Hello ! Nouveau chapitre, nouveau point de vue, on quitte Central ! (Oui, je sais, je vous frustre... mais va falloir vous y faire parce que ça va pas s'arranger ! ;P)
Dans les nouvelles diverses, ce Nano a été un succès, puisque j'approche des 60 000 mots (j'espère les atteindre aujourd'hui) et qu'il ne me reste plus qu'un demi-chapitre pour boucler la partie 5. Tout se passe comme prévu, niark niark niark ! J'ai hâte de publier les chapitres en question, mais ça ne sera pas tout de suite, surtout qu'il y a pas mal de relecture qui m'attend (vous avais-je dit que j'écris n'importe comment lors de mes premiers jets ?) En tout cas, je suis fière d'avoir réussir à écrire tous les jours ce mois-ci, et je suis soulagée d'avoir repris de l'avance. Je vais pouvoir préparer sereinement la sixième partie pour reprendre l'écriture cet été... J'ai encore de quoi bien m'occuper ! XD
J'ai aussi du boulot pour préparer Octopote, une convention virtuelle organisée par des exposants qui aura lieu sur Facebook et Discord, du 1 au 3 mai. J'en ai profité pour mettre à jour toute ma boutique en ligne, préparer un catalogue... L'occasion parfaite de (re)découvrir mes travaux, de passer commande si vous le voulez, et surtout de papoter avec moi ! Je serai présente en tchat et en vocal pour répondre à vos questions, et je pense aussi faire un peu de stream pour montrer l'intérieur de l'atelier, mes travaux de recherches, ma doc, éventuellement pour dessiner en live (même si j'avoue que cette idée me donne un peu le trac ^^°)
N'hésitez pas à aller sur mes réseaux sociaux pour en savoir plus, en plus à défaut d'illustration, j'ai posté un dessin d'Angie réalisé à gouache, j'en suis plutôt contente ! (vous le retrouverez aussi sur Deviantart, comme d'habitude.)
Bon, j'ai déjà dit beaucoup de choses, je vais vous laisser lire, maintenant ! ^^
Chapitre 62 : Le dilemme - 1 (Winry)
J'étais au palais de justice, face au juge, tremblante de peur, sentant le poids du regard de la foule derrière moi, le pouls cognant dans ma gorge, mes mains secouées par la peur, le dos trempé par la sueur. Le juge baissa les yeux vers moi, un regard méprisant et trop satisfait, avant d'annoncer :
- Les jurés ont rendu leur jugement, et déclarent Winry Rockbell coupable. Sa sanction sera de cent cinquante mille cents et quatre ans de prison ferme.
Je me sentis me glacer, vidée par le choc, coulant dans les ténèbres.
C'était fini. J'avais perdu. J'étais perdue. Il était trop tard.
J'avais l'impression que le monde autour de moi s'effondrait, et j'avais envie de griffer les murs, de m'arracher à tout ça. Je ne pouvais pas aller en prison, je ne le méritais pas, j'étais trop faible pour cela. Je ne pouvais pas accepter de voir ma vie détruite comme ça.
Je me levai dans un sursaut, et me retrouvai assise dans mon lit, le souffle court, en larmes.
Dans l'obscurité totale de la pièce, j'écoutai mon souffle tremblant, sentant mon coeur battre trop fort, mon corps prêt à flancher, puis, quand je me sentis assez lucide et stable pour cela, me penchai pour allumer ma lampe de chevet d'un geste mal assuré. La lumière jaune inonda la pièce de sa chaleur rassurante sans parvenir à me calmer totalement. Je regardai l'ampoule dont l'abat-jour filtrait l'éclat, rêvant de pouvoir absorber cette lumière pour chasser toutes les ombres qui se tapissaient dans ma tête.
Nous étions le mardi 2 janvier. La nouvelle année venait de commencer sous des auspices bien sinistres. Aujourd'hui, c'était l'anniversaire d'Edward, toujours disparu. Cette idée s'additionnait à tout le poids que je portais chaque jour depuis des semaines maintenant.
Je fourrai le visage au creux de mes bras, écrasée par toutes ces pensées qui m'épuisaient. Que devenait Edward ? Comment allait-il ? En plus de deux mois, nous n'avions eu que deux cartes postales, l'une envoyée chez les Curtis, la seconde, reçue à notre nouvelle adresse il y a une dizaine de jours. Un seul mot en guise de texte : "Courage", puis l'adresse tracée en caractère d'imprimerie, et le dos de la carte représentant une enfant à l'air angélique et aux cheveux bouclés, serrant dans ses bras un chaton. Il avait fait avec ce qu'il trouvait et en dévoilait le moins possible, se doutant sans doute que la carte nous serait prise et analysée par les militaire qui le recherchaient toujours, mais le message était clair : Il était informé de ce qui m'arrivait, et avait décidé de prendre le risque de me faire signe, de me faire savoir que je n'étais pas seule. Cela ne remplaçait pas sa présence, mais de la part de quelqu'un qui m'avait habituée à me laisser sans nouvelle pendant des mois, ce n'était pas rien. Je jetai un coup d'oeil à cette carte que les militaires m'avaient rendue et que j'avais depuis posée sur ma table de nuit, encouragement muet dans lequel je tâchais de puiser de la force.
Quelqu'un toqua à la porte de ma chambre. Peut-être était-ce le matin, ou le milieu de la nuit… Entre les journées courtes et les nuages qui s'amoncelaient, j'avais l'impression de ne plus jamais voir la lumière du soleil, au point de perdre la notion du temps. Je me pelotonnai un peu plus avant de répondre.
- Oui ?
- C'est Al, je peux entrer ?
- … oui.
Il poussa la porte, entra à pas précautionneux, encore en pyjama, pieds nus, avec un pull jeté sur les épaules. Il semblait à peine réveillé, il avait les yeux mal ouverts, et ses cheveux, qui ne cessaient pas de pousser, étaient de plus en plus longs et chaotiques. Bientôt, il pourrait les attacher… comme Edward. Je ne savais pas si c'était à cause de la lumière tamisée de la lampe qui projetait des ombres théâtrales, de la fatigue, ou parce que j'y pensais à ce moment-là, mais la ressemblance entre les deux frères me sauta aux yeux.
- … Ça va ? demanda-t-il un peu maladroitement en s'approchant. Je ne te réveille pas ?
Je secouai négativement la tête, et il eut un petit sourire qui me sembla triste.
- Tu sais, je dors tellement mal ces derniers temps… il n'y avait pas de raison que je ne sois pas réveillée.
- Il est quatre heures du matin, annonça Al en s'asseyant sur le lit.
- Ah… peut-être que si, alors, fis-je avec un rire gêné.
Il y eut un silence dans lequel on n'entendit plus que le vent sifflant et malmenant les volets. J'avais honte, mais je devais admettre que la présence d'Alphonse me rassurait. Il était là. Il était toujours là. Depuis qu'il avait retrouvé son corps, le plus clair de son temps, il l'avait passé à mes côtés, présent comme par magie à chaque fois que j'en avais besoin. Comme maintenant.
- Tu ne devrais pas dormir à cette heure-ci ? Avec ton travail…
- Je n'arrive pas à dormir, avoua-t-il avec un sourire qui ne cachait pas sa nervosité.
- Je ne vais pas te jeter la pierre, fis-je.
Il soupira, et il y eut un long silence.
- C'est l'anniversaire d'Edward, aujourd'hui, murmurai-je.
- Oui.
- Tu crois qu'il va bien ?
- Je… je suppose, bafouilla-t-il. Je pense que oui, ajouta-t-il d'un ton plus ferme. Après tout, il nous a envoyé un message il n'y a pas longtemps.
Ce n'était pas la première fois que je lui posais la question, mais je ne pus m'empêcher de me dire que d'habitude, il répondait d'un ton bien plus assuré, comme s'il en était intimement convaincu. Cela n'avait aucune valeur, mais sa soudaine incertitude m'angoissa un peu plus. C'était égoïste, mais j'avais besoin de le savoir calme et confiant. J'avais honte de m'appuyer sur lui comme je le faisais depuis des semaines, depuis qu'avait commencé ce cauchemar, avec l'agression de Thaddeus et le procès qui avait suivi, mais je n'avais pas le choix, tout simplement.
D'un coup, je repensai au procès, ajourné pour le moment, et à l'ultimatum. S'assurer la liberté et se taire, ou aller jusqu'au bout du procès et risquer d'aller en prison. À cette simple idée, mon ventre se tordit. La peur de perdre, la rage face à l'injustice. Je ne savais pas ce qui était le pire, entre le fait qu'ils se comportent comme ça avec moi, ou la conscience de plus en plus aiguë que le système juridique leur en donnait le pouvoir.
Je sentis une main tapoter ma tête, et réalisai que je m'étais recroquevillée, serrant les dents, tremblante. Je me redressai, croisant le sourire mi-triste, mi-rassurant qu'Al abordait la plupart du temps.
- Tu penses à l'accord, c'est ça ?
Je hochai la tête.
- Tu as pris une décision à ce sujet ?
Je la secouai négativement.
- Je comprends, c'est difficile.
Il y eut un silence.
- Quoi que tu choisisses, je serai là.
Ses mots me donnèrent envie d'éclater en sanglots, de soulagement peut-être. Beaucoup de gens auraient pu dire ça, mais de la part d'Alphonse, c'était quelque chose qu'on pouvait réellement croire. Le fait de savoir que je pouvais compter sur lui, qu'il était là pour me maintenir à flots, rendait toutes ces journées moins horribles. J'avais même réussi, peu à peu, à reprendre pied avec la réalité. À retrouver le courage de me coiffer correctement, de manger, difficilement. À sortir un peu de se brouillard chaotique dans lequel les événements m'avait plongée. Pendant un temps, je m'étais sentie arrachée à moi-même, dissoute dans les discours, les plaidoyers, les discussions, les jugements dans les regards insistants qu'on me lançait.
- Merci. Je ne sais pas ce que je ferais si tu n'étais pas là.
- C'est pareil pour moi… Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
Je me mordis la joue. Des phrases comme de ce genre me rappelaient ce moment où il m'avait annoncé qu'il me demanderait de sortir avec lui le jour où il m'aurait dépassée en taille. Je n'avais pas répondu sur le coup, et quelques heures après, l'agression de Thaddeus avait balayé cette histoire, la jetant aux oubliettes.
Je devais avouer que je n'y avais plus pensé pendant longtemps, trop noyée par d'autres préoccupations plus angoissantes. Mais là, je pris tout-à-coup conscience de sa présence dans ma chambre, en pleine nuit, et je me sentis embarrassée.
- J'ai passé tellement de temps à suivre Ed partout où il allait, que quand il a disparu, je n'aurais vraiment pas su quoi faire, si je m'étais retrouvé complètement seul. Je ne sais pas si c'est réconfortant pour toi d'entendre ça, mais… C'est vrai.
- Tu crois qu'on le reverra ? soufflai-je.
- Bien sûr, qu'on le reverra. C'est Ed. Il serait prêt à traverser des mondes pour nous retrouver.
Je souris, rassurée de retrouver chez lui la confiance envers son frère. Il était assis au bord du lit, le regard flottant vers le mur où j'avais affiché les plans d'automail. Comme il était perdu dans ses pensées, j'avais tout le temps de le détailler. Il partageait avec Edward plus de traits qu'il ne le pensait, même si son visage était plus rond et doux. Ses cheveux trop longs lui tombaient sur les yeux, lui donnant des airs négligés qui changeaient du souvenir de l'enfant propret qu'il était, avant la mort de Trisha. Je ne m'en rendais pas vraiment rendu compte avec ses tenues habituelles, mais en le voyant en pyjama, je réalisai tout à coup qu'il avait grandi, et son corps s'était musclé à force de porter des courses et de cavaler en montagne.
Il ressemble de plus en plus à Edward…
Je me sentis rougir à cette pensée. Si j'étais honnête avec moi-même, Al était quelqu'un de profondément gentil, et son apparence était tout sauf déplaisante. Mais il était plus jeune que moi, et cet écart me poussait à le voir comme un enfant. S'il avait posé sa question au présent, ce jour-là, je lui aurais dit non, sans hésiter un instant. Cela m'aurait fait de la peine, et à lui encore plus, mais je savais que je n'aurais pas pu. Si Edward s'était avéré être un rêve lointain et inaccessible, Alphonse était au contraire trop proche. J'aurais eu l'impression dérangeante de sortir avec mon petit frère.
Pourtant, j'avais du mal à arrêter de scruter son profil soucieux, tandis qu'il fixait les tracés de conception sans les voir.
- Tu penses que Gracia a reçu le cadeau qu'on a préparé pour Elysia ? souffla-t-il.
Cette question chassa mes questionnements pour me ramener à des pensées plus terre-à-terre.
- J'espère que oui, quand même ! On l'a posté il y a quatre jours !
- C'est vrai, mais avec la neige, peut-être que les trains sont restés bloqués… Après tout, il y a des ateliers qui sont au chômage technique parce que leurs matières première du Nord n'arrivent plus.
- Enfin, dans le Nord, aussi, le climat n'est pas le même. Ils doivent avoir autrement plus de neige, fis-je remarquer.
- C'est vrai…
- Si tu veux, on pourrait l'appeler, pour savoir ce qu'elles deviennent toutes les deux, prendre des nouvelles.
- Bonne idée… Enfin, pas maintenant, quoi.
- Pas à quatre heures du matin, oui, confirmai-je avec un petit rire.
Il se tourna vers moi avec un sourire amusé.
- Quoi, j'ai dit une bêtise ?
- Non, je suis content de te voir rire. Ça fait plaisir de voir que tu as l'air d'aller mieux.
Je baissai les yeux, souriant tout en me sentant un peu embarrassée. Il avait raison. Il y a quelques semaines, il m'aurait paru inimaginable de parvenir à discuter et rire comme ça. Même si le dilemme de l'accord était un choix terrible, cela me faisait sans doute du bien de pouvoir me sentir un peu maîtresse de mon destin, après toutes ces journées passées à me laisser ballotter par un système judiciaire qui m'accablait toujours plus, et de voir mon intégrité et mes compétences sans cesse remises en cause. Au moins, je savais que je pouvais toujours sacrifier mon honneur pour garder ma liberté. Restait à savoir lequel des deux était le plus important.
Le fait qu'Alphonse refuse de s'exprimer sur le sujet était difficile pour moi, mais en même temps, je me sentais soulagé qu'il me laisse le choix. Je l'estimais assez intelligent pour pouvoir faire confiance en son jugement, mais je sentais confusément qu'il fallait que cette décision soit la mienne avant tout. Les jours passaient, et je n'arrivais toujours pas à savoir quoi répondre… Mais au moins, je n'avais plus à aller sans arrêt au palais de justice, à me confronter à Thaddeus, à mes collègues et ennemis, au regard inquisiteur des visiteurs venus me regarder me débattre face à mes accusations. Et même si j'y pensais toujours, parfois, je parvenais à écarter assez cette épée de Damoclès pour pouvoir parler et rire, entourée de la bienveillance de la pension et épaulée par la présence rassurante d'Alphonse.
Le simple fait qu'il soit là, même quand il ne disait rien, était réconfortant, et je lui en étais éperdument reconnaissante. Je doutais qu'il se rende compte de l'importance que cela avait pour moi, et je ne comptais pas aborder un sujet aussi délicat avec lui. C'était embarrassant, et je risquais de lui donner de faux espoirs si je lui disais une chose pareille. Heureusement que depuis ce jour, il n'avait pas évoqué une seule fois cette discussion. Cela nous permettait de rester comme avant. Je gardais sous silence le fait qu'il m'était devenu essentiel, et profitais de ces moments de grâce, entre les silences paisibles et les discussions à parler de sujets futiles comme l'échec culinaire de Jordan, ou le pull hideux dont Henry avait fait l'acquisition.
- Pour le coup, je suis d'accord avec Louise, il faudrait brûler cette chose, répondis-je à la question d'Al en riant.
- Tu y vas fort… si ça lui fait plaisir !
- Toi, tu as passé trop de temps avec Edward, ça a développé ta tolérance au mauvais goût.
- Et alors, ça ne fait de mal à personne, non ?
- Ça fait mal à nos rétines.
- Pauvre petit bouchon ! ironisa-t-il avant de se redresser. Ah ! Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, mais il va peut-être falloir que je me prépare à partir.
- Ah, oui ! Je ne te retiens pas, fis-je en souriant.
En réalité, mes entrailles s'étaient tout-à-coup nouées à l'idée de me retrouver seule de nouveau. Est-ce que les ténèbres et les angoisses allaient me sauter de nouveau au dessus une fois qu'il aurait passé la porte ? Mes peurs n'avaient pas disparu, elles se tapissaient simplement dans l'ombre quand les autres parvenaient à me changer les idées, attendant leur heure.
- Ça ira ? Tu arriveras à te rendormir ?
- Je pense, oui… Sinon, ce n'est pas trop grave, je ne suis pas aussi active que toi, donc je prends moins de risques !
- Si tu veux te dégourdir les jambes, tu pourrais venir avec nous chez Stain. Un peu d'exercice te ferait du bien, et la vue vaut le coup d'oeil.
- Tu y retournes quand ?
- Demain.
- Mh, j'ai peur que ce soit trop fatiguant pour moi, soufflai-je.
Ses yeux se ternirent un peu, et je le sentis triste.
- Je te redirai, d'accord ? Si je me sens en état.
- D'accord. Bon, je file. Prends soin de toi !
Je le saluai d'un signe de main, et il ferma la porte derrière lui. Je me retrouvai seule de nouveau, et repris conscience de l'obscurité qui m'entourait. L'appréhension rejaillit, comme je pouvais m'y attendre.
Mais le matin approchait, et si je me levais et je descendais, il y aurait bientôt quelqu'un avec qui parler. Je pouvais bien trouver la force de ne plus m'effondrer à la moindre crise. J'avais passé trop de temps à me laisser porter par les événements, à m'effondrer sous les coups de la disparition d'Edward, de l'agression de Thaddeus. Mais avoir rencontré Betty Ketten, qui s'était relevée d'une histoire similaire à la mienne et en avait tiré de la force, ça me donnait envie de l'imiter. J'avais de la chance qu'Alphonse soit là, mais je ne pouvais pas me montrer faible éternellement. S'il disparaissait, comme Edward, comment je ferais ? J'espérais que ça ne serait pas le cas, mais le risque existait, et il fallait que je trouve des ressources intérieures sur lesquelles m'appuyer pour surmonter seule les difficultés. Je ne pouvais pas rester éternellement la gamine inutile et fragile dont tout le monde s'inquiétait, celle qui utilisait ses amis comme béquille, incapable qu'elle était de marcher seule.
J'éteignis la lumière et me rallongeai, me pelotonnant sous la couette, les yeux grands ouverts. Face au procès, je n'étais pas seule. Alphonse, mon avocat, Louis, Henry, Jordan et les autres résidents, mais aussi Dwyer et Ketten étaient là pour me soutenir face à Marshall & co. Même si beaucoup d'autres me jugeaient ou s'amusaient de ma situation, mes alliés avaient bien plus de valeur à mes yeux que mes ennemis.
Je pensais à cette possible expédition en montagne, vers la maison du mystérieux monsieur Stain. Alphonse m'avait montré où se situait son chalet, bien au delà de la forêt de pins, et à l'idée de marcher aussi loin, je sentais le coeur me manquer. Etais-je capable de monter jusque-là ? Cela me semblait inaccessible…
Mais peut-être avais-je besoin de me prouver que j'étais capable d'atteindre des choses qui me semblaient hors de portée. Cela me donnerait une raison de croire un peu plus en moi-même…
En cherchant des souvenirs positifs, je repensai à quelques jours auparavant, quand nous avions fabriqué le cadeau pour Elysia. C'était une pensée réconfortante, et en me remémorant la scène, je parvins à me rendormir…
Alphonse était rentré plus tard que d'autres fois, et je l'avais retrouvé en train de se frictionner et de se secouer dans l'entrée pour faire tomber la neige qui avait couvert son bonnet et collé au lainage de sa veste. A s'agiter ainsi, il me faisait penser à un jeune labrador en train de s'ébrouer, et cette pensée m'arracha un vague sourire. Puis il retira son couvre-chef pour l'accrocher à la patère, libérant une tignasse chaotique dressée par l'électricité statique, et remarqua ma présence seulement en déboutonnant son manteau.
- Ah, Winry, comment vas-tu ?
Je haussai les épaules, aussi morose que d'habitude, et il s'approcha à pas vif, avec le genre de sourire qui éclairait et réchauffait la pièce.
- Je suis passé au magasin de jouets, j'ai vu plein de choses qui m'ont donné des idées pour Elysia.
- Ah, fis-je, en sentant cette idée m'égayer presque malgré moi. Des choses comment ?
- Il y avait des petits trains, un hérisson en bois qui marchait tout seul quand on le posait sur une pente, une tirelire en fer-blanc avec un corbeau à manivelle qui attrape la pièce avec son bec pour la mettre dans la tirelire, des toupies, des jeux de construction, des poupées, des puzzles, et des oiseaux à bascule qui tenaient tout seuls en équilibre sur leur bec, et…
En le voyant énumérer tous les jouets qu'il avait découverts au magasin avec autant d'enthousiasme, je ne pus m'empêcher de me sentir attendrie. C'était la réaction d'un enfant qui avait grandi trop vite et qui n'avait pas perdu l'émerveillement pour les jouets, faute d'avoir eu le temps de s'en lasser. Je me sentis touchée en le voyant comme ça, et cela faisait du bien de sortir de cette apathie qui était devenue la mienne depuis le procès.
- Un oiseau qui tient tout seul ? Comment ça ?
- En fait, l'oiseau a les ailes déployées, les pointes des ailes arrivent en avant par rapport à sa tête et sont lestées, ce qu'il fait qu'il y a le même poids des deux côtés. Tu poses le bec sur ton doigt ou une petite surface, et il reste en équilibre en se balançant.
- Oh, j'aime bien l'idée ! Mais une tirelire pourrait être amusant aussi, et intéressant à fabriquer… Ceci dit, elle est encore petite, je ne sais pas si ça l'intéresserait beaucoup comme jouet…
- Hum, on a encore un peu de temps pour y réfléchir… Mais c'est vrai que le travail du métal, c'est un peu ma spécialité.
- Mais pour des jouets, je ne sais pas, le bois est un matériau plus doux, non ? Elle risquerait moins de se faire mal avec…
- Pour le coup, je n'y connais rien en travail du bois, répondis-je d'un ton inquiet.
- Travail du bois ? demanda Henry qui venait de pousser la porte et accrocha son manteau, mais… vous voulez fabriquer un objet en bois ?
- On ne sait pas encore, répondit Al en se tournant vers lui. On voudrait offrir un cadeau à la fille d'une bonne amie à nous, et comme on n'a pas beaucoup d'argent, on s'est dit que le fabriquer nous-mêmes serait une bonne solution.
- En effet, et je pense qu'elles seront touchées d'avoir un cadeau fait maison, confirma-t-il avec un sourire.
- Mais moi, je ne sais faire que des automails… Je serais bien incapable de fabriquer une poupée ou un jouet en bois, fis-je avec un soupir.
- Tout s'apprend ! J'avais un ami ébéniste, il m'a montré quelques petites choses… bon je n'ai ni le talent ni le goût pour ça, mais je pense que je saurai vous conseiller si vous voulez bricoler quelque chose de simple.
- C'est bon à savoir, merci ! fit Al avec un large sourire.
- Hé, qu'est-ce que vous faites tous à l'entrée ? s'exclama Louise en poussant la porte de la cuisine. On vous attend pour nous mettre à table, Sylvie a préparé des choux farcis, ça fait une heure que je salive, je n'en peux plus, moi !
La remarque de la brunette nous arracha un rire, et nous obéîmes, rejoignant la joyeuse tablée pour s'asseoir sur les bancs mal dégrossis, tandis que Sylvie, une grande blonde aux cheveux chaotiques, servait des assiettes fumantes en les faisant passer à la ronde.
Après avoir réfléchi un moment, nous étions tombés d'accord sur le fait qu'un cadeau avec un oiseau serait une bonne idée pour Elysia, elle qui aimait tant aller au parc et courir après les pigeons pour qu'ils s'envolent. Après cela, je m'étais demandé quoi réaliser au juste. L'idée de fabriquer une tirelire en métal était dans mes cordes, et la complexité du mécanisme m'aurait occupée un moment, ce qui était plutôt une bonne chose.
Seulement, il fallait se procurer le matériel, et je n'avais pas vraiment la possibilité de forger quoi que ce soit. Bien sûr, comme je m'entendais bien avec Betty Ketten, j'aurai pu lui demander de passer à son atelier pour emprunter son four, le temps d'un moulage et de quelques soudures. Mais cela aurait impliqué de sortir, et je ne quittais plus la pension depuis des jours. Plus grave encore, je me rendais compte que je n'avais pas vraiment envie de travailler le métal. Parce que, quand je repensais à un plan de travail et à ces outils que j'avais utilisés tous les jours pendant des années, je me remémorais les mains de Thaddeus, crispées sur mon corps, et cette simple idée me donnait envie de vomir.
Je le haïssais pour ça. Non seulement cette affaire foutait ma vie en l'air en me traînant devant la justice, mais en plus, il avait réussi à me dégoûter de la chose la plus importante pour moi : le travail du métal et la fabrication d'automail. J'avais reporté la décision, espérant que c'était un mauvais moment, un détail provisoire, mais au fil des jours, l'anniversaire approchait et je n'arrivais pas à ne serait-ce qu'à m'asseoir pour dessiner les plans. Cette pensée me faisait enrager, et je finis par l'avouer à Alphonse.
- Je n'arrive plus à travailler, fis-je d'une voix tremblante. Dès que j'essaie de faire quelque chose qui à un rapport à mon métier, je repense à Thaddeus, et…
Je n'avais pas eu besoin de finir ma phrase qu'Alphonse s'était levé et m'avait serré dans ses bras. Ce n'était pas plus mal, je n'étais pas sûre d'avoir été capable de la continuer de toute façon.
- Je le déteste, murmurai-je en retenant mes larmes. Il m'a gâché la chose la plus importante dans ma vie. J'ai l'impression que je ne serai plus jamais capable de faire des automails maintenant.
- C'est un passage à vide, souffla-t-il à mi-voix. Je te connais, tu aimes trop la mécanique pour en rester dégoûtée bien longtemps. Ça reviendra, il faut juste que tu sois patiente.
Il s'écarta et me regarda avec une expression aussi encourageante que rassurante.
- En attendant, profites-en pour apprendre de nouvelles choses : On n'a qu'à fabriquer cet oiseau en bois. C'est un jouet assez simple, et Henry pourra nous aider, si vous êtes toujours d'accord avec ça ?
- Avec plaisir, répondit Henry avec un sourire.
- Je suis sûr que si je demande à Stain, il pourra nous passer une pièce de bois coupé et nous prêter quelques outils dont il ne se sert pas. La seule chose que l'on aura à acheter, c'est le plomb à couler à l'intérieur des ailes pour le lester vers l'avant. Et si tu ne te sens pas de faire ça, on demandera à Ketten, de nous aider, d'accord ?
Je hochai la tête, déglutissant. Je détestais l'idée de devoir demander à quelqu'un d'autre de faire quelque chose d'aussi simple que ça, mais il fallait avouer que c'était assez rassurant d'avoir cette sécurité. J'espérais que je trouverai tout de même la force de faire cela par moi-même.
- D'accord, murmurai-je.
C'est ainsi que nous nous étions mis à la réalisation du cadeau d'Elysia, entres les discussions avec Craig, l'avocat, et les repas animés. Pendant que j'avais tracé les plans de l'oiseau, décidant après réflexion d'en faire une tourterelle, Alphonse avait réussi à obtenir de Stain qu'il lui confie du matériel et une belle pièce de bois flotté, en lui faisant jurer d'en prendre le plus grand soin, et Henry nous avait partagé son maigre savoir sur le travail du bois, en s'emmêlant parfois les pinceaux dans ses explications, me traitant d'impertinente d'une voix bourrue si j'avais le malheur de le faire remarquer. Avec sa carrure d'ours, sa voix bourrue et son accent prononcé, il aurait pu passer pour un professeur terrifiant s'il n'avait pas fait preuve d'une affection évidente envers moi et Alphonse. Non sans appréhension, j'avais commencé à scier et tailler le morceau de bois, et j'avais vite compris qu'il fallait faire preuve de plus de délicatesse que ce dont j'avais l'habitude. Il était tellement tendre que j'avais l'impression que je pourrai le fendre en deux d'un coup de ciseau trop puissant.
Au tout début, Alphonse avait passé autant de temps que possible dans l'atelier que nous avions improvisé dans la remise qui se trouvait sous l'escalier de la résidence, mais il avait rapidement compris qu'il ne pouvait pas faire grand-chose d'autre que regarder, et était retourné à ses nombreuses courses en villes. Ses absences étaient aussi dues, je l'appris bien plus tard, aux visites qu'il rendait à des personnes dont on soupçonnait qu'elles avaient été agressées par Thaddeus. Il ne m'en avait pas parlé, et il avait bien fait, car, que ce soit des fausses rumeurs ou non, elles avaient toutes refusé de discuter avec Al pour se laisser convaincre de témoigner contre le chef d'atelier.
Cela, je n'en savais rien, et je passais mes après midi à sculpter patiemment le bois clair pour en dégager la silhouette d'un oiseau délicat. Greyden, qui était resté mon gardien officiel, restait à proximité tandis que Henry me conseillait de son mieux. Celui-ci finit par m'avouer que je progressais trop vite pour être encore d'une quelconque utilité, mais resta papoter avec moi. Je n'étais pas sûre de devoir le prendre au sérieux, mais sa remarque me toucha.
À force de passer du temps avec lui, j'avais fini par mieux connaître cet étrange bonhomme, qui changeait de boulot comme de chemise et avait toujours des anecdotes rocambolesques à raconter. Pendant que les copeaux s'accumulaient autour de mon plan de travail improvisé, nous échangions quelques récits d'enfance, je lui parlai de mes parents médecins et de l'atelier de mamie Pinako, lui décrivit son enfance de fils de fermier, ses disputes, son départ et sa vie d'aventurier, quand il était parti sur les routes, travaillant comme saisonnier, coursier, homme à tout faire, et développant des trésors d'ingéniosité.
Ces moments de travail étaient une bulle de soulagement dans un quotidien qui restait pétri d'angoisse. Alphonse avait sans doute eu la meilleure idée du monde en suggérant de bricoler un cadeau pour Elysia. J'avais besoin d'un but, et j'avais besoin de m'occuper les mains. Ces gestes qui semblaient répétitifs à d'autres me vidaient la tête et m'apaisaient, et le manque d'assurance me poussait à rester concentrée sur ma tâche de peur de faire une bêtise irréparable.
Au fil des jours, l'oiseau prit forme, et il fallut attaquer une étape particulièrement délicate. J'avais donné au ailes leur forme définitive, mais je devais les ouvrir pour ensuite les lester, les recoller, puis peaufiner la sculpture pour l'équilibrer l'oiseau. Scier les ailes pour en évider l'intérieur fut une étape stressante, la peur de casser la pièce sur laquelle j'avais passé tant de temps étant bien présente, et le dessus de l'aile gauche se fendit à ce moment-là, me laissant avec un morceau supplémentaire. Al m'assura qu'il pourrait la recoller par alchimie, et je savais qu'il avait raison, mais cet échec me piqua au vif. Ce fut donc avec une moue vexée que j'avais terminé d'évider les ailes, utilisant de la cire pour mouler la forme des zones évidées, vérifié qu'elles avaient le même poids, ajusté en conséquence, remoulé, puis coulé les moules qui allaient me permettre de couler le plomb. J'avais retrouvé ces outils avec une pointe d'amertume, mais le plaisir de fabriquer éclipsa finalement le souvenir de Thaddeus. Alphonse avait raison à ce sujet, comme souvent somme toute. Cela fait, les pièces s'emboîtaient fort bien, et il avait, après discussion, recollé le tout par alchimie. Ainsi, nous n'avions pas à nous inquiéter de savoir si la colle allait bien tenir dans le temps.
On aurait pu croire que j'en avais fini, mais il me restait pas mal de travail après cela pour le rééquilibrer. Peu à peu, il fallut affiler la queue, le corps et les ailes, plus que je l'aurais cru, me donnant des sueurs froides à l'idée de fendre le bois de nouveau. Je parvins au résultat souhaité, et voir l'oiseau se balancer, le bec posé en équilibre sur le dossier de la chaise m'amena un sourire fier.
Au fur et à mesure qu'il prenait forme, je me sentais reprendre pied avec la réalité et retrouver goût à la vie. Je le polis amoureusement en pensant aux petits doigts d'Elysia qui ne méritaient pas d'être blessés par une écharde, scuptai le contour de l'oeil, les textures des plumes sur ses ailes, brûlant délicatement le bois au fer à souder pour noircir les yeux et la bande noire à l'arrière du cou de l'oiseau. Un coup de vernis avait ensuite donné vie à son regard, aboutissant à un résultat bien plus beau et satisfaisant que ce que j'avais osé espérer en commençant. Les membres du foyer avait commenté que c'était du travail d'artiste, et Jordan n'avait pas voulu me croire quand je disais que c'était la première fois que je travaillais ce matériau.
Finalement, c'était Al qui avait porté le cadeau empaqueté avec amour à la poste, et je l'avais regardé partir en souhaitant qu'il apporte à Elysia autant de joie que sa fabrication m'avait soulagée.
Mercredi trois janvier. Plus que trois jours avant la reprise du procès. En ouvrant les yeux ce matin-là, cette pensée me sauta au visage. J'avais pu mettre de côté cette pensée angoissante tant que je me préoccupais du cadeau d'Elysia, en me disant qu'il me restait du temps pour y réfléchir, mais le temps, il en restait de moins en moins, et je n'avais plus de dérivatif pour oublier cette question.
Qu'est-ce que je devais faire ?
Accepter ? Refuser ?
Si j'acceptais un marché pareil, j'aurais l'impression de me trahir, de trahir Betty Ketten et l'éducation pleine de droiture qui avait été la mienne… mais ma liberté était garantie. Si je refusais, et que j'allais jusqu'au bout du procès, j'allais forcer Thaddeus à faire face à ses actes… ou finir en prison.
Je me roulai en boule sous la courtepointe, pétrie de questionnements. Pourquoi devais-je prendre une décision pareille ? Pourquoi cette affaire était-elle arrivée en premier lieu ? Je n'avais rien fait pour mériter cette situation.
Ou peut-être que si. Peut-être que se montrer sympathique avec les gens, être souriante et discuter avec des inconnus était assez pour mériter le sort qui était le mien à présent.
Mais dans ce cas, comment aurai-je dû agir ?
La question est moins de savoir ce que j'aurais dû faire que ce que je dois faire maintenant, pensai-je avec un soupir avant de me décider à me lever. Une lumière grise filtrait à travers les volets, signe qu'il était déjà tard et que le temps était aussi couvert que les jours précédents. Ce matin, nous avions prévu une réunion avec mon avocat, Ketten et Dywer, et Al, évidemment, pour faire un point sur la situation et choisir la stratégie à adopter à l'approche du procès. Nous n'étions pas trop de cinq pour déterminer quoi faire face à cette situation qui me dépassait. Je me levai et enfilai un pull en lopi et des chaussons pour me soustraire au froid, traversai le couloir en saluant machinalement Greyden avant de filer prendre ma douche. Quand je descendis dans la cuisine, je trouvai Alphonse en train de s'activer avec l'énergie de celui qui s'était réveillé des heures auparavant.
- Ah, parfait ! Il est bientôt dix heures, je m'apprêtais à venir te réveiller.
- Je suppose que les autres ne vont plus trop tarder, fis-je entre deux bâillements.
- Oui ! répondit-il avec enthousiasme.
En le regardant me répondre aussi joyeusement, je me demandai s'il n'avait pas eu une bonne nouvelle. Avait-il eu Gracia et Elysia à téléphone ce matin ? Nous avions prévu de les appeler la veille, mais l'idée qu'on me demande comment se passait le procès m'avait fait renoncer. Je n'en savais rien, et je ne voulais pas y penser. Je ne le questionnai pas, mais le voir sourire m'apporta un peu de réconfort. Je m'attablai devant une tasse de café, et Al me passa une assiette avec deux tranches de pain grillé.
- Je te sors la gelée de mûres ?
- Je veux bien, merci.
En prononçant ces mots, je sentis l'appréhension me nouer le ventre, et compris que le simple fait d'avaler ces tartines seraient déjà un combat.
- Louise ne travaille pas ce matin, le réseau téléphonique est en panne, donc elle est au chômage technique tant qu'ils n'ont pas trouvé d'où venait le problème.
Je hochai la tête, un peu indifférente à cette information, et quelqu'un frappa à la porte. Al se faufila dans l'entrée pour ouvrir.
- Bonjour Dwyer, Ketten !
- Bonjour beau blond ! Je vous amène le repas pour tout le monde ! J'ai fait un ragoût de mouton aux légumes, il a mitonné avec amour toute l'après midi d'hier et ce matin !
- Ah, merci ! Louise sera des nôtres ce midi, peut-être Henry.
- Tant mieux, plus on est de fous, plus on rit ! s'exclama Dwyer en entrant dans la pièce, retroussant les manches de son pull trop long pour lui. Alors, comment va notre reine des automails aujourd'hui ?
Je levai vers lui un regard torve. Je savais bien qu'il avait un ton naturellement enjoué et que tout son comportement était motivé par une profonde bienveillance, mais il n'était pas vraiment efficace.
- Il ne reste plus que trois jours avant la reprise du procès. Ça veut dire que je dois répondre à l'accord après demain au plus tard.
- Oui oui, j'ai bien conscience de ça… c'est pour ça que nous sommes venus avec Betty.
Celle-ci entra dans la pièce à son tour, aussi grande et droite qu'à son habitude, et me salua.
- Ça va, depuis la dernière fois ?
- Oui, mentis-je en jetant un coup d'oeil à ma deuxième tartine, que je n'allais pas réussir à avaler. Merci de m'avoir laissée venir à l'atelier pour fondre mes lests l'autre jour.
- Ce n'était pas grand-chose, je pouvais bien faire ça pour toi ! Ça a bien fonctionné du coup ?
- Al a réassemblé les pièces de bois par alchimie, donc il n'y a pas eu de soucis.
- J'ai juste eu à ressouder le bois qu'on avait scié, la forme était parfaite, tempéra Alphonse.
Il minimisait toujours ses compétences en Alchimie, et même s'il n'était pas rare que les uns et les autres lui demandent de menues réparation au fil de ses courses un peu partout en ville, il restait toujours aussi modeste. À l'écouter, faire une transmutation ne lui demandait pas plus d'efforts que planter un clou, et il rendait service à chaque fois qu'il en avait l'occasion avec la générosité qui le caractérisait.
- Tu veux ma tartine ? abdiquai-je en lui tendant mon assiette.
- Tu n'as plus faim ? demanda-t-il.
Je secouai négativement la tête et il l'attrapa délicatement avant d'aller vers le plan de travail, demandant qui voulait du café. Le temps que celui-ci soit prêt, Craig arriva à son tour, sa mallette chargée de dossiers, et l'on se mit au travail.
L'avocat sortit sa paperasse, sortant toute la documentation qu'il avait pu trouver. Il avait fouillé les dossiers de son cabinet concernant des affaires similaires et tout ce qui touchait de près ou de loin à l'entreprise Marshall and Co. Information notable, il avait déniché, en demandant l'aide de la gendarmerie, deux mains courantes de femmes qui étaient venues en disant avoir été agressées par Thaddeus. Elles avaient ensuite retiré leur plainte, probablement sous la contrainte, mais les dossiers en question n'avaient pour autant pas été détruits, et un gendarme particulièrement soigneux les avait déterrés des archives. Les notes étaient succinctes, et nous n'aurions pas été étonnés que les gendarmes aient traité avec mépris celles qui étaient venu les appeler à l'aide.
- L'une d'entre elles, mademoiselle Pond, habite toujours ici. Je suis allé la rencontrer, annonça Alphonse. Elle s'est montré très méfiante au début, mais elle a finalement accepté de me parler. Elle n'a rien raconté de l'affaire elle-même, mais elle a dit quelque chose de plus intéressant encore. Apparement, des employés de Marshall and Co sont venus lui proposer un service, en échange d'un somme intéressante. Comme elle me l'a dit : "Je ne peux pas vous dire pour quoi, parce qu'ils m'ont payé pour me taire. Mais de vous à moi, je peux au moins vous dire qu'ils m'ont payée."
- Ils cherchent à étouffer l'affaire.
- À les faire taire, comme moi, murmurai-je.
Cette idée me nouait le ventre. Combien avaient-ils proposé à cette femme ? Combien d'autres avaient été réduites au silence ?
- Ils sont venus me voir aussi, annonça Betty Ketten. Ils m'ont sorti le contrat, j'ai écouté ce qu'ils avaient à dire, je leur ai dit que s'ils voulaient que je signe, il faudrait multiplier le prix par dix, et ils sont repartis bredouille en disant qu'ils en parleraient à leur chef, annonça-t-elle avec une certaine satisfaction.
- Tu serais prête à signer s'ils acceptaient tes exigences ?
- J'avoue que je ne cracherais pas contre un peu d'argent… Mais non, je ne compte pas signer. Si je leur ai demandé ça, c'est pour savoir quel prix Marshall et Thaddeus sont prêts à payer pour étouffer l'affaire. Je me suis dit que c'était une bonne occasion de savoir à quel point ils craignaient que l'affaire nuise à l'entreprise, et dans quelle mesure ils craignaient d'y perdre.
- Et ? demanda Craig.
- Ils sont revenus hier soir, en me proposant huit fois le prix initial.
- Je ne comprends pas… murmurai-je. Même s'ils étaient condamnés, ils n'auraient jamais à payer une somme pareille !
- Non, en effet, mais ils s'économiseraient les frais qu'engendreraient la prolongation du procès, et si Thaddeus était condamné, même à une peine légère, cela nuirait à l'entreprise. Ils travaillent essentiellement pour l'armée, ne l'oublions pas.
- L'armée n'est pas toujours vertueuse non plus, fit remarquer Alphonse.
De mon côté, je ne parlais plus, sonnée par les sommes et les enjeux qui gravitaient autour de moi contre ma volonté. Avec la somme dont Ketten avait obtenu la promesse, je n'aurais plus eu à me soucier de rien pendant un moment. J'aurais même pu m'acheter un atelier ou un appartement pour ce prix-là. Mon salaire me semblait soudain dérisoire, et je réalisai à quel point, aux yeux du chef d'entreprise, je n'étais rien de plus qu'un simple rouage dans la machine. Un rouage grippé qui pouvait bien tout faire dérailler.
- S'ils sont prêts à payer autant, c'est qu'ils ne sont pas tranquilles, c'est plutôt bon signe pour nous, fit remarquer Craig en remontant ses lunettes, prenant quelques notes.
- Avec mon témoignage en plus de celui de Winry, ils vont avoir du mal à ignorer la vérité.
- Et si on demande à ce que mademoiselle Pond monte à la barre, même si elle ne dit rien de concret, le simple fait qu'elle refuse de parler parce que "tenue au secret" est assez révélateur.
- Ce n'est pas cruel de faire ça ? demandais-je en imaginant le malaise que j'éprouverais si je me retrouvais dans cette situation.
- Si, admit Al, mais j'ai un peu discuté avec elle, et je crois bien que si elle en avait la possibilité, elle apprécierait de pouvoir nous aider, même muselée par ce contrat qu'elle a l'air de regretter d'avoir signé.
- Qui ne regretterait pas d'avoir signé un contrat pareil ? s'exclama Ketten.
Ces mots me firent l'effet d'un coup dans le ventre. Ils parlaient comme si continuer et attaquer Thaddeus bec et ongles était la seule option possible. Mais moi, plus les écoutais parler, plus j'étais terrorisée à cette idée.
- Craig, à l'heure actuelle, à combien estimez-vous mes chances de gagner ? demandai-je mécaniquement.
- Avec les informations que j'ai à l'heure actuelle, je dirais qu'elles sont de l'ordre de soixante-quinze pour cent. J'ai travaillé d'arrache-pied sur une argumentation en votre faveur, et les chances sont assez élevées, même avec un Juge biaisé. Maintenant que nous le savons, nous pouvons utiliser cela pour vous faire passer pour une martyre et attirer la sympathie du jury, ce qui tournera en votre faveur.
- Je ne tiens pas à être une martyre.
- Très honnêtement, mademoiselle Rockbell. Quand on est au sein d'un procès, il ne vaut mieux pas s'embarrasser de trop de morale. Tous les moyens sont bons pour gagner, et le camp adverse ne reculera devant rien.
- Ils auront aussi mis leur temps à profit pour préparer une stratégie, fit remarquer Dwyer. Il est vrai qu'il faut faire preuve de prudence, peut-être qu'ils ont trouvé des informations qu'ils comptent retourner contre elle.
- Ils auront sans doute essayé, mais auront-ils trouvé quoi que ce soit ?
- Il se peut qu'on utilise mon lien avec Edward pour me discréditer, fis-je remarquer d'une voix nouée.
Il y eut un temps de silence, et Alphonse reprit la parole, énonçant les pensées que j'avais eu à ce sujet d'un ton mortifié.
- Mon frère est recherché par l'armée pour avoir fait évader un prisonnier et détruit en grande partie le QG Est… Si Winry et moi, nous ne doutons pas une seconde des raisons pour lesquelles il a agi comme ça, il est, aux yeux de l'Etat, un hors-la-loi. Nous n'avons pas été impliqués dans cette affaire, mais il serait sans doute facile pour eux de sous-entendre qu'elle pourrait être un danger pour l'entreprise, peut-être même saboter du matériel de l'armée.
- Mais qui serait assez couillon pour gober ça ?!
- N'importe qui voulant déjà la condamner, Ketten, répondit Craig en enlevant ses lunettes pour se frotter l'arête du nez.
- Des personnes mentant éhontément pour couvrir un homme ayant tenté le violer une employée auraient-t-ils le moindre scrupule à la faire passer pour une dangereuse terroriste ?
Je suis en danger, concluai-je, le ventre noué.
- … Oui.
- Il ne faut pas céder contre lui ! s'exclama Ketten, outrée. Ils utilisent la peur pour asseoir leur pouvoir et abuser des gens ! Si on les laisse faire, ils ne feront que recommencer ! La prochaine secrétaire se fera violer, le prochain employé qui remet en cause leur manière de fonctionner sera réduit à silence !
- Et alors ? fit Craig d'un ton froid. Ma cliente, c'est avant tout Winry Rockbell, ici présente.
- Vous ne pouvez pas être aussi égoïste ! cracha la grande femme. Vous ne pouvez quand même pas leur laisser la victoire aussi facilement ?!
- Et vous, est-ce que vous comptez cesser d'utiliser ma cliente pour régler vos propres comptes ?
Elle ouvrit une bouche outrée à ces mots, prête à lui hurler dessus, et se contenta d'un coup de poing sur la table avant de quitter la pièce en claquant la porte.
- Voyons ce que nous pouvons faire pour votre défense par rapport à votre entourage. Le cas d'Edward Elric est-il une exception ?
- En quelque sorte… mais je dois avouer que mes parents n'étaient pas toujours un modèle d'obéissance.
- Dites-m'en plus.
- Ils étaient tous les deux médecins, et ils ont refusé de quitter le front d'Ishbal, malgré les demandes de l'armée. Ils ont finit par mourir dans un bombardement, ajoutai-je d'une voix nouée.
Les personnes que j'étais les plus fière de connaître étaient celles qui s'était opposées à l'oppresseur, même quand cette oppression était l'armée.
- Ils soignaient tout le monde, alliés comme ennemis, ajouta Alphonse. Je ne me souviens pas beaucoup d'eux, parce que nous étions enfants quand c'est arrivé, mais une chose est sûre : c'était de bonnes personnes.
Craig resta silencieux, et après quelques secondes de silence, eut un sourire moins cynique que ceux qu'il avait d'habitude.
- Désobéissants ou non, je ne pense pas qu'ils sortiront une telle carte. Faire de vous l'orpheline de deux héros au service des gens, ce n'est pas vraiment à leur avantage.
- Vous ne pensez pas qu'ils pourront utiliser leur comportement à mes dépends alors ?
- Je ferai quelques recherches supplémentaires à ce sujet, mais je ne pense pas, non.
Je poussai un soupir, soulagée par cette idée. Trop de fondations de ma vie s'étaient écroulées ces derniers mois, je ne voulais pas imaginer que le souvenir de mes parents puisse me trahir. J'en parlais rarement, mais les souvenirs flous que j'avais d'eux et les circonstances de leur morts étaient une de mes motivations à faire de mon mieux et à aider les gens, autant que possible.
Mais c'était aussi cette abnégation qui me pesait et m'emprisonnait.
Je n'étais pas aussi forte qu'eux, qui n'avaient pas eu peur d'aller dans les ruines et sous les bombes pour sauver chaque personne qu'ils trouveraient. Moi, j'étais peureuse et faible, je ne me sentais pas capable d'aller en prison pour défendre la justice. Et plus j'avais peur, plus je me haïssais pour ça. Ma mère, à ma place, n'aurait pas hésité une seconde. Alors je devais faire comme elle. Pour Betty Ketten, pour mademoiselle Pond et toutes celles que Thaddeus avait maltraitées, pour toutes celles qui allaient encore croiser son chemin si je le laissais faire. C'était la bonne chose à faire.
Mais j'étais terrifiée.
Si j'obtenais gain de cause, oui, ce serait le meilleur scénario… mais si j'échouais ? Si on me jugeait coupable ? Je ne voulais pas aller en prison pour ça, j'aurais l'impression que la vie me faucherait en plein vol. Si j'étais enfermée, sans rien pouvoir faire, je deviendrais folle. L'absence de travail me rendait folle en quelques jours seulement, alors comment pourrais-je supporter ça pendant des mois, des années ?
Mais si j'acceptais la proposition de Thaddeus, ce serait le laisser gagner, le laisser avoir le pouvoir, celui de m'humilier et d'humilier d'autres personnes. Ça serait accepter que l'argent pourrait tout acheter, même la probité. Ce serait trahir toutes les autres, et moi-même, par la même occasion. Ce serait baisser la tête et souffrir en silence.
Dywer était parti parler à son amie, me laissant seule avec Alphonse et Craig. La discussion était devenue beaucoup plus calme, et les deux parlaient à mi-voix, concentrés dans leur réflexions, leurs recherches d'arguments et de contre-arguments, explorant toutes les possibilités qu'ils pouvaient imaginer. Al me jetait de temps à autre des coups d'oeil inquiets, auxquels je répondais par des sourires machinaux. Je ne les écoutais plus vraiment, envahie par la peur et la culpabilité. J'en venais presque à regretter d'avoir le choix. L'hypothèse de pouvoir échapper au procès était aussi tentante que détestable, et je me dégoûtais à cette simple idée.
- Qu'est-ce que vous feriez, vous ? À ma place ? demandai-je à l'avocat, coupant leur discussion que je n'écoutais de toute façon pas.
Il se tut, et prit quelques secondes pour réfléchir.
- … J'accepterais l'accord.
- Et la justice ?
- La poursuite de la justice pousserait à décliner, oui, mais je suis une personne lâche et pragmatique : entre la perspective de la prison et l'assurance d'une somme élevée, je choisirais sans doute la deuxième solution. Je n'en serais pas fier, mais je choisirais ce qui me paraîtrait être la solution la plus sûre.
Je restai figée, incapable de savoir si sa réponse me soulageait ou empirait mon dilemme.
- Vous n'êtes pas obligé de raisonner comme moi, pas plus que comme Ketten. Votre vie vous appartient après tout.
Je hochai la tête, baissant les yeux, et sentis Al poser une main sur mon épaule.
- Sachez que si vous décidez de décliner l'offre, je vous défendrai au mieux jusqu'à la fin de cette affaire. Je vous aime bien, vous savez.
Je fronçai un sourcil, perplexe.
- Ah, ne vous méprenez pas, ce n'est pas une avance, fit-il en voyant mon expression. C'est juste que vous avez un caractère honnête et fonceur… ça change de mes collègues de travail, dont même les plus bienveillants restent très calculateurs.
À ces mots, je pensai à Edward. Et comme à chaque fois, je me demandai ce qu'il aurait fait à ma place. Il se serait battu, sans doute. Mais il s'en serait foutu, même emprisonné, il aurait bien trouvé le moyen de s'évader, de toute façon. Après tout, rien ne peut emprisonner quelqu'un qui peut littéralement tout faire d'un claquement de mains, n'est-ce pas ?
La conversation reprit, et mes pensées se détachèrent, comme si ce n'était pas de mon propre destin qu'il s'agissait. J'avais l'impression que la discussion piétinait, et peut-être était-ce réellement le cas. Quand on rentrait dans les stratégies et les vides juridiques, je ne me sentais vraiment pas à ma place, et très vite, je n'arrivais plus à écouter, retombant en boucle dans mes angoisses.
Dwyer revint à pas de loups et mit son ragoût à réchauffer, puis s'assit pour écouter la discussion et y prendre part avec la gentillesse qui le caractérisait, se relevant pour touiller de temps à autre. Un peu plus tard, Ketten revint à son tour avec la raideur de celle qu'on avait raisonnée mais qui ne parvenait pas tout à fait à décolérer. En croisant son regard, je sentais tout l'espoir qu'elle mettait en moi pour que je ne répète pas l'erreur de laisser Thaddeus s'en sortir sans encombre. Elle avait surmonté cela à son époque, elle s'était construite, elle avait même fondé son propre atelier, un lieu un peu à l'écart de la ville, tenu en majorité par des femmes, à l'ambiance chaleureuse. Elle m'avait ouvert ses portes et offert le plomb que j'avais utilisé pour lester le cadeau d'Elysia, elle m'avait conseillée et appris des choses. Si j'avais connu son atelier quand j'avais cherché du travail, j'aurais tout fait pour y rentrer pour profiter de son enseignement. À présent, je n'étais pas sûre de pouvoir travailler de nouveau avant un long moment.
L'ambiance était plutôt lourde, quand Louise entra dans la pièce, un filet à provision sur l'épaule et une boîte à la main.
- J'ai repris du choux et des panais, deux pain de trois, et pendant que j'étais à la boulangerie, j'ai craqué et acheté une tourte au pommes en passant !
Elle fut accueillie par des exclamations et son rire se répandit dans la pièce sans m'atteindre. De studieuse, la pièce devint soudaine animée, entre discussions sur le repas et allées et venues pour mettre la table. J'avais participé aux tâches, installant les assiettes en me désolant d'être emmurée à l'intérieur de mes angoisses. Henry nous joignit peu après, avec sa grosse voix bourrue et sa rudesse affectueuse. J'aurais tant voulu pouvoir rire avec les autres… Je savais que cela m'aurait fait du bien, mais j'en étais incapable. Ketten, qui semblait aussi sombre que moi, vient s'accouder au plan de travail pour me parler.
- Je suis désolée pour tout à l'heure, fit-elle d'une voix creuse.
- Ne t'excuse pas, soufflai-je, gênée.
- Ton avocat, là, il ne comprend rien. Il est dans ses chiffres et ses jurisprudence, mais il ne sait pas. Il ne sait pas ce que c'est de vivre avec la culpabilité d'avoir laissé le mal gagner. Il ne peut pas comprendre. Si je t'encourage à persévérer dans le procès, c'est parce que je sais que si tu acceptes cet accord, tu devras porter cette culpabilité tout le reste de ta vie. Et moi, cela fait des années que je regrette de ne pas avoir eu le courage d'aller porter plainte et de me dresser contre lui. Parce que si je l'avais fait, cela ne te serait pas arrivé. Veux-tu vraiment vivre comme ça, en te demandant combien de victimes tu aurais pu éviter ?
Je gardai les yeux baissés, la gorge trop nouée pour répondre. Elle avait raison, elle disait ce que je pensais. Je comprenais sa colère, je comprenais son dégoût. Ma poitrine me faisait mal.
- Ça intéresserait quelqu'un de sortir un bouteille de vin pour le repas ? demanda Louise en secouant ses boucles noires. Ça irait bien avec le ragoût.
- Toujours intéressé pour picoler, répondit Henry du tac au tac.
- Hé bien, Louise, tu n'as pas peur d'avoir un coup dans le nez pour répondre au téléphone cette après-midi ?
- Je suis passée voir au standard avant de rentrer, ils n'ont toujours pas trouvé l'origine de la panne… je suis bien partie pour avoir ma journée !
- C'est du propre !
- Heureusement pour eux qu'il ne neige pas aujourd'hui !
- J'espère qu'il ne se passera rien de spécial dans la journée… s'inquiéta Dwyer. Le téléphone en panne, imagine s'il y a un problème !
- Je pense que je ferai une tournée en ville cette après-midi pour vérifier que tout le monde va bien, annonça Al d'un ton soucieux.
- C'est une bonne idée ! ça ne m'étonne pas de toi d'avoir ce genre de réaction, s'exclama la standardiste en lui ébouriffant la tête.
- Hé ! se rebiffa-t-il.
- Je peux aller chercher le vin, vous voulez boire quoi ? demandai-je, imperméable au rires qui m'entouraient.
- Vallée de la Rain, 1907 !
- Sors deux bouteilles ! ajouta Henry, provoquant quelques rires.
Je fuis hors de la pièce, traversai le couloir et poussai la porte du cellier pour aller chercher les bouteilles, espérant me sentir mieux dans une pièce vide, sans grand succès. Je me sentais trembler, fragile, et en tirant les bouteilles des étagères pour en vérifier les étiquettes, j'avais soudainement l'impression que je n'avais plus la force de les porter, que si je les avais sorties complètement, elles seraient tombées à terre et se seraient brisées. Je n'arrivais plus à respirer, j'avais mal à la poitrine. J'étais accroupie, je vacillais.
Comme un éclair me vint l'idée que j'avais un problème de santé, que ce n'était pas normal. Est-ce que j'étais en train de mourir ? Cette idée accentua ma panique, et je me sentis encore plus mal. Les larmes montèrent aux yeux, je luttai pour reprendre mon souffle, hoquetant, sentant mes côtes se refermer sur ma poitrine comme pour me broyer le coeur. Est-ce qu'il allait exploser ? Est-ce que j'allais mourir ? Est-ce que c'était ça, un infarctus ?
Je me laissai tomber à genoux sur la terre battue, luttant pour inspirer par à-coups, la gorge nouée, le ventre en vrac, essayant de me raisonner. Ce n'était pas le genre de choses qui arrivaient à une gamine de quinze ans ! Je n'allais pas mourir comme ça !
Si je mourais maintenant, je ne me poserai plus de questions, pensais-je en m'étouffant dans mes larmes.
Cette pensée m'horrifia aussitôt après que je l'ai formulée, et tandis que je faisais de grands efforts pour respirer de nouveau, je sentis des mains se poser sur moi, m'envelopper et m'aider à m'asseoir.
- Winry, hé, Winry, fit la voix douce d'Alphonse.
Je reconnus les mains posées de part et d'autre de ma tête sans parvenir à distinguer son visage à travers mes larmes. Je devais avoir l'air lamentable, assise à même la terre, sanglotant comme un enfant.
- J… je v-ais mouri-ir.
- Mais non, tu ne vas pas mourir, souffla-t-il d'une voix rassurante. Ça va aller, je suis là.
- Elle fait une crise de panique.
C'était la voix de Louise.
- Tu as mal ? demanda Al, ignorant sa remarque.
Je hochai la tête. J'avais l'impression que ma poitrine allait exploser.
- Où ça ? Au coeur ? À la poitrine ?
Je hochai la tête, sentant la tête me tourner à force de ne pas arriver à respirer. J'avais la sensation d'étouffer.
- Eshhht-c-que qu-e c'est unnn i-nfa-ctu ?
- Non, Winry, murmura Louise en posant son bras sur mes épaules. J'ai déjà eu ça. Tu fais une crise de panique. Respire là dedans.
Elle me fourra sous le nez un sac de kraft, et j'obéis, bien incapable de faire autre chose que pleurer et hoqueter. J'avais l'impression que j'allais étouffer complètement en faisant ça, mais je tâchai de me raisonner, de me dire que dans mon état, je ne pouvais que leur faire confiance. Al était toujours là, avec une respiration lente et profonde. Instinctivement, je tentai de l'imiter, enchaînant les à-coups, les hoquets, sifflant, sanglotant, déglutissant sans parvenir à respirer par le nez qui était complètement bouché. Mais dans le silence de la pièce, sentant ses bras et ceux de Louise, je parvins peu à peu à me calmer. Je sentais l'air aller et venir dans le sac, j'entendais le crépitement du papier qui se froissait au rythme de ma respiration, et me concentrais sur ce détail insignifiant, la tête vidée, n'ayant rien d'autre que l'empreinte de la peur que j'avais ressentie et le soulagement de la sentir refluer.
- C'est bien, souffla-t-il. Respire. Ça va aller. On est là.
- Ne t'inquiète pas, on est là, confirma Louise, qui avait le bras posé sur mon épaule, tenant le sachet d'une main.
Je levai un bras qui me semblait bien faible et l'attrapai pour le tenir moi-même, comprenant que, pour une raison qui m'échappait, son astuce avait fonctionné et qu'il valait mieux que je continue. Louise me laissa faire, sans doute rassurée de me voir reprendre pied.
- P… pardon, bredouillai-je en croisant le regard plein de sollicitude d'Alphonse.
En réponse à ça, il se contenta de sourire et de m'ébouriffer les cheveux d'un geste affectueux.
- Ne t'excuse pas, l'important, c'est que tu te sentes mieux.
- Désolé de vous déranger, mais… Alphonse, j'aurais des questions à te poser à propos de mademoiselle Pond.
- Ah ! s'exclama-t-il avant de se tourner vers moi. Winry, ça va aller si je te laisse avec Louise, ou tu veux que je reste encore un peu ?
- Ça… ça va aller, croassai-je.
Il m'adressa un sourire encourageant et se releva, s'épousseta avant de rejoindre l'avocat qui me jeta un regard désolé avant de fermer la porte derrière eux.
- Eh bien, doucette, il ne faut pas te mettre dans des états pareils, fit Louise d'un ton compatissant. C'est à cause du procès, je suppose ?
Je hochai la tête, tandis qu'elle me caressait la tête comme on cajole un chaton perdu. Je me sentais misérable, ridicule, maintenant que la tempête était passée, stupide, aussi, d'avoir cru mourir. Je m'en rendais compte maintenant, c'était la peur qui m'avait mise dans cet état. Je reniflai, me sentant plus idiote que jamais, et Louise, le remarqua, me tendit un mouchoir dans lequel je me mouchai bruyamment.
- J'ai… j'ai tellement peur, murmurai-je.
- Peur du procès ?
J'opinai, respirant attentivement pour ne pas recommencer à pleurer, ou pire, peiner à respirer de nouveau.
- C'est normal, ça, fit-elle d'un ton rassurant. Qui n'aurait pas peur, à ta place ?
- Mes parents. Edward. Alphonse. Ketten.
- Tch… Ketten, elle n'a pas peur aujourd'hui, mais je suis sûre qu'à ton âge, elle se serait pissé dessus dans ta situation. D'ailleurs, à l'époque où il l'a attaquée, elle n'a pas témoigné.
- Oui, mais elle le regrette encore.
Louise soupira et me serra de nouveau dans ses bras. Il y avait dans sa simplicité quelque chose de maternel et de profondément rassurant. À cet instant, je me rendis compte à quel point Resembool et Pinako me manquaient. Je percevais l'absence des meubles et des odeurs familières, et je me sentis arrachée, orpheline comme jamais. J'avais cru avoir grandi, mûri, mais au fond, j'étais toujours une gamine luttant contre mes peurs.
- Tu ne devrais pas te comparer aux autres. Est-ce qu'ils ont fait le meilleur choix ? Tes parents, ils ont choisi de rester au front, mais en faisant ça, ils ont renoncé à te voir grandir. Est-ce que c'était vraiment la meilleure chose à faire ? Je ne sais pas… Edward, je ne le connais pas, mais il est recherché par l'armée, tu admettras qu'il y a de meilleurs choix de carrière possible. Quant à Alphonse…
Il y eut un silence.
- Non, pour Alphonse, je n'ai rien à dire en fait. Ce type est une crème, il est incroyable dans son genre. Et pour le coup, il est dingue de toi, si tu finissais en prison, je suis sûre qu'il débarquerait pour te faire évader.
- Ça… ça va pas de dire des choses pareilles ? m'exclamai-je en rougissant.
- Je dis juste ce que je vois, répondit-elle malicieusement. Il y a quelque chose entre vous, non ?
- Pas vraiment… bredouillai-je maladroitement, ne voulant pas trop penser à cette question restée en suspens.
- Oh allez, ne me dis pas que tu ne cèdes pas un peu à son charme ! Il est beau gosse, non ?
- Tu as utilisé le bon mot : "gosse". Je l'ai toujours considéré comme mon petit frère, je ne peux pas le voir comme ça maintenant… murmurai-je en priant pour qu'il ne m'entende pas prononcer ces mots qui l'auraient sans doute blessé. Louise, elle, eut un petit rire moqueur.
- Allons, vous avez quoi ? Deux ans de différence ? Trois ?
Je hochai évasivement les épaules. Théoriquement, nous n'avions qu'un an de différence, mais avec le temps passé de l'autre côté de la porte et son amnésie, je ne parvenais plus à savoir. Parfois, il semblait avoir tout juste dix ans, et à d'autres moments, il semblait presque plus âgé que moi.
- Bon, je ne vais pas te harceler là dessus, ce n'était pas le but ! Dis-toi juste que tu n'es pas seul, qu'Alphonse est là pour toi, comme moi, Henry, Jordan et tous le autres, on ne compte pas te laisser tomber.
- Tu veux dire, Jordan, celui qui a été rétrogradé au rang d'apprenti depuis son témoignage en ma faveur ?
- Oui, celui-là même… mais je te promets que ce n'est pas contre toi qu'il est en colère.
- Mh.
- En tout cas… Ne te mets pas trop la pression en te disant qu'il y a une bonne et une mauvaise action. Est-ce que les personnes que tu as citées et que tu admires tant voudraient te voir en prison ? Sincèrement ?
- Oui, mais eux, ils…
- Eux, ils se sacrifieraient ? Peut-être. Mais tu n'es pas eux. Tu es toi. Et tu dois prendre la décision qui te semble la meilleure pour toi, selon tes critères. Pas pour obéir à ce que tu imagines que les autres attendent de toi. D'accord ?
Je pris une grande inspiration, laissant à ses mots le temps de traverser mon esprit avec la lenteur paisible d'une pierre coulant dans un lac pour se poser au fond. Je réalisai que c'était exactement ce que j'avais besoin d'entendre. Je réalisai que c'était pour ça qu'Alphonse ne m'avait pas donné son avis. C'était à moi-même de choisir. Pas à Ketten. Pas à Craig. A moi. Pour moi avant tout.
- Et s'il n'y a pas de bonne décision à prendre ? demandai-je tout de même.
- Dans ce cas, la bonne décision sera la tienne.
Je restai songeuse dans la pièce silencieuse, sentant la fatigue succéder à la peur et au désespoir. J'avais oublié que pleurer pouvait être aussi apaisant. Louise se redressa, secoua sa jupe pour en chasser la terre, et tira deux bouteilles de l'étagère.
- Allez, allons manger. Tu n'as pas un petit creux après toutes ces émotions ?
J'allais nier, mais je me rendis compte à mon propre étonnement que je sentais effectivement la faim me talonner. J'eus un petit sourire en songeant que pour une fois, j'arriverais peut-être à apprécier le repas qu'avait préparé Dwyer avec la volonté affichée de me "remplumer un peu", selon ses propres dires.
