Le lundi est arrivé, et c'est le retour de Bras de fer avec un point de vue que vous étiez plusieurs à attendre impatiemment. Et oui, on retrouve Roy ! J'avoue que j'étais très impatiente de poster ce chapitre et celui qui suivra. Je suis curieuse d'avoir vos retours sur ce chapitre et les suivants. D'ailleurs, je vous remercie, vous qui commentez ponctuellement ou régulièrement, vos reviews sont des bonbons pour mon petit cœur et je tâche d'y répondre à chaque fois. je ne dirai jamais à quel point vos retours sont précieux et motivants.
Pour faire le tour des petites news, je suis en formation de création d'entreprise, ce qui m'encombre bien le cerveau et me fait poser énormément de questions. Pas toujours facile, mais passionnant ! Je m'octroie quand même quelques récréations pour penser la sixième et dernière partie de Bras de fer (il y a encore beaucoup de choses à dégrossir, mais ça se met doucement en place) ainsi qu'à la BD sur le Cabaret Bigarré et plus particulière à un projet de one-shot qui raconterait le passé d'Andy. Bref, comme d'habitude, mon cerveau ne tient pas en place et le temps manque cruellement.
Le premier weekend de Juillet, je serai en ligne pour une convention virtuelle, l'occasion de venir papoter avec moi et/ou découvrir d'autres travaux (mais j'en reparlerai plus longuement au prochain chapitre, et vous laisser lire ce chapitre, en espérant que vous aurez autant de plaisir à le lire que moi à l'écrire ! ^^
Chapitre 64 : Chaud et froid - 1 (Roy)
C'était avec une certaine appréhension que je sonnai, encombré par les paquets et le pot de fleur que je tenais en main. Le silence sembla durer longtemps, avant que la porte ne s'ouvre, laissant voir un visage familier dont la tristesse s'était estompée sans parvenir à s'effacer complètement.
- Bonsoir, Gracia.
- Bonsoir.
Elle recula de deux pas pour me laisser entrer, ce que je fis avec une certaine gêne. L'appartement qu'elle habitait maintenant était bien plus petit que la maison dans laquelle elle avait vécu avec Maes et malgré ses efforts pour le rendre agréable, les lieux semblaient étroits et teintés de mélancolie. Assise sur sa chaise haute, Elysia avait posé son jouet pour boire un verre de lait. En me voyant, elle le reposa et se tortilla pour glisser de la chaise et venir à ma rencontre avec une expression joyeuse qui me fit chaud au cœur.
- Tonton Roy ! fit-elle, en attrapant le pli de mon pantalon.
- Attends un instant, j'ai les mains prises, fis-je avant de tendre la jacinthe à sa mère. Ce n'est pas grand-chose, mais…
- Merci, fit-elle avec un sourire doux. Elle est superbe.
- C'est ce que je me suis dit.
- Tu savais que les jacinthes bleues représentent l'espoir ?
- Quelqu'un me l'a dit, oui, fis-je avec un sourire, le cœur serré de ne pas pouvoir dire qui.
Elle enleva le papier autour de la plante et traversa la pièce pour lui trouver une place de choix près de la fenêtre du salon, tandis que je reportais mon attention sur Elysia.
- Et toi, il paraît que tu as fêté ton anniversaire ? fis-je en m'accroupissant pour être à sa hauteur.
- Voui !
- Alors, ça te fait quel âge ?
- Qu-quatre ans ! s'exclama-t-elle victorieusement en tendant la main, non sans avoir vérifié qu'elle montrait bien le bon nombre de doigts.
- Tu es une grande fille maintenant !
- T'as vu ? Et toi, t'as quel âge ?
- … J'ai vingt-neuf ans, répondis-je.
- Ouaaaaaah, t'es vieuuuuuuux ! s'exclama-t-elle.
- Ahahah, oui !
Je lui ébouriffai les cheveux puis lui tendis le sac que j'avais apporté avec moi.
- Je n'ai pas pu être là le jour de ton anniversaire, mais aujourd'hui je ne suis pas venu les mains vides.
- Ouaaaaah tout ça pour moi ?!
- Oui, fis-je en souriant tandis qu'elle déballait maladroitement les cadeaux en poussant des "oh" et des "ah".
Je levai les yeux vers Gracia qui était revenue et couvait du regard sa fille, souriant de la voir découvrir ce que je lui avais offert. Depuis l'enterrement de Hugues, je ne l'avais pas vu habillée autrement qu'en noir, et si elle tâchait d'aller de l'avant, son deuil était loin d'être terminé. Dans ce contexte, la joie d'Elysia était d'autant plus précieuse. Celle-ci poussa un cri de ravissement en découvrant un ours en peluche qu'elle câlina et cala sous son bras avant de s'attaquer au déballage d'un paquet plus petit.
- C'est quoiii ?
- C'est l'histoire de Krim l'ours rouge, répondis-je en m'asseyant à même le sol. C'est un livre sur un ours qui dort trop et qui est toujours en retard.
- Tu la lis, diiis ?
- D'accord, fis-je en riant, un peu gêné.
Elle s'assit contre ma jambe, le nounours dans les bras, et je me retrouvai à faire la lecture d'un livre d'enfant, interrompu sans cesse par des questions auxquelles je ne savais pas comment répondre. J'avais beau avoir une profonde affection pour cette gamine, je n'étais pas vraiment à l'aise et je me sentais terriblement maladroit quand j'essayais de me rendre accessible ou de parler simplement. Heureusement, sa spontanéité et son caractère déjà fort la poussait à exprimer ses envies, me facilitant la tâche. L'image d'un oiseau attira son attention et elle sauta sur ses pieds, se désintéressant de l'histoire pour m'annoncer fièrement qu'on lui avait offert "un beau noiseau" et se précipiter dans sa chambre. Je me relevai et m'époussetai, le livre à la main, et Gracia murmura.
- Il m'avait parlé de ce livre, il avait hâte de le lui offrir.
Je souris tristement. Je ne pouvais pas lui dire que c'était ce qu'il avait fait, par mon intermédiaire.
- Je suis désolé de ne pas avoir pu venir le jour même, mais j'avais énormément de travail…
- Ne t'excuse pas, c'était une après midi avec ses camarades de jeux, te connaissant, tu ne te serais pas senti à l'aise. Et puis, avec ta promotion tu dois avoir plus de travail que jamais. Ça se passe bien d'ailleurs ?
- Comme tu dis, j'ai énormément de travail… L'enquête que je mène en ce moment est particulièrement décou…
- Regaaaaarde ! s'exclama Elysia en revenant. C'est un noiseau magique !
Le jouet était une tourterelle en bois aux ailes largement déployées, dont elle avait posé le bec en équilibre sur son doigt et qui semblait voler à sa suite. J'émis un petit sifflement admiratif.
- C'est un cadeau d'Al et Winry ! fit-elle. C'est eux qui l'ont fabriqués.
- C'est du joli travail ! Je suis impressionné.
- Tiens, essaie ! ordonna-t-elle en me le donnant.
Je la laissai faire, et le soulevai délicatement, observant le jouet en bois se balancer sans tomber, posé en équilibre sur le bec. Je l'analysai pour tenter d'en comprendre le fonctionnement.
Les ailes dépassent le bec, ils ont dû en lester l'avant pour rééquilibrer le tout… et je suppose qu'Alphonse a utilisé l'alchimie, pour que le résultat soit aussi propre, je ne vois aucune trace de collage…
- T'as vu, c'est rigolo hein ! s'exclama-t-elle.
- Très, répondis-je, réalisant à quel point je me sentais loin de cet émerveillement insouciant.
Bientôt, elle le reprit pour jouer dans le salon, ne se lassant pas de voir l'oiseau la suivre en se balançant au fil de ses promenades à reculons.
- Elle a l'air d'aller mieux.
- Je crois qu'aller à la crèche lui fait beaucoup de bien, elle s'est fait des amis, apprend des choses… elle pense moins à Maes.
- Et toi, le travail ?
- J'avais perdu l'habitude donc c'est assez fatiguant, mais c'est un peu pareil, ça me fait du bien de m'occuper des autres plutôt que me morfondre chez moi, même si la maison est beaucoup moins bien tenue qu'avant… D'ailleurs, je suis une terrible hôtesse, je ne t'ai même pas proposé à boire !
- Ahahaha, ne t'inquiète pas pour ça.
Je m'assis pour prendre un café et discuter avec elle, régulièrement interrompue par Elysia qui racontait comment elle apprenait à dessiner son prénom, quels cadeaux elle avait eus, comment elle avait donné à manger aux chèvres du parc, et tout un tas d'autres choses qui semblaient essentielles quand on n'avait que quatre ans. Sa mère raconta brièvement leur nouveau quotidien qui se déroulait jour après jour, le chagrin qui se faisait plus discret sans disparaître réellement.
Elle glissa des nouvelles d'Alphonse et Winry, qui lui avaient annoncé avec un certain soulagement que le procès avec Thaddeus avait abouti par un contrat à l'amiable, levant la menace qui pesait sur l'adolescente. Ils lui avaient annoncé vouloir revenir à Central et espéraient loger chez elle, ce qu'elle avait décliné à regret, faute de place. S'ils n'avaient été qu'eux deux, elle aurait encore pu s'arranger, mais ils étaient toujours sous escorte militaire et elle n'avait pas la place d'accueillir quatre personnes dans son petit appartement. Elle s'inquiétait pour eux, pour Edward aussi. Elle avait beau savoir qu'il avait désobéi à King Bradley, elle ne pouvait le voir autrement que comme un adolescent particulièrement impulsif et turbulent. Jamais il n'aurait fait sciemment fait quelque chose de mal…
Je n'étais pas le seul à me soucier du petit blond disparu. Il avait beau avoir transmis à Hawkeye des documents sur King Bradley et d'autres choses à mon intention, me prouvant qu'il était en sécurité, ne pas le revoir me pesait. Malgré tout, j'étais bien obligé d'admettre que ne pas avoir de ses nouvelles était relativement bon signe. il valait mieux qu'il se fasse discret.
En dépit de la promesse que j'avais faite à Hugues, cela faisait un moment que je n'étais pas venu chez Gracia. Je faisais un piètre parrain, un piètre gardien. Je n'aurais même pas su quoi offrir s'il n'avait pas lui-même déroulé la liste des cadeaux qu'il aurait voulu faire à sa fille, m'en transmettant la responsabilité. Heureusement, leur quotidien semblait se dérouler sans encombre. J'insistai pour dire que si elle avait le moindre problème, elle pouvait compter sur moi, et elle répondit qu'elle avait surtout besoin de laisser du temps au temps. Une conversation qui se répétait à chacune de mes venues. Le souvenir de l'aide qu'elle et Maes m'avaient apportée quand j'étais au plus bas restait bien présent et je me sentais d'autant plus coupable de ne pas pouvoir lui rendre la pareille. De ne pas pouvoir dire la vérité.
Maes Hugues était vivant. Comment annoncer une chose pareille ? J'avais beau, pour la première fois depuis des mois, avoir entendu sa voix au téléphone hier soir, je n'osais pas lui dire ce qu'il en était. La vérité était trop choquante, trop fragile aussi. Il était en sécurité, pour un temps du moins, mais nos ennemis étaient toujours là, et nous le savions, un âpre combat nous attendait. Hugues se considérait comme en sursis tant que cette guerre silencieuse durait. Il ne voulait pas donner de faux espoirs, et même si je le comprenais, faire face à Gracia me brisait le cœur.
- Il vous aimait vraiment.
- Je sais… moi aussi. Je l'aime toujours.
Je hochai la tête. Que pouvais-je répondre à ça ?
Il y eut un long silence.
- Et toi, du nouveau de ton côté ?
Je m'étouffai dans mon café et me maudis. Gracia faisait partie des quelques personnes qui me connaissaient trop bien pour pouvoir cacher mes sentiments de manière crédible. En me voyant me renfrogner comme un adolescent, elle eut un petit rire.
- On dirait que oui, s'amusa-t-elle.
- Ça n'a rien de drôle, grommelai-je. Ça n'est pas le bon moment, et ce n'est de toute manière pas réciproque.
- … Elle est comment ?
- Comme un soleil, lâchai-je sans réfléchir, avant de se sentir profondément ridicule.
Heureusement, je la connaissais assez pour savoir qu'il n'y avait pas une once de malveillance chez Gracia. Le sourire qu'elle me renvoya était infiniment doux, à tel point que je ne pus m'empêcher de continuer à parler.
- Lumineuse. Chaleureuse. Incompréhensible. Intouchable.
- Je suis contente pour toi, murmura-t-elle.
- Tu m'as écouté ? Je me suis pris un râteau.
- Peu importe, je suis contente que tu accordes de nouveau ton affection à quelqu'un. Cela fait plus de six ans maintenant… Tu ne peux pas vivre éternellement dans l'ombre du passé.
- Tu aimerais que je te dise de retrouver quelqu'un ? fis-je d'un ton rogue.
Je regrettai ces mots au moment même où je les prononçais et sentis mon ventre se nouer en la voyant baisser les yeux. L'argument était juste mais ma remarque était beaucoup trop cruelle.
- Je… Je suis désolé… je voulais pas dire ça.
- Je suppose que c'est encore un sujet trop sensible pour toi, soupira-t-elle avec une expression douloureuse.
- Pas autant que toi. Pardon, répétai-je.
Elle hocha la tête avec une tentative de sourire, comme pour dire qu'elle ne m'en voulait pas, mais ma honte ne s'effaça pas pour autant. Peu importait les raisons, nous nous savions tous les deux blessés et seuls.
Elysia, seule capable de dissiper le malaise, revint et réclama sa place sur mes genoux avant de babiller joyeusement, et l'après midi suivit son cours sur une note plus légère. Je repartis une heure plus tard, le cœur alourdi par la tendresse et la tristesse que j'avais pour la famille débordante d'amour que mon meilleur ami avait laissé derrière lui.
La journée avait été longue. J'avais dû subir une réunion avec les autres Généraux en fin d'après-midi, et si l'enquête avait fait un bond en avant avec la descente au Lys d'Or, nous permettant de prouver le lien entre le bijoutier et le réseau mafieux, l'identification de sa tête promettait d'être autrement plus difficile. Les rares personnes qui acceptaient de témoigner connaissaient le fameux Harfang juste assez pour le craindre, et personne ne semblait avoir de contact direct. Même les ambassadeurs semblaient insaisissables. Nos tentatives de mise sur écoute ou de filature n'aboutissaient à rien, et j'avais l'impression de courir après le vent sous le regard froid de ceux qui regardaient notre équipe s'épuiser en vain.
Il y avait l'enquête sur Harfang, qui me préoccupait et mobilisait toute ma réflexion, mais nous devions aussi clore proprement la fin du front de l'Est, étudier les interrogatoires, retrouver des poches d'armement dissimulés, recouper les comptes pour retrouver l'argent du réseau, ainsi que qui le leur avait fourni. Tiraillé entre ces tâches, mon esprit sautait de l'une à l'autre, encombré de questionnements permanents, d'intuitions, de vagues souvenirs qu'il fallait identifier et documenter pour prouver telle ou telle chose…
Je n'avais pas oublié l'avertissement que m'avait fait Doyle, lors de ma soirée de promotion. Et si j'avais refusé de me laisser intimider par cette menace voilée, force était d'avouer que l'ennemi que je poursuivais semblait insaisissable. Nous étions censés intercepter une rencontre entre un homme de main et une personne que l'on soupçonnait d'être un ambassadeur, mais nous avions fait chou blanc. D'une manière ou d'une autre, ils en avaient été avertis. Une autre fois, c'était un vendeur de journaux que nous espérions interroger et qui avait disparu quand nous étions arrivés chez lui. Chaque jour, je me sentais comme un loup dont les dents claquaient dans le vide, incapable de happer ne serait-ce qu'une plume de mon insaisissable cible.
Le grand espoir de ma journée était une entrevue avec Goldsmith et Lewis, qui, après une discussion plutôt tendue, m'avait autorisé à contrecœur à faire un mandat pour visiter l'usine JEB, avec pour seul argument exploitable le fait que le Général Doyle soit responsable de la liaison avec l'armée. Je suspectais un lien étroit entre l'usine JEB et Harfang, mais l'information venant de Maes, je ne pouvais pas en parler à mes supérieurs. Néanmoins, c'était ma piste la plus solide, et j'espérais que celle fois-ci, elle aboutirait.
Je savais déjà en enquêtant sur le Lys d'Or que Doyle s'en était donné à cœur joie avec Edelyn, qui ne méritait pas de subir les penchants pédophiles d'un militaire qui avait au moins le triple de son âge, mais je le soupçonnais de ne pas se contenter d'être victime de chantage. Après tout, il m'avait fait des menaces à peine voilées lors de ma soirée de promotion. Si j'avais été journaliste, j'aurais publié les photos pour le donner en pâture à l'opinion publique, et si j'avais eu des preuves tangibles de sa complicité, je l'aurais mis sous les verrous… mais à l'heure actuelle, je ne pouvais rien faire de tout ça et je devais serrer les dents en le voyant libre. Tout ce que je pouvais faire, c'était me montrer assez éloquent pour que mes supérieurs m'autorisent à le faire filer, ainsi qu'à fouiller l'usine.
J'étais sorti de son bureau avec le précieux mandat d'arrêt obtenu après avoir âprement défendu le cheminement de mon enquête et j'avais glissé l'enveloppe officielle dans la poche intérieure de mon manteau avant de la tapoter machinalement.
Pourvu que ce coup de poker fasse réellement avancer l'enquête, pensai-je, le ventre noué. Je passai dans le bureau de l'équipe d'Hawkeye pour annoncer le programme du lendemain, qui commencerait par une escale dans l'usine d'armement et une étude soigneuse de ses comptes. Une action pareille risquait de faire du bruit, surtout que si j'avais vu juste, Doyle serait dans une posture inconfortable.
Une fois la bonne nouvelle transmise, je passai dans les autres bureaux m'informer de l'avancée des travaux. Si je suivais de près la conclusion de l'affaire du front de l'Est et l'enquête d'Harfang dont j'avais fait une affaire personnelle, j'avais en vérité des dizaines de dossiers de moindre importance à surveiller. Jugements en interne, enquêtes sur des disparitions, braquages, meurtres… Sous ses airs vertueux, la capitale dissimulait en fait de nombreuses casseroles, de nombreux problèmes à résoudre, et je ne voulais pas passer à côté d'une affaire plus importante qu'on aurait pu le croire, une affaire qui nous fournirait des indices sur Harfang… ou les Homonculus.
Cette tâche me prit le reste de la journée et me laissa épuisé, le cerveau noyé de plus d'informations que ce qu'il était humainement possible de retenir. Après être arrivé à bout de mes réunions du jour, je retournai dans mon bureau, poussant la porte de cette grande pièce meublée à l'ancienne, haute de plafond, et poussai un soupir.
Cette salle respirait la richesse et le pouvoir, et quelqu'un qui venait me poser une question, en s'asseyant dans le siège en face de moi, n'aurait pas d'autre choix que d'être intimidé. C'était comme si les moulures dessinaient la phrase "je suis du côté des puissants". Une grande fenêtre donnait sur la cour arborée, laissant filtrer le soleil couchant, et ma capacité à tout entasser sur mon bureau d'une manière que j'étais le seul à comprendre ne parvenait pas à briser l'élégance des lieux.
Mais j'étais seul.
J'avais choisi de m'engager dans cette voie, de tout sacrifier. J'avais déjà beaucoup perdu et je perdrais sans doute beaucoup d'autres choses à l'avenir. Mais je ne pensais pas qu'une chose aussi anodine que les discussions étouffées et les rires parvenant du bureau de mes subordonnés aurait pu me manquer à ce point… Heureusement que j'avais trop de choses à faire ici et là pour m'appesantir dans cette pièce, et qu'avec l'enquête sur Harfang, je passais plus de temps dans mon ancien bureau qu'ici.
Je restai planté là quelques minutes, alourdi par cette sensation de vide, ce tourbillon épuisant de pensées, puis me secouai pour me sortir de ma léthargie. Je m'assis au bureau, triai quelques papiers, signai des autorisations après avoir méticuleusement vérifié ce qu'on me demandait, notai des demandes à transmettre, des ordres à donner, des dossiers à faire transférer. De temps à autre, je posais mon stylo pour me masser les tempes, luttant contre la fatigue et le découragement. Je savais que cette promotion exigerait beaucoup de moi, mais n'avais pas pleinement réalisé tout ce que ça représentait. Allais-je m'habituer à tout ça ? Peut-être, tant que je parvenais à dormir correctement.
Quand je réalisai que je luttais contre mon envie de balancer l'ensemble de mon bureau par terre et de claquer des doigts pour y mettre le feu, je compris qu'il était temps que je m'arrête pour aujourd'hui. En consultant ma montre, je constatai que six heures étaient largement passées. J'étais parti bien plus tard les jours précédents, mais ce n'était pas une raison pour m'acharner ce soir. J'avais besoin de m'aérer l'esprit, je n'arrivais plus à rien de toute façon.
Je triai rapidement mes dossiers, mettant sous clés les plus sensibles, faisant une pile de ceux que je pouvais transmettre dès ce soir aux services concernées, puis repartis de la pièce, ma pile sous le bras, refermant à clé derrière moi avec un sentiment de soulagement mêlé de culpabilité.
Je restai un instant devant la porte. Rester pour travailler n'était pas une solution, mais il me restait un dilemme. Rentrer chez moi, préparer un repas à la hâte et tâcher de dormir tôt malgré mes préoccupation, ou aller me vider l'esprit au cabaret Bigarré ?
Ce soir, Angie avait la première d'un nouveau numéro, et si elle évitait d'aborder le sujet, tout le monde dans l'équipe était au courant. Je devais avouer que j'étais curieux de découvrir le résultat. En même temps, à chaque soirée passée avec elle, je m'attachais un peu plus, et je craignais de voir ça se retourner contre elle, contre moi. Accorder mon affection à quelqu'un était une source de faiblesse, un danger. Et je le savais. Pourtant, sa petite silhouette dansant me hantait, et je sentis confusément que, comme les autres jours, je ne résisterais pas à la tentation d'aller au Bigarré ce soir.
C'était d'un air sans doute absent que je passai confier les dossiers au secrétariat. Je quittai ensuite le QG, happé par un vent pluvieux qui sembla chasser mes préoccupations comme une bourrasque arrache les feuilles mortes des branches.
J'avais besoin d'Angie.
La simplicité de cette constatation me faisait peur.
Il n'était pas si tard, même si la nuit était déjà tombée, la place était animée. Un redoux avait transformé la neige en pluie et je n'avais ni chapeau ni parapluie. Aussi, en voyant le trolley arriver, je me hâtai pour bondir dedans et ne pas finir trempé.
J'étais loin d'être le seul et c'est entassé que je fis le gros du trajet, m'accrochant à une poignée pour ne pas me laisser emporter par la marée humaine. L'intérieur du véhicule était embué de chaleur et sentait le chien mouillé, les gens jouaient des coudes dans une promiscuité désagréable. Pour éviter de m'attarder sur certaines pensées, je m'évadais en me remémorant la voix de Maes que j'avais entendu samedi dernier. Qui était sain et sauf, et qui m'avait informé que l'influence d'Harfang s'étendait jusque dans les montagnes du Nord, traçant un empire plus grand encore que ce que j'imaginais. En repensant à la manière dont il avait pesté au téléphone pour le code que j'avais utilisé, je me sentis sourire.
" Une clé de trente-huit caractères, sérieusement ?! Tu es un petit vicieux, qui fait ça ?"
Il pouvait râler, il avait trouvé quand même. Résolu à ce que personne d'autre que lui ne puisse le déchiffrer, j'avais utilisé deux clés pour crypter le code. La première clé, un nom, Gracia. La seconde, une date qui me concernait personnellement… en toutes lettres. Je savais qu'il trouverait la réponse, tôt ou tard, je le savais assez malin pour ça.
Après ce bref interlude, nous étions revenus à des sujets plus sérieux. Nous étions restés longtemps au téléphone après ces mois de silence. Avec Scar et les Ishbal, ils s'étaient basés dans une forteresse de montagne qui prolongeait d'anciennes mines d'argent. Ils avaient tenté le tout et attaqué la place, délogeant des brigands locaux. Une sacrée aventure, au cours de laquelle il avait été gravement blessé.
C'était la raison de son long silence des mois passés. Mais les choses ne s'arrêtaient pas là : Il avait découvert sur les lieux une quantité impressionnante de caisses marquées du logo de la chouette blanche, remplies d'armement militaire. De l'équipement fabriqué par l'usine JEB, qui avait été détourné d'une manière ou d'une autre. S'il ignorait à quel point cette information était importante pour mon enquête, il avait flairé que les personnes qu'il avait combattues faisaient partie d'un ensemble plus vaste. Les Ishbals et lui avaient jusque-là donné le change grâce à un prisonnier qui leur avait avoué les tâches qu'il accomplissait avec ses complices. Stockage, dissimulation de preuves, rapines, cette petite communauté de mafieux bénéficiait de l'immunité locale, l'armée ne les ayant jamais attaqués frontalement.
Il m'avait demandé des nouvelles de Gracia et Elysia, et je lui avais raconté de mon mieux ce qu'elles devenaient, puis il m'avait demandé comment allait Edward, et je m'étais retrouvé bien en peine de répondre. J'avais retracé à demi-mot les événements derrière sa disparition, raconté les dernières nouvelles et éludé l'existence d'Angie pour échapper à un harcèlement enthousiaste de sa part. Lui qui cherchait désespérément à me faire quitter mon célibat, s'il apprenait que j'avais de l'intérêt pour quelqu'un, il ne me lâcherait plus jamais la grappe. J'avais donc parlé du reste, de Havoc qui s'était trouvé une copine, de la montagne de travail que j'affrontais, puis nous nous étions quittés avec la promesse de nous tenir au courant plus régulièrement.
Cette perspective me soulageait et je réalisais à quel point, même si j'avais toujours pesté qu'il était trop bavard, j'avais besoin de ses appels, à quel point ces six mois de silence avaient été interminables. Cette pensée parvint à étouffer mon agacement tandis que les gens me bousculaient, nageant presque pour atteindre la sortie.
En descendant du trolley bondé, je poussai un soupir de soulagement, me disant que la pluie n'était pas si pénible, finalement. Si j'avais hésité à venir, mon inconscient avait choisi pour moi, j'avais dépassé l'arrêt le plus proche de chez moi pour finalement descendre près du carrefour qui menait au Cabaret. J'eus la surprise de voir mon équipe qui se dirigeait manifestement au même endroit que moi et traversai l'avenue pour les rejoindre.
- Hé bien, bande de cachottiers ! Vous ne m'aviez pas dit que vous alliez au Bigarré ce soir, lançai-je en approchant.
- Vous non plus, Général.
- GENERAL ! s'exclamèrent les autres en se mettant tous au garde-à-vous, à l'exception d'Hawkeye qui poussa un soupir las.
- Quand est-ce que vous cesserez ce petit jeu qui n'amuse que vous ? demandai-je d'un ton désabusé.
- Quand on ne trouvera plus ça drôle.
- J'ai hâte que ça arrive, soupirai-je. J'espérais que vous auriez lâché l'affaire après ma promotion.
- Vous saviez que ce soir, c'était la première du numéro d'Angie ? s'exclama Breda d'un ton enthousiaste.
- Bien sûr.
- Je pose la question, hein, Havoc était pas au courant pour celui de Roxane.
- Ta gueule, toi.
- Ça vaaaa, je comprends qu'elle ait stressé, c'est pas évident d'annoncer ça, fit le rouquin avec un large sourire. En plus, tu es du genre à te laisser perturber par ce genre de choses.
- Vous pensez qu'Angie fera un strip-tease ? s'interrogea Fuery.
- Je suis absolument certaine que non, répondit Hawkeye d'un ton sec.
- Vous êtes venue pour protéger votre cousine, c'est ça ?
- Tout à fait. Avec une équipe pareille, je me méfie !
- Vous ne devriez pas, vous savez bien que c'est un peu notre mascotte maintenant, fit Breda.
Hawkeye me jeta un coup d'œil méfiant et je m'appliquai à garder une expression neutre. Une promesse était une promesse, je comptais bien conserver une certaine distance avec Angie, même si mes désirs allaient contre cette volonté. Nous marchâmes en discutant vers le Bigarré. Les autres devaient avoir le même sentiment que moi vis-à-vis de ce lieu : un refuge où nous pouvions boire et rire sans plus se soucier de l'enquête, de ses zones d'ombres, de la disparition d'Edelyn et d'autres nouvelles inquiétantes. Une fois arrivés à la caisse du cabaret, nous trouvâmes Mel, la tenancière, qui nous accueillit avec un large sourire.
- Je vois que vous êtes venus soutenir Angie pour la première de son numéro !
- Hé oui, on était obligés de venir voir ça, répondis-je avec un sourire.
- Je ne sais pas si elle sera du même avis, timide comme elle est, répondit-elle en riant. Tenez, vos billets !
- Merci !
En poussant le rideau qui séparait l'entrée de la grande salle, je sentis une bouffée de joie gonfler ma poitrine. J'étais toujours étonné de voir comment, à force de bonne compagnie, le simple fait de passer le pas de la porte me rendait physiquement heureux. Je m'étais vraiment attaché à cette grande salle circulaire couvée par un chapiteau de tentures rouge sombre, piquetée de lampions multicolores, résonnant en permanence de rires et de musique. Si j'étais honnête avec moi-même, je devrais avouer que la présence d'Angie y était sans doute pour beaucoup.
Je la cherchai des yeux mais ne la vis nulle part. En revanche, Hayles vint nous accueillir avec un large sourire.
- Bonsoir, vous allez bien ?
- Aussi bien qu'on peut quand on enquête sur des trucs sinistres, commenta Havoc. Et toi ?
- Très bien, c'est toujours un plaisir de vous accueillir ici ! Vous êtes là pour le numéro d'Angie ?
- Oui !
- Ahahaha, j'espère qu'elle va s'en remettre !
- S'en remettre ? Pourquoi ça ? Je croyais qu'elle se contentait de chanter, c'est pas comme si elle faisait un strip tease !
- Oh oui, mais entre Andy qui essaye de la déniaiser et Lily Rose qui s'est déchaînée sur son costume, son numéro est légèrement plus sexy que ce qu'elle s'imaginait à la base.
- Ahaha, qu'est-ce que vous lui faites faire ? demanda Breda en riant.
- Vous verrez bien, je ne vais pas vous gâcher la surprise ! fit-elle avec un clin d'œil.
- Hawkeye, vous avez l'air soucieuse… commenta Fuery.
- Il y a de quoi, non ? soupira-t-elle.
- Ne vous inquiétez pas pour Angie, elle a son caractère, même si elle râle que ces deux-là la manipulent, je crois qu'au fond ça lui plaît bien de se lâcher un peu.
- J'espère…
Hayles lança à Hawkeye un sourire qui s'avéra contagieux, puis repartit. Je lançai un regard à la dérobée à la blonde. Ce n'était pas la première fois que je remarquais qu'elle se laissait attendrir par Hayles. Je pouvais la comprendre, elle était jolie comme un cœur. Je laissai mes pensées vagabonder, me demandant si tout ce temps, je ne m'étais pas fourvoyé sur les raisons de son célibat.
Les rideaux s'ouvrirent, laissant passer la silhouette d'Andy qui venait présenter la soirée. Je sentis une bouffée d'agacement monter. Il avait le don de m'agacer prodigieusement, avec sa la manie de monopoliser Angie à la moindre occasion, l'attrapant pour danser avec elle. Vu les larges sourires qu'il me lançait quand il croisait mon regard, il en faisait manifestement exprès.
Lors de la soirée du nouvel an, il l'avait kidnappée pendant près d'une heure, à tel point que j'avais fini par renoncer, allant discuter avec Kramer et sa femme qui étaient tous deux séduits par les lieux chaleureux qu'ils découvraient tout juste. J'étais ensuite tombé sur Heather Robinson. Elle m'avait félicité pour ma promotion, avait proposé d'en faire un article, et, le regard pétillant, m'avait invité à faire plus ample connaissance sans honte et sans détour. La première fois que je l'avais rencontrée, j'avais refusé ses avances, chargé d'un dossier particulièrement sensible sur Juliet Douglas, je ne pouvais pas me le permettre. Cette fois-ci, j'avais beau la trouver toujours aussi superbe et attirante, je me sentais incapable de me résoudre à quitter la soirée avec elle.
Le silence qu'avait eu Angie quand j'avais blagué sous le gui m'avait tué. J'avais fait comme si de rien n'était, mais son regard m'avait hanté toute la soirée et la nuit qui avait suivi, incapable de trouver ça sans importance, le ventre noué d'avoir cru y lire une attirance bouleversée. J'étais en train de sombrer en silence, de plus en plus attaché à elle.
Je m'étais fait à l'idée que, si frustrant que ça puisse être, notre relation n'irait pas plus loin, parce qu'elle m'avait repoussé, parce que je l'avais promis, parce que c'était la meilleure décision. Alors pourquoi agissait-elle comme ça, pourquoi semait-elle le doute dans une situation que je croyais redevenue simple ? En soi, une partie de jambes en l'air n'engageait à rien, mais même en excluant le jugement de mon entourage si je me laissais aller à faire une chose pareille, l'attachement que j'avais pour elle allait beaucoup plus loin. Et puis, je savais qu'avec moi, les choses finiraient mal. Elles finissaient toujours mal. Je devais m'en tenir à une affection polie et distante, nous nous étions accordés là-dessus et je l'avais promis à Hawkeye.
Mais comment rester distant quand, en face, la personne nous regardait en rougissant, avec un silence embarrassé qui ressemblait à une invitation ? Est-ce que j'avais rêvé cette réaction ? Peut-être…
Dans tous les cas, j'avais été choqué de réaliser que, rêve ou pas, cette pensée me dissuadait de faire ce que je faisais sans sourciller habituellement, à savoir finir la soirée dans les draps de quelqu'un que je connaissais à peine. Tout ça pour une femme qui m'avait repoussé… C'était un non-sens ! Le plus embarrassant avait été quand Heather, sentant ma réserve, avait finalement abandonné, annonçant avec un sourire beau joueur qu'elle avait compris être arrivée trop tard. Nous nous étions séparés pour continuer notre soirée chacun de notre côté, et, une pointe de culpabilité au ventre, j'avais ressenti le besoin de retrouver Angie.
Je m'étais attendu à la retrouver sur la piste, en train de danser avec Andy ou quelqu'un d'autre, mais j'avais eu beau fouillé la salle des yeux, je ne l'avais vue nulle part. J'avais fini par attraper au vol Natacha, qui m'avait répondu avec une honnêteté sommaire.
- Angie ? Elle est en cuisine, en train de faire la gueule.
Je n'avais pas eu plus d'explications, mais en la retrouvant en train de me tourner obstinément le dos, j'avais compris que c'était à cause de Robinson, ce qui m'avait fait sentir à la fois flatté et agacé. Elle m'avait rembarré mais se montrait jalouse quand je parlais à une autre ? Un vrai concentré de contradictions.
Et pourtant, je n'avais pas pu m'empêcher de lui pardonner, parce que je voulais la voir sourire et danser avec elle. Et puis, j'étais moi-même assez jaloux d'Andy qui se montrait si familier, et des autres qui pouvaient sans gêne l'enlacer. Je me doutais bien qu'elle ne pourrait jamais être aussi complice avec moi qu'avec les membres du cabaret avec qui elle vivait et travaillait, mais cette idée était de plus en plus douloureuse.
Plongé dans mes souvenirs, je regardais d'un oeil vague le premier numéro, un duo entre Tallulah et Natacha. Quand Andy annonça la suite, le nom d'Angie me ramena immédiatement à la réalité. Elle était la prochaine à passer. Je me redressai sur ma chaise, un peu nerveux faute de savoir à quoi m'attendre.
Les premières notes de piano résonnèrent, étrangement inquiétantes et sobres après les cascades joyeuses du numéro précédent, jointes ensuite par la batterie qui marquait un rythme lent. Les spots s'allumèrent, laissant voir une silhouette étincelante. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en une tresse ramenée sur son épaule, entrelacée de fils d'argent, et elle portait une cape éthérée, faite de voilage et de plumes blanches lui donnant des airs d'oiseau. L'image était magnifique, et je me sentis immédiatement happé par le spectacle.
Angie ouvrit la bouche et commença à chanter, les yeux fermés, chargés par un maquillage lourd qui lui donnait des airs de diva. Sa voix posée suivait un rythme lent et son immobilité se brisa tandis qu'elle montait dans les aigus. Une main gantée de noir sorti de sa cape éclaboussée de lumière, tenant une grande plume blanche qu'elle souleva, puis lâcha, la laissant se planer jusqu'au au sol dans une trajectoire hésitante, hypnotique. La mélodie suivait son chemin tout en courbes, et elle se mit à danser à gestes plus larges, sa silhouette sombre apparaissant furtivement sous sa cape étincelante.
Je la dévorais des yeux, fasciné par le spectacle. J'étais habitué à sa vivacité, à ses chahuts et à ses rires… mais à cet instant, sur scène, elle était méconnaissable, distante, d'une beauté toxique. Je ne pensais pas la voir si sérieuse, si lente, si… sensuelle.
Ça va devenir dur de ne pas avoir d'arrières pensées en voyant ça.
J'avais à peine formulé cette idée qu'elle retira la cape de plumes de ses épaules, la laissant glisser sur son corps au rythme des notes hésitantes de la mélodie, dévoilant une tenue que je n'aurais jamais osé imaginer sur elle.
Sa peau nue était barrée de bandes de cuir brillant qui se lovaient sur son corps comme autant de serpents, masquant tout juste sa poitrine et son sexe, tandis que les pans d'une jupe en voile noir ourlé de perles suivaient les mouvements de ses hanches en les amplifiant davantage. De la résille courait sur son épaule droite et sa jambe gauche, et des gants noirs remontaient jusqu'à ses avant-bras, étrangement couverts comparés au reste. Je pris une profonde inspiration, luttant contre une espèce de panique. La vue de son corps érotisé me faisait l'effet d'une gifle.
Incapable de respirer normalement, je laissai mon regard la parcourir, suivant presque malgré moi la courbe de sa hanche nue, glissant le long de ses jambes perchées sur des talons aiguille, m'attardant sur sa taille, son nombril, remontant sur sa poitrine, son épaule, sa bouche chargée d'un rouge à lèvres sombre, qui chantaient ces mots que je n'entendais pas, trop hypnotisé. Ses cils baissés sur ses yeux fermés frémissaient, elle rougissait, vulnérable derrière la maîtrise de ses gestes. Se rendait-elle compte à quel point tous les hommes de la salle la dévoraient du regard ? Elle s'en doutait sûrement, il y avait dans ses gestes posés un infime tremblement, une fragilité qui rendait sa chorégraphie d'autant plus troublante.
Elle lâcha le micro, cessant de chanter pour danser, ondulant avec une sensualité que je ne lui connaissais pas et qui me bouleversait. N'avait-elle pas dit que le sexe ne l'intéressait pas ? D'où sortait-elle cette aura d'érotisme qui lui ressemblait si peu ? Elle ne pouvait pas avoir inventé ça. Comment…
J'entendis toute la salle retenir son souffle alors qu'elle posa une main à terre, puis l'autre, levant les jambes pour dessiner lentement un grand écart à en incendier les morts.
J'étais incapable de respirer, sentant mon dos se couvrir de sueur malgré mon immobilité totale. Un feu brûlant dans le bas des reins, je me sentais tout-à-coup très à l'étroit dans mes vêtements. J'avais vite vu qu'elle était belle, adorable, mais après avoir tenté de le nier pendant des jours, j'étais forcé d'admettre qu'elle était aussi désirable, que je brûlais de toucher son corps, de caresser la cambrure de son dos, ses cuisses, ses hanches, de l'embrasser à pleine bouche, de…
Elle recommença à chanter, le micro au bord des lèvres, murmura une série de phrases dont même le rythme avait quelque chose de sexuel, puis se tut, s'éloigna d'un geste éthéré, recula, et fit demi-tour avant de marcher vers le fond de la scène. Sa démarche ondulante emporta mon regard avec un dos nu à rendre fou n'importe qui, tandis qu'une flûte accompagnait son départ d'une mélodie un peu grêle, puis les rideaux se refermèrent sur cette apparition à laquelle je n'étais définitivement pas préparé.
La musique se tut, et il y eut quelques secondes de silence suspendu, tandis que les autres reprenaient leur souffle, puis un tonnerre d'applaudissements.
- La vaaaaaache…. lâcha Breda en applaudissant à gestes lents, manifestement scotché par le spectacle.
En jetant un rapide coup d'oeil à la tablée, je constatai que les autres aussi avaient été frappés par ce qu'ils avaient vu. Falman clignait péniblement des yeux, Breda peinait à refermer la bouche, Havoc se tenait le front, voûté sur la table comme s'il refusait de regarder la scène, et Hawkeye, pâle comme la mort, avait plaqué une main sur sa bouche, incapable de détacher les yeux des rideaux fermés.
Quant à moi, je restai figé, le poing contre les lèvres, luttant contre un début d'érection en me demandant avec une pointe d'inquiétude à quel point ma gêne était perceptible.
- Je n'arrive pas à le croire, murmura Hawkeye.
- Bah alors, Havoc, pourquoi tu tires une tronche pareille ? demanda Breda.
- C'était un beau spectacle, commenta Fuery, le seul à ne pas être plus ému que d'habitude.
- C'était… inattendu… fit simplement Falman. Pudique comme elle est, je n'aurais pas cru qu'elle se lancerait dans un numéro pareil.
Je ne disais rien, songeant seulement que je cumulais simultanément tous les points de vue et que je n'allais pas pouvoir me lever de table tout de suite. Il fallait que je pense à autre chose qu'à cette vision obsédante.
Les autres discutèrent et blaguèrent tandis que nous nous remettions à manger, et la soirée reprit son cours, la pression retombant. Mon embarras s'estompa progressivement et au bout d'un moment je parvins à participer à la conversation et à rire aux blagues de Breda, de manière un peu forcée peut-être. Plutôt mourir que d'avouer un centième de ce que j'avais en tête.
Je sentis quelque chose toucher ma jambe et eus un sursaut avant de constater que c'était simplement un chat tacheté de blanc, roux et noir, qui était venu ronronner à mes pieds.
- Je te connais, toi, commentai-je avec un sourire.
C'était à cause de lui que le gâteau avait été flanqué par terre et que je m'étais lancé dans une séance de cuisine intensive. C'était ce jour-là que j'avais demandé à Angie de m'accompagner à la soirée. Si ça n'avait pas eu lieu, est-ce que les choses se seraient passées différemment ?
Je n'en savais rien, mais en tout cas, le chat, voyant que je le regardais d'un bon oeil, décida d'escalader mes genoux pour s'y installer en ronronnant.
- Hé bien, vous avez la cote ma parole !
- Vous l'avez appâté avec de la bouffe ?
- Même pas, répondis-je en caressant son pelage.
Je l'avais vu errer de temps à autre, à force de venir ici si souvent, il avait dû s'habituer à ma présence.
- Je ne savais pas que vous aimiez les chats, Général.
- Général !
- Je ne les déteste pas, en tout cas.
Je l'avais senti se crisper à l'exclamation des autres, puis se réinstaller, rassuré de ne m'avoir pas senti bouger.
- Hé bien, Cerise vous a à la bonne, commenta Hayles, qui s'était approchée de la table, s'accoudant à la chaise d'Hawkeye. Angie va être jalouse en voyant ça.
- Ah bon ?
- Oui, Cerise passe son temps à feuler après elle ou à la fuir, c'est assez surprenant vu que d'habitude c'est une crème. C'est d'autant plus ironique que c'est elle qui l'a retrouvée.
- Ah ? fit Fuery, visiblement curieux.
- Oui, elle ne vous l'a pas raconté ? C'est une sacré histoire pourtant, elle lui a sauvé la vie ! Cerise avait disparu depuis des jours, Tallulah et Aïna la cherchait désespérément quand elles ont fait la connaissance d'Angie qui a proposé de les aider… Et figurez-vous qu'elle l'a retrouvée dans un entrepôt qui…
- Eh, justement, voila Angie ! coupa Hawkeye avec une impolitesse qui ne lui ressemblait pas.
- Heeeyyyy ! s'exclama Fuery sans discrétion. Angiie !
Je tournai la tête et sentis une embardée dans ma poitrine en la voyant. Elle avait renfilé des vêtements normaux, une robe bleue plutôt sage, mais rien ne pouvait effacer de ma mémoire les courbes que j'avais vues, et je sentis que rester impassible allait être un véritable combat tandis qu'elle s'approchait de la tablée en rougissant un peu plus à chaque pas.
- C'est pas vrai, vous êtes tous venus ? bredouilla-t-elle, morte d'embarras.
- Hé oui, on allait quand même pas louper la première d'un de tes spectacles, commenta Breda avec un large sourire.
À ces mots, la blonde rougit encore plus, la main sur la bouche dans une vaine tentative de dissimuler son malaise.
- Ne fais pas cette tête-là, c'était un très beau numéro !
- Oui, il n'y a pas de quoi avoir honte, renchéri Falman.
- C'est… hyper emb-barrassant, avoua-t-elle en butant un peu sur les mots.
- Regarde Cerise, commenta Hayles en me montrant du doigt pour changer de sujet.
Angie tourna la tête vers moi tout en évitant adroitement mon regard, et se figea en voyant le chat qui, pelotonné sur mes genoux, s'était crispé en la voyant approcher.
- Ok, je suis jalouse, bafouilla-t-elle. J'ai beau habiter ici depuis des semaines, elle me laisse pas approcher. Y'a pas de justice dans ce monde.
Sa mine vexée nous arracha un rire.
- Assieds-toi avec nous, y'a pas trop de monde ce soir, profites-en !
- … Je vais avoir du mal à vous regarder en face en sachant que vous m'avez vue sur scène.
- Ça va, on va pas te juger, même Andy a fait un strip-tease, fit remarquer Fuery d'un ton tranquille.
- Je m'en serais bien passé d'ailleurs, commenta Falman avec une petite grimace qui arracha des rires à la tablée.
Le soldat à lunettes avait beau minimiser l'évènement, il y avait au moins trois personnes attablées qui avaient du mal à ne pas détourner les yeux face à la petite blonde. Hawkeye et Havoc semblaient au moins aussi embarrassés que moi.
- Allons-y, alors, fit elle en se laissant tomber sur une chaise. De toute façon, mon sens de l'honneur s'est dissous dans l'alcool.
Comme on me l'avait annoncé, Cerise sauta de mes genoux pour fuir après avoir feulé à l'approche de la petite blonde.
- Tu es bourrée ? réalisa Breda.
- Clara et Andy se sont dit que ça serait une bonne idée de me faire boire cette après-midi "pour que je me lâche davantage sur scène".
Je comprends mieux…
- Tu n'étais pas obligée d'accepter, fit remarquer Hawkeye d'un ton inflexible.
- On ma prise en traître, je ne l'ai pas vu venir… en plus c'était trop bon, j'ai même pas senti qu'il y avait de l'alcool !
- En même temps, tu les connais, maintenant… Tu aurais dû te méfier ! fit remarquer Hayles en riant.
- Ah mais c'est pas eux qui m'ont servie ! s'étrangla-t-elle. Bien sûr que je n'aurais pas accepté un truc de leur part sans me méfier ! Ils ont utilisé Tallulah comme intermédiaire… comment veux-tu que je me méfie de Tallulah ?
- Ma pauvre, tu es vraiment devenue leur victime préférée !
- Je ne suis pas une victime !
Les autres rirent, mais en lui jetant un bref regard, je vis briller dans ses yeux une indignation profonde. Je devais avouer que je n'aurais pas aimé être à sa place, ce n'était jamais agréable de ne pas être maître de soi, surtout quand on ne l'avait pas choisi.
- Est-ce que vous pourrez me retenir si je me mets à faire n'importe quoi ? demanda-t-elle à la tablée avec un regard suppliant.
C'est pas à moi qu'il faut demander ça, pensai-je en la regardant rejeter ses cheveux en arrière avec un geste d'une maladresse étrangement gracieuse. J'ai beaucoup trop envie de faire n'importe quoi avec elle…
Heureusement, je savais que Hawkeye prendrait le rôle très au sérieux, et Havoc semblait en faire autant.
- Bon, si tu est bourrée, on va éviter de te faire porter des plateaux pour le moment, commenta Hayles en tapotant son épaule. Je vais te remplacer.
- Merciii !
- Donnez-lui à manger, ça l'aidera à redescendre, fit la brunette, quittant la tablée.
- Aaaaah, j'ai tellement honte, répéta la blonde en enfonçant son visage dans ses mains, se balançant légèrement.
Merde, même comme ça elle est trop mignonne… Je devrais peut-être aller m'asseoir à l'autre bout de la pièce pour éviter de faire quelque chose d'inconsidéré, pensai-je avec une pointe d'angoisse.
Si elle avait un comportement aussi équivoque que le jour où on avait accroché le gui, j'aurais beaucoup de mal à m'empêcher de l'embrasser. Et il ne fallait pas. Pour mille raisons, au moins.
Hawkeye poussa son assiette depuis l'autre côté de la table et lui ordonna de manger, les autres la chahutèrent gentiment, essayant de lui faire dire des idioties ou de tester à quel point elle se mettait à rire à n'importe quelle blague, avec un certain succès. De mon côté, je restais distant et silencieux, un peu inquiet à l'idée d'interagir avec elle alors qu'elle était vulnérable. J'évitais même de croiser son regard, ce qui la soulageait sans doute. Elle avait répété un nombre important de fois qu'il ne fallait pas la faire boire et qu'elle avait honte de ce qu'elle disait et faisait, sans se rendre compte que son comportement était juste drôle et adorable.
La soirée continua. Fuery partit danser avec Tallulah, Falman se lança dans un grand débat avec Breda, et Havoc se laissa traîner sur la piste par Roxane qui avait envie de passer du temps avec lui, ce qui était somme toute normal pour un couple. Hawkeye fut prise à parti par Falman et Breda au sujet d'un dossier sur le Front d'Est, dont chacun pensait l'autre responsable et qu'aucun des deux n'avaient traité. Après un soupir, elle tira sa chaise vers eux pour les départager, sans cesser de nous observer du coin de l'œil pour autant.
Je me retrouvai silencieux aux côtés d'Angie, seul sans l'être puisque les autres étaient à deux mètres mais hors de portée de voix dans le brouhaha ambiant. Je me sentis pris d'une bouffée de panique, regardant ses mains se croiser et se décroiser nerveusement sur ses genoux sans parvenir à lever les yeux vers son visage. Je pouvais toujours éviter de la regarder, mais je n'allais tout de même pas l'ignorer pour autant.
- Ça va mieux ?
- Oui, je commence à retrouver mon état normal.
- Tant mieux.
- Je suis vraiment désolée de m'être donnée en spectacle comme ça.
- Ne t'excuse pas, c'était mignon.
J'avais essayé de dire ça d'un ton léger, distant, mais même sans la voir, je pouvais imaginer l'explosion de rougeur qui avait dû colorer ses joues. Je n'aurai pas dû faire cette remarque. Le silence retomba.
- Tu… tu as prévu de faire quelque chose demain soir ? lança-t-elle.
- Je pensais travailler sur mes dossiers jusqu'à une heure indue ou venir me changer les idées ici, pourquoi ?
- J'aurais un service à te demander, si… si c'est possible.
J'avais pris mon courage à deux mains pour lui jeter un coup d'œil. Elle bafouillait, les yeux baissés sur ses jambes, visiblement mal à l'aise.
- Dis toujours ?
- Lily Rose connaît quelqu'un qui lui a proposé de lui faire don de tissus, au sud de la ville, mais elle n'a pas le temps d'y aller elle-même, elle a un essayage après-demain matin et il lui reste beaucoup à préparer. Du coup, j'ai dit que j'essaierai de m'en occuper, mais… c'est plus loin que je pensais.
Est-ce que c'est un rendez-vous ?
Non, bien sûr que non, elle l'a dit elle-même, elle ne se sent pas concernée par ce genre de choses.
Mais je ne suis quand même pas fou de trouver cette demande équivoque ?
- Tu voudrais que je t'y emmène ? supposai-je avec un sourire.
- Comme je sais que tu as une voiture, je me disais que… bredouilla-t-elle d'un ton étrangement sérieux. J'ai un peu honte de te demander ça alors que tu es déjà tellement occupé, mais…
- Ne t'inquiète pas, ça ne me gène pas. Comme je te l'ai dit, je n'avais rien de particulier de prévu.
- Vraiment ?
- Vraiment.
En vérité, j'avais beau dire ça d'un ton détaché, j'étais loin d'être serein. J'étais incapable de lui refuser quoi que ce soit, et à chaque fois que je m'en rendais compte, cela m'angoissait un peu plus. L'idée d'être seul avec elle était aussi séduisante que stressante. Est-ce que j'aurais dû refuser ? Sans doute que oui. Bien sûr que oui, si je voulais rester à distance et éviter qu'il lui arrive malheur. Est-ce que j'étais encore en train de m'emballer tout seul en surinterprétant ses actions, ou est-ce que cette fois-ci, j'avais raison de me poser des questions ? Je ne savais pas quelle option m'inquiétait le plus. Tout à mes pensées, je mis un moment à remarquer son silence.
En me tournant vers elle, je vis sur son visage une expression qui me bouleversa. Ses yeux s'étaient perdus dans des pensées inconnues, avec une tristesse soucieuse tranchant avec sa joie de vivre habituelle. Comme si, l'espace d'un instant, elle avait oublié de jouer son propre rôle. Je l'observai quelques secondes, surpris de voir affleurer quelque chose d'inattendu, une sensation familière et dérangeante à la fois que je ne m'expliquais pas.
- Ça va ? soufflai-je. Tu as une drôle de mine.
- Tu trouves ? Ça doit être l'alcool, répondit-elle en sortant de sa rêverie.
- Si tu as retrouvé un équilibre correct, ça te dirait d'aller danser ?
- Bien sûr ! s'exclama-t-elle joyeusement, achevant de faire disparaître cette impression fugace.
