mais j'y crois ! XD. Par contre, j'avoue que pour l'écriture de cette fic, je publie plus que je n'écris, et mon avance continue à diminuer... je ne pourrai recommencer à plancher sérieusement sur l'écriture qu'en avril, et à ce moment-là, je n'aurai plus que 2 ou 3 chapitres d'avance... autant dire que dans un ou deux nanowrimos, je serai officiellement à cours ! Je songe donc :
- soit à décaler la publication d'une semaine supplémentaire (soit 5 semaines) mais ça fait sacrément long à attendre entre deux chapitre
- soit, éventuellement, à couper les gros chapitres en deux et les publier toutes les 3 semaines. la publication serait plus lente dans l'absolu mais les sorties plus régulières, et ça ne serait peut-être pas mal, étant donné que les derniers chapitres que j'ai écrit font plus de 16 000 mots pour la plupart (celui-ci fait carrément 17 k ! :O). Je ne voulais pas les couper à la base mais mes chapitres prennent des proportions de plus en plus déraisonnables, j'ai très peur pour la suite, vu tout ce que je veux encore raconter... :')
Du coup, je pose ma question là, votre avis est bienvenu !
Bref, assez parlé, je vous laisse attaquer la lecture, en espérant que vous aurez autant de plaisir à le lire que j'en ai eu à l'écrire !
Chapitre 58 : Oiseau de nuit (Roy)
- Vous avez l'air de bonne humeur ce matin !
- Ça vous étonne ? demandai-je non sans ironie à Havoc, en refermant la porte du bureau.
- C'est à dire qu'en général…
- Général ! coupèrent en coeur les autres avec un salut militaire.
- … vous n'avez pas l'air aussi en forme.
Hawkeye leva les yeux au ciel, lassée par le nouveau jeu de son équipe. Leur dernière lubie en date consistait à relever le mot "général" en le soulignant de la sorte à la moindre occasion… tout en le glissant autant que possible dans leurs discussions, bien évidemment. Je n'arrivais pas à savoir si c'était une tentative de mettre mes nerfs à l'épreuve ou une manière incongrue d'afficher leur soutien, mais ce matin au moins, cela ne m'agaçait pas.
J'avais résolu la veille deux petits tracas, en récupérant enfin ma veste d'uniforme, et en recevant un "oui" miraculeux à la proposition que j'avais faite à Angie de m'accompagner à ma soirée de promotion. J'étais convaincu qu'elle refuserait pour éviter que de nouvelles rumeurs circulent à notre sujet, ou tout simplement parce qu'elle aurait du travail, mais Mel lui avait donné sa soirée sans sourciller, admettant que l'opportunité d'aller à une réception pareille était rare. J'avais la conviction qu'en la compagnie de la petite blonde, je ne m'ennuierais pas une seconde. Elle me faisait trop rire pour ça.
J'avais du mal à ne pas fredonner en prenant les dossiers que me tendait Hawkeye d'un air suspicieux. Je repris une expression plus sérieuse pour ne pas me trahir. Je ne tenais pas à ce qu'elle m'accuse de draguer sa cousine une fois de plus. Une promesse était une promesse et, je ne comptais pas risquer de gâcher une amitié naissante en tentant à nouveau de la séduire.
- On a du neuf sur notre grand brûlé, Colonel ! s'exclama fièrement Fuery, entre deux bouchés de beignet.
- J'ai récupéré le compte rendu du bureau des explosifs travaillant sur la voiture, ainsi que l'autopsie complète des deux corps, commenta Hawkeye. Autre nouvelle, l'équipe de serrurerie à enfin réussi à forcer le coffre-fort du sous-sol de la boutique hier soir. Il contenait entre autres des lingots d'or et pierres précieuses ainsi qu'une valise contenant soixante mille cents en petites coupures.
Breda lâcha un sifflement admiratif.
- Soixante-mille cents, rien que ça, soufflai-je. Je suppose que la comptabilité de la bijouterie n'en fait aucune mention n'est-ce pas ?
- Vous supposez bien, confirma la blonde.
- Et qu'on me dise encore que Walker était un honnête artisan, soupirai-je ironiquement. On savait déjà que c'était un parieur, mais là… Je ne vais pas me plaindre, cela nous donne une piste pour savoir pourquoi quelqu'un a décidé de le faire exploser avec son chauffeur, commentai-je en commençant à feuilleter les documents. Je vais consulter ça pour commencer, faites apporter le contenu du coffre pour expertise et prévenez-moi quand vous aurez interrogé notre indic sur sa soirée au Lys d'Or, nous ferons une assemblée générale.
- GENERAL !
- … Nous déciderons à ce moment-là de la conduite à tenir pour la suite de l'enquête, complétai-je. Mais je ne sais pas si vous vous tenez suffisamment bien pour que je vous envoie sur le terrain.
- Colonel, n'oubliez pas que vous aurez une réunion à dix heures trente avec vos supérieurs, rappela Hawkeye alors que je poussais la porte.
- Merci de me le rappeler, Lieutenant.
J'arrivai dans mon bureau, qui avait pris des airs de plus en plus chaotiques au fil du temps. J'avais mis en cartons ce que je pouvais, sachant qu'avec ma promotion, j'aurais un bureau dans des locaux mieux placés, mais le sol était recouvert de dossiers et de photographies qui étaient restés là depuis des jours. Hawkeye avait transmis de ma part l'interdiction d'entrer en mon absence, y compris pour le ménage. La poussière s'accumulait déjà, mais je savais que cette situation ne se prolongerait guère : j'attendais encore la communication officielle de Lewis, mais j'étais presque certain que la promotion d'Hawkeye se ferait. La manière dont j'avais pris en main l'affaire de la voiture explosée avait joué en ma faveur, même si c'était un simple hasard que j'aie été présent à proximité à ce moment-là.
Je tirai mon fauteuil et m'installai pour consulter les dossiers. Je commençai par l'autopsie, hâtif de laisser derrière moi la vue des corps calcinés.
La première victime était Henry Walker, un bijoutier d'une quarantaine d'année qui avait une boutique dans les beaux quartiers et une solide réputation d'artisan. Marié et de bonne famille, il avait l'air d'être le genre d'hommes sans histoires, qui ne semblait pas avoir d'ennemis notables, en tout cas, pas au point de faire exploser sa voiture. Sa femme nous avait avoué qu'il était parieur et sortait souvent pour des parties de jeu d'argent, mais, chanceux ou raisonnable, son amour du risque ne semblait pas avoir eu d'impact sur leur train de vie qui était plutôt confortable. Il ne conduisait pas lui-même depuis une mauvaise chute qui avait définitivement abîmé son genou gauche, lui laissant la jambe raide.
Dave Flint, son conducteur, était un grand brun d'une trentaine d'années, qui était unanimement décrit comme étant "un bon gars" travailleur et droit dans ses bottes. Seule ombre au tableau, les interrogatoires avaient mis à jour qu'ils s'étaient disputé au point d'en venir aux mains dans un bar.
De là à faire exploser une voiture en représailles, n'exagérons rien… pensai-je. La piste de l'argent disparu me paraissait tout de même plus sérieuse.
Leur dossier d'autopsie ne m'apprit pas grand-chose à leur sujet. Leur cadavres étaient dans un sale état après l'explosion, les flammes s'étant chargées de faire disparaître peau et vêtements. L'alliance de Walker avait fondu sur sa main noircie, des éclats de métal, identifiés comme étant des fragments de la bombe, s'étaient fichés dans ses jambes et sa poitrine au moment de l'explosion. Tous deux étaient morts sur le coup. Leurs cadavres étaient défigurés, et il était difficile d'apprendre grand-chose de leurs corps calcinés. Confirmer leur identité avait déjà été laborieux, alors des détails qui auraient par magie fait avancer l'enquête, je n'y croyais pas trop...
Après un examen minutieux mais désabusé, je posai le dossier sur mon bureau pour ouvrir celui concernant la bombe. Plusieurs pages de photos annotées de l'impact, des dégâts qu'elle avait faits sur la voiture, une photo de la plaque sur laquelle avaient été réassemblés les morceaux, ainsi qu'un plan de sa structure… l'équipe avait fait du bon boulot.
Je regardai le plan d'un oeil attentif, sentant mes entrailles se nouer. Bien sûr que j'y pensais. Ce n'était peut-être qu'une coïncidence, mais je ne parvenais pas à le croire. Même la structure de la bombe et son minuteur m'étaient familiers. Je serrai les dents, sentant mes mains trembler. C'était un moment que j'attendais et redoutais.
J'avais refusé d'y penser, de m'engouffrer dans des a priori, de chercher une revanche, une vengeance. Je savais qu'il fallait voir plus loin, ne pas me laisser dominer mes émotions. Les émotions étaient un piège, toujours, et aujourd'hui, je ne voulais pas perdre.
Je décrochai le téléphone sans quitter le dossier des yeux, et composai un numéro que je n'avais plus fait depuis un moment. Le téléphone sonna plusieurs fois avant de décrocher.
- Bonjour, secrétariat du Général de division Grumann, que puis-je pour vous ? fit une voix aimable à l'autre bout du fil.
- Bonjour, Colonel Mustang à l'appareil, pourriez-vous me passer le Général s'il est disponible ?
- Ne quittez pas.
J'attendis quelques secondes, puis une voix familière me salua.
- Mustang, ça faisait longtemps !
- Bonjour, Général. Quelles nouvelles ?
- Ah, j'aimerais pouvoir dire que les choses se passent bien en votre absence, mais ça serait mentir.
- Toujours les problèmes à Lacosta ?
- Toujours, même si la situation n'a pas spécialement empiré, un soulèvement est toujours une probabilité. Comme si ça ne suffisait pas, la situation à Liore s'est considérablement dégradée.
Je me redressai. Liore, c'était un des nombreux lieux de passages d'Edward Elric. Je me souvenais de son rapport, et de la manière dont il pensait avoir détruit l'autorité du père Cornello, qui avait abusé de la crédulité des habitants de sa cité. Les choses n'avaient malheureusement pas été si simples, expliqua Grummann, et la cité s'était clivée autour de la figure du prêtre, qui avait conservé des fidèles mais dont d'autres avaient rejeté l'autorité en découvrant sa trahison. Le différend s'était transformé en conflit au fur et à mesure que l'organisation de la ville s'était dégradée, accumulant les problèmes de plus en plus graves.
- Nous en sommes venus aux armes, le rationnement n'était pas respecté et les conflits se multiplient. Difficile de croire que la citée était radieuse il y a moins de deux an. Si aucune décision n'est prise, c'est la guerre civile qui nous attend.
Je poussai un soupir. Si Edward entendait ça, il en serait mortifié. Découvrir les catastrophes que nos bonnes intentions pouvaient provoquer était une des leçons de vie les plus douloureuses à affronter.
- Je vous souhaite bien du courage pour gérer ces crises.
- Merci. J'avoue que vous m'auriez été utile.
- J'en suis désolé.
- Ne le soyez pas ! J'ai appris que vous seriez officiellement promu Général de Brigade samedi prochain ?
- En effet. Je vois que vous êtes bien informé, fis-je en souriant.
- On dirait que le départ pour Central vous réussi ! Félicitations.
- Merci !
- Bon, je suppose que vous ne m'avez pas appelé uniquement pour me plaindre et recevoir des compliments.
- En effet, j'ai un service à vous demander. Je suis en train de travailler sur une affaire qui m'a rappelé un ancien dossier que je voudrais consulter de nouveau. Cela implique de les transférer des archives d'East-city. Sachant qu'il faudra sans doute votre autorisation, je me suis dit que vous appeler était à la fois un moyen d'accélérer la procédure et l'occasion de prendre de nouvelles.
- Oh, je vois. De quels dossiers auriez-vous besoin ?
- L'affaire Hawton.
J'avais prononcé ces mots sans émotion, mais il y eut tout de même un silence.
- Celle de 1908 ? vérifia Grumann, en se doutant de la réponse.
- Oui.
- Vous êtes sûr de vouloir replonger là dedans ?
- Ne vous inquiétez pas, je ne suis plus un débutant.
- Bien sûr… Faites attention à vous.
- Vous vous inquiétez pour moi ? me moquai-je légérement.
- Vous êtes un bon élément, je n'aime pas le gâchis.
- Je ferai de mon mieux.
- … Il vous faudra d'autres dossiers pour cette affaire ?
- Ce n'est pas impossible, mais c'est celui-ci qui me permettra de le savoir.
- Très bien, je note et je vous le fais envoyer au plus vite.
- Merci beaucoup.
- Bon, je dois prendre congé, une réunion m'attend.
- Merci de m'avoir consacré du temps.
- C'est toujours un plaisir d'avoir de vos nouvelles, jeune homme.
- Vous de même, fis-je avec un petit rire.
- Je compte sur vous pour refaire une partie d'échec si vous repassez dans la région.
- Je n'y manquerai pas. Bonne journée.
- Au revoir.
Je raccrochai le combiné. Je n'avais aucune preuve que les deux affaires étaient liées — pas encore. Mais mes souvenirs étaient tellement similaires que j'avais du mal à croire à une coïncidence. Une fois le dossier sous les yeux, je pourrais comparer, analyser, et là seulement, j'aurais une piste, une esquisse, puisqu'au fond, rien ne prouvait que cette voiture explosée avec le moindre lien avec Fisher. Ce n'était rien de plus que le sentiment que quelque chose de souterrain restait tapi, et la conviction que ce n'était pas ainsi que procédaient les Homonculus.
Je regardai le monceau de dossiers étalés au sol, couvrant la quasi-totalité de la pièce. Mary Fisher et Hewitt, le militaire qui l'avait tué, le Lys d'Or où Edelyn était restée prisonnière, les aristocrates et patrons qui subissaient un chantage pour l'avoir achetée, les comptes rendus des planques organisées autour du bordel, les dossiers du front de l'Est, de Lacosta, la voiture explosée, la bijouterie, le train qui avait déraillé…
Tout cela formait un réseau d'information tentaculaire, et j'étais sûr que quelque part là dedans se trouvait l'information que je cherchais. Cela ne pouvait pas être un hasard. Je voulais bien croire que tout ne soit pas directement lié à l'affaire, mais je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'il y avait quelque chose de tapi, un monstre sans contours, sans véritable identité.
Cette conviction difficile à expliquer venait non pas de preuves, mais justement de leur absence. Un argument difficilement défendable auprès de mes supérieurs, qui tenait plus de l'instinct qu'autre chose. Mais je savais que ces événements n'étaient pas un hasard. Que pour être monté aussi haut dans l'armée, Fisher avait forcément bénéficié d'appuis d'officiers supérieurs. Que si Le Lys d'Or pouvait mener un tel chantage, c'était sans doute que le bordel était protégé par une personne influente. J'en venais presque à me demander si Hewitt, en assassinant Fisher, avait réellement agi de sa propre initiative, ou s'il n'avait pas été influencé par une personne bien informée.
Beaucoup de gens ignoraient ce qui se passait, et ceux qui en savaient plus refusaient de parler, bridés par la peur.
Qui pouvait imposer une telle peur à autant de personnes différentes ? Qui avait autant de pouvoir ?
"La chouette blanche"
C'était un nom bien vague, mais c'était un début. Restait à savoir ce qu'il désignait.
Je consultai ma montre, me rappelant que j'avais une réunion et du travail à gérer par ailleurs. Rester planté à fixer les indices rassemblés n'allait pas me permettre de résoudre cette enquête par magie. Officiellement, notre équipe travaillait toujours sur le front de l'Est, et une belle pile de documents trônait sur mon bureau, attendant d'être consultée et signée pour remonter à mes supérieurs avant d'être archivée. Il me restait du temps avant la réunion. Posant ma montre d'alchimiste à ma gauche, je pris mon stylo d'une main lasse pour m'attaquer à ce qui était sans aucun doute la partie la plus ingrate de mon travail.
Je n'avançai pas longtemps avant que quelqu'un frappe à la porte, puis que Falman entre avec mon autorisation, un sac sur l'épaule.
- J'ai avancé sur la mission que vous m'aviez donnée… fit-il simplement.
Je poussai sans regret les dossiers pour lui laisser la place d'ouvrir ses livres. L'un d'eux était un atlas particulièrement volumineux, dont il avait marqué une page contenant une carte d'état-major dans le massif de la dent d'ours. Il posa l'index à un point précis.
- Regardez ici, fit-il simplement.
Je me penchai sur la page pour déchiffrer la minuscule typographie.
"Le col du loup hurlant".
- Le nom m'a fait tiquer, du coup, du coup, j'ai vérifié, fit-il en ouvrant le deuxième livre qui rassemblait des reproduction de photos de montagne. Tenez, regardez ici.
Il ressortit la carte postale, me confirmant ce dont je me doutais. L'éclairage différait, le paysage était moins enneigé, mais l'angle était pratiquement le même. Il avait retrouvé le lieu. Je sentis mon coeur battre un peu plus fort à l'idée de me remonter les traces de Maes, à la perspective de pouvoir de nouveau lui parler dans un futur bien plus concret.
- La photo a été prise dans le village de Kostvolk, en contrebas du col. Je ne sais pas s'il est à cet endroit précisément, mais il ne doit pas en être loin.
- Je… merci.
Je ne comptais pas m'étendre davantage, mais je crois qu'il sentit l'émotion percer dans ma voix, car il sourit, ce qui était une chose rare.
- De rien. Si vous avez de ses nouvelles, saluez-le de ma part.
- C'est noté.
- Je vous laisse les livres, je n'en ai pas un besoin immédiat.
- Merci, je vous les rendrai rapidement, répondis-je.
- Bon, je vous laisse, nous avons tous du travail. Si vous pouvez me tenir au courant de l'affaire…
Je hochai la tête sans répondre à voix haute et il quitta la pièce, me laissant seul, réchauffé avec cette idée.
Je savais exactement ce qu'il me restait à faire.
Me renseigner sur le journal local le plus propice à être distribué dans le secteur et leur demander de publier, parmi les annonces, une énigme à déchiffrer. J'en avais déjà la première partie, celle qui contiendrait le code qu'il saurait reconnaître.
Mon ami, seuls comptent l'amour et la mort.
Il était bien une heure quand je sortis enfin de la réunion avec mes supérieurs. La discussion avait été assez animée. S'il n'y avait pas eu de véritable débat sur la promotion de Hawkeye, certains généraux voyaient d'un mauvais oeil la perspective que son équipe travaille sur un dossier dont le contenu n'était même pas exposé publiquement. Lewis était gagné à ma cause, bien conscient que j'avais mis le doigt sur un problème de grande ampleur. De manière peu surprenante, Doyle et Wilson étaient moins confiants, et refusaient d'approuver sans avoir plus d'information sur mon enquête. Goldsmith, qui présidait la réunion, avait fini par annoncer que l'attribution des responsabilités de l'équipe de Hawkeye dépendrait de ce que j'aurais à apporter comme informations utiles sur l'enquête la prochaine fois.
J'étais donc ressorti mi-satisfait, mi-inquiet de la réunion. J'avais obtenu que mon équipe ne soit pas dispatchée, tant qu'elle restait sous la direction d'Hawkeye du moins, mais je risquais de ne pas avoir la main sur le travail qui leur était confié. Sans leur aide, cette enquête resterait à l'état d'ébauche, et cette idée me déplaisait profondément.
Je me dirigeai vers le réfectoire, prêt à manger seul tant ces idées prenaient de la place dans mon esprit, mais le Général Erwing proposa de s'attabler avec moi pour un ultime déjeuner. Il avait déjà vidé son bureau de ses affaires personnelles, et nous allions achever le transfert de connaissances dans l'après-midi. J'avais l'impression qu'il avait pris dix ans depuis l'affaire Mary Fisher. J'avais eu la confirmation de mes doutes quant au fait que leur relation dépassait le simple cadre professionnel. Voilà qui n'avait pas dû arranger ses relations familiales.
J'avais à peine entamé mon entrée, discutant avec le Général, quand Falman arriva en traversant le réfectoire avec un pas vif et une expression fermée qui ne lui ressemblait pas.
- Colonel, Général, je suis désolé de vous déranger à table, mais…
- Quoi ? fis-je avec une pique d'inquiétude.
- On a des nouvelles de Fran, on a un problème.
Je tirai ma chaise pour me lever, abandonnant mon repas.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Il s'est fait virer du bordel et passer à tabac. Il a été retrouvé par des éboueurs, il était presque mort. Il est à l'hôpital de la gare, là.
- Désolé, Général, je vais devoir vous laisser.
Je me dirigeai vers le bureau, marchant dans les pas du militaire, attrapant le petit pain de mon plateau et abandonnant un repas pourtant bien méritée pour traverser les couloirs et revenir au bureau où m'attendait l'équipe. Tout le monde avait l'air tendu, debout autour de Hawkeye qui était au téléphone et avait lancé l'enregistrement sur la bande magnétique. Elle leva les yeux vers moi et annonça au téléphone.
- Il est arrivé, commenta-t-elle avant de me tendre le combiné que je pris d'un geste vif.
- Allô, Fran ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Edelyn n'était pas là cette nuit. fit une voix pâteuse et rauque. Elle devait me donner une information importante, mais elle ne s'est pas montrée de la soirée. Les filles étaient nerveuses… ça sentait mauvais. Quand j'ai demandé si je pouvais la voir, on m'a fait venir dans une salle à part, attaché les bras, bandé les yeux. On m'a interrogé pour savoir pour qui j'espionnais. J'ai pris tellement de coups, j'ai fini par avouer en partie, je suis désolé. J'ai pas donné de noms, mais ils ont compris que c'était pour l'armée. Ils n'avaient pas l'air satisfait de la réponse, en tout cas ils m'ont encore frappé jusqu'à ce que je tombe dans les pommes… je me suis réveillé à l'hôpital, j'ai appelé dès que j'ai pu.
Tout le monde m'avait vu blêmir au fil des mots.
- Je vous envoie des gardes du corps. On va s'occuper du Lys d'Or au plus vite. Merci de nous avoir prévenus.
- J'espère que j'aurai une compensation, marmonna l'homme. J'ai pas signé pour me faire buter.
- L'armée se charge des frais d'hôpital, et je ferai de mon mieux pour le reste, fis-je d'un ton fermé. Je vous envoie quelqu'un pour vous protéger et prendre votre déposition. De mon côté, je me charge du Lys d'Or.
- Edelyn était une brave fille… j'espère qu'il n'est pas trop tard.
- Moi aussi.
Je raccrochai, le ventre noué, et croiser le regard douloureux d'Havoc n'arrangea rien.
- Havoc, Falman, allez immédiatement à l'hôpital de la gare pour recueillir son témoignage et assurer sa sécurité. On ne sait pas jusqu'où ils sont prêts à aller pour le faire taire. Breda, rassemblez d'urgence le matériel d'intervention. Armement, matériel de protection, trois véhicules. Contactez aussi l'hôpital de la gare pour les prévenir, on aura sans doute des blessés à gérer. Hawkeye, rassemblez une unité d'intervention d'urgence. Je me charge de prévenir nos supérieurs. On va faire une descente au Lys d'Or.
- Maintenant ? bredouilla Fuery.
- Vous voulez être sûrs qu'ils aient le temps de faire disparaître les preuves ?
- Je veux faire partie de l'intervention ! s'exclama Havoc.
- Non. J'ai besoin d'une personne efficace pour protéger Fran si besoin.
Ce n'était pas la seule raison. Je ne savais pas ce que nous allions découvrir en forçant la porte du Lys d'Or, ni dans quel état nous allions retrouver Edelyn, mais j'avais peu d'espoir. Il s'était attaché à la gosse, dans le doute, il ne valait mieux pas qu'il soit là lors de notre descente. Il avait déjà assez souffert lors de l'assaut du Front de l'Est et était encore convalescent.
- Fuery, préparez un équipement de radiocommunication pour la coordination de l'attaque.
- Bien, Colonel.
- Rompez ! m'exclamai-je d'une voix qui masquait mal mes émotions.
- Colonel ! s'exclama Havoc au milieu des autres qui commençaient à s'affairer.
- Qu'est-ce que vous faites encore ici, Lieutenant ? lançai-je d'un ton sec. Vous avez une mission à accomplir !
Je n'attendis pas sa réponse pour partir dans mon bureau, marchant entre les zones de dossier pour en ressortir les photos du Lys d'Or et les documents les plus parlants. La semaine prochaine, j'aurais l'autorité suffisante pour justifier cette descente, mais pour l'heure, il me fallait un mandat de mon supérieur hiérarchique. Étant donné les informations en ma possession, il ne tarderait pas à me les donner. D'ici deux heures au plus, le Lys d'Or serait entre nos mains.
En espérant qu'il ne serait pas trop tard.
Marchant dans les couloirs à toute vitesse, je tâchais d'ignorer ma gorge nouée, mes mains moites.
Je tâchais d'effacer le jeune visage las qui s'affichait quand je fermais les paupières.
Je tâchais de ne pas penser au fait qu'il était peut-être trop tard.
Je refusais l'idée qu'une fois de plus, je sois incapable de sauver une innocente.
- Avez-vous déjà vu une bague ressemblant à celle-ci ? demandai-je d'une voix douce.
À ces mots, la femme que j'avais face à moi baissa les yeux et se recroquevilla, tremblante. Le dactylo ne pourrait pas noter cela comme une affirmation, mais la réaction de la grande brune face au dessin que je lui avais tendu en disait long. Je posai la feuille sur la table et m'adossai à ma chaise, jetant un regard las et compatissant à la prostituée.
Je comprenais son angoisse. Après avoir vécu des années, des décennies peut-être, enfermée dans ce bordel, elle avait été tirée de là au son des balles qui avaient blessé ou tué les hommes qui protégeaient les lieux. Un changement d'état pareil avait de quoi effrayer, surtout quand on se retrouvait le lendemain dans une salle d'interrogatoire aux murs gris et au miroir sans teint. Son visage entre deux âges était marqué d'un oeil au beurre noir, et elle tremblait.
- Vous avez froid ? demandai-je avec sollicitude.
- .. O-oui, répondit-elle d'une voix rauque, hésitante.
- Apportez-lui à boire et une couverture, fis-je à l'intention de Falman, qui hocha la tête et obtempéra.
Nous n'étions plus que trois dans la pièce sombre, la dactylo, la prostituée, et moi. Je croisai les doigts sur la table, et l'observai de la manière la plus neutre possible, cherchant comment gagner sa confiance.
L'assaut du Lys d'Or d'hier après-midi avait été plus spectaculaire que meurtrier. Les gardes de sécurité avaient été pris par surprise par des soldats bien entraînés, et s'il y avait eu des blessés et que deux gardes avaient été abattus, la plupart étaient prisonniers, aucun soldat n'avait succombé dans l'assaut. Une pensée réconfortante après le massacre qu'avait été la tentative du coup d'état du Front de l'Est.
Malheureusement, toutes les nouvelles n'étaient pas aussi bonnes. Les filles de la maison avaient été, pour plusieurs d'entre elles, rouées de coups, et même après avoir fouillé le bâtiment de fond en comble, nous n'avions retrouvé aucune trace d'Edelyn, ni morte, ni vivante. Tout ce que nous avions su, c'est qu'elle avait été amenée dans le bureau du maquereau et qu'elle n'était pas revenue. Sans doute avait-elle été repérée en train de donner des informations. Était-ce une des filles qui l'avait dénoncée sous la menace ? Cela aurait expliqué les coups que portaient les autres. Elles hésitaient à parler, craignant sans doute de revivre leurs traumatismes autant que le danger qui les attendaient si elles en disaient trop. Il allait nous falloir du temps pour les rassurer suffisamment pour obtenir d'elles un témoignage complet.
Falman revint avec ce que je lui avais demandé, posa deux cafés sur la table avant de couvrir les épaules de la femme d'un geste hésitant.
- Nous ne nous voulons aucun mal, vous savez, fis-je en poussant un peu la tasse vers elle. Nous voulons vous protéger, comprendre qui vous a fait ça, et encore plus, qui est derrière tout ça.
Elle s'enfonça dans le drap de laine, me regardant d'un air toujours méfiant. La souffrance avait marqué son visage de rides dures, mais elle avait dû être très belle.
- Je sais que vous avez traversé un enfer… mais votre vie n'est pas terminée, vous savez. Nous pouvons vous aider à à vous réhabiliter, à…
- Si je sors d'ici, je suis morte, murmura-t-elle.
Je me tus, l'écoutant avec attention. Il ne fallait surtout pas parler à sa place, je n'avais pas le droit de contredire sa réalité. Elle baissa les yeux vers la feuille et la désigna d'une main tremblante.
- Il ne laisse personne le trahir.
- Qui ?
- … Harfang.
- C'est lui, le véritable propriétaire du bordel ?
Elle hocha la tête, comme trop effrayée pour le dire à voix haute.
- Vous sauriez le reconnaître si vous le voyiez ?
Elle fit un signe de dénégation avant d'avouer d'une voix mal assurée.
- Il ne vient jamais lui-même. C'est pour ça que… personne ne le connaît. Il envoie ses ambassadeurs, c'est eux qui donnent les ordres.
- Vous avez l'air d'en savoir beaucoup.
- Je connaissais déjà son nom, avant…
- Avant… ?
- Avant que mon mari me vende.
Je laissai ses mots glacés me traverser de part en part, plantant mes yeux dans les siens dans l'espoir de partager sa douleur.
- Tous ceux des bas quartiers le connaissent juste assez pour le craindre. Si la personne qui nous ordonne quelque chose porte cette bague… on obéit, et on se tait.
- Mais vous, vous avec le courage de parler, fis-je remarquer.
- Il m'a enlevé Edelyn… ma fille, murmura-t-elle d'une voix brisée. Je sais que j'ai plus grand-chose à perdre. Même si je pouvais sortir d'ici, être libre… pour quoi faire ? Qui voudrait engager une pute ? D'une manière ou d'une autre, ma vie est déjà finie, vous le savez très bien.
- … Pas forcément. Je connais des femmes qui s'en sont sorties.
Pas toutes, résonna une voix ironique.
- Je m'en fiche de m'en sortir, murmura-t-elle. Je veux juste la venger.
- Vous n'espérez pas la retrouver en vie ?
Elle ne répondit pas, mais son regard en dit long et me serra le coeur.
- Les hommes d'Harfang… ceux qui portent des bagues comme celles-ci, on les surnomme des ambassadeurs. Je ne connais pas son nom, mais si vous retrouvez l'homme qui venait donner des ordres au Lys d'Or, je pourrais peut-être le reconnaître…
- Cela nous serait d'une grande aide.
L'entretien dura encore un moment, et quand je ressortis, Falman sur mes talons, j'entendis un grand soupir de soulagement.
- C'est éprouvant, ces dépositions… je me sens mal pour elles. Comment vous faites pour réussir à leur parler comme ça ?
- Je les comprends sans doute mieux que vous.
- … Au moins, on a un témoignage comme quoi elle reconnaît cette bague, soupira le militaire.
- Oui… on tient notre lien entre le Lys d'Or et notre bijoutier pas-si-honnête. Si avec ça, le Général
- Général !
- Arrêtez ça, soupirai-je sans grand espoir. Enfin, si Lewis ne nous alloue pas les crédits nécessaires avec une information pareille, je ne sais pas ce qu'il lui faut.
- Colonel Mustang ! s'exclama une voix familière.
Je me retournai pour voir Hawkeye s'approcher à pas vifs.
- Je sors de la déposition de Caroll. Elle m'a parlé d'un homme portant une chevalière gravée d'une chouette. Comme celle…
- Comme celle dont Walker conservait les plans, oui. Faustine m'en a parlé aussi.
- C'est bon signe si nous avons plusieurs témoignages, fit Falman avec un pauvre sourire.
- Au moins, on sait sur qui on enquête.
- Harfang.
- Hawkeye, prévenez les autres que nous aurons une réunion générale
- Général !
- .. dans une demi-heure au bureau. Il est temps de faire un point sur ce que nous a appris les interrogatoire.
Je jetai un regard courroucé à Falman, qui ne se lassait pas de faire un bruyant garde-à-vous à la moindre occurrence du mot "Général", tout comme ses collègues. Si je pensais qu'après que ma promotion soit officiellement annoncée, ils se lasseraient de ce jeu, ils étaient au contraire plus motivés que jamais. Les journées promettaient d'être longues quand on m'appellerait par ce grade… mais je préférais encore les taquineries fantasques de mon équipe au regard empreint de reproche de Havoc.
Il m'en voudrait sans doute longtemps pour la disparition d'Edelyn. Pas autant que moi-même, sans doute, mais ça, j'évitais de le montrer. J'aurais pu remuer ciel et terre, mais je n'avais pas la moindre idée de là où chercher.
Je passai la main dans mes cheveux pour les repousser en arrière dans un geste inutile, tâchant de chasser cette idée.
Je tenais mon lien entre le Lys d'Or et Walker, et peut-être même avec le dossier Hawton. Si mon intuition se confirmait, j'allais employer toute mon énergie à traquer le coupable. Le chemin était encore long, mais je me jurais que, peu importait le temps que ça prendrait, je tirerais cette affaire au clair. Je retrouverais ce fameux Harfang.
Je devais bien ça aux filles de joie.
Samedi soir, la cérémonie officielle avait eu lieu dans le hall d'honneur du QG. J'avais été adoubé par le Généralissime en personne, qui m'avait remis un sabre purement décoratif pour symboliser mon nouveau grade. J'avais un uniforme flambant neuf et un galon de plus à l'épaule, et cela aurait pu ne pas être grand-chose… mais la vérité, c'est que si être gradé Général provoquait une cérémonie en grande pompe, c'était parce que c'était bien plus que cela.
En terme d'influence et de cercles de société, il y avait un fossé entre les officiers supérieurs et les généraux, un plafond de verre où je m'étais longtemps cogné. Avoir réussi à basculer de l'autre côté, c'était m'ouvrir l'accès à tout un milieu que je n'avais fait qu'effleurer, un club très fermé disposant d'informations qui n'étaient pas censées être connues. C'était avoir le pouvoir.
C'était prendre la revanche sur cette société qui avait emprisonné ma mère et m'avait fait naître avec l'idée que j'étais un moins que rien qui finirait à la rue tôt ou tard, peu importait mes efforts. Si elle avait encore été de ce monde, aurait-elle été fière de moi ? Sans doute. J'aurais pu changer sa vie, la libérer. En tout cas, ceux qui m'avaient méprisés et tenu ce discours avaient tort, j'en avais maintenant la preuve.
Je ne pouvais pas nier que j'étais un peu ému à cette idée.
D'un point de vue pragmatique, cette promotion, c'était aussi une augmentation de vingt pour cent de mon salaire, et même si l'argent n'était pas une préoccupation notable pour moi, cela avait de quoi rendre plus d'un militaire jaloux.
C'était pour ces raisons que j'avais gardé une expression des plus sérieuses pendant la cérémonie, fixant King Bradley dans les yeux. Pour l'heure, je jurais devant témoins de respecter son autorité, mais en mon fort intérieur, j'attendais avec impatience le jour où je pourrais renverser celui qui avait ordonné le massacre de milliers de personnes, brûlant intérieurement de rage pour ces décisions qui m'avaient forcé à faire des choses que je ne me pardonnerais jamais.
Après un décorum inutilement long, la cérémonie avait pris fin, suivie d'un vin d'honneur avec les membres de l'armée, où de nombreux officiers vinrent me cirer les pompes avec une sincérité toute relative. Kramer était venu me saluer et me féliciter, accompagné de Kayn et de Maxcence qui ne savait plus guère où se mettre après s'être rendu ridicule à l'enterrement de vie de garçon.
- Comment va la jeune danseuse avec qui vous mangiez la dernière fois ? demanda le Lieutenant avec une curiosité sympathique.
- Très bien, je la revois d'ailleurs ce soir, avouai-je avec un sourire.
En prononçant ces simples mots, je sentis une bouffée de joie remonter dans ma poitrine.
- Vous semblez bien vous entendre.
- C'est la cousine du Lieutenant Hawkeye, c'est un bon départ !
- C'est votre cavalière pour la soirée ? Hé bien, quelle promotion !
- Vous avez une petite amie Co- Général ? demanda Kayn, intrigué.
- La fille du gâteau ? renchéri Maxcence, dont l'embarras avait disparu aussi vite que ce sujet gênant avait fait irruption.
J'eus un sourire un peu figé.
- Non, notre relation est purement amicale, répondis-je d'un ton affable. Je vous l'ai déjà dit, je ne cherche pas à être en couple.
- Elle est au courant ?
- Bien sûr, je ne suis pas un mufle, répondis-je en fronçant les sourcils.
Je n'allais pas leur avouer que je n'avais pas complètement choisi la tournure qu'avait pris notre relation.
L'homme leva les mains comme pour se rendre, et la conversation changea de sujet. Les militaires discutèrent un peu avec moi, puis se laissèrent évincer quand des Généraux vinrent me serrer la main à leur tour pour me féliciter de ma promotion. J'étais devenu leur égal, leur rival, et je me doutais qu'ils devaient être nombreux à grincer des dents en pensant qu'ils avaient face à eux le plus jeune Général du pays. Je répondis avec autant de politesse, d'assurance et d'esprit que je le pouvais, m'assurant qu'ils seraient à la fête, puis les laissai repartir. Au bout de près de deux heures de courbettes, je me décidai à partir, songeant que la soirée ne faisait que commencer. Je me sentais déjà érodé par ce milieu artificiel. Une fois au volant de ma voiture, je pris une grosse inspiration, soulagé par anticipation à l'idée de retrouver la spontanéité d'Angie.
Je roulais dans les rues animées de la ville. Les gens sortaient du travail, faisaient leurs courses, des silhouettes en uniforme s'arrêtaient pour acheter des brioches à la viande ou des châtaignes grillées. En posant mon regard sur ces rues, ces inconnus vivant leur vie en ignorant tout des nombreuses menaces qui pesaient sur eux en secret, je renouvelai la promesse que je m'étais faite, des années auparavant, de reprendre le pouvoir à nos dirigeants actuels pour réellement protéger les citoyens du pays.
Une fois arrivé dans la rue du Cabaret Bigarré, je trouvai une place pour me garer, et restai immobile quelques secondes, avant de céder à la tentation de tirer de ma poche un peigne. J'avais gominé mes cheveux pour l'occasion, bien conscient que mes cheveux rétifs pouvaient me donner l'air négligé. Je vérifiai que j'étais correctement coiffé puis sortis de la voiture avec une bouffée de trac à l'idée de retrouver Angie.
C'était idiot, ce n'est même pas un rendez-vous. Je n'avais pas de raison de tenter de me présenter sous un jour séduisant, après tout je n'avais rien à espérer de plus que ce que j'avais déjà, et c'était son côté spontané et libre qui me faisait apprécier sa compagnie.
Dans les pas qui me séparaient de la porte, j'imaginai soudainement qu'elle avait pris conscience de son erreur, qu'on allait m'annoncer que finalement, elle avait décidé de ne plus venir, me laissant le bec dans l'eau. Je me devais d'avoir une femme à mon bras lors de la soirée, de préférence jolie et élégante, même si je n'aimais pas cette idée, c'était une convention sociale. Arriver seul aurait été une humiliation cuisante, même si au fond, ce que penseraient les invités ne me touchait pas vraiment, les conséquences seraient réelles.
Voilà que je suis réellement nerveux, pensai-je en poussant la porte, trouvant Maïwenn Hayles à la billetterie. Elle n'avait pas pris la peine de se changer même si elle avait retiré sa veste d'uniforme, se retrouvant en chemise blanche.
- Ah, Colonel, s'exclama-t-elle avec un sourire. Ah, pardon, Général Mustang. Félicitations !
- Merci.
- Je suppose que vous venez chercher Angie ?
- Exactement.
- Je vais l'appeler, attendez un instant ! fit la jeune femme avant de bondir vers la salle.
J'attendis dans le couloir éclairé de lampes à gaz et de lampions multicolores, observant les lieux pour m'occuper. J'avais eu le temps de deviner que vu sa structure, le bâtiment était sans doute un ancien bordel. Cette idée, loin de me scandaliser, me faisait au contraire plaisir. Si les lieux pouvaient se construire une nouvelle vie, peut-être que les gens aussi…
Je repensais aux prostituées retrouvées lors de la descente de l'armée au Lys d'Or, à Edelyn qui avait disparu, et sentis mes entrailles se nouer. Allait-on réussir à la retrouver ? Est-ce qu'aller à cette soirée mondaine avait le moindre sens alors qu'une jeune fille était en danger de mort ?
J'en étais là de ces sombres pensées quand la porte s'ouvrit. Angie arriva dans le couloir, un peu essoufflée, le rose aux joues. L'apparition effaça mes pensées, me laissant bouche bée.
Elle portait un corsage noir orné de plumes de paon, dont les tiges étaient prolongées par des broderies argentées qui soulignaient sa silhouette souple et mettaient clairement son décolleté en valeur. Je tâchai de ne pas m'attarder là-dessus, mon regard passant sur ses longs gants de satin couleur sarcelle et ses épaules couvertes de la même superposition de voiles de soie changeante que sa jupe qui mêlait des bleus, verts, beiges et noirs, dansants à chaque mouvement comme des reflets dans l'eau. Ses cheveux avaient été remontés dans un chignon travaillé, chargé de perles et de plumes de paon. Un peigne métallique dégageait sa nuque et mettait en valeur les perles dansant à ses oreilles. Impeccablement maquillée, elle avait sans doute été pomponnée jusqu'au dernier moment, mais cela en valait la peine. Devant le résultat, j'avais du mal à penser correctement.
Elle se mit à rougir en croisant mon regard et je tâchai de reprendre une contenance après avoir réalisé que j'étais resté bouche bée pendant une durée suffisante pour que ce soit gênant.
- C'est assez habillé ? demanda la blonde avec un soupçon d'inquiétude.
- … Oui, lâchai-je sans éloquence, étonné par cette question dont la réponse me paraissait évidente et incapable de trouver quoi dire de mieux.
- Elle est canon, notre petite princesse, hein ? commenta Hayles en lui tapotant l'épaule d'un geste affectueux. Lily-Rose, Jess et et moi, on a tout donné pour finir sa robe à temps.
- Attendez… vous avez fait ça ? En trois jours ?! m'étranglai-je.
Bien conscient qu'une personne comme Angie n'avait ni des tenues de soirée mondaine, ni l'argent pour en acheter, je lui avait donné trois cent cents, assez pour s'acheter une robe longue un peu élégante… mais je n'étais pas aveugle, sa tenue valait bien plus que ça.
- Juste la jupe et les manches, minimisa la militaire. Le corsage est une ancienne tenue de scène de Tallulah qu'on a un peu retouchée pour l'occasion.
- Quand même ! C'est… du joli travail, bredouillai-je.
Je n'étais pas vraiment un expert en mode féminine, même si j'en savais sans doute plus que la plupart de mes collègues. Cependant, il n'y avait pas besoin d'être un expert pour voir que cette tenue était littéralement parfaite.
-Vous en prenez soin et vous la ramenez avant minuit ! s'exclama Natacha, qui venait de passer le nez par la porte pour faire irruption dans la conversation.
- Si je fais ça, elle ne goûtera même pas au dessert, fis-je remarquer en riant.
- Nat, je suis pas une poupée, bafouilla Angie, outrée.
- Un peu quand même ! Tu es tellement choupie, j'ai envie de te pincer les joues ! répondit-elle en joignant le geste à la parole sous les protestations de la blonde. Au fait, Andy lui a fait travailler la valse de salon il m'a dit de transmettre : "J'espère que l'autre militaire appréciera l'effort !"
Je hochai la tête en souriant, me mordant un peu la lèvre toutefois. Ce danseur avait le don de m'agacer quoi qu'il fasse.
- Natachaaa… soupira la blonde.
- Mais je peux bien dire ça… Tu as vu comment il te chouchoute ? Franchement, je suis pas aussi bien traitée, je suis jalouse !
- Bon, il serait temps d'y aller, la soirée est en mon honneur, ce serait mal vu d'être en retard, fis-je en espérant que je n'avais pas laissé deviner mon agacement à ces mots.
- Oui !
- Passez une bonne soirée ! fit Natacha avec un sourire un brin moqueur, tendant à Angie un manteau de fourrure que je ne lui avais jamais vu.
- Vous aussi, amusez-vous bien, répondit la blonde avec un sourire lumineux.
- Oh, tu nous connais, tu peux compter sur nous !
Je tins la porte à mon invitée tandis qu'elle sortait en s'emmitouflant dans un manteau. J'avais du mal à m'habituer à la voir aussi bien apprêtée. Elle dut sentir mon regard insistant, car elle rougit de nouveau.
- J'ai le droit de dire que je ne me sens pas du tout à l'aise dans cette tenue ?
Je lâchai un rire, soulagé de retrouver la même personne sous cet étonnant vernis. Je lui ouvris la porte et l'aidai à s'installer sur le siège sans massacrer sa tenue, ce qui n'était pas une mince affaire étant donné les kilomètres de tissu léger de sa jupe dont même l'ourlet était orné de plumes de paon.
- J'imagine que ça ne doit pas être très confortable, admis-je en m'asseyant à mon tour pour démarrer la voiture. Mais c'est une superbe tenue.
- Lily Rose s'est un peu laissée emporter, apparemment, ça faisait un moment qu'elle n'avait rien cousu d'ambitieux. Quand je vois le travail que ça lui a demandé… je me dis qu'elle est suicidaire de me l'avoir fait enfiler.
- Allons, ne dis pas ça.
- Je ne suis pas du tout soigneuse ! Il faut être fou pour me confier un truc pareil !
- Allons, ce n'est pas tous les jours qu'il y a une occasion comme celle-là, ça mérite bien un petit coup de folie ! On y fera attention. Il n'y a pas de raison pour qu'il lui arrive malheur, et dans le pire des cas, s'il y a un accroc, je le transmuterai, et elle reviendra comme neuve.
- C'est vrai, murmura-t-elle. Il y a toujours l'alchimie.
Je pris le chemin de la demeure de King Bradley, où aurait lieu la soirée. Bientôt, les rues de la ville laissèrent place à des maisons plus espacées, puis nous nous retrouvâmes au milieu des champs.
- Vous savez où l'on va ?
- Oui, je te rassure, je ne roule pas au hasard ! Le Généralissime a un domaine familial à l'écart de la ville, c'est là que la fête a lieu.
- Oh, je vois.
Elle se renfonça dans le siège, et en jetant quelques coups d'oeil, je la sentis nerveuse.
- Tu n'as pas l'air très rassurée.
- C'est… intimidant, avoua-t-elle maladroitement.
- Ne t'inquiète pas, ils ne t'en demanderont pas trop, juste de serrer des mains en souriant poliment et de bien se tenir. Et puis, il y aura un repas suivi d'un bal.
- Oui…
- On arrive.
En effet, je tournai à droite, passant un haut portail de fer forgé qui s'ouvrait sur une longue allée flanquée d'arbres au-delà desquels s'étendait un grand parc arboré. Le bout de l'allée formait une boucle encombrée de voitures et de quelques fiacres, vestiges d'une époque sur le point de s'achever. Les véhicules tournaient comme un luxueux manège, surplombés par la façade d'un imposant bâtiment de pierre blanche percé de dizaines de fenêtres. Je n'avais jamais été invité ici, mais je n'étais pas surpris pour autant. La maison de la famille Hawkeye était déjà imposante bien que n'étant que de la petite noblesse, alors la famille Bradley…
En tournant la tête vers Angie, je m'amusai de la voir regarder le bâtiment, bouche bée.
- Impressionnant, n'est-ce pas ? Bradley est l'héritier d'une grande lignée aristocratique, ils ont toujours eu une grande influence sur le pays.
- Oui, je sais cela, ils faisaient partie des dirigeants qui ont fondé le pays, répondit-elle. Mais je ne m'attendais pas à voir un bâtiment pareil.
Je ne pensais pas qu'elle connaissait autant l'histoire de pays, mais sa réponse me rappela que si j'appréciais sa compagnie, ce n'était pas pour son apparence. Des jolies femmes, après tout, il y en avait beaucoup.
Nous arrivâmes au pied des escaliers, et un homme en tenue de serveur ouvrit la porte à Angie, lui tendant la main pour l'aider à sortir tandis que je quittais le siège à mon tour.
- Pourrez-vous la garer pour moi ? demandai-je au voiturier qui eut l'air surpris que je lui confie les clés mais répondit positivement à ma demande.
C'était vrai que les gens de la haute société préféraient payer les services d'un chauffeur plutôt que s'abaisser à conduire eux-mêmes… mais au fond de moi, je savais que je ne serai jamais comme eux. Il s'agissait juste de faire semblant.
Arrivant à la hauteur d'Angie, je lui tendis galamment le bras pour l'accompagner dans la large volée de marches qui donnait sur l'entrée principale. De sa main libre, elle attrapa les pans de sa jupe pour ne pas marcher dessus, et après un coup d'oeil alentours, eut un petit rire nerveux.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je, curieux.
- Je ne me sens pas du tout à ma place, c'est tellement absurde que ça me fait rire.
- Cela ne se verra pas, répondis-je en tapotant la main gantée qu'elle avait posé sur mon bras droit. Il suffira de se vouvoyer et de parler poliment.
- Alors que j'ai eu autant de mal à te tutoyer ?
- Prends ça comme un jeu, le temps de la soirée, fis-je avec un clin d'oeil.
Elle hocha brièvement la tête et j'eus un sourire un peu gêné. Si nous nous montrions aussi familiers que nous l'étions au Bigarré, les personnes présentes à la soirée nous marieraient d'office, et en apprenant que nous n'étions pas ensemble, feraient de nous le principal sujet de commérage dans les semaines à venir. Se montrer un peu distant simplifierait les choses.
Nous entrâmes dans le hall, accueillis par King Bradley lui-même, ainsi que sa femme. Sa silhouette massive s'imposait avec son uniforme de cérémonie, et même s'il avait une expression affable, l'homme ne me trompait plus depuis longtemps. Je savais qu'il était de nos ennemis, de mèche avec les Homonculus, et que je devais m'en méfier comme de la peste. Un jour, je le tuerais… mais pour l'heure, je devais faire bonne figure et accepter l'honneur immense qu'il me faisait en organisant une soirée à mon honneur. Je lui serrai la main en souriant, saluai poliment sa femme avant de présenter Angie qui tendit une main un peu tremblante à l'homme le plus puissant du pays.
Cela fait, nous confiâmes nos manteaux au vestiaire où Angie, après m'avoir surprise de ne pas avoir de sac à main, me fit rire en montrant avec un sourire réjouit que Lily Rose avait dissimulé de grandes poches dans sa jupe, faisant remarquer à quel point c'était idiot qu'autant de vêtements féminins en soient dépourvus. Sa satisfaction simple était à mille lieu de mes préoccupations et m'allégea l'esprit comme par magie.
Nous fûmes invités à entrer dans le grand salon, une salle particulièrement spacieuse où se préparait le concert, j'entraînai dans mon sillage une cavalière tétanisée. Sans surprise, je vis un buffet destiné à faire patienter les invités le temps que l'orchestre s'installe. J'avais déjà eu de quoi satisfaire mon appétit durant le vin d'honneur organisé dans les locaux de l'armée, mais au regard envieux qu'y jetait Angie, je compris que ce serait notre prochaine escale. Nous nous approchâmes de la table où serveurs et invités s'affairaient.
- Général Mustang ! s'exclama une voix familière. Je vous retrouve enfin !
Après des années à être Colonel, être désigné par mon nouveau grade me sembla étrange. J'allais avoir besoin d'un peu de temps pour m'y m'habituer.
- Général Grumman, fis-je, agréablement surpris. Je n'espérais pas vous voir. Ne me dites pas que vous êtes venus d'East-city exprès pour cette soirée ?
- Je n'allais quand même pas louper la promotion de mon protégé, fit l'homme moustachu d'un ton affectueux en me serrant la main.
- Je vous remercie, fis-je en souriant.
- Vous connaissant, vous devez êtes accompagné.
- Oui, je vous présente Bérang-
Je me figeai dans mon geste en réalisant que pendant que je parlais, Angie avait pris les choses en main et se servait une rasade d'eau dans une coupe à champagne sous l'oeil médusé du serveur qui s'apprêtait à lui demander ce qu'elle voulait boire. Je l'attrapai par l'épaule et la ramenai à mes côtés en lui chuchotant à l'oreille.
- On n'est pas censés se servir soi-même à ce genre d'événements.
- Mais j'avais soif et il était débordé, le pauvre.
- C'est une question de convention.
- À quel point il faut être riche et paresseux pour ne plus pouvoir se servir soi-même à boire ? répondit-elle en fronçant les sourcils avant de fourrer son nez sans sa coupe pour boire.
À ces mots, Grumman eut un rire avant de tendre chaleureusement la main vers Angie, plus amusé qu'offusqué par l'échange.
- Mademoiselle… ?
- Bérangère Ladeuil, répondit-elle en lui serrant la main.
- Général de division Grumman, enchanté de faire votre connaissance.
- C'est lui qui est à la tête du QG Est, expliquai-je. Il a été d'une grande bienveillance envers moi ces dernières années.
- Vous et vos subordonnés, vous m'avez parfois coûté cher… la fougue de la jeunesse, je suppose ! Enfin je regrette tout de même son départ, fit-il en adressant un clin d'oeil à ma cavalière. Il fait du bon travail, et c'est un excellent joueur d'échec.
Angie, manifestement intimidée, hocha la tête sans oser répondre.
- Je vous proposerais bien de faire une partie, mais je suppose que vous rentrerez dès demain à East-city.
- Vous supposez bien, je ne fais qu'une brève escapade. Imaginez l'état du Quartier Général si je m'absentais trop longtemps !
- Oui, je comprends bien.
- Avec vos nouvelles responsabilités, vous aurez de moins en moins l'occasion de voyager. Profitez-en avant qu'il ne soit trop tard ! fit le Général avec un rire.
Il se fit ensuite servir une coupe de champagne et trinqua avec nous, puis dut repartir, appelé par une autre de ses connaissances.
- Il est sympathique, commenta Angie.
- Très… nous avons beau avoir des rapports hiérarchiques, j'ai beaucoup d'affection pour lui, répondis-je en voyant la petite blonde attraper au vol trois verrines d'une main habile. Allez-y doucement, quand même.
- Le autres mangent à peine… il faut lui faire honneur !
- Bonsoir, félicitation pour votre promotion, Général Mustang. Je n'ai pas eu le temps de vous voir après la cérémonie.
- Bonsoir, Général Wilson, madame, fis-je en serrant des mains. Je vous présente Bérangère Ladeuil, une amie que j'ai invitée pour l'occasion.
Angie déglutit à la hâte sa verrine pour saluer le militaire, soudainement embarrassée d'avoir les mains prises. Je la délestai, espérant faire croire qu'elle s'était servie pour nous deux.
Si le Général nous serra la main par pure politesse, sa femme sembla plus chaleureuse, adressant un sourire qui plissa ses yeux gris. Nous échangeâmes quelques politesses, puis d'autres personnes vinrent nous saluer, propriétaires immobiliers, directeurs d'usine, chercheurs en génie civil. On nous annonça que le début du concert était imminent et chacun se dirigea vers la salle où il aurait lieu. Autour de nous, les invités s'installaient, des Généraux et leurs femmes, mais aussi des Juges du civil, des propriétaires d'usines et d'autres riches marchands. En réalité, il y avait dans cette pièce toutes les personnes les plus influentes du pays… et leur conjointes, qui pour la plupart, remplissaient une fonction décorative. C'était une des raisons qui me faisait détester ces soirées.
- Ah, nos places ont été réservées, fis-je en remarquant King Bradley me faire signe avant de désigner une paire de sièges vides au premier rang. Nous sommes vraiment gâtés.
- Je n'avais pas pensé qu'il y aurait autant de monde… avoua ma voisine à mi-voix, avant de s'asseoir à mes côtés, observant son entourage en tâchant maladroitement de cacher sa fébrilité.
- Je suppose que je ne vous rassurerai pas en disant que qu'il n'y a que la crème de la haute société, fis-je d'un ton taquin.
- Pas vraiment, non… mais je veux bien en savoir plus sur les personnes présentes… pour savoir à quoi je m'expose.
- Très bien, fis-je avec un sourire, me retournant pour lui présenter les personnes que je reconnaissais moi-même.
À mi-voix, j'attirai son attention sur tel homme en uniforme qui était Général de corps d'armée, tel couple en civil qui possédait la plus grande manufacture de drap de laine du pays. Elle m'écoutait avec attention, découvrant tout un milieu dont elle ne soupçonnait pas l'existence.
- Ici, le Général de brigade Erwing, celui que je vais remplacer, et sa femme. À sa droite, C'est le Général de division Lewis, mon supérieur direct. L'homme en civil avec qui il parle, c'est Coulter. Il possède la quasi totalité du passage Floriane et a une entreprise de biscuiterie qui a des enseignes dans toutes les préfectures du pays, les Salines.
- Ah oui, je connais, souffla-t-elle.
- Derrière eux, c'est le couple Friedan. Il a mis au point un nouvel alliage de métal qui est maintenant largement utilisé dans l'industrie de l'armement. Sa femme est d'origine aristocratique et possède un grand domaine au nord du pays ou se trouve des mines d'alumine. Il discute avec Greenhouse, qui dirige une des plus grandes banques de la ville. Particulièrement fortuné, c'est un grand mécène. D'ailleurs, son voisin, Scriver, est directeur de l'Opéra, qu'il subventionne largement. L'homme en costume blanc, c'est Sen Yuang. Il a travaille dans la banque et le commerce, il a contribué au développement des échanges de marchandises avec Xing, dont il est originaire. L'homme très grand à sa droite, c'est Leinter, il est Juge à la cour civile, et à côté de lui, le Général de corps d'armée Goldsmith et sa femme. Leinter et la femme de Goldsmith sont de la même famille, cousins germains il me semble.
- Comment vous faites pour retenir tout ça ? balbutia Angie.
- C'est normal de les connaître, quand on fait partie des hauts gradés, on doit savoir qui est important dans le fonctionnement du pays. Simple question de politesse, pour ne pas créer d'incidents diplomatiques.
- Je ne pourrai jamais être haut gradée, lâcha-t-elle, manifestement écrasée sous le poids des informations.
- Personne ne vous le demande, vous n'êtes même pas dans l'armée.
- … Oui, heureusement pour moi ! fit-elle avec un rire un peu nerveux. Vous m'imaginez avec une arme entre les mains ?
- Absolument pas, répondis-je en riant à mon tour.
Ma réponse provoqua chez elle un fou rire nerveux qui dura d'autant plus que nous essayions de rester discrets, puis Angie eut une question qui nous fit retrouver notre sérieux.
- Il n'y a aucune femme dans les Généraux ou quoi ? Je ne vois que des hommes en uniformes…
À ces mots, je me sentis gêné et ouvrit la bouche sans être sûr de savoir quoi répondre.
- Il y a peu de femme dans l'armée, et beaucoup restent cantonnées à des fonctions de bureau. La plupart ne veulent pas monter au front, ce qui limite les coups d'éclat, et la vie de famille ralentit considérablement leur carrière.
- Et les hommes n'ont pas d'enfants, eux ? fit-elle d'un ton de reproche.
- … Je suppose que si, mais que c'est leurs femmes qui s'en occupent.
- C'est injuste, commenta-t-elle, le menton calée dans la paume de sa main. Pourquoi c'est toujours les mêmes qui sont au pouvoir ?
- C'est vrai que c'est injuste… et idiot. Si j'avais des enfants, je préférerais pouvoir leur consacrer du temps et les voir grandir… Enfin, ça n'est pas près d'arriver, je ne sais pas pourquoi je dis ça, ajoutai-je aussitôt avec un rire gêné. Mais c'est vrai qu'il y a peu de femmes qui parviennent à des grades aussi élevés. Je suppose que c'est le cumul de nombreuses petites choses qui aboutit à une grande injustice. Ah, ça commence.
Nous nous assîmes correctement tandis qu'une salve d'applaudissements accueillait le chef d'orchestre, puis les musiciens commencèrent à jouer dans un silence religieux. Les premières notes résonnèrent, emportant toute l'attention des spectateurs. Pourtant, je ne me sentis pas attentif au spectacle, restant sur la conversation que nous venions d'avoir.
J'étais bien en peine de citer des femmes haut gradées. Hawkeye devenait Colonel, mais si je n'avais pas été là pour appuyer cette demande, est-ce que ça aurait été le cas ? J'en doutais. Je l'entraînais dans mon sillage pour assurer mes arrières, mais si elle était soigneuse et pétrie de qualités, ce n'était pas le genre de personne qui cherchait à défendre sa valeur, elle n'était intéressée ni par le pouvoir ni par l'argent. Quant aux autres femmes qui me venaient en tête, il y avait Juliet Douglas, que je savais être une Homonculus, et Mary Fisher, une taupe infiltrée. Ce n'était pas glorieux.
Si, il y avait toujours Olivia Armstrong, qui était tout de même Générale de division. Bon, elle avait arraché ce grade avec les dents, dans les vents glacés de Briggs, combat après combat, en dépassant tout son entourage en compétences et en sacrifiant toute vie personnelle. Il fallait avouer que si on la comparait aux Généraux présents dans cette pièce, qui vivaient dans le confort de la capitale, au coeur de grandes demeures où une famille épanouie les attendait, l'injustice était criante.
Si un jour, je devais arriver au pouvoir, je tâcherais de lutter contre ça, pour que le mérite soit réellement récompensé.
C'était ce genre de regard neuf qui permettait à Angie de me prendre au dépourvu en tout innocence, de m'aider à avoir des sursauts de lucidité. Je trouvais ça à la fois distrayant et salutaire. Je tournai la tête vers elle, tenté de bavarder, et vis qu'elle avait les yeux grands ouverts, complètement absorbée par le concert. Comme elle semblait avoir oublié ma présence, je m'autorisai à la détailler à l'aise, écoutant d'une oreille ce morceau classique que je connaissais trop bien.
La lumière chaleureuse du salon soulignait les courbes de son visage, ses yeux émerveillés brillant derrière ses lunettes rondes. A cet instant, je fus frappé par la jeunesse et la vivacité qui se dégageait d'elle. Elle avait l'air dix fois plus vivante que toutes les personnes qui l'entouraient, et plus que sa beauté somme toute courante, c'était ça qui m'avait marqué lors de nos premières rencontres et qui m'avait donné envie de l'embrasser par la suite.
Je songeai à ce jour-là, et à la gêne que j'avais éprouvée, puis aux discussions qui avaient suivi, et songeai qu'au fond, son refus n'avait pas été une si mauvaise chose. Je n'avais jamais autant côtoyé quelqu'un après un rendez-vous galant, ne voulant pas risquer de tomber dans un engagement dont je ne voulais pas. Mais comme il n'y avait rien de sentimental entre nous, je ne me préoccupais plus de cela. C'était reposant. Je pouvais discuter sans chercher à séduire, et même me moquer à l'occasion. Je pouvais me lancer dans une séance de sauvetage de gâteau, juste parce que j'en était capable et que je trouvais ça amusant. Et ces moments volés rendaient ma vie professionnelle moins lourde à porter.
Comme les passages d'Edward au QG, pensai-je avec une bouffée de nostalgie mêlée d'appréhension. Je baissai les yeux et observai les violons. Hawkeye ne m'avait pas informé de nouvelles choses à son sujet, et si je lui posais la question, elle répondait qu'il allait bien d'un ton blasé. Comme s'il n'y avait rien à dire. Je tâchai de me résoudre à l'idée que c'était bon signe.
Perdu dans mes pensées, je ne vis pas passer le premier mouvement, et ne revins à la réalité qu'en m'apercevant qu'Angie était sur le point d'applaudir. Je retins son geste en lui attrapant le poignet d'un geste aussi rapide et délicat que possible avant de me pencher pour lui chuchoter à l'oreille.
- On n'applaudit pas entre deux mouvements, juste à la fin.
- Pourquoi ? souffla-t-elle en rougissant.
- C'est comme ça.
Elle me lança un regard que je reconnus immédiatement, celui de la personne qui s'indignait qu'on lui serve un argument sans fondement.
- Je t'expliquerai après, murmurai-je à son oreille en faisant signe de se taire, sentant monter l'agacement dans la rangée derrière nous.
Je me réinstallai sur mon siège, résolu à profiter un peu plus du concert. Sans avoir l'émerveillement d'Angie, je devais avouer que je n'avais pas si souvent que ça l'occasion de profiter de concerts symphoniques. J'écoutais plus attentivement, tantôt frustré, tantôt agréablement surpris par les divergences avec le disque vinyle que j'avais de cette symphonie. Jetant des coups d'oeil à Angie, je m'amusais de la voir captivée par le spectacle, et si je ne l'étais pas autant qu'elle, le temps sembla passer vite. Un fois le quatrième mouvement achevé, le public laissa éclater tous les applaudissements retenus pendant une heure et elle se joignit à la foule avec une expression réjouie.
- C'était incroyable ! Voir tout cet orchestre jouer en vrai, comme ça, ça fait un de ces effets !
- C'est la première fois que vous assistez à un concerts symphonique ?
- Je n'ai pas vraiment eu d'autres occasion. Jusque-là je n'en avais entendu qu'à la radio. Et d'ailleurs… là on a le droit d'applaudir ? Pourquoi pas avant ? Il y avait des pauses pourtant !
- C'était une symphonie, on n'applaudit pas entre les mouvements pour ne pas créer de rupture au sein de l'oeuvre.
- Au Bigarré, les gens applaudissent quand ils veulent, parfois même au milieu d'un numéro.
- On n'est pas au cabaret ici.
- Et c'est bien dommage, ça manque d'ambiance.
- Je vous avais dit que ce serait une soirée ennuyeuse.
- Heureusement que je suis là alors, fit-elle avec un de ces sourires éclatants qui me nouèrent les entrailles.
Quel était ce sentiment ? De la culpabilité ?
- Ça ne va pas ? s'inquiéta Angie en levant les yeux vers moi.
- Je… ce n'est rien. Je pensais juste à autre chose.
- Nous vous invitons à aller dans la salle à manger pour le repas.
- Aaaah ! fit Angie avec une expression face à laquelle il était impossible de se retenir de sourire. Ça c'est une bonne nouvelle !
- Après tous les petits fours que vous avez mangé, vous avez encore faim ?
- Je n'en ai pas mangé tant que ça ! se défendit Angie en rougissant.
- Je l'ai vu vous savez ! Vous faisiez des réserves, pour un peu vous en auriez stocké dans votre décolleté.
- Je n'aurais pas fait ça, Lily Rose m'aurait tuée !
- Parce que sinon vous l'auriez fait ?
Nous nous installâmes à table, à une place d'honneur. Je me retrouvai à gauche de la femme de King Bradley, Angie à ma gauche. De l'autre côté, le Général Lewis étudiait la jeune fille d'un air intrigué et néanmoins amusé. En face de nous, le Général Goldsmith et sa compagne. Je jetai un coup d'oeil à ma droite. La fête pouvait être en mon honneur, c'était dans l'entourage direct de King Bradley que se trouvait le pouvoir. On y trouvait les plus hauts gradés mêlés de propriétaires influents comme Sen Yuang, qui réajustait son col et sa lavallière rouge, Greenhouse et sa femme, dont la robe verte était subtilement assortie au costume de son mari, Le couple Wilson qui, en dépit de leur politesse, ne semblaient rien avoir en commun… La liste était encore longue, et je voulais graver dans ma mémoire la liste des gens présents pour connaître leurs relations économiques et personnelles, mais au bout d'un moment, une main tirant doucement ma manche me déconcentra.
- Il y a trop de couverts, souffla Angie d'un ton inquiet. On a essayé de m'apprendre les bonnes manières, mais j'en ai oublié les trois quarts.
Je jetai un oeil aux trois assiettes empilées, elles-mêmes entourées d'une armada de couteaux, fourchettes et cuillères.
- Je pourrai vous expliquer quels sont les couverts à viande, à poisson, à fromage, mais l'important est de retenir qu'on les utilise dans l'ordre, de l'extérieur vers l'intérieur. Si vous avez un doute, vous pouvez toujours m'espionner et m'imiter.
- Je ne pensais pas que même manger serait compliqué, avoua-t-elle avec un petit rire.
Cela ne le fut finalement pas tant que ça. Le repas était bien rythmé, et les plats arrivaient chaud et sans nous laisser le temps de nous ennuyer. La conversation tourna beaucoup autour de l'armée, affaires en cours, félicitations pour la gestion du front de l'Est, mais aussi discussion sur l'avenir des entreprises trempant dans le financement des terroristes. Comme on pouvait s'y attendre, Angie participa peu, faute de savoir quoi dire sur le sujet. Cela ne sembla pas la déranger, elle semblait se satisfaire de savourer les plats en suivant les échanges de la tablée avec une curiosité toute relative.
- Vous avez fait du bon travail en démantelant ce réseau, commenta Lewis, mais vous avez aussi secoué un équilibre économique. Vous n'aurez pas que des alliés pour ce coup d'éclat.
- J'en ai bien conscience, vous savez. Puis-je avoir un peu de vin ?
- Mademoiselle ? proposa l'échanson à l'intention d'Angie après m'avoir servi.
- N-non merci, je ne bois pas de vin.
- Oh, c'est dommage, vous n'allez pas passer le repas à boire de l'eau, tout de même ? s'attrista Lewis.
- Ça ne me gène pas, j'évite l'alcool vous savez… bafouilla-t-elle.
- Vous êtes sûre ? Je suis sûr que si on demande gentiment à notre hôte, il pourra vous proposer une boisson qui vous conviendrait plus. Un peu de champagne ? Une liqueur de mûre ? Du cidre peut-être ? Ou même un jus de fruit ?
- Nous n'allons quand même pas déranger le Généralissime pour si peu, fit la jeune femme d'une voix un peu hachée, les oreilles virant au rouge. Je ne saurai même pas quoi demander.
- Tout le monde n'aime pas l'alcool, Général, fis-je en venant à son secours. Et je pense qu'elle apprécie suffisamment les plats pour ne pas se sentir brimée.
- Tout à fait, c'est délicieux. Je me sens fondre à chaque bouchée ! fit-elle avant de rougir sous les rires.
Les plats arrivèrent et les conversations voguèrent, nous laissant un instant isolé au milieu de trois discussions qui ne nous intéressaient ni l'un ni l'autre.
- À quel point je me rends ridicule ? me souffla-t-elle, visiblement inquiète.
- On vois bien que vous n'êtes pas habituée de ce genre de soirée, admis-je avec un sourire, mais pour l'instant vous n'avez insulté personne… à part peut-être ce pauvre serveur à qui vous avez volé le travail au vin d'honneur. Pour le reste, je pense que les gens sont amusés plus qu'autre chose. En tout cas, moi je le suis.
- À mes dépens ?
- Un peu, avouai-je.
Elle dissimula une demie bouderie en buvant quelques gorgées d'eau, puis je tâchai de la dérider en lui soufflant des astuces et phrases toutes faites pour parer à certaines éventualités, comme les phrases à dire pour refuser du vin rouge ou blanc de manière raffinée, ou comment le placement de ses couverts informait les serveurs débarrassant les plats de ce qu'on en avait pensé.
- Ça, on me l'avait montré. Mais je n'ai pas réussi à retenir, je ne voyais pas l'intérêt de créer un code quand il suffit de dire les choses.
- Si tout le monde était aussi direct que vous, ce genre de dîner finirait en foire d'empoigne. Il n'est pas rare que des personnes se détestant mangent côte à côte en parlant de la pluie et du beau temps.
- Décidément, je ne comprendrai jamais ce besoin qu'ont certaines personnes de se compliquer la vie.
- Peut-être que votre vie est simple… dans ce cas, profitez-en, c'est une chance inouïe.
Elle hocha la tête et eut un sourire étrange, un de ceux qui laissent passer trop d'émotions, comme un livre dont on feuillette les pages trop vite. Le repas continua, les discussions aussi. Sur certains sujets, comme la musique, Angie put participer davantage, et comme tout le monde s'accordait à dire que le concert était excellent, elle ne se fit pas remarquer.
La conversation dériva ensuite sur son apprentissage de la musique, et elle gagna un peu d'estime en expliquant qu'elle avait été élève d'Olga Fierceagle, qui était une ancienne danseuse étoile et avait été l'idole d'une génération vieillissante. Le couple Greenhouse, Sen Yuang et la femme du Général Wilson avaient eu l'occasion de la voir en spectacle et en parlèrent avec une certaine émotion. La conversation dériva ensuite sur l'histoire de sa famille qui, malgré ses origines aristocratiques et une économie bien portante, avait décliné par un mélange de célibat et de morts précoces, la laissant seule héritière d'une fortune qu'elle finirait par abandonner derrière elle.
Un peu plus tard, alors que nous attendions les desserts, Angie m'avoua qu'elle ne savait rien de ce passé-là, la femme étant resté très professionnelle, et qu'elle se sentait peinée en imaginant la solitude que devait ressentir son ancien mentor, seule dans son immense demeure.
- Vous pourriez lui donner de vos nouvelles, lui envoyer un bouquet… Ce n'est pas grand-chose mais je pense que ça lui ferait plaisir.
- Vous avez sans doute raison ! Je tâcherai de faire ça dès lundi, en espérant trouver comment lui faire parvenir un cadeau chez elle.
Les desserts arrivèrent, des centaines de petits pâtisseries individuelles aux parfums variés, qu'Angie se mit en tête de tous goûter.
- C'est celui-ci le meilleur, il n'y a pas à dire ! Quoique, celui au chocolat est aussi une tuerie ! Je ne vais jamais pouvoir m'arrêter de manger si on nous sert des choses aussi bonnes.
- Quel appétit, s'amusa madame Wilson, aussi sympathique que son mari était froid. Vous arrivez encore à avaler quelque chose avec votre corset ?
- Il n'est pas complètement serré, je n'aurais jamais accepté de le porter sinon !
Sa remarque fit rire son interlocutrice, et je me rendis compte que les hommes à proximité la regardaient avec une attention qui me mis à mal à l'aise. Que ce soit Greenhouse lissant machinalement sa barbe, le regard pesant de Sen Yuang, dont l'âge avait affaissé les traits de Xing, ou les coups d'oeils de Wilson, j'avais l'impression de percevoir un mépris mêlé d'envie pour la jeune femme assise à côté de moi. Peut-être étais-je en train de devenir paranoïaque. Après tout, ils étaient bien occupés à discuter de la dévaluation du cents et de la valeur refuge que représentait l'immobilier.
- Et maintenant, quel est le programme ? me demanda Angie, à mille lieux de ce genre de questionnements.
- Eh bien, les serveurs ne vont pas tarder à nous proposer du café, puis le bal commencera, et nous serons priés de faire partie des danseurs qui ouvrent la soirée.
- Je comprends mieux pourquoi Riza ne voulait pas venir, elle n'aurait jamais accepté.
- Elle sait le faire, pourtant. Ça faisait partie de son éducation. Mais soyons honnêtes, elle déteste ça et n'a sans doute pas dansé depuis au moins six ans.
- Alors que je ne m'en lasse pas, admit Angie du tac au tac. Andy m'a fait valser pendant des heures pour m'entraîner ces derniers jours à ce que je me tienne correctement. Je ne pensais pas qu'il y aurait une telle différence entre la valse de salon et celle que ma mère m'avait apprise. Je ne sais même pas comment il sait ça.
- Ça ne m'étonnerait pas qu'il ait des origines aristocratiques, commentai-je en repensant à l'impertinent danseur.
- Vous pensez ?
- Excusez-moi… vous connaissez la famille Hawkeye ? demanda Sen Yuang
- Oui, je travaille avec Riza Hawkeye et son père a été mon mentor dans mon apprentissage de l'Alchimie. Mademoiselle Ladeuil, ici présente, en est la cousine.
- J'ai beaucoup travaillé dans l'Est, j'ai eu l'occasion de collaborer avec Berthold Hawkeye… Un grand homme.
- J'ai perdu de vue sa famille pendant de longues années, donc je le connaissais à peine, tempéra Angie, gênée par le sujet.
- Dommage qu'il n'ait jamais voulu devenir Alchimiste d'état, commenta Madame Bradley, il aurait pu apporter tellement à l'armée.
- Mais grâce à la présence de son élève, nous avons hérité de son savoir, lança Lewis. Mustang, vous devez avoir beaucoup à raconter sur votre mentor !
Je confirmai et expliquai un peu son enseignement, évitant de mentionner son caractère pour partir dans des explications qui s'avérèrent vite trop techniques pour l'assemblée, même si Angie écoutait avec attention. J'abandonnai le sujet et la discussion dériva sur les origines d'Angie, tandis qu'elle répondait maladroitement à leurs questions, ayant finalement peu à dire sur Hawkeye père, cet homme qu'elle avait à peine croisé dans son enfance. Les uns et les autres l'interrogèrent un peu sur sa vie actuelle, et je me surpris de m'inquiéter du jugement qu'ils pourraient réserver à une jeune fille qui n'était pas de leur monde. J'avais l'habitude, et j'étais toujours sur mes gardes à ce genre de soirées, mais Angie ne méritait pas ça et n'était sans doute pas prête à affronter ce genre de choses. Heureusement, quoi qu'ils pensaient de ma cavalière, ils ne dirent rien de désagréable à son sujet.
Le café et les tisanes arrivèrent, détournant la conversation vers des sujets plus terre-à-terre, et après quelques échanges avec les autres convives, je sentis qu'Angie s'impatientait à l'idée de pouvoir danser. Elle fit passer le temps en attrapant quelques mignardises supplémentaires avant qu'elles repartent en cuisine, tandis que les musiciens s'installaient sur une scène à l'opposée des tables, laissant devant eux un large espace dédiés aux danseurs. Pendant que certains valseraient, les plus vieux ou paresseux pourraient continuer à boire et discuter en observant les autres. Enfin, l'heure du bal sonna, illuminant le regard de ma cavalière. King Bradley et sa femme ainsi qu'un certain nombre de généraux se levèrent, amenant leur cavalière sur la piste.
Les couples s'installèrent en cercle, et les premières notes résonnèrent. Je vis à l'expression fermée d'Angie qu'elle avait le trac, et je la comprenais.
- Il faut se concentrer pour la première danse, mais ne vous inquiétez pas, les autres seront vite lassés d'observer, soufflai-je avant de commencer à l'emporter.
Je restai attentif à ceux qui nous entouraient, conscient que nous serions jugés sur notre capacité à nous intégrer dans le mouvement. Angie n'en s'en rendait pas compte, mais au fond, je ne me sentais pas plus légitime qu'elle. Plus expérimenté, sans doute, mais au fond, les personnes présentes à cette soirée étaient les mêmes que celles qui m'avaient méprisé durant toute ma jeunesse.
Je souris pour la rassurer, puis la fis tourner avant de reprendre la valse en changeant de sens. Tout en souplesse, elle se laissait guider sans accroc, et très vite, le plaisir de danser avec elle éclipsa les questions politiques.
Les pans de sa robe se déployaient dans un moiré de couleurs que je ne faisais qu'entrevoir, mais qui devait sans doute être magnifique à observer de loin. J'avais réalisé que le velours de soie de son corsage laissait échapper des reflets bleu électrique qui lui donnaient des airs de libellule ou d'oiseau. Si on ajoutait à ça qu'elle avait un sourire lumineux, nul doute qu'elle serait l'objet de bien des regards durant la soirée. Je me sentis fier, bêtement fier de l'avoir à mes côtés, alors que je n'y étais pour rien si elle était jolie et si elle dansait bien. Peu importait la situation, sentir ma main posée contre son dos qui s'abandonnait, son bras posé sur le mien était un plaisir dont je ne me lassais pas. Je lui soufflai des avertissements avant les figures, portés, promenades, changement de sens, et elle me suivait en un clin d'oeil. Ainsi, la première danse se déroula sans accroc.
- Joli travail, mademoiselle, commentai-je avec un clin d'oeil durant les applaudissement.
- Je n'ai fait que vous suivre, rappela-t-elle.
Un nouveau morceau commença, suivi d'un autre, et après avoir valsé un moment, le sourire aux lèvres, la soif nous rattrapa et nous nous installâmes à table pour boire plusieurs verres d'eau d'affilée. Angie demanda avec une certaine inquiétude où trouver les toilettes dans ce gigantesque palace, et j'interceptai un serveur pour lui demander s'il pouvait lui en indiquer le chemin. Elle partit, me laissant seul pour quelques minutes. J'en profitai pour siroter un verre de champagne qu'un serveur m'avait proposé en étudiant les lieux. Dans la salle immense, les hommes en costume ou en uniforme sillonnaient la pièce, les femmes en tenue de soirée discutaient, assises près des tables couvertes de grandes nappes blanches, le parquet était caressé de traînes et de volants, surplombé par un immense lustre de cristal qui faisait étinceler la pièce. D'un côté, des miroirs reflétaient la lumière, de l'autre des fenêtres donnaient sur une terrasse qui surplombait un jardin dépouillé par l'hiver que l'on avait décoré de lumières pour égayer l'atmosphère.
- Eh bien, quel effet cela fait d'être promu Général ?
Je me retournai vers Doyle, qui s'était assis à côté de moi pour engager la conversation.
- Cela ne change pas tant que ça… je suis la même personne, seulement plus riche et plus occupée.
- J'ai entendu dire que vous aviez fait fermer une maison close du nom du Lys d'Or.
- En effet, nous enquêtons activement dessus, admis-je.
- Je vais être franc avec vous : Vous ne devriez pas faire trop de zèle. Cette affaire vous dépasse largement.
- Dites-vous ça par amitié ou intérêt ? fis-je avec un sourire un peu cynique. Ne vous épuisez pas, étant donné nos relations, je connais déjà la réponse. Mais ne vous inquiétez pas, je ne suis pas malveillant, je ne cherche pas à vous faire tomber.
À ces mots, il blêmit, et mon sourire s'élargit. Il cherchait sans doute à me sonder pour savoir s'il devait s'inquiéter, mais cela faisait bien longtemps que j'avais découvert les photos compromettantes que Mary Fisher avait utilisées pour le faire chanter. Ces mots le laissaient voir.
- Ne m'obligez pas à être votre ennemi. Le sommet est étroit, on a vite fait d'en tomber s'il l'on déplaît aux mauvaises personnes.
- Est-ce si dangereux de vous déplaire ?
- Ce n'est pas de moi qu'il faut s'inquiéter le plus. Eh bien, fit-il en changeant de ton, il semblerait que Leinter vous ai volé votre cavalière.
Je tournai les yeux vers la scène, constatant que Doyle disait vrai. La petite blonde valsait aux bras du grand homme aux cheveux poivre et sel. Sa silhouette en corsage noire semblait bien frêle à côté de lui, mais ses bras gantés et le voile léger de ses jupes happaient le regard depuis l'autre bout de la pièce. Elle volait d'un bout à l'autre de la piste, éclair d'un bleu-vert intense au milieu des uniformes et des tenues bleu pastel, gris perle et vieux rose des dames plus âgées. Elle était aussi superbe et peu discrète que le paon dont elle avait emprunté le ramage, et sa robe, en se froissant et voletant, jouait de milles couleurs satinées. En la regardant de loin, il n'était pas difficile d'affirmer qu'elle était la femme la plus séduisante de l'assemblée.
- Songez-vous à vous poser ? demanda Doyle en suivant mon regard.
- Oh non, ce n'est pas mon genre vous savez ! Je ne suis pas assez sérieux pour ça.
- Un Général se doit d'être sérieux. Si vous amenez une femme différente à chaque bal, vous aurez bientôt une réputation scandaleuse.
- Parce que ce n'est pas encore le cas ? répondis-je avec un sourire moqueur. Je ne sais pas ce qu'il vous faut !
- N'en soyez pas si fier. Il y a des règles à respecter.
- Vous avez sans doute raison, je ne suis pas assez scrupuleux… Je vais rejoindre ma cavalière, si je la laisse seule elle enchaînera les danses sans parvenir à venir s'asseoir. Je vous souhaite une excellente soirée, Général.
- Vous de même, Général.
Malgré les formules de politesse, le ton était on ne peut plus froid. Je me faufilai entre les invités et rejoignis Angie et Leinter aux dernières notes de la valse. Le grand homme me remarqua, remercia Angie pour la danse, puis me laissa en sa compagnie. Un nouveau morceau commença, et c'est tout naturellement que je pris sa main pour la faire danser de nouveau.
- Tout va bien ?
- Oui, désolé pour ma longue absence. Je n'avais pas réalisé à quel point j'allais devoir me battre comme ça avec ma robe… C'était un ennemi coriace, mais j'ai fini par avoir le dessus ! fit-elle en levant un poing victorieux. Mais en revenant l'homme qui vient de partir m'a invité si poliment que je n'ai pas su comment dire non.
- Il ne fallait pas refuser, c'est un bel honneur.
- Honneur ou pas, je préfère danser avec vous.
- Vous m'en voyez ravi.
La soirée se déroula ainsi, entre valses et discussions avec les différents invités. Tantôt nous étions tous les deux en train de nous désaltérer, tantôt je sirotais mon verre en parlant de tout et de rien tandis qu'Angie se laissait inviter par d'autres personnes, préférant danser plutôt qu'écouter des discussions économiques et politiques qui devaient lui paraître fort ennuyeuses.
Le temps passant, les invités prenaient congé les uns après les autres, et l'orchestre s'autorisait de plus en plus de libertés dans le choix des morceaux. Angie et moi nous amusions de plus en plus, indifférents à la fatigue, laissant passer les heures sans regrets, les yeux dans les yeux, riant souvent. Après avoir enchaîné cinq danses dont une valse particulièrement énergique, nous mourions tous deux de chaud.
- J'étouffe, je pense que je vais prendre un peu l'air.
- Bonne idée !
Attrapant chacun un verre d'eau, nous sortîmes sur la terrasse nous rafraîchir et admirer le jardin qui s'étendait en contrebas, éclairé d'une multitude de bougies et lampions qui donnaient aux lieu des airs mi-romantiques, mi-lugubres. Je pris trois grandes inspirations d'air piquant, voyant la buée se former, et levai les yeux vers le ciel.
- La nuit est claire, on voit bien les étoiles, commentai-je.
- Pas tant que ça… on est trop près de Central, le ciel ici a l'air éteint, fit Angie en s'accoudant à la rambarde, levant des yeux pensifs. Les lumières de la villes sont belles, mais à cause d'elles, on ne voit jamais la voie lactée… je trouve ça déprimant.
- Je suppose que je n'ai jamais vraiment vu le ciel dans ce cas, commentai-je.
- Vous avez grandi en ville, c'est ça ?
- Oui, j'ai passé toute mon enfance à East-city… et j'avoue que j'ai rarement eu l'occasion de sortir de nuit quand j'étais enfant.
- … Peut-être que c'est parce que j'ai grandi à la campagne, mais cette idée me semble tellement triste !
- Je ne pense pas que ce soit ce qui me soit arrivé de plus triste.
Elle tourna la tête vers moi et je perçus une réelle sollicitude dans son regard. Son chignon, secoué par les danses, laissait échapper des mèches blondes, l'effort et le froid avait fait rosir ses joues. Je détournai les yeux.
- Je suppose qu'on ne sait pas que quelque chose nous manque si on ne l'a jamais connu.
- Je trouve ça encore plus triste ! Comment dit-on, déjà ? Voilà, c'est ça : il vaut mieux avoir des remords que des regrets.
- Que veux-tu dire par là ?
- Que je préfère encore souffrir que n'avoir pas vécu.
Il y eut un silence, et je levai les yeux, essayant d'occulter les lueurs de la ville qui salissaient le ciel d'un gris jaunâtre pour me représenter à quoi il aurait pu ressembler autrement.
- Roy ?
- Oui ?
- Allons voir les étoiles. Il suffit de prendre ta voiture et de rouler jusqu'à un endroit où il n'y a pas de lumière pour retrouver un ciel comme ça. Ça n'a rien d'inaccessible !
Je restai stupéfait en la voyant me sourire, me tendant la main dans la pénombre de la terrasse. Elle avait dit ça spontanément, sans réfléchir à ce que sa proposition pouvait avoir d'équivoque, sans réaliser qu'une fois de plus, cette simplicité bousculait les codes dans lesquels j'évoluais. De manière absurde, il n'y avait rien de romantique dans sa proposition, juste l'envie de partager quelque chose avec un ami. Ça avait quelque chose de magique et douloureux à la fois. Je restai figé quelques instants avant de lui sourire en retour.
- Tu as raison. Allons voir les étoiles.
Une fois la décision prise, il ne fut pas difficile de partir. Saluer King Bradley et sa femme et en les remerciant de la soirée, reprendre nos manteaux, faire revenir la voiture. Au bout d'un quart d'heure, nous roulions sur une voie mal entretenue, tournant le dos à la ville. Il devait bien être quatre heures du matin, mais je ne me sentais absolument pas fatigué. Évitant les panneaux de direction, nous nous enfonçâmes bientôt dans des chemins de campagne menant Dieu sait où, bringuebalant entre deux champs en jachère nappés de neige immaculée. Nous parlions peu, étrangement concentrés sur notre quête, hors du temps. Quand aucune lumière autre que celle des phares ne sembla nous atteindre, je montai la côte d'une colline, me garai à l'entrée d'un pré, puis, avec une petite bouffée de trac, coupai les phares. Pendant quelques secondes, l'obscurité sembla totale, puis peu à peu, le noir se colora de nuances plus claires, dessinant les contours de la voiture. Je sortis, pataugeant dans des restes de neige fondue et regelée, puis ouvris la porte à Angie en tâtonnant un peu.
- Ferme les yeux quelques minutes, murmura-t-elle avant de donner l'exemple.
J'obéis, songeant un instant à ce baiser auquel on aurait pu rêver après une phrase pareille, mais qui ne viendrait pas, et m'imprégnai du silence profond qui nous entourait. La neige étouffait les sons, ne laissant plus qu'un sentiment de vide apaisant, et sa présence, sa respiration. Au bout de quelques minutes, je rouvris les yeux.
Aux alentours, l'ombre diffuse d'un bocage de haies basses et de forêts lointaines, masses noires tachées d'un blanc bleuté, formait un paysage aux courbes douces, organiques. L'horizon n'était plus une ligne tremblante d'arbres et de bâtiments oubliés dans l'ombre, surplombée par l'immensité d'un ciel piqueté de myriades d'étoiles. En levant les yeux vers cette infinité là, j'ouvris la bouche, soufflé par le spectacle, presque pris de vertige.
- C'est magnifique, murmurai-je au bout d'un long moment.
- N'est-ce pas ? Ça donne envie de s'allonger sur le dos pour contempler le ciel pendant des heures.
- Et la neige ?
- Tu es trop précautionneux, se moqua-t-elle.
- Attends, je dois avoir des couvertures qui traînent dans mon coffre.
Je contournai la voiture, et en tirai les draps de laine qui avaient servi à transporter le corps de Shou Tucker. Si elles pouvaient être associées à autre chose que ce désagréable souvenir, je ne m'en plaindrais pas. Je remontai la pente, les bras chargés, trouvant la silhouette sombre d'Angie en train de pester en tentant en vain d'escalader le mur sans déchirer sa jupe.
- C'est pas possible, ce genre de fringues, c'est pas fait pour les humains, grommela-t-elle, toute grâce évanouie.
La voir râler me fit rire, mais bon prince, je lui proposai de lui faire la courte échelle, ce qu'elle accepta de guerre lasse. Elle monta sur le large muret et s'éloigna d'un pas dansant, et je la suivis, montant sans peine. Sa petite silhouette ouvrait les bras comme pour prendre son envol, se découpant en ombres chinoises sur le ciel piqueté de plus d'étoiles que j'aurais pu imaginer. Au bout de quelques mètres, nous arrivâmes sur une zone plus large, invitation à s'installer. Je m'accroupis pour déplier la couverture en la jetant sur les pierres, et me sentis embarrassé. N'avais-je pas l'air ridicule à nous installer comme ça, au milieu de nulle part ?
Je l'étais peut-être, mais Angie s'en contrefichait et se laissa tomber sur les couvertures, étendant les bras, les yeux levés au ciel. Je n'avais pas d'autre choix que l'imiter, n'osant pas approcher de trop près même si le mur n'était pas si large. Je jetai un coup d'oeil à son profil qui se découpait en ombres chinoises, puis laissai mon regard remonter vers le ciel étincelant à perte de vue, vierge de tout nuage. La voie lactée le traversait de part en part, rivière brumeuse nimbée de lumière. Les étoiles que je reconnaissais vaguement étaient ici tellement vives que j'en distinguais des nuances de couleur que je n'aurais jamais imaginées.
Je me perdis dans cet infini, dans cet immense silence, perdant la notion du temps, le besoin de penser. Happé par le spectacle de l'espace, j'eus l'impression de me détacher du monde, d'être arraché à la terre, et de me retrouver en apesanteur, minuscule petite chose flottant dans l'univers. C'était grisant, mais en même temps, mes entrailles se nouèrent. Au bout d'un moment de vertige, j'eus besoin de tapoter le muret du bout des doigts pour me rappeler la réalité, me prouver que je ne m'étais pas réellement décroché du monde pour me perdre dans l'infiniment grand.
- C'est… hésitai-je. Je crois que je n'ai pas de mots, en fait…
Rien ne pouvait décrire l'émotion que me procurait la vue de ce ciel superbe, et j'étais d'autant plus bouleversé que je n'aurais jamais imaginé qu'une chose aussi omniprésente et naturelle puisse m'émouvoir. L'humanité était décidément très forte pour gâcher les plus belles choses que la vie pouvait offrir.
- Avec mon frère, à la moindre occasion, on sortait en pleine nuit et on s'allongeait dans les champs pour regarder les étoiles, comme ça, murmura Angie. On comptait les étoiles filantes, c'était à celui qui en verrait le plus. Comme j'étais susceptible, il m'arrivait de mentir, avoua-t-elle dans un rire. Après, on rentrait avant le lever du soleil et on réveillait Maman une fois sur trois. Elle était toujours furieuse, disant qu'on pourrait faire des mauvaises rencontres, nous blesser… mais nous, on n'avait pas peur, on connaissait le chemin par coeur. Un jour, elle était sortie nous chercher et nous avait retrouvés là-bas. Elle était furieuse, mais finalement, au lieu de nous ramener à la maison en nous tirant par les oreilles, elle s'était allongée avec nous, et on était restés tous les trois jusqu'au petit matin… Au fond, elle nous comprenait, je pense.
Son récit me fit sourire, le coeur serré. Je sentais à chacun de ses mots à quel point elle chérissait se souvenir.
- Je comprends ta mère, fis-je tout de même remarquer. Une fillette et son frère, dehors en pleine nuit…
Elle eut un rire gêné, et le silence retomba, feutré et doux. J'aurais pu rester là pour toujours, malgré le froid qui commençait à m'engourdir. Elle hésita avant de lever le bras, désignant les étoiles.
- … Vous voyez les trois étoiles parfaitement alignées, là-bas ? C'est la ceinture d'Orion. Les étoiles au dessus et en dessous sont censées dessiner sa silhouette, mais on dirait plutôt un sablier… L'étoile en haut à gauche s'appelle Bételgeuse.
- Je vois les étoiles, mais pas la silhouette… Nos ancêtres avaient quand même une sacré capacité à voir des hommes et des créatures fantastiques partout.
- N'est-ce pas ? Maman racontait plein d'histoires à leur sujet, des héros, des dieux, des dragons… Au dessus, c'est la constellation du taureau.
- … Mais où est-ce qu'ils voient un taureau là dedans ? commentai-je en fronçant les sourcils, perplexe.
Une fois n'est pas coutume, ce fut Angie qui eut un rire moqueur. Elle me désigna l'amas d'étoiles et me décrivis la constellation qu'on était censés y voir, puis me guida dans l'exploration des astres, me faisant découvrir les Gémeaux, le Cocher, transformant l'infini du ciel en personnages fantastiques.
À force de gestes et de bavardages, elle finit par poser son épaule contre moi, calant sa tête sur mon bras. Je sentis mon coeur faire une embardée avant de battre beaucoup trop fort, tandis qu'elle continuait à chuchoter, de plus en plus bas. Puis elle arriva au bout de ses récits et se tut, laissant son bras retomber contre ma poitrine. Sentait-elle ma cage thoracique trembler à chaque battement de coeur, savait-elle à quel point il s'emballait à son contact ?
Il me fallut des efforts presque insurmontables pour me rappeler qu'elle n'était pas intéressée. J'entendais sa respiration près de mon oreille, je sentais sa chaleur près de moi. Je me répétais en boucle que ce geste était purement amical, que c'était une marque de confiance, qu'il ne fallait pas que je me fasse des idées. Pourtant, au bout d'un moment, je cédai à la tentation de refermer mon bras sur ses épaules pour l'attirer un peu plus contre moi. Elle se pelotonna, tremblant un peu, de froid, d'émotion, je n'en savais rien. Je tremblais aussi sans doute.
Je n'avais aucune idée de ce qu'elle pensait à cet instant. C'était étrange de voir à quel point, malgré sa spontanéité et ses rires, elle restait, au fond, complètement incompréhensible, opaque. Comment ne pas imaginer des choses dans un moment pareil, alors qu'elle s'abandonnait dans mes bras ? Ça n'avait aucun sens. Et pourtant, j'acceptais sans sourciller cette absurdité, le coeur tambourinant, savourant l'instant. Si c'était le prix à payer pour pouvoir l'enlacer, il en valait la peine.
Au bout d'un moment, nous allions nous écarter, cédant au froid, à la fatigue ou au bon sens, et nous rentrerions à Central, dans nos demeures respectives, retrouvant le quotidien qui était le nôtre. Nous allions laisser ce souvenir suspendu s'évanouir. Mais pour l'heure, je voulais juste que cet instant dure une éternité, conscient que quoi qu'il puisse arriver par la suite, ces secondes de silence tremblant resteraient gravées dans ma mémoire. Je me sentais débordé par un sentiment grisant dont je connaissais le danger.
Le passé me l'avait appris de la plus cruelle des façons, et je le savais, il ne fallait pas, je ne pouvais pas, je ne le méritais pas, je n'en avais pas le droit. Je ne devais pas dévier de mon objectif et rester à distance d'un attachement maudit, je me l'étais juré… mais voila, tout en ayant pleinement conscience de tout ça, je sentais mon esprit céder comme un barrage, inondé d'une tendresse fébrile, ouvrant les vannes à une euphorie désespérée. Je me sentais comme écrasé par un bonheur insensé, pris dans un flot incontrôlable d'émotions dont je ne pouvais pas sortir, quand bien même je l'aurais voulu.
Je pouvais me mentir, prétendre que c'était l'alcool, la fatigue ou l'immensité du ciel, mais au fond, je savais déjà quelle était la vérité, et celle-ci me terrifiait.
J'étais en train de tomber éperdument amoureux.
