Hello ! On est lundi soir... l'heure du nouveau chapitre a sonné ! ^w^ après le fluff éhonté du chapitre précédent, on prend un peu de distance et de sérieux avec un point de vue que certain ont peut-être complètement oublié tant il est discret... Voici donc le retour de Cub !
Pour le rythme de publication, les réponses à ma question de la dernière fois ont été unanimes ! A partir de maintenant, on reviendra donc à un rythme de publication toutes les 3 semaines, mais avec des demi-chapitres. Tout le monde y gagne : une lecture plus régulière pour vous, plus de marge sur le rythme d'écriture pour moi. ça ne vous empêchera pas de me maudire très régulièrement en lisant les chapitres à venir (y compris celui-ci), mais bon, ça aurait été le cas de toute façon ! :P
Côté illustration, j'ai pris un retard de fou, j'ai d'autres projets en cours et j'entame une formation pour créer mon entreprise dans une semaine, autant dire que c'est mal barré... je pense prendre le temps de concrétiser celles qui me font vraiment envie, mais je ne compte pas me forcer à continuer à illustrer à chaque fois. Autant en faire moins et sortir des illus plus abouties. Au début, j'avais fait ça pour progresser en dessin, maintenant j'ai envie de me concentrer davantage sur d'autres aspects (notamment la narration et le découpage).
En parlant de narration, découpage, BD, j'ai bien envie de vous partager "Derrière les lignes", une BD courte que j'ai faite ce weekend en participant aux 24 h de la BD. Pour ceux qui ne connaissent pas, il s'agit de faire une BD de 24 pages en 24 h, en suivant un thème et une contraintes dévoilés au début du temps imparti. Cette année, le thème était "lettre(s)" et il en est ressorti une histoire muette sur un couple durant la guerre, basée sur les paroles de "la chanson du romarin". (oui j'ai des idées joyeuses... mais comme me l'a dit barbu "ça vaut pas l'année du chien noyé"). J'avoue être assez fière du résultat, donc n'hésitez pas à y jeter un œil (elle est publiée sur Mangadraft) et à me donner votre avis. Car, oui, votre avis compte, vos reviews sont précieuses ! D'ailleurs, vous avez été particulièrement nombreux à commenter ce dernier chapitre, ça m'a fait extrêmement plaisir d'avoir tous ces retours ! 3
Allez, je parle trop, je le sais... Il est temps que je vous laisse lire, et de vous dire "à dans trois semaines !" pour la publication du prochain chapitre. ;)
Chapitre 59 : Rouge Sang (Cub)
Je ferai tout pour que tu sois avec Al, ou Izumi, ou Sig, ou Winry, d'accord ?
Je rouvris les yeux, entendant encore cette phrase résonner dans ma tête. Dans la pénombre du refuge dont les volets avaient été tirés, j'observais les poutres noires de sapin enduit et ma respiration qui formait de la buée. Le feu avait dû s'éteindre dans la nuit, et si les couvertures et peaux de bêtes maintenaient mon corps au chaud, j'avais tout de même les joues et le nez gelés. Je n'avais pas envie de me lever et d'affronter le froid. Je tournai la tête à ma droite, voyant qu'à côté de moi, les draps de laine avaient été soigneusement repliés sur le lit. Izumi s'était déjà levée, elle devait être sortie trouver à manger.
Je poussai un soupir, laissant mon regard errer dans la pièce, petite et rustique. Il valait mieux être dans un petit refuge, les plus grands étaient difficiles à chauffer. Mais dans ce monde miniature, je me sentais à l'étroit. Je repensais avec envie à l'île où j'avais vécu, sauvageon et seul, oui, mais libre comme l'air. La rencontre des deux frères avaient vraiment bouleversé mon existence. Alors que jusque-là, je vivais comme une bête, ne me préoccupant que de trouver où manger, boire et dormir confortablement, j'avais découvert "l'humanité", ses questions, ses principes, sa complexité qui me dépassait complètement. Cette humanité dont je ne faisais pas vraiment partie…
J'étais bel et bien seul, et rien ne m'obligeait à me lever. Alors, je me pelotonnai sous les draps, et sortis de ma poche ce cadeau empoisonné que l'on m'avait fait, il y a deux mois de ça. Je caressais l'étrange pierre qui semblait parfois s'assouplir sous mes doigts, comme si elle allait devenir liquide. Je n'avais rien vu de pareil. Malgré l'obscurité presque totale, je distinguais ses reflets rougeoyants, elle semblait presque lumineuse, surnaturelle. Tellement attirante… et en même temps, effrayante.
Je l'avais cachée à Izumi, sentant confusément le secret qui l'entourait. Je ne voulais pas de cette pierre, mais même si j'avais été tenté plus d'une fois de la jeter dans un ravin, je n'avais jamais su m'en débarrasser. C'était devenu mon secret, mon poids, mon soutien. Je l'aimais et la détestais en même temps, cette pierre rouge qui donnait l'impression d'être vivante, d'avoir sa propre volonté.
Je fermai les yeux, pensant à ce jour-là. À ma terreur quand les Gendarmes étaient venus me chercher, et qu'Alphonse les avait laissé faire. À leurs regards alors qu'ils m'abandonnaient, lui et Winry. À ce moment-là, j'avais compris qu'ils étaient faibles face à eux, faibles comme des lapins face à un renard. Je leur en avais voulu, mais j'avais eu peur surtout.
Il avait beau m'avoir promis, juré qu'ils reviendraient me chercher le plus vite possible, je ne l'avais pas cru. J'avais senti qu'il n'était pas sûr de pouvoir tenir sa promesse, qu'il disait ça pour me rassurer, mais qu'en vérité, il n'en savait rien. Qu'il ne savait pas ce qui allait m'arriver, mais qu'il me laissait tout de même partir avec eux. J'avais senti poindre une émotion que je ne comprenais pas.
Pourtant, les Gendarmes n'étaient pas méchants. Ils étaient fermes, mais je sentais qu'ils ne voulaient pas me faire de mal. Il m'avaient fait monter dans la voiture, entre deux uniformes au bleu presque noir, m'avaient amené dans un grand bâtiment. En attendant, j'étais resté dans une pièce, ils m'avaient servi de l'eau et des gâteaux que je n'avais pas savourés, restant comme un animal à l'affût.
J'avais repensé à Al, Winry et Izumi. Ils avaient été des inconnus qui m'avaient fait peur, avant de devenir mon nouveau quotidien, au point d'être familiers et rassurants. Edward, en revanche… Il me terrifiait.
Dès notre première rencontre, il m'avait frappé, crié dessus. Il était comme un animal qui protège sa meute, sauf que sa meute, c'était Alphonse. J'avais un peu compris ça, avec le temps, mais sur le coup, j'avais juste été terrifié qu'il m'attaque, qu'il me frappe, qu'il me hurle dessus et me regarde toujours comme s'il allait me sauter à la gorge.
Au contact des autres, j'avais appris de nouveaux mots, de nouvelles idées. Et en pensant à Edward, c'était le mot "méchanceté" qui me venait à l'esprit. Il était… sauvage, et il me faisait peur. Il semblait même faire peur aux autres, qui l'évitaient aussi. Pourquoi était-il là ? Je ne comprenais pas. Il n'avait pas sa place chez les Curtis, alors que tous les autres étaient gentils et patients avec moi.
Puis il s'était adouci. Je m'étais habitué à sa présence, même si je n'aimais pas ça. J'avais un peu compris que le lien qu'il avait avec les autres était important, même si moi, je n'en avais pas. Al s'occupait bien de moi, lui. Il passait du temps à m'expliquer des choses, à répondre à mes questions, il m'avait même fait une promesse. C'était important, les promesses, me semblait-il.
J'avais appris des choses, j'avais ri, avait été heureux. Mais quand je m'étais retrouvé là, sur cette chaise en métal dure et froide, à attendre de savoir ce qui allait m'arriver, j'avais senti confusément que tout ça était fini. C'était déjà fini au moment où Edward s'était jeté sur moi en criant que mon bras et ma jambe, c'était les siens, en m'ordonnant de les lui rendre, en crachant sa haine pour moi. Il m'avait frappé, et dans ses yeux, j'avais vu qu'il avait envie de me tuer.
C'était terrifiant.
Heureusement qu'Al l'avait empêché de me frapper plus, j'avais pu m'enfuir. Je ne voulais pas mourir. J'avais couru de toutes mes forces, droit devant moi, puis quand mes jambes avaient trop tremblé pour me porter, je m'étais laissé tombé dans un buisson pour reprendre mon souffle.
Puis j'avais hésité. Je ne savais pas quoi faire. Revenir ? Edward me faisait trop peur pour ça. Mais où aller dans ce cas-là ? La réponse était à la fois simple et difficile à accepter. Avant eux, avant Edward, Alphonse, Izumi, Sig et Winry, ma vie était sur l'ïle de Yock. Peut-être qu'au fond, c'était là qu'était ma maison.
Je m'étais donc remis en marche, cherchant la rivière, cherchant l'île, un peu perdu au milieu de ces habitations. Quand, finalement, j'étais arrivé sur la rive, debout au bout du ponton qui me séparait de ma destination, le soleil s'était voilé de nuages menaçants. Il faisait chaud et lourd, aussi n'avais-je pas hésité à plonger pour nager vers l'île.
Au début, cela m'avait fait du bien. L'eau fraîche soulageait mes plaies et calmait la chaleur. Mais bien vite, mes muscles avaient commencé à tirer, et j'avais réalisé que la traversée serait plus dure que prévue. La pluie avait commencé à tomber, criblant l'eau de gouttes jetées comme des pierres, tambourinant ma tête. Bien vite, je m'étais mis à avoir froid, le corps tremblant, le coeur battant trop fort sous l'effort, me débattant pour ne pas boire la tasse alors que le vent se levait et creusait des vagues qui se jetaient sur moi.
J'avais avancé sans réfléchir, battant des pieds et des mains en claquant des dents, et quand, épuisé, il m'était venu l'idée de faire demi-tour, je m'étais rendu compte que l'autre rive était déjà trop loin. La crique devant moi me paraissait inaccessible, mais mon point de départ l'était plus encore. Avalant de l'eau, crachant et toussant, j'avais continué à nager, la respiration chaotique, me demandant vaguement si mon coeur pouvait exploser à force de battre si fort. La pluie ruisselait dans mes yeux, dans mon nez, je ne pouvais pas m'arrêter de nager pour les essuyer, et mes mains gelées n'auraient même plus su faire ce geste. Alors j'avais continué en serrant les dents, clignant dans l'espoir de chasser les gouttes qui chargeaient mes cils et brouillaient ma vue, ne laissant plus voir qu'une éclaboussure verte et brune.
Je sentais que si je m'arrêtais, je coulerai comme une pierre. Je risquais de mourir. C'était donc ça, la mort ? Cette peur-là, profondément vissée dans les entrailles, qui nous mangeait tout entier ? Il parait que certains croient que l'on vivra après, mais moi, tout ce que j'ai vu, c'est que quand un animal mourait, un autre le mangeait. Parfois c'était moi qu'il nourrissait. Quand on mourait, on disparaissait. C'était tout.
Je ne voulais pas disparaître, alors j'avais nagé de toutes mes forces et plus encore, et fini par arriver sur la langue de sable, glacé, endolori, tremblant tellement que j'avais l'impression que j'allais tomber en morceaux. Pendant ce temps, la pluie me tambourinait le dos et coulait sur ma peau hérissée par le froid. J'étais épuisé, mais je savais qu'il fallait que je me mette à l'abri.
Je m'étais levé en titubant. Il était déjà tard, et les nuages étaient si noir que j'avais l'impression qu'il faisait déjà nuit. Dans cette ambiance grise et pluvieuse, battue par les vents, j'avais lutté à mettre un pied devant l'autre, les orteils s'enfonçant dans la boue et se griffant sur les pierres et les racines. Je m'étais frayé un chemin dans les fourrés, les branches me griffant les jambes, les feuilles me léchant les bras dans une humidité froide. Claquant des dents, tremblant de tous mes membres, je m'étais dirigé vers l'abri que je m'étais construit Il m'avait semblé tellement loin, et les hautes herbes avaient tellement poussé qu'elles avaient dévoré le sentier qu'il y avait avant. Dans l'obscurité de la forêt qui avait eu le temps de changer depuis mon départ, je m'étais senti perdu. Chaque pas était douloureux, je ne sentais plus mes pieds, ni mes mains, tout mon corps était secoué d'un tremblement douloureux, mes dents claquaient trop fort, je ne voyais plus rien… j'étais perdu.
Je ne reconnaissais plus mon île, je ne reconnaissais plus mon corps, je ne reconnaissais plus rien.
A bout de force, je m'étais laissé tomber à genoux, et dans un ultime effort, avais rampé un peu plus loin pour tenter de m'abriter du vent sous un arbre déraciné, avant d'abandonner complètement.
Cette île que j'espérais accueillante m'avait trahi. Comme tout le reste
J'étais chassé, malmené, par les gens, par la nature. Je n'avais ma place nulle part. Je m'étais roulé en boule, mal protégé du vent et de la pluie par le tronc déchiré, affrontant la douleur d'être vivant.
Je n'avais jamais demandé d'exister. Je n'avais jamais demandé d'avoir mal comme ça.
J'avais l'impression que le monde qui m'entourait se transformait en mains noires qui m'attrapaient, me griffaient, me déchiraient et me mettaient en vrac. Je voulais que le cauchemar s'arrête. Mais ce n'était pas un cauchemar, je ne serais pas sauvé par quelqu'un qui me secouerait pour me réveiller. Je ne serais pas sauvé du tout.
J'avais entendu une voix portée par le vent, qui criait mon nom. Je n'y croyais pas, j'avais trop peur, mais finalement, une lumière s'était approchée, zébrant les arbres de jaune et de noir, tressautante, et j'avais deviné la silhouette d'Al tandis que sa voix se faisait plus proche et reconnaissable. Un rai de lumière m'avait ébloui et j'avais fourré mon visage dans mes mains pour protéger mes yeux endoloris. Il m'avait vu, mes paupières closes avaient rougi de nouveau quand il avait braqué sa lampe sur moi.
Je n'avais pas oublié les coups portés par Edward, ils me faisaient encore mal, alors je m'étais reculé, butant contre les troncs fins où j'aurais eu bien du mal à fuir de nouveau, quand bien même mes jambes auraient accepté de me porter.
- Cub, c'est moi, avait-il chuchoté, accroupi pour être à ma hauteur.
J'étais resté immobile, encore effarouché. J'avais l'impression que son frère allait débouler pour me frapper encore et encore.
- Je suis désolé pour ce qui est arrivé ce matin. Edward s'est comporté de manière monstrueuse avec toi. Je suis désolé qu'il t'ait frappé…Mais maintenant, il s'est calmé, il ne te frappera plus. Et même s'il essayait, je ne le laisserais pas faire.
- … Promis ?
- … Promis, murmurai-je. Allez, viens, on rentre à la maison, fis-je en lui tendant la main.
J'avais levé les yeux et croisé son regard. J'avais vu qu'il était inquiet, qu'il tremblait de froid, comme moi. J'avais senti qu'il était sincère. Et je l'avais cru.
Parce que j'avais besoin d'être sauvé.
J'avais besoin de rentrer à la maison.
Il m'avait parlé encore un peu, comme pour me rassurer. Il m'avait parlé de prendre un bain, de manger, de dormir, toutes ces choses tellement simples et tellement réconfortantes. Toutes ces choses qui maintenaient en vie. Je voulais ça.
J'avais essayé de me lever, de le rejoindre, mais mes jambes ne voulaient plus. Alors Al avait enlevé son manteau pour me le mettre. Je savais que ça lui faisait mal, il claquait des dents en me couvrant les épaules. Puis l'homme qui l'avait accompagné m'avait soulevé. Sa grande silhouette coupait le vent sans parvenir à me réchauffer pour autant. J'étais un peu soulagé, et pourtant tellement mal encore. J'avais l'impression que j'allais m'endormir… m'évanouir, c'était ça le vrai mot.
Je pensais à Edward qui m'avait frappé si fort, Edward qui me détestait, qui disait que j'avais volé son bras et sa jambe. Mais c'était mon bras. Ma jambe. Si je ne les avais pas, je n'aurais pas pu courir et grimper aux arbres. Je n'aurais pas pu vivre. Et lui…
Lui aussi, il pouvait faire tout ça… alors pourquoi disait-il que c'était ma faute ?
C'était la dernière question que je m'étais posé avant de m'évanouir complètement.
La porte du refuge s'ouvrit, laissant entrer un tourbillon de neige et une silhouette noire et massive. Je me redressai vivement avant de me détendre en reconnaissant le visage souriant d'Izumi, qui arracha son bonnet pour le secouer et l'accrocher à la patère. Avant, elle portait des tresses, mais elle les avait coupés courts le jour où on s'était enfuis, et maintenant, ses boucles noires gonflaient autour de sa tête comme un buisson. J'aimais bien.
Elle posa son fusil à l'entrée et retira l'épais manteau en fourrure qu'elle portait, puis posa le cadavre d'un lièvre sur la table, faisant briller mes yeux. Souvent, elle rapportait à manger, mais cela pouvait être des sacs de riz ou des navets, et je trouvais que la viande avait bien meilleur goût. Quand j'étais réveillé assez tôt, elle m'emmenait chasser avec elle. J'aimais le silence de la montagne, la blancheur du ciel et l'air piquant, même si le froid était parfois dur à supporter.
- Bonjour Izumi.
- Alors, toujours pas sorti du lit, Cub ? Tu aurais pu préparer le feu quand même ! s'exclama-t-elle d'un ton taquin.
- Ah, oui, pardon ! m'exclamai-je en glissant ma pierre dans ma poche avant de m'extraire de mon couchage pour m'activer.
Le froid de l'air me saisit, mais en m'activant à préparer le feu comme elle me l'avait appris, je me réchauffai bien vite.
Une fois la flambée bien lancée, elle me fit asseoir avec elle et me montra comment dépiauter le lapin. Je m'attelai à ma tâche, motivé par l'idée du bon repas qui allait s'ensuivre. Nous épluchâmes ensemble les patates, carottes et navets qu'elle avait trouvés je ne savais pas ou, puis elle assaisonna la sauce du ragoût qu'elle préparait en me faisant sentir les odeurs des herbes qu'elle y mettait pour donner bon goût.
Quand elle faisait à manger, c'était toujours bon, même quand on n'avait pas grand-chose. On vivait en cachette, on voyageait beaucoup, C'était parfois dur et fatiguant… mais j'étais avec elle, et ça me rassurait. Je ne voulais pas retourner avec les Gendarmes, à l'Armée. Je ne voulais pas revivre de combat, le jour où nous nous étions enfuis m'avait terrifié pour de bon. Je ne voulais plus être seul.
Même si parfois, je me souvenais que j'étais différent et qu'au fond, je serai toujours un peu seul.
- Quand on aura tanné la peau du lièvre, on pourra doubler ta capuche avec, tu auras moins froid la prochaine fois que l'on voyagera.
- Je veux bien, oui ! répondis-je en pensant au vent qui fouettait mes joues et mordait mes oreilles
- Je te montrerai comment couper et coudre tout ça.
- Oui !
J'aimais bien apprendre à faire des choses, et Izumi le savait. Après avoir fini de préparer le repas, elle sortit un livre et se cala à côté de moi, près du feu, pour m'apprendre à lire. Alphonse avait déjà essayé, et je connaissais bien l'alphabet, mais j'avais encore beaucoup de mal à déchiffrer, et je butais sur certains mots qui me semblaient étrangement écrits. Quand je voyais comment Izumi lisait le journal dans sa tête, sans parler et tellement vite, ça me paraissait magique. Elle m'assurait que si je travaillerai dur, je saurais faire pareil un jour, alors j'essayais, même si ça me fatiguait et que je préférais courir dans la neige au milieu des sapins. Pour aujourd'hui, le temps était trop mauvais, mais demain, ou le jour d'après, nous repartirions. En attendant, elle s'occupait de moi, m'apprenait plein de choses de la vie, des choses simples comme cuisiner ou fabriquer des objets, qui me donnaient une grande satisfaction et me donnaient l'impression de grandir même s'il n'y avait pas grand-chose à raconter sur ces moments-là.
Je crois bien que j'étais heureux.
Mais la pierre était toujours là.
Je me revoyais face à cet homme moustachu, habillé de bleu.
La pièce était sombre, quelqu'un avait tiré les rideaux. Il y avait un beau bureau, des fauteuils couverts de velours vert, avec sur le dossier, un dessin de monstre étrange, qui semblait enfermé dans une boîte. Quand je levais les yeux, je voyais des peintures d'hommes que je ne connaissais pas, tous habillés en bleu, tous très sérieux. Il y avait une cheminé très décorée en face de moi, une frise de fleurs et de feuilles dorées couraient tout autour du plafond. Au dessous, il y avait un lustre qui semblait fait de plein de petites gouttes d'eau qui auraient étincelé au soleil.
Mais il n'y avait pas de soleil dans la pièce. Juste la lumière ternie et verdie d'avoir dû se faufiler entre les rideaux.
Dans le silence lourd, je laissai mon regard sauter d'un détail à l'autre pour calmer ma nervosité. J'avais les mains attachées, et on m'avait fait asseoir dans un des fauteuils, au milieu de la pièce. L'inconnu avait tiré l'autre siège pour s'asseoir en face de moi, loin du bureau couvert de papiers mystérieux dont je ne pouvais pas imaginer l'utilité.
- Bonjour, fit l'homme d'une voix grave. Je m'appelle King Bradley.
Il souriait chaleureusement, mais il était grand et large, et il donnait une impression de force qui le rendait très intimidant. Malgré tout, je répondis, d'une voix hésitante.
- Bonjour. Pourquoi je suis ici ?
- Nous devons parler, tous les deux.
- … On peut m'enlever ça ? demandais-je en levant mes mains entravées avec un regard plein d'espoir.
- Pas tout de suite, non. Cela dépendra de notre discussion.
Sous la chaleur de sa voix et son sourire, il était inflexible, froid comme de la glace. Je me sentis frissonner et gardai le silence, avant qu'il ne se remette à parler.
- Sais-tu à quel point tu es différent ?
- Je… Parce que je n'ai pas de parents ?
- Bien plus que cela. En réalité, tu n'es pas humain.
- Je ne suis pas humain ?
L'homme hocha la tête, et je fronçais les sourcils, inquiet. Je n'étais pas comme Izumi, Winry, Al, Sig, Edward et les autres ? Pourtant, j'avais deux bras, deux jambes, deux yeux, je marchais et parlais comme eux.
- Tu as remarqué le dessin sous ton pied gauche ?
Je hochai la tête, la mine sombre. Un cercle qui ressemblait à un serpent avec des ailes… je ne savais pas d'où cela venait, mais les autres n'avaient pas ce dessin. Mais Edward avait un bras et un jambe en métal, pas les autres. Lui aussi était différent Alors, est-ce que c'était grave ? Je ne comprenais pas.
- Tu veux connaître un secret ?
Je hochai la tête. Je n'étais pas sûr de vouloir savoir, mais c'était la réponse attendue, je le devinais.
- Regarde…
L'homme retira son bandeau dans un geste tellement sérieux qu'il me noua le ventre, puis il braqua ses deux yeux sur moi, et je frissonnai. Celui de gauche était tout blanc, avec un dessin rouge, exactement le même que celui que j'avais sous le pied.
- Je suis comme toi, tu vois ? Cette marque, c'est le signe que tu es un humain de synthèse, un Homonculus.
- Je ne comprends pas, avouai-je.
- Tu as été créé grâce à l'alchimie, à l'image d'un humain disparu. Mais tu es plus fort, tu as davantage de pouvoirs qu'eux. Tu peux même devenir immortel.
- ça veut dire quoi, immortel ?
- Que tu ne peux pas mourir.
Dans un flash, je repensai à la peur que j'avais eue en nageant dans l'eau noire, quand j'avais cru que j'allais couler en retournant à l'Ile de Yock. Ça m'avait terrifié. Mourir, c'était effrayant, et quand Al m'avait dit qu'il ne fallait pas tuer, c'était parce que c'était quelque chose de mal, n'est-ce pas ? Devenir "immortel", ça avait l'air d'être une bonne chose.
- Comment on devient immortel ? demandai-je curieux.
Le moustachu sourit, et tira de la poche de sa veste deux pierres rouge sang.
- Ce qu'il y a là-dedans, c'est de la vie d'autres humains. Prends-là et tu seras plus fort qu'eux, tu deviendras ce que tu es destiné à être.
- Ce que je suis destiné à être ?
- Les humains sont des créatures misérables, fragiles, elles meurent comme des fourmis. Toi et moi, nous ne sommes pas comme eux. Nous pouvons les dominer. Tu pourras rencontrer d'autres personnes de la même espèce que toi, des personnes plus fortes, et notre mère à tous.
- La mère des Homonculus ?
- Oui, répondit l'homme, souriant en voyant qu'il avait réussi à capter mon intérêt. C'est elle qui nous permet de grandir et d'accomplir nos buts.
- J'ai une maman ?
Cette information était plus importante que tout le reste. J'avais vu les animaux, les oiseaux et les renards, les mères prenant soin de leur petit, et je sentais que c'était important. Avoir une Maman, je voulais vivre ça. C'était comme un gros trou béant dans mon ventre. Je ne savais pas pourquoi, mais c'était là.
Je réalisai que c'était pour ça que j'étais content que Izumi s'occupe de moi, elle et Al, et Winry, et Sig. C'était un peu comme des mamans. Un peu seulement. Si je pouvais retrouver ma vraie Maman, être avec des gens comme moi, alors, je n'avais plus besoin d'être avec eux ? J'étais perdu, je ne savais plus quoi penser.
King Bradley me tendit la pierre, et j'ouvris la main tandis qu'il la laissait tomber dans ma paume, gardant l'autre à la main.
- Tu peux prendre le temps de réfléchir, mais crois-moi, si tu choisis de venir avec nous, tu n'auras plus jamais peur. Les autres sont déjà tes ennemis, ils font juste semblant d'être gentils avec toi. Regarde comment Edward t'as attaqué, comment il t'a chassé. Si tu manges cette pierre, tu deviendras tellement fort que tu pourrais l'écraser comme une fourmi.
Sur ces mots, le moustachu goba la pierre, l'avalant tout rond avec un sourire, et me fit signe pour que je fasse de même. Mais ces derniers mots me firent hésiter.
- J'ai promis à Alphonse de ne pas tuer, sauf pour me défendre.
Je sentais confusément que si j'écrasais Edward, comme disait cet homme, Alphonse serait très triste et très en colère contre moi. Il était gentil, je ne voulais pas que ça arrive. J'étais flatté qu'on me parle de choses aussi sérieuses, qu'on me dise que j'étais meilleur, spécial, de faire partie de ce grand secret… mais en même temps, je réalisais vaguement que ce que me disait l'Homonculus en face de moi, ce n'était pas bien. Je n'avais pas envie de manger la vie d'autres personnes. Je n'avais pas envie de devenir tellement fort que j'écraserais tout le monde. Je voulais juste vivre ma vie, et ne plus avoir peur.
- Tu n'as pas besoin de tenir les promesses que tu fais aux humains. Il n'y a que les Homonculus comme nous qui comptent vraiment. Les Homonculus et notre Mère. Tous les autres finiront par mourir, et toi, tu seras seul.
Ses mots étaient durs, il me faisaient mal. Je ne voulais pas entendre ça. Si c'était ça que ça me donnerait, la pierre rouge, je n'en voulais pas. Je voulais juste retrouver ma vie d'avant.
Mais j'aurais pu avoir une vraie Maman…
J'étais effrayé, j'étais perdu, je ne savais plus quoi faire. Est-ce que si je refusais, je serai un humain ? Ça aurait été bien, mais je sentais que la marque sous mon pied ne s'effacerait pas, et que Bradley avait raison, que je n'étais pas comme les autres. J'aurais voulu l'être, mais je ne l'étais pas. Et dans ce cas-là, quel était le meilleur choix à faire ? L'homme en face de moi me faisait peur, mais Edward aussi. Je n'avais pas envie de ne plus revoir Izumi et les autres. Qu'est-ce qu'il fallait que je fasse ?
- Prends ton temps. Quand tu seras décidé à devenir ce que tu dois être, mange la Pierre, et nous irons ensemble voir Mère. Tu verras que c'est la meilleur chose à faire.
Il le disait, mais j'avais du mal à le croire. J'aimais la vie dans la maison Curtis, le jardin ensoleillé, les siestes dans l'herbe, les repas ou tout le monde parlait en riant.
Mais on ne riait pas toujours. L'autre fois, Al et Edward s'étaient battus très fort… à cause de moi.
Peut-être que ce n'était pas possible que je reste là bas ?
Je ne savais pas.
J'étais perdu.
Noyé dans un océan de questions et d'incompréhension, je mis du temps à prendre conscience du boucan qu'il y avait un peu plus loin. Des cris dans la cour, des explosions. Je sentis mon coeur battre plus vite. Bradley se leva et alla soulever un rideau pour regarder dans la cour. J'entrevis la façade du bâtiment d'en face, déformé comme un visage qui aurait pris des coups. Il se passait quelque chose de bizarre. Le moustachu regardait dehors en fronçant des sourcils, puis, comme les cris semblaient se calmer, revint s'asseoir.
- Alors, veux-tu venir avec nous ?
Je le regardai, hésitant. Il y avait des choses dont il m'avait parlé, que je voulais. Une maman, ne pas mourir. Mais je voulais aussi revoir les autres. Surtout, j'avais un peu peur de lui et de la pierre qui chauffait la paume de ma main. Je me sentais beaucoup trop dépassé par les événements, je voulais juste retrouver un sentiment familier, quelqu'un, quelque chose…
La porte de la pièce s'ouvrit, s'arrachant à moitié du mur, et la silhouette d'Edward se dessina à contre-jour. J'eus un sursaut en le voyant. Il avait beau être presque aussi petit que moi, il était effrayant, à faire le gros dos comme un chat sauvage, couvert de poussière et de sang, pantelant alors qu'il s'approchait de moi. En le voyant comme ça, je crus qu'il venait pour me frapper de nouveau, et j'eus un mouvement de recul.
- Cub ! Viens ! Izumi est avec moi !
Il avait crié ça, mais comme on crie pour se faire entendre. Il n'avait pas l'air en colère contre moi, cette fois. Mais il tremblait, ses mains tremblaient comme le jour ou il m'avait frappé, et je ne pus m'empêcher de frissonner. Je ne voulais pas rester avec Bradley, il disait des mots qui ne me plaisaient pas, qui me faisaient peur ; mais je n'avais pas envie d'être avec Edward non plus.
D'un geste très tranquille, le moustachu se leva en tirant de son fourreau un long sabre, se mettant devant la porte d'où Edward venait d'entrer. Il y eut un long silence, Edward regardait le militaire avec un air très sérieux, le regard d'un animal qui se sait pris au piège.
- Fullmetal… Il me semblait bien que votre respect des hiérarchies était défaillant, fit l'Homonculus. Arrêtez de faire des dégâts, et je vous promets un jugement équitable.
C'était des mots que je ne comprenais pas, mais qui avaient l'air importants. Dans le couloir, il y avait d'autres personnes habillées en bleu regardaient la scène. Ils avaient l'air d'avoir aussi peur que moi. Je regardais Edward, puis Bradley, puis Edward de nouveau. Je ne savais pas quoi faire, et les autres semblaient ne pas savoir quoi faire non plus, ils étaient immobiles.
- "Je ferai tout pour que tu sois toujours avec Al, ou Izumi, ou Sig, ou Winry, d'accord" ?
J'ouvris des grands yeux. Edward avait répété la promesse d'Alphonse. C'était vrai qu'il était à côté quand nous avions eu cette discussion.
Alphonse, c'était la meute d'Edward, ils étaient importants l'un pour l'autre. Peut-être que la promesse de l'un était finalement la promesse de l'autre. En tout cas, il me regarda droit dans les yeux, et pour la première fois depuis que je l'avais rencontré, je ne vis ni haine ni colère.
Il n'était pas venu pour me frapper. Il était venu pour me sauver.
Je sentis mon coeur se gonfler. Finalement, je savais ce que je voulais : retrouver Al et Winry et Izumi et Sig. Pour que ça arrive, il suffisait que je suive Edward. Mais en faisant cela, Bradley devenait mon ennemi. Il m'avait dit qu'il n'était pas humain, qu'il était beaucoup plus fort. Edward était fort, mais le serait-t-il assez contre lui ? Mon soulagement fut de courte durée, je m'inquiétais de nouveau.
- Tu as bien conscience que je ne te laisserai pas passer cette porte vivant ? demanda le moustachu, confirmant mes inquiétudes.
- Ça tombe bien, répondit Edward en claquant dans ses mains. Je ne comptais pas passer par la porte.
Il m'attrapa par le poignet et me tira vers lui, contre le mur, alors qu'une lumière bleue nous enveloppait tous les deux, l'alchimie crépitant dans notre dos. Je me cognai au mur et le sentis se dérober sous moi tandis que je basculais dans le vide, empêtré dans un rideau. La panique me déchira en deux et je criai de toutes mes forces, plus terrifié que je ne l'avais jamais été. Je tombais dans le vide, j'allais avoir mal, très mal. J'allais mourir ? Tombant dans le sillage d'Edward, je vis défiler le ciel bleu et immense, puis l'horizon, à l'envers, le bâtiment en face, tout bosselé par les transmutation d'Izumi, toute la cour avec sa pelouse, ses arbres carrés comme s'ils sortaient d'un moule, ses allées en gravier bien blanc. J'avais l'impression de voler, mais je savais que je tombais, et mon corps tout entier hurlait de panique.
Edward se cogna la tête contre la vitre de la fenêtre qui explosa, et il m'attrapa pour me serrer contre lui. Je me raccrochai à lui à mon tour, comme si cela pourrait m'empêcher de tomber. J'avais l'impression de tomber dans un monde qui cognait, griffait, arrachait, déchirait tout, comme des crocs d'animaux, comme une tempête. Mon ventre se tordait de peur, une peur étrangement familière, comme si j'avais déjà vécu ça, alors que si j'avais vécu un moment pareil, je m'en serais souvenu à coup sûr.
Puis je me sentis m'écraser au sol, mais se fut moins douloureux que ce que je pensais. Tout ce à quoi nous nous étions cognés nous avais ralentis. Edward avait dû en faire exprès.
En tout cas, j'étais accroché à lui, et je n'arrivais pas à le lâcher, tremblant tout entier. Je n'arrivais pas à respirer. Mais j'étais vivant quand même. Terrorisé mais vivant. Dans ma main, la pierre rouge me brûlait, mais je gardais le point serré. Ça avait l'air important.
Izumi nous avait retrouvés, elle nous avait soulevés comme une paire de chiot, et on avait pu s'enfuir grâce à elle. Les militaires nous tiraient dessus comme des chasseurs, sans nous blesser, heureusement, et nous avions fini par leur échapper, entassés dans une voiturette accroché à une moto avec laquelle Izumi nous avait fait dévaler les escaliers à toute vitesse. C'était fou. Complètement fou. Sur le coup, je voulais juste que ça s'arrête, mais en y repensant longtemps après, ce moment m'avait paru presque amusant. Ça, et la fuite dans les égouts qui formaient un grand labyrinthe.
Se cacher et attendre, c'était moins amusant. Nous avions quitté la ville dans une grand bateau plat dont le propriétaire était ami avec Izumi. Il avait eu du mal à la reconnaître, mais cela fait, il nous avait fait embarquer dans une grosse caisse en bois pour nous aider à partir de Dublith. J'avais eu peur quand j'avais dû rester pelotonné dans le noir, caché dans une caisse remplie de laine cardée, et qu'ils avaient soulevé le couverte pour ne voir que la marchandise qui me recouvrait. Heureusement, j'avais su retenir mon souffle, et il ne m'avaient pas trouvé.
Au fur et à mesure que nous nous étions éloignés de Dublith, les fouilles s'étaient faites plus rares, et ces moments devenaient de moins en moins inquiétants. L'ennui avait peu à peu remplacé la peur.
Nous voguions vers le Nord, dans une région qu'Izumi connaissait bien. Elle y avait vécu pendant son enseignement avec son maître, et me racontait les montagnes, les bouquetins et les hermines, l'odeur des sapins, la neige scintillant sous le soleil… Le jour où nous revînmes sur la terre ferme, j'avais le coeur gonflé d'impatience à l'idée de découvrir ce monde noir et blanc qu'elle m'avait décrit.
La neige et la glace m'avaient paru mystérieuses et fabuleuses, Le froid piquait mes joues et mes oreilles, traversait mes poumons comme une lame de métal glacé. À certains moments, cela me plaisait et me faisait sentir plus vivant et réveillé que d'habitude, mais à d'autres, je me sentais gelé jusqu'au coeur et je voulais juste me réfugier quelque part près d'un feu.
Malgré tout, lors de nos longues marches d'un refuge à l'autre, j'aimais cavaler dans la neige et regarder ses éclaboussures blanches jaillir de ma course, tandis qu'Izumi, plus chargée que moi, restait sur le chemin et me regardait jouer, en secouant la tête d'un air amusé. À d'autres moments, elle m'ordonnait de marcher dans ses pas, disant que c'était ainsi que voyageaient les loups pour moins se fatiguer et cacher combien ils étaient.
Des fois, nous foulions des chemins verglacés par les pas des nombreuses personnes qui nous avaient précédés, des fois, nous montions dans des cols désertés. Pour progresser dans la neige profonde et lisse comme des blancs montés en neige, Izumi avait fabriqué des raquettes en sapin. C'était lourd à soulever du pied et fatiguant, mais toujours moins que de nager dans la neige jusqu'à la taille. Les jours où nous passions par des endroits difficiles, je m'effondrais et dormais profondément une fois arrivé dans un refuge.
Des fois, nous restions quelques jours au même endroit. Dans ces moments-là, nous nous reposions à côté du poêle, nous allions chasser ou chaparder de quoi manger. Avec les peaux des bêtes qu'Izumi attrapait, nous fabriquions ensemble des vêtements plus chauds, et avant de partir, nous ramassions du bois que nous mettions à sécher. C'était une sorte d'obligation. N'importe qui pouvait arriver dans le refuge, il fallait qu'il trouve de quoi dormir et se chauffer. Si les gens faisaient du feu sans jamais remettre du bois en réserve, un jour il n'y en aurait plus du tout, et trouver du bois sec en hiver, ce n'était pas facile.
Le temps passait et je m'habituais à cette vie là où j'apprenais plein de petites choses. Au fil des chasses, nous ressemblions de plus en plus à de gros ours, couverts de poils qui n'étaient pas les nôtres. Mais cela tombait bien, il faisait le plus en plus froid alors que nous allions toujours plus au nord, toujours plus haut dans les montagnes.
Dans ce quotidien si différent de ce que j'avais vécu sur l'île ou chez les Curtis, j'avais parfois un sentiment de vide profond, celui du silence étouffé de la neige et de sa blancheur qui semblait gommer les montagnes pour les faire disparaître. Au milieu de tout cela, Izumi était la seule personne avec laquelle je pouvais échanger, à l'exception de rares rencontres.
Par un jour de blizzard, nous avons poussé la porte du premier refuge qui nous tendait les bras, ayant la surprise de découvrir qu'il était déjà habité. En nous entendant entrer, la petite silhouette d'une fille assise face à la cheminée se retourna avec un sursaut, nous regardant avec le regard méfiant d'un renard prêt à attaquer par peur. Elle avait un visage triangulaire, la peau très pâle, des yeux et des cheveux très noirs, et sa bouche formait une moue au-dessous de ses sourcils froncés. Elle devait avoir mon âge à peu près, ma taille aussi.
- Bonsoir, tenta Izumi d'une voix douce.
La gamine fronça les sourcils en reculant encore un peu davantage. Si j'avais été seul, je crois que j'aurais préféré ressortir dans la neige et le vent plutôt qu'affronter son regard brûlant, mais Izumi fit trois pas vers elle.
- Tu attends d'autres personnes ?
Elle secoua la tête, la main à sa ceinture, tendue comme un animal prêt à bondir. Je sentais sa peur et son agressivité, et je me disais qu'il y avait peut-être une arme, un couteau, là, dans les plis de sa tunique de laine. Mais Izumi, elle, n'avait pas peur.
- Il fait un temps de chien dehors, je crois que nous allons devoir cohabiter ce soir. Je m'appelle Isaäc, et voici Cab.
Son regard passa de moi à Izumi, nous scrutant pour savoir si elle devait partir.
- Et toi, comment t'appelles-tu ?
À la question, elle roula les épaules comme un gros chat, hésitant visiblement à parler.
- Tu n'es pas obligée de répondre, souffla Izumi en sentant que ça serait peine perdue. Je vois que tu as mis tes affaires ici, nous allons nous installer dans le coin là-bas, fit-elle en désignant l'angle opposé à la cheminée.
Izumi alla poser son sac pour en tirer les couvertures et le lièvre que nous avions levé deux jours auparavant, puis s'installa à la table, posant la carcasse avant d'aller allumer la lampe à huile. Elle sortit son couteau et continua à dépouiller les os. Il ne restait plus grand-chose, tout juste assez pour remplir un des bols de bois qu'elle avait dépoussiérés.
- Dis-moi, sais-tu s'il y a de la farine ici ?
La fillette sursauta et la regarda d'un telle manière que je me demandai si elle comprenait ce qu'Izumi disait, mais finalement, elle se leva, ouvrant le placard de bois sombre et en tira un gros pot de céramique qu'elle apporta à pas hésitants, le posant sans douceur avant de se réfugier à l'autre bout de la pièce. Izumi attendit qu'elle se soit éloignée pour se lever et prendre le pot posé dans le coin de la table, et l'ouvrit.
- Cub, tu pourras sortir le beurre, le sel et la gourde ?
Je hochai la tête et obéis. Elle mis le sel dans de l'eau, puis y mélangea la farine et la posa dans un coin, avant de reprendre le bol contenant les restes du lapin, auquel elle mélangea du sel et des herbes, en m'expliquant tout ce qu'elle faisait. Connaissant ses repas, j'en salivais d'avance, même si je sentais derrière moi le regard brûlant d'une méfiance teinté de curiosité.
Au bout d'un moment, elle avait fini sa préparation, et comme l'ennui me guettait, je me surpris à détailler l'inconnue.
Elle avait retiré son manteau, ses gants et son chapeau de fourrure qui avait aplati sur son crâne une chevelure autrement chaotique. Elle portait une grande tunique rouge resserrée à la taille par une ceinture de cuir, et en dessous, une robe de laine noire brodée de toutes sortes de couleurs, dans laquelle elle avait l'air trop serrée.
- Tes habits sont très beaux, tentai-je dans une première approche.
Elle me regarda d'un air offusqué et tourna la tête vers la cheminée, me laissant tellement déconfit qu'Izumi eut du mal à ne pas rire.
- Allez, Cab, ne fais pas cette tête. Aide-moi plutôt à préparer le repas.
J'obéis, incorporant le beurre dans la pâte avant de l'étaler et de la replier sur elle-même avec une bouteille qui traînait là, observé par Izumi et l'autre fille qui ne nous lâchait pas des yeux.
- Voilà, plié en trois, c'est très bien.
J'avais déjà très faim après cette longue journée de marche, et en restant loin du feu, j'avais aussi du mal à me réchauffer. Je n'avais qu'une envie, arracher les bords de la pâte pour la manger toute crue. Heureusement, je connaissais assez Izumi pour savoir que l'attente en valait toujours la peine. Elle récupéra la pâte, l'étala et la coupa, en faisant trois brioches fourrées à la viande. Puis elle s'avança vers la cheminée, et pis le tisonnier pour glisser les brioches dans la cavité de brique qui servait de four de fortune.
- Il faudra surveiller, fit-elle en restant accroupie à côté de la fillette. Mais ça devrait être bon.
Elle regarda Izumi en tâchant de garder une expression méfiante, mais même moi, je voyais que la curiosité avait pris le dessus. Et quand les tourtes furent prêtes, et qu'Izumi lui tendit sa part comme si c'était la chose la plus évidente du monde, ses yeux brillèrent. Elle renonça à se montrer méfiante et dévora son repas alors qu'il était encore brûlant, puis se lécha les doigts avec un soupir de soulagement.
- On dirait que ça fait longtemps que tu n'as pas eu de vrai repas. Tu es toute seule ?
- Oui.
J'ouvris de grands yeux et me penchai pour mieux la voir. Son visage s'était détendu, mais ses sourcils restaient arqués avec autorité. Peut-être que c'était la forme normale de ses sourcils ?
- Ce n'est pas trop difficile ?
- Des fois.
Elle avait une voix gutturale, un peu grave. Un peu la même voix que j'avais, quand j'étais seul sur l'île et que je ne parlais jamais. Peut-être qu'elle non plus, elle ne parlait jamais.
- Personne ne peut s'occuper de toi ?
- Les gens du village ne m'aiment pas, fit-elle d'un ton tranquille, comme si ce fait la laissait indifférente.
Je me rendais compte que cette idée me rendait triste.
- Tu n'as pas toujours été seule, quand même ?
- Avant, Maman était là.
En me penchant un peu plus, je vis la fille regarder le feu, sans aucune expression. Et à côté, Izumi, les yeux brillants comme si elle allait pleurer.
- Je suis désolée pour toi…
La soirée dura un peu, avec nous trois assis autour du feu, à parler ou à le regarder en silence. Elle accepta de parler un peu, on voyait qu'elle n'aimait pas vraiment discuter, et entre quelques dialogues, des longues chapes de silence retombaient. Elle nous avait dit qu'elle s'appelait Sanja, que sa mère était morte à l'automne. Qu'elle avait toujours vécu dans les montagnes, loin des gens. Qu'elle se sentait parfois seule, mais ne voulait pas "descendre" dans les vallées, qui lui semblaient sombres et étroites.
- Veux-tu voyager avec nous ? proposa finalement Izumi.
- Je… ne sais pas, répondit Sanja. Je n'ai pas envie de partir trop loin d'ici. C'est mon col, ma montagne.
Izumi se contenta de sourire et hocha la tête, puis comme il était tard, chacun alla se coucher, pelotonné dans ses couvertures et ses peaux de bêtes.
Quand nous nous étions levés, le lendemain, Sanja n'était plus là. Nous avions empaqueté nos affaire et nous étions repartis, le coeur lourd. C'était une chance pour moi d'avoir rencontré une fille de mon âge, même si elle n'était pas un Homonculus comme moi, je me disais que nous nous ressemblions beaucoup. Elle vivait comme une sauvage, elle avait les cheveux noirs, c'était une enfant… et elle n'avait plus de maman.
L'idée d'avoir une véritable mère resta gravé dans ma tête. Je revoyais sa tristesse quand elle pensait à elle, mais aussi son sourire émerveillé en disant à quel point elle était belle et toutes les choses incroyables qu'elle lui avait apprises sur la montagne et le monde. Elle l'avait perdue, je ne l'avais jamais eue, et pour moi comme pour elle, ça laissait un grand vide.
Le soleil était bas, voilé par des nuages translucides, et un vent froid chassait la poudreuse, glaçant nos joues et piquant les yeux. Faute de véritable refuge, nous avions dormi la veille dans une grotte, et j'avais l'impression que le froid s'était insinué en moi jusqu'au coeur, et que plus jamais je ne pourrais me réchauffer. J'étais épuisé, et elle aussi. Izumi toussait beaucoup, et ses gants étaient tachés de sang. Elle était malade, et personne ici ne pouvait la soigner. La seule chose qu'on pouvait faire, c'était marcher jusqu'au refuge le plus proche pour nous réchauffer et retrouver des forces, et c'était ce que nous faisions. C'était sans doute encore plus dur pour elle que pour moi, mais elle se retournait parfois pour m'encourager, me disant que bientôt, nous arriverions au refuge du col. Malgré cela, j'étais désespéré, et j'avais l'impression que ce trajet ne finirait jamais. Les raquettes pesaient lourd, mes mains étaient engourdies, mes lèvres fendues à force que ma salive gèle dessus. Mes yeux humides de douleur gelaient eux aussi, et la peau de mon visage me brûlait.
Les sapins noirs à notre droite échouaient à nous protéger du vent, qui venait du ravin de l'autre côté et faisait remonter des poignées de neige qui nous fouettaient les yeux et les joues.
-Courage, Cub, ce n'est plus très loin, répéta Izumi.
A cet instant, je m'en fichait que ça ne soit plus très loin, je voulais juste que ça soit juste devant moi. Je voulais un feu, je voulais manger, je voulais dormir, je voulais cesser d'avoir mal partout. J'avais envie de pleurer. J'avais envie de retrouver la chaleur de la maison Curtis, j'avais envie de retrouver l'été. Cette neige que j'avais aimé découvrir, je le détestais à présent qu'elle m'entravait jusqu'à mi-mollet malgré les raquettes.
J'aurais préféré ne jamais m'enfuir plutôt que me retrouver là. J'aurais préféré qu'Edward ne vienne pas me chercher. Alors je marchai rageusement dans les pas d'Izumi, sentant mes muscles tirer, mon dos me faire mal sous le poids de mon sac. Même si je savais que ce moment pénible aurait une fin, j'en voulais au monde entier de m'avoir jeté là.
J'en étais là de mes pensées quand Izumi se figea devant moi et tourna la tête.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- On est suivis, lança-t-elle d'une voix blanche.
Elle avait à peine prononcé ces mots que des éclairs de fourrure grise jaillirent de sous les sapins pour se jeter vers nous.
-Des loups ! s'exclama-t-elle.
Je me retournai et me jetai en avant pour éviter la mâchoire qui se ruait sur mes mollets, pris par une peur violente comme un coup de poing.
Izumi me l'avait expliqué. Les loups évitaient les humains la plupart du temps. S'ils s'attaquaient à nous, c'était qu'ils étaient affamés, ils ne nous lâcheraient pas si facilement. Je repensai à la peur que j'avais eue quand Edward m'avait frappé, et je réalisai que ce n'était rien, rien à côté de celle qui me griffait de l'intérieur, maintenant, au milieu d'une douzaine de silhouettes qui s'approchaient avec assurance, près à nous dévorer vivants.
Un coup de feu résonna, faisant gronder la montagne d'un écho puissant comme le tonnerre, et un des loups s'effondra. Izumi rechargea, repoussant l'ennemi d'un coup de pied, et tira de nouveau. Pendant ce temps, je tentai de fuir, de me battre, entravé par les raquettes à mes pieds qui m'empêchaient de courir et de faire demi-tour. Mes poings ne les arrêtaient pas et semblaient être des caresses sur leurs corps puissants. Mon coeur battait très fort, ma salive s'empâtait sans ma bouche sous l'effet du stress. Izumi était forte, mais ils étaient nombreux, trop nombreux.
J'entendis un hurlement de douleur, celui d'Izumi. L'un des loups s'était jeté sur elle pour la mordre à l'épaule, la faisant hurler. Elle lâcha le fusil qui tomba dans le vide du ravin, se brisant sur les rochers. Elle ne pouvait plus claquer dans ses mains pour faire des choses incroyables comme elle le faisait d'habitude. Je vis les silhouettes grises l'ensevelir, comme pour la dévorer, et j'eus envie de pleurer.
Et moi, je ne pouvais pas l'aider, je n'étais pas assez fort pour cela. J'étais encerclé par six loups qui m'attaquaient sans relâche et que je ne pouvais plus repousser. J'allais tomber à mon tour. J'allais mourir. Il n'y avait pas d'autres solution de de mourir dans un moment pareil. C'était terrifiant.
Il y eut un éclat bleu qui me fit sursauter. Izumi avait réussi, je ne sais pas comment, à se redresser. Elle était à genoux, la main posée sur la glace qui s'était formée, repoussant les loups à coups de poings. Son épaule était déchiqueté, mélange de fourrure, de chair et de sang, et son bras pendait le long de son corps comme un sac trop lourd, mais elle avait parvenu à se défendre, et releva vers moi un regard inquiet.
- CUB ! ATTENTION !
Trop soulagé de la voir se relever, j'avais eu un instant d'inattention fatale. Un loup parvint à happer ma jambe et la secouer, me jetant à terre, traversant la fourrure et les vêtements pour se planter dans ma chair, déchirer mes muscle et ma peau, briser mes os. J'avais mal, terriblement mal, et plus peur encore. Je ne voulais pas mourir. Je ne voulais pas mourir.
Je ne voulais pas mourir.
Une autre mâchoire se referma sur ma cuisse, m'arrachant un nouveau hurlement et me donnant une bouffée de conscience. La lumière bleue de l'alchimie chassa les loups à coups maladroits, mais comme Izumi était épuisée, blessée, son attaque était affaiblie, et les loups revinrent aussitôt à la charge. Ils allaient me tuer.
Je ne voulais pas mourir, je ne voulais pas tomber dans l'obscurité sans fond du lac, je ne voulais pas être arraché et dévoré par les loups, je ne voulais pas disparaître.
Je ne voulais pas.
Alors, avant qu'un des loups ne m'arrache la main, je la fourrai dans ma poche, attrapant la pierre rouge, celle qui devait me rendre immortel. Ma main tremblait, j'avais peur de ne pas avoir le temps, j'avais peur de ce que je deviendrais, mais si je ne faisais rien, j'allais mourir. Peut-être que le militaire avait menti, que rien de tout ça n'était vrai, mais c'était ma dernière chance. Un troisième loup se jeta sur moi, et je fermai les yeux en sentant ses mâchoires se refermer sur mon coude et mes os craquer sous sa force infinie. Ils allaient me déchirer, me briser en deux.
- CUUUUUB !
Je crus que j'allais vomir sous le coup de la douleur, mais au lieu de ça, j'arrachai la pierre à ma main crispée et je la jetai dans ma bouche d'un geste maladroit. En faisant ce geste, je croisai le regard d'Izumi, et ses yeux agrandis par l'horreur. Peut-être qu'elle avait vu l'éclat rouge dans ma main, peut-être qu'elle savait mieux que moi ce que je faisais. Couvert de sang et de larmes, complètement terrifié, je vis un loup se jeter sur moi et tendis le bras pour protéger ma tête, mon cou. Je sentais chacune de ses dents dans ma chair, qui s'additionnaient à toutes les autres douleurs. Je ne pensais même pas qu'il était possible d'avoir mal à ce point. Le prochain, ce serait ma gorge qu'il arracherait, et il serait trop tard. J'avalai la pierre, la sentant tomber dans mon corps en me déchirant de l'intérieur d'une grande brûlure.
J'eus l'impression de m'ouvrir en deux, comme un sac de grains qui exploserait sous sa charge, et entendis des hurlements dans ma tête. Des cris de douleur, de rage, de colère, de tristesse, des centaines de voix dans ma tête qui me tombaient dessus comme l'eau d'une cascade, brouillant mes sens. C'était violent, très violent, d'entendre tous ces hurlements, et je crois que moi aussi, j'avais beuglé de tous mes poumons.
C'était la tempête dans ma tête, je ne m'entendais plus penser au milieu de toutes ces voix qui n'étaient pas les miennes. Mais je sentais les entraves, et je me souvenais que j'allais mourir si je ne faisais rien. Je rouvris les yeux, voyant la face d'un loup juste au dessus de moi. Je plantai mon regard dans le sien avant de me redresser pour lui donner un coup de tête, de toutes mes forces. Je me rendis compte que mon corps n'avait plus aussi mal, que je pouvais bouger, et jetai des coups de coudes et de genoux pour me dégager. Ça ne suffisait pas, alors je fermai les yeux et pris dans mon corps les rochers en dessous de moi, pour devenir dur comme la pierre et frapper l'un des loups. Je sentis un craquement sous ma main, un bruit qui aurait dû me paraître effroyable, mais qui m'amena un sourire.
Bradley avait raison. Maintenant que j'avais mangé la pierre, j'étais immortel. J'étais plus fort que les loups.
Je me redressai, jetant mes poings et mes pieds dans leur fourrure, et je sentais que c'était moi qui les déchirais et leur brisais les os. Ils pouvaient me mordre, ça ne me faisait plus si mal, et quelle que soit la force qu'ils y mettaient, mes bras et mes jambes guérissaient en quelques secondes. Ils pouvaient me déchirer le ventre, ça ne suffirait pas à me tuer. Je me sentis avoir un grand sourire. J'étais fort, tellement plus fort. Je pouvais me venger de ces monstres qui m'attaquaient, je pouvais les tuer. J'avais le droit, ils avaient commencé ! Je leur briserais la nuque, je leur arracherais les pattes. Je les entendrais hurler de douleur encore plus fort que les voix dans ma tête. Tout ce mal que le monde m'avait fait, je le lui rendrais.
Je me souvenais, maintenant, de la Porte, des mains qui me déchiraient, qui me mordaient et me griffaient de toutes parts. Cette douleur-là, je l'avais déjà vécue et les morsures des loups, ce n'était rien à côté de cet enfer-là. Cela me faisait presque rire. Comment avais-je pu avoir peur de ça ?
Mais surtout, je me souvenais de celle qui m'avait jeté là. Celle qui, en pleurant, avait tendu les bras pour laisser ces bras noirs me prendre et m'attirer dans une nuit de douleur éternelle. Je me souvenais de l'avoir vue, à travers mes yeux glauques, difformes, cette forme, ce visage clair, ces cheveux noirs rabattus en tresses, cette expression torturée, coupable. Elle m'avait abandonnée. Elle m'avait envoyé en enfer, là où on m'avait détruit des milliers de fois, où on m'avait moqué, brisé, nié, jusqu'à ce que je pense ne plus exister.
C'était Izumi.
C'était elle qui m'avait trahie.
Et je sentis une colère infinie enfler en moi, alors que sous mes doigts, la colonne vertébrale d'un loup se brisait comme du petit bois. Indifférent à ces ennemis qui m'avaient fait si peur et qui semblaient maintenant si risibles, je tournai la tête pour chercher sa silhouette au milieu du crépuscule et de la neige qui me fouettait les joues. Au milieu des loups en train de fuir et des cadavres ensanglantés, je vis son corps enfoncé dans la neige teintée de rouge.
Je me fichais des loups, je les laissai partir. Ils ne m'intéressaient plus, ils étaient trop fragiles. J'escaladai les bandes de glace qu'elle avait transmutées pour se défendre, en vain. Son corps, brisé, était couvert de morsures. Dire que j'avais cru qu'elle était forte. Dire que je lui avait fait confiance. Dire que je l'avais aimée. Dire que j'avais cru voir en elle une maman. Ce n'était pas vrai, une mère n'abandonnait pas ses petits. Elle n'aurait jamais dû faire ça. Elle aurait dû mourir pour moi plutôt que faire ça. J'avais envie de pleurer et de rire en même temps. J'aurais voulu l'étrangler de mes mains, mais en la voyant allongée dans la neige, je compris que les loups s'étaient déjà chargés d'elle. Ils m'avaient volé ma vengeance, mais en même temps, ils m'avaient rendu la mémoire, la vie. Sans eux, je n'aurais jamais osé avaler la pierre, je n'aurais pas découvert ma véritable puissance, je n'aurais pas appris ce grand secret.
Cela ne servait à rien, mais tout de même, je lui donnai un grand coup de pied, jetant sur son corps une partie de ma rage. Elle ne méritait que ma colère. Elle méritait de mourir. Une des voix dans ma tête pleurait à chaudes larmes, mais dans le vacarme, je l'entendais à peine, et je m'en fichais.
Une fois que je m'étais lassé de mes coups, je restai debout à côté d'elle, sentant le vent fouetter mon visage sans le blesser, le froid se jeter sur ma peau sans parvenir à me refroidir, la fatigue qui avait disparu de mes veines. C'était comme si, tout ce temps, j'avais fait semblant d'être humain, et que j'étais maintenant guéri, maintenant moi-même. J'étais une tornade au corps invincible, j'étais la rage et le sourire, j'étais la colère à l'état pur. J'étais Wrath.
Et à mes pieds, il y avait celle qui m'avait accidentellement créé, qui avait fait de moi ce que j'étais. Et elle était morte. Je n'étais même pas triste. Je la regardais juste. L'hiver ne m'atteignait plus, le temps ne me pressait plus. La neige pouvait toujours essayer de m'avaler, elle ne me tuerait plus. J'étais juste là, à réfléchir, à redécouvrir doucement le monde dans ce nouveau corps, ce nouvel esprit, tandis que le ciel devenait noir au dessus de ma tête.
La neige commençait déjà à recouvrir Izumi. Bientôt, elle l'enterrerait toute entière. Des charognards viendraient la dépecer, des vers nettoieraient ses os, ses vêtements moisiraient et se déchireraient, au printemps, des oiseaux prendraient ses cheveux pour garnir leur nid… et peu à peu, elle finirait par disparaître totalement. C'était cela, être humain. Mourir, se décomposer, cesser d'exister. Mais moi, maintenant, j'étais tellement, tellement plus que cela. Je comprenais ce que voulait dire Bradley. Je n'étais pas comme eux, je n'appartenais pas à leur monde. Ils étaient comme les fourmis.
J'étais immortel.
J'étais fort.
J'étais un Homonculus.
J'avais du mal à quitter la scène, je ne savais pas pourquoi. Peut-être parce que c'était important, ce qui venait de se passer. Mais au bout d'un long moment, je finis par tourner les talons, redescendre la pente, piétinant le corps d'un loup au passage, me frayant un chemin au milieu de la neige, de la glace, du sang et des corps inanimés, indifférent au massacre que je laissais derrière moi.
Je savais ce qu'il me restait à faire. Cela prendrait du temps, car j'étais loin, loin de tout dans ces montagnes, mais j'y parviendrais. Cela me prendrait des jours, des semaines peut-être, mais peu importait. Je n'étais pas pressé, je ne ressentais plus la faim, la soif ni la fatigue. Je n'avais plus mal, je n'avais plus besoin de dormir, plus besoin de m'arrêter. Je le sentais dans mon corps, rien ne pouvait plus me faire ployer. Il y a avait des centaines de voix à l'intérieur de moi, des voix qui étaient ma force. Je n'avais plus une vie, mais une multitude, et je pouvais sacrifier des parts de moi pour arriver à mes fins. Si je retrouvais Bradley, il me donnerait d'autres pierres, et je pourrais être plus fort encore. Je ne savais pas où aller, mais s'il me cherchait, il me retrouverait sûrement. Sinon, je finirais bien par rencontrer des hommes, des militaires qui me mèneraient à lui. Les humains étaient tellement stupides parfois.
Surplombé par la nuit nuageuse, marchant sans peine au milieu des tourbillons poudreux du blizzard, je souris en songeant qu'en étant devenu une multitude, je n'étais plus seul, et que je le serais encore moins quand j'aurais atteint mon nouveau but :
Retrouver les autres Homonculus, Bradley, et ma véritable mère. Celle qui ne me trahirait pas.
