On est lundiii !
Bon, le ton joyeux n'est peut-être pas de circonstance, vu l'état dans lequel j'ai laissé les personnages, mais j'avais quand même hâte de publier ce chapitre qui devrait lever quelques incertitudes. J'en profite pour vous rappeler que je suis retournée à des tailles de chapitres socialement acceptables et qu'ils ne seront donc plus coupés en deux. On revient à un changement de point de vue à chaque fois (et ce ne sera pas du luxe vu le contexte dans le récit).
Pour le reste, je continue à travailler sur mon projet BD qui prend doucement forme (même si tout reste à faire) et je glisse vite fait un petit rappel pour ma boutique en ligne qui repasse en version réduite cette nuit. Je tâcherai de laisser un maximum de livres, et les produits retirés seront de retour dans quelques mois (je ne sais pas encore quand exactement, ça dépendra de pas mal de choses, notamment le maintien - ou non - de conventions IRL).
Sur ce, j'arrête les petites annonces et je vous laisse enfin découvrir l'ampleur des dégâts. Bonne lecture !
(En bonne sadique, j'ai hâte de lire vos reviews ^w^)
Chapitre 80 : Les ruines (Roxane)
Je traversai l'entrée des urgences à contre-courant des médecins et infirmiers, hébétée de douleur et encore le choc de ce qui s'était passé, cherchant une personne précise au milieu de ce chaos. Le hall d'entrée résonnait au bruit des pas, des ordres et des lits roulants.
Même si je claudiquais et que les plaies que j'avais dans le dos me brûlaient, je ne pouvais pas me plaindre. En vérité, j'avais de la chance d'être encore debout, d'avoir survécu à la tornade qui s'était abattue sur le Cabaret. J'avais les mains trempées de sang après avoir tenté de secourir les uns et les autres sous les ordres de Hayles dont la voix avait déraillé dans les aigus, symptôme de son niveau de panique. Je m'étais démenée, mais je n'étais pas sûre d'avoir réussi à aider qui que ce soit au milieu de cet effondrement.
Je n'arrivais même pas à croire qu'une soirée festive avait pu basculer dans un tel carnage. Ma douleur avait beau être tangible, les blessés avaient beau défiler à mes côtés, mon cerveau refusait d'assimiler cette idée.
— Préparez trois pochettes d'O. négatif, on a une hémorragie ! L'artère fémorale a été touchée ! cria un homme qui poussait un chariot où je reconnus Mustang, baignant dans une mare de sang malgré l'infirmier qui compressait la plaie sur sa jambe, à genoux sur le brancard.
J'entrevis son visage inconscient et blême sans que mon cerveau parvienne à construire une émotion. Je voyais bien que c'était grave, je savais pourtant qu'Angie serait effondrée s'il ne survivait pas à cette nuit… mais je n'arrivais pas à croire que tout ce qui se déroulait sous mes yeux était bien réel et toute cette horreur glissait sur moi sans s'y arrêter.
— Traumatisme crânien, laissez passer ! s'exclama une autre voix, me faisant bondir de côté tandis que je voyais défiler sous mes yeux la silhouette inanimée d'Haweye.
Je laissai passer d'autres corps ensanglantés, ceux de nos amis et de nos clients, des silhouettes en uniforme venues encadrer l'évacuation, au milieu desquelles s'affairaient les blouses blanches. Je fis demi-tour en entendant la sirène de nouvelles ambulances qui déversaient de nouvelles victimes. Je vis à travers les vitres donnant sur l'entrée un homme qui arrivait en courant, enfilant sa blouse en tenant son manteau entre les dents avant de se pencher sur le brancard d'une des victimes, hélant l'ambulancier pour en savoir plus.
— Plaie abdominale et saignement à la tête !
— Bloc cinq !
— Polytraumas et hémorragie interne, possible rupture de la moelle épinière ! Appelez Müller !
— Elle est déjà en route ! Je le prends en charge, occupez-vous d'elle en bloc quatre, je prendrai le relais quand il sera là !
Je vis passer une femme allongée sur le côté, les yeux ouverts sur le vide, son flanc couvert par un drap trempé de sang dont les reflets brillaient au rythme de sa respiration trop rapide. L'homme qui tirait le chariot lui parlait dans un flux ininterrompu, comme pour ne pas lui laisser le temps de penser.
Je ne savais même pas ce que je faisais là, comment j'étais arrivée là. J'avais l'impression d'être le rocher qui fendait en deux un fleuve en crue, tandis que les blessés arrivaient, encore et encore. Des silhouettes inconscientes ou hurlant de douleur, poussées à corps et à cris par un corps médical tentant l'impossible : sauver tout le monde.
Après avoir jeté Edward dehors et redescendu l'escalier, croisant Neil qui montait en courant, fusil à l'épaule, me jetant un regard entendu, je m'étais jetée à corps perdu dans le carnage, faisant de mon mieux pour soigner tout en sachant que ça ne suffirait pas.
J'avais tenu la main d'un Breda éventré qui sombrait dans l'inconscience, tâtant son pouls en tâchant de ne pas pleurer. Haletant, l'esprit embrumé par la douleur, il m'avait reconnu à travers ses larmes. Ses derniers mots avaient été pour Havoc, un « Le lâche pas, hein ? Il aura besoin de toi. » qui m'avait retourné les entrailles quand j'avais compris qu'il ne pensait pas en réchapper. Quand les secours l'avaient évacué, son cœur battait toujours. Est-ce que je pouvais y croire ? Est-ce que les médecins seraient des dieux assez puissants pour le sauver, les sauver, tous ?
Je tremblais de tous mes membres, tandis que des blessés affluaient, que la chair et le sang du Bigarré se déversaient dans les couloirs de l'hôpital. Les nouveaux arrivants étaient moins gravement blessés, avec des fractures ou des plaies ouvertes, mais conscients, et, pour certains, capables de marcher. Je vis alors arriver Jean et Fuery qui se soutenaient mutuellement, et courus vers eux.
— Jean… Jean ! Jean ! répétai-je en ayant mille choses à dire et aucun mot capable d'exprimer le chaos qui régnait dans ma tête. Je…
Il tendit une main maladroite pour caresser ma joue et m'embrassa le front dans un geste qui me soulagea aussitôt.
— Tu peux m'aider, s'il te plaît ? souffla-t-il en me tendant le bras de son collègue. J'en peux plus.
Je hochai la tête et pris sa place en grimaçant, sentant les muscles de mon dos se tendre et tirer sur mes plaies. Havoc, lui, reprenait son souffle, le visage crispé par la douleur, et Fuery, blême, tremblait de tous ses membres. Son bras gauche pendait dans une écharpe de fortune.
— Oh mon dieu, murmurai-je en réalisant que sous son garrot et son attelle posés à la va-vite, sa main et son poignet étaient ensanglantés, déchiquetés.
— J'ai mal, bredouilla le militaire à lunettes, blanc comme un linge.
— Tu m'étonnes… soufflai-je.
Un infirmier nous avisa et nous guida jusqu'à des chaises, soutenant Fuery qui tenait à peine sur ses jambes que nous atteignîmes en boitant.
— Je suis désolé, on ne va pas pouvoir vous prendre en charge tout de suite, nos services sont saturés.
— Je… je sais… bredouilla Fuery, les larmes aux yeux.
— On va peut-être vous transférer. En attendant, je vais voir avec mes collègues si on peut vous donner quelque chose contre la douleur, d'accord ?
Le petit brun hocha la tête et son regard tomba sur sa main déchirée. Je vis son visage prendre une teinte verdâtre et lui soulevai le menton.
— Regarde pas, Fuery, fis-je le forçant à lever les yeux vers moi.
— Ma… ma main… ils vont jamais pouvoir soigner ça… bredouilla-t-il en pleurant.
Je me mordis les lèvres. Je ne pouvais décemment pas lui assurer le contraire, lui dire que ça irait. J'avais moi-même le cœur au bord des lèvres en voyant les lambeaux de peau qui laissaient entrevoir des os déplacés, brisés.
L'infirmier revint et tendit un comprimé et un verre d'eau à Fuery.
— On ne peut pas vous opérer maintenant, mais vous pouvez prendre ça pour passer la douleur. Vous avez été mordu par un animal, c'est ça ?
— P… plus ou moins, bredouilla-t-il.
— Je vais vous désinfecter pour éviter une septicémie en attendant la chirurgie, d'accord ?
— D'accord
— Évitez de regarder, je sais que c'est dur, mais vous risquez de vous sentir mal.
— Je me sens déjà mal.
— Fuery, regarde-moi, parle-moi, souffla Havoc, le visage lui-même crispé par la douleur alors qu'il se tenait les côtes. Dis tout ce qui se passe par la tête.
— Tallulah… elle… elle est… Ils l'ont tuée sous mes yeux, j'ai rien pu faire. J'étais là, j'ai rien vu venir, j'ai pas pu la protéger. Ils avaient pas le droit de s'attaquer à elle, ils auraient dû me tuer moi ! J'ai rien pu faire ! J'ai pas su la protéger !
Sa voix s'était transformée en cri sous l'effet conjugué de la douleur et de l'émotion, et je voyais ses larmes couler sur ses joues. Jean, lui, avait le visage barré par la tristesse.
Alors, c'est vrai? Tallulah est morte?
Je revoyais son visage rond et souriant, ses yeux couleur d'arbre, et je restais silencieuse, choquée, incrédule.
— Fuery, tu pouvais pas savoir… personne ne se doutait qu'un truc pareil allait arriver.
— On pensait qu'au Bigarré, on était à l'abri, murmurai-je, effarée de voir à quel point nous avions eu tort.
Le petit militaire serra les dents, son visage se crispant de douleur tandis que l'infirmier désinfectait son membre blessé.
— C'est fini. Le médicament devrait faire effet d'ici une trentaine de minutes, ça devrait vous aider à tenir en attendant d'être pris en charge.
— Vous croyez que je pourrai garder ma main ?
— Je préfère ne rien vous promettre, je ne suis pas un expert, et c'est une mécanique complexe… mais c'est ici qu'il y a les médecins les plus compétents dans ce domaine, ils sauveront tout ce qui peut l'être.
— Et les autres… ils vont s'en sortir ? demandai-je d'une voix tremblante.
— Il est trop tôt pour le dire, il y a beaucoup de blessés graves… Mais je vous dirais si j'arrive à avoir des infos, d'accord ?
— J'aurais dû le sentir venir, sanglota Fuery. J'aurais dû lancer l'alerte, au moins ça… quitte à ne pas m'en sortir, au moins les autres seraient…
— Arrête tes conneries, siffla son collègue entre ses dents.
— Vous avez l'air mal en point… vous voulez que je vous examine ?
— Ça va, souffla Jean avec un sourire forcé. Enfin… Je pense que ma côte fêlée est devenue une côte fracturée, mais je devrai survivre…
— Müller s'y connaît bien en fracture, je vais voir si elle ne peut pas se libérer pour passer vous examiner et vérifier qu'il n'y a pas eu de déplacement.
— Je ne suis pas le cas le plus urgent… Occupez-vous plutôt de ma fiancée, elle a le dos en sang.
Je me sentis rougir en l'entendant m'appeler ainsi, reprenant aussi conscience de mon existence et de mon état assez catastrophique.
— Roxane… tu es blessée aussi ? s'inquiéta Fuery.
— J'avais… oublié. Ça ne m'entrave pas trop dans mes mouvements, donc je suppose que ce n'est pas trop grave, ajoutai-je avant de commencer à déboutonner mon habit.
— Euh, nous avons des alcôves pour les premiers soins, si vous attendez quelques minutes… v-vous n'êtes pas obligée de vous déshabiller à la vue de tous, bredouilla l'infirmier.
— Je m'en fous, lâchai-je d'un ton las en essayant de retirer mon corsage avant de réaliser que mon dos me faisait trop mal pour que je puisse terminer mon geste.
Je n'avais pas la force de me lever pour marcher jusque-là, pas la force d'expliquer que je travaillais comme danseuse burlesque et que j'avais tellement l'habitude qu'on me voit nue que l'idée d'être en soutien-gorge devant des inconnus m'indifférait. Mon dos me brûlait et me lançait douloureusement. Je voulais juste que ça s'arrête. Que tout s'arrête, que mon cerveau s'éteigne et efface l'idée que pendant que cet imbécile s'inquiétait de ma pudeur, nos amis étaient entre la vie et la mort.
Les larmes me montèrent aux yeux, et en le voyant, Jean tendit son bras vers moi pour me caresser la joue.
— Ça va aller. Ils vont s'en sortir, d'accord ?
— Je vais vous aider, souffla l'infirmier avant de s'employer à retirer mon corsage à gestes précautionneux, me laissant en soutien-gorge dans le couloir ou un courant d'air froid me saisit.
Le sang s'était coagulé dans le tissu, le collant à ma blessure, et il dû la détremper pour la retirer sans me faire trop mal. Je serrai les dents, voyant qu'un peu plus loin, Lia était en train de se faire examiner son bras ensanglanté.
— La blessure est plutôt profonde, il faudra sûrement des points de suture, souffla l'infirmier tout en désinfectant mes plaies.
L'alcool me brûla jusqu'à l'os et je me retins de hurler. Je serrai les dents pour réprimer les larmes et la douleur. Je n'étais pas la plus à plaindre.
— Je suis désolé, ça doit vous faire un mal de chien…
— Ça va, mentis-je.
— Dès que je peux, je vous fais examiner par un médecin pour vérifier qu'il n'y a pas d'autres soucis avant de recoudre. Vu la profondeur de la plaie, je crains la déchirure musculaire… Vous voulez un antalgique en attendant ?
— J'en veux bien, soufflai-je, sentant encore les plaies palpiter de douleur.
— OK. Je vous apporte des couvertures et je vais voir pour que vous soyez pris en charge le plus vite possible. Et vous, il faut que vous passiez une radio. Si vous vous sentez trop mal, faites-moi signe, d'accord ?
Nous hochâmes la tête et l'infirmier reparti en courant, s'engouffrant dans les couloirs de l'hôpital.
Le silence retomba.
— Je n'ai pas vu Angie… souffla Fuery. Vous croyez qu'elle va bien ?
— Elle n'était pas blessée la dernière fois que je l'aie vue, fis-je sans entrer dans les détails.
Havoc regarda par-dessus son ami, me jetant un coup d'œil inquiet. Il se tenait très droit, respirant par petits à-coups pour éviter des mouvements brusques qui auraient réveillé sa fracture. Je ne pouvais pas lui dire en la présence de Fuery qu'elle s'était échappée par les toits, combattant les Homonculus au passage, et avait — du moins, je l'espérais — réussi à fuir avant l'arrivée de l'armée.
— J'espère que les autres vont s'en sortir, murmura Fuery.
— Moi aussi, souffla Havoc. Breda, Mustang et Hawkeye, bordel…
— Et tous les autres… murmurai-je.
Je n'osais pas dire à Havoc que la dernière image que j'avais emportée de Breda, c'était celle du militaire inconscient, les entrailles se répandant sur le brancard. Je ne voyais pas par quel miracle ils auraient pu le sauver… mais je ne me sentais pas le droit de lui retirer cet espoir. C'était devenu une denrée trop rare…
Je poussai un soupir, sentant les larmes me monter aux yeux, mélange de douleur, d'angoisse et d'épuisement. La nuit allait être longue.
Durant l'attente interminable dans le hall de l'hôpital, je perdis bientôt toute notion du temps, hébétée de douleur et de fatigue. Dans un état intermédiaire entre l'endormissement et l'évanouissement, je restais calée sur l'épaule d'Havoc à défaut de pouvoir m'appuyer sur le dossier de ma chaise sans douleur. Fuery, lui, avait été pris en charge il y avait une heure, peut-être, et devait être opéré à l'instant même.
Havoc profita du fait que nous étions seuls pour me demander des nouvelles d'Edward. Je sortis de ma torpeur pour lui raconter brièvement son évasion, ou du moins, le peu que j'en savais.
— J'espère qu'il a réussi à s'enfuir, soupira Jean.
— Oui, moi aussi. J'ai vu Neil monter avec son arme et j'ai entendu des coups de feu… je ne sais pas ce qui s'est passé, j'essaie de me rassurer en me disant qu'il l'a couvert dans sa fuite, mais…
— Pourquoi il aurait fait ça ?
— Il est très observateur, et intelligent… ça m'étonnerait pas qu'il ait eu des doutes sur l'idée Angie sans dire quoi que ce soit.
— Tu penses que les membres du Bigarré ont compris la vérité ?
— Sans doute pas tous, mais Angie n'est pas vraiment d'un naturel discret.
— Oui, et là… tout le monde l'a vu… enfin, à part Fuery qui était dans l'entrée à ce moment-là… souffla Havoc.
— Je sens qu'on va avoir des problèmes… murmurai-je.
— Oui, il est toujours recherché… bon sang, je ne sais pas ce qu'on va pouvoir trouver comme pirouette pour la blanchir…
— On pourra pas la blanchir cette fois-ci… des témoins qu'on ne connaît pas l'ont vu transmuter sans cercle et se battre avec son automail… et ce n'est pas comme si on pouvait les forcer à se taire pour protéger son identité.
— Putain, tu as raison… je ne sais pas ce qu'on va faire.
— On peut se dire qu'au moins, il y a des chances pour qu'il ait réussi à s'évader, c'est pas si mal… Tu pourras toujours prétendre que tu ne te doutais pas de sa véritable identité.
— Et toi ?
— Moi ? … Je crois que c'est fichu, fis-je avec un sourire triste. Je suis arrivée en même temps qu'Angie au cabaret et j'ai rencontré Edward à Lacosta. Aucun mensonge ne pourrait être plus crédible que cette vérité-là.
— Ne dis pas ça ! Je te protégerai.
— Tu dis ça, mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, concrètement ? soupirai-je. Tant qu'à faire, débrouille-toi pour te faire innocenter, tu seras plus utile comme ça. Je te couvrirai, d'accord ?
— Roxane…
— Hawkeye va être accusée aussi. Et les autres…
— À part Breda, les autres ne savaient pas…
— Mustang a compris la vérité.
— Oui… il doit être tellement sous le choc…
Je hochai la tête. Je revoyais son regard vidé tandis qu'il fixait Angie, avant que je n'arrache la petite blonde au champ de bataille pour la forcer à fuir. Le pire était de me dire que la dernière fois que je l'avais entrevu le militaire, il était inconscient sur le brancard, pâle comme la mort. Survivrait-il à cette nuit ? Et les autres ? Arrivaient-ils à les soigner ?
Je me laissai retomber sur l'épaule de Jean qui se crispa un instant et poussai un soupir. Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il pouvait être. J'avais mal, j'avais peur, j'avais froid, et j'avais l'impression que le soleil ne se lèverait plus jamais, que j'allais rester coincée pour l'éternité dans cette attente infernale, sans jamais être soignée ni savoir ce qui se passait autour de nous, si les patients allongés dans les blocs opératoires, ces gens que je connaissais et que j'aimais, allaient s'en sortir. Je voulais qu'on me soigne, mais plus encore, je voulais qu'on revienne nous voir pour nous annoncer que les uns et les autres étaient sains et saufs.
Je voulais encore plus que les derniers évènements s'annulent et que tout ça ne soit qu'un vaste cauchemar, mais je savais que cette option était sans espoir.
L'infirmier qui s'était occupé de nous repassa, nous tendant deux verres d'eau.
— Votre ami est en salle d'opération, les chirurgiens opèrent son bras, mais ils sont assez pessimistes… Il y a beaucoup de dégâts. On ne sait pas encore ce que ça donnera au juste, mais il aura probablement des séquelles.
Je hochai la tête. Vu la gravité de sa blessure, le contraire m'aurait étonné.
— Comment vous les autres blessés ? demanda Havoc d'une voix rauque.
— Cela dépend desquels… soupira l'infirmier. L'état du Colonel Hawkeye s'est stabilisé, mais pour le moment, elle est dans le coma. Elle a un hématome sous-dural, ça peut être assez grave. Le Général Mustang est hors de danger, l'hémorragie a été stoppée avant qu'il ne soit trop tard et il a reçu des transfusions. C'était tout juste, mais il devrait s'en remettre sans séquelles.
— Et Breda ? Breda Heymans ? insista le grand blond d'une voix inquiète.
— … il ne s'en est pas sorti, murmura l'homme à regret. Je suis désolé, l'hémorragie était trop importante, ses organes vitaux étaient touchés… ils n'ont rien pu faire.
— … Il est mort ?
L'homme hocha la tête, mortifié de devoir nous annoncer la nouvelle. Je vis le visage de Jean se décomposer avant de se crisper, et il passa une main sur son visage pour dissimuler les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Putain, c'est pas vrai… murmura-t-il.
Je serrai les dents pour ne pas pleurer moi aussi et me redressai pour poser une main compatissante sur son épaule. Je ne pensais pas le voir pleurer un jour. J'aurais voulu que ce jour n'arrive jamais.
Tout en serrant son bras de ma main droite, je levai les yeux vers le porteur de sinistres nouvelles.
— Et les autres ? Les membres du Cabaret ? Les clients ?
— On a perdu un militaire, Reinhart — je ne sais pas si vous le connaissiez — et trois civils. On a encore beaucoup de pronostics vitaux engagés.
Je voyais encore l'image de la femme au ventre déchiré, à ces yeux vidés par la panique. Était-elle morte, elle aussi ?
— Qui sont les civils ? demandai-je d'une voix blanche. Et Andy… Andy Wilson ? Vous savez s'il s'en est sorti ?
J'avais entrevu la plupart des membres du Cabaret, indemnes ou légèrement blessés, mais lui, je voyais encore son corps inarticulé au sol et l'idée de ne plus jamais revoir ce garçon sourire et se moquer de nous me serrait les entrailles.
— Je suis désolé je ne peux pas encore vous dire… Contrairement aux militaires qui portent leur plaque en permanence, l'identification des civils est plus compliquée, beaucoup sont arrivés sans leurs papiers… Dès que j'en sais plus, je vous préviens.
— Merci.
— Je.. je retourne aider.
— Bien sûr, murmurai-je.
Il repartit et le silence retomba dans le couloir. Un peu plus loin, je voyais Lia avec son bras en écharpe, l'autre main fourrée dans ses cheveux, le visage crispé par une envie de pleurer que je n'aurai jamais imaginé voir sur son visage fier. Je sentais les sanglots retenus de Jean contre mon bras. Il luttait pour ne pas s'effondrer et pleurer de manière trop visible, mais avec sa fracture, le moindre spasme devait le faire affreusement souffrir.
— Putain, Heymans… Breda… mon pote… murmura-t-il.
Je lui tapotai le bras, le visage crispé pour le pas pleurer, moi aussi.
— T'avais pas le droit de me lâcher…
— Je suis désolée, Jean, soufflai-je. Je suis tellement désolée.
— Ces enfoirés… Ils ont tout détruit… je vais les buter. Je vais tous les buter.
— Chuut, soufflai-je en levant le bras pour glisser la main dans ses cheveux, l'attirant vers moi d'un geste aussi réconfortant que possible. Pour l'instant, il faut déjà qu'on soit soignés, d'accord ?
— C'était mon meilleur ami…
— Je sais… je sais…
— Putain, ça fait mal…
— Je sais…
Je tentai de le serrer contre moi, autant que le permettaient mon dos labouré et sa côte cassée, nous sentant trembler de tous nos membres. Il se raccrocha à moi, renonçant à faire bonne figure pour pleurer toutes les larmes de son corps. Mes joues étaient trempées par un flot ininterrompu et je tâchais de renifler le moins bruyamment possible, comme pour ne pas attirer son attention.
Moi aussi, j'avais mal. J'avais tellement mal. Je tâchais de ne pas crisper mes mains sur le corps endolori du grand blond que je tenais contre moi. Tout se mélangeait, le temps semblait suspendu. Combien d'heures s'étaient écoulées depuis notre arrivée, combien de destins avaient basculé cette nuit ? Edward avait-il réussi à prendre la fuite ? Je l'espérais et je n'osais pas y croire.
— Hey, c'est vous la côte cassée et les griffures à l'omoplate ?
Je relevai la tête, les yeux brouillés par les larmes, distinguant une silhouette blanche. Il me fallut cligner des yeux plusieurs fois pour parvenir à distinguer je visage de la femme qui nous avait parlé.
— Oui, répondis-je.
— Docteur Müller, je vais vous examiner, annonça-t-elle avant de héler un de ses collègue. Hé, Lloyd, j'ai fini l'opération du petit jeune, on a réussi à le stabiliser. Essaie de lui trouver une chambre en soins intensifs, vu son état il va rester un moment.
— Oh, bonne nouvelle ! Vous avez réussi à savoir, pour sa moelle épinière ?
— On n'est pas sûrs pour l'instant, vu comme il est amoché, on a préféré ne pas insister… Dans le doute, ménagez-le bien quand vous le ferez monter à l'étage.
— Ça marche !
— Ah, et ne vous étonnez pas, il y a un grand gars qui ne le lâche pas d'une semelle, il a attendu à la porte du bloc pendant toute l'opération pour savoir s'il allait s'en sortir.
— Vous voulez qu'on le fasse partir ?
— Théoriquement, il faudrait, mais franchement… On n'a pas le temps pour ça aujourd'hui, laissez tomber, soupira la femme en remontant ses lunettes sur son nez. Désolée, fit-elle en reportant son attention sur nous, on est vraiment débordés cette nuit. Qui veut être examiné en premier ?
— Passe devant, Roxane… souffla Havoc en s'essuyant le visage pour se redonner une contenance.
— Le petit jeune en question, ce ne serait pas un garçon d'une vingtaine d'années, cheveux noirs gominés en arrière, en pantalon bleu et chemise blanche ? demandai-je d'un ton inquiet.
— Il correspond à la description en tout cas, admit la femme médecin me tendant la main pour m'aider à me lever. Vous le connaissez ?
— Ça doit être Andy, Andy Wilson. Comment il va ?
— Comme je l'ai dit, inconscient, mais son état est stable.
— Vous pensez qu'il aura des séquelles ?
— Écoutez, j'ai encore des patients à voir après vous. Je veux bien répondre à vos questions, mais commencez par venir avec moi.
Je hochai la tête et pris sa main pour me relever. Je me sentis tituber, prise de vertige sous l'effet de la douleur et de la fatigue.
— Je peux l'accompagner ? demanda Havoc d'une voix tremblante.
La femme nous regarda en haussant un sourcil.
— Je ne pense pas que vous voulez voir ça, fit remarquer la soignante.
— Je préférerais qu'il vienne, murmurai-je. Si c'est possible…
Maintenant que la perspective de recevoir des soins devenait concrète, je pris conscience que j'allais devoir affronter la douleur de me lever, traverser la pièce, me faire examiner et recoudre. Cette perspective me mettait le cœur au bord des lèvres et l'idée qu'au moins, Jean soit à mes côtés me rassurait un peu.
— On est fiancés, justifia-t-il.
Elle tenta de répliquer, restant la bouche ouverte quelques secondes avant de jeter l'éponge avec un geste de main agacé.
— Si vous voulez. Je n'ai pas le temps d'argumenter et de toute façon, il faut que je vous examine aussi.
Elle tendit la main pour aider Jean, qui se redressa à gestes lents, visiblement perclus de douleur. Il avait les traits tirés, les yeux pochés d'avoir pleuré… j'avais sans doute l'air au moins aussi lamentable que lui.
— Andy Wilson… comment il va ? Il va s'en sortir ?
— S'il s'agit bien de mon patient, il n'est plus en danger de mort, mais il risque d'avoir des séquelles… Traumatisme crânien, hémorragie et fractures ouvertes, il fait partie des cas les plus lourds. Étant donné l'état de son dos, on craint une rupture de la moelle épinière.
— Merde… murmurai-je.
— Vous voulez dire…
— Il pourra peut-être quitter l'hôpital d'ici quelques semaines, mais il y a un risque que ce soit en fauteuil roulant, fit-elle en fermant la porte derrière nous.
Je la fixai en tâchant d'assimiler cette idée terrible. Connaissant son amour pour la danse et le caractère d'Andy, cette perspective était dévastatrice.
— Vous pouvez retirer cette couverture, que je voie votre dos ?
Sa demande me passa dessus sans m'atteindre et elle dû répéter avant que je ne sorte de ma léthargie. Encore sous le choc de l'annonce, je retirai la couverture et m'allongeai à plat ventre pour qu'elle m'examine.
— Spectaculaire, mais sans grande gravité… Les griffures sont profondes, mais dans le sens du muscle, vous n'avez pas de grosse déchirure musculaire… vous avez de la chance, mademoiselle.
— Je sais, murmurai-je.
— Je vous anesthésie et je vous recouds.
Je hochai la tête et elle s'affaira tandis que je tendais la main pour la poser sur les genoux d'Havoc, qui s'était assis juste à côté de moi.
— C'est pas trop moche ? demandai-je au grand blond qui était mieux placé que moi pour voir l'ampleur des dégâts.
— J'ai mal pour toi, répondit-il simplement.
— J'ai mal pour moi aussi.
— Vous devriez cicatriser sans problème, commenta-elle en me piquant. Par contre, c'est sûr que vous garderez des cicatrices.
— Tu voudras bien m'épouser quand même ? demandai-je en levant les yeux vers Jean.
— Idiote, souffla-t-il. Bien sûr que je t'épouserai quand même.
L'anesthésie étouffa la douleur sans la faire disparaître totalement, et c'est en broyant la main de Jean que je me fis désinfecter plus en profondeur et recoudre. Au-dessus de moi, la femme gardait un silence appliqué, sans doute résolue à travailler vite et bien. Une fois sa tâche terminée, elle posa ses outils pour m'appliquer un pansement, puis me demanda de me rasseoir pour soigner mon genou bien écorché, que j'avais presque oublié tant la douleur de mon dos était forte.
— Il faudra désinfecter régulièrement et vérifier que cela ne s'infecte pas, et vous aurez un rendez-vous pour vous faire retirer les points dans deux semaines. Je vous fais une prescription médicale pour les soins. Pour le genou, ça a l'air sans gravité, mais ne forcez pas trop dans les jours à venir, et revenez consulter en cas de douleur persistante.
— D'accord.
— À vous, fit la femme en faisant craquer ses doigts, se tournant vers Jean.
Il déboutonna sa chemise à gestes prudents, mais la laissa l'ouvrir largement, préférant poser les coudes sur le fauteuil où il était assis tandis qu'elle observait son torse blessé en tâtant prudemment le bleu spectaculaire et gonflé qu'il avait sous le téton droit.
— Vous avez un sacré hématome… Vous avez vraiment été blessé ce soir ?
— Non, la fêlure date de dimanche dernier, j'ai participé à un combat et on m'a tiré dessus. Le gilet pare-balles a amorti, mais… Bref, je pensais m'en tirer pour un bleu, mais prendre des coups par-dessus cette nuit ne m'a pas fait du bien.
— Je vois… ça explique que l'inflammation soit déjà aussi marquée. La bonne nouvelle c'est que ça n'a pas l'air déplacé. En général, il n'y a pas grand-chose à faire à part attendre que ça se ressoude… Je vais quand même faire faire une radio pour vérifier que vous n'avez pas d'éclats, ça pourrait provoquer des complications.
— Bien, merci.
— Je vais vous prescrire des antidouleurs, et vous aurez trois semaines d'arrêt de travail, renouvelables si besoin.
Le grand blond hocha la tête tandis qu'elle s'attablait au bureau pour faire les prescriptions.
— Vos collègues sont en train de mettre en place un lieu d'accueil pour les blessés légers dans les dortoirs du QG afin de désengorger l'hôpital. Vous serez appelés à témoigner, évidemment, mais avant ça, il faut que vous preniez du repos.
— Je ne me vois pas dormir maintenant, soupira Havoc.
— Ce n'est pas plus mal, jeune homme… Vous n'allez pas dormir tout de suite, vous avez des examens complémentaires à faire et le service est encore engorgé avec des cas plus urgents. Quant à vous, mademoiselle…
— Penovac.
— … Penovac, vous allez être guidée jusqu'à l'équipe militaire pour qu'ils vous prennent en charge à partir de maintenant.
Je hochai la tête, déglutissant et luttant contre une violente envie de pleurer. Je ne voulais pas lâcher la main de Jean. Je ne voulais pas aller avec ces militaires inconnus qui n'allaient pas tarder à m'accuser. Si je n'avais pas été blessée, perclus de douleurs, j'aurai peut-être tenté de profiter de la confusion pour fuir… mais pour l'heure, j'en étais juste incapable.
Ça ne m'empêchait pas d'avoir très peur de ce qui m'attendait.
Après avoir quitté Havoc, jetant un dernier regard à sa haute silhouette et à ses yeux bleus teintés d'inquiétude, j'avais été menée dans un autre hall par un militaire plein de prévenance. J'y retrouvais d'autres blessés légers, parmi lesquels les visages familiers de certains des membres du Cabaret. Le soulagement de les voir rescapés fut vite gâché par leurs mines défaites et le regard que me lança Natacha en me voyant. Le militaire qui m'avait escorté reparti chercher quelqu'un d'autre, me laissant au milieu des civils qui parlaient à voix basse, certains pleurants de désespoir, d'autres de soulagement en retrouvant leurs proches. À côté de moi, un couple réuni s'enlaçait en tremblant d'incrédulité. Ils s'embrassaient maladroitement, fragilisés par le traumatisme qu'ils venaient de vivre, mais cette vision me mit du baume au cœur.
Certains avaient survécu.
Pas tout, mais certaines personnes au moins.
J'en étais là dans mes réflexions quand la silhouette de la petite brune qui m'avait vue arriver fendit la foule pour empoigner ma couverture et me forcer à me baisser vers elle, braquant son regard d'un bleu sombre sur moi.
— Qui est vraiment Angie ?
— Je suis désolée, murmurai-je, ne faisant qu'accroître sa colère.
— Je l'ai vue se battre, je l'ai vu faire de l'alchimie, j'ai vu son bras de métal. Cette fille est un monstre, et tu le savais, n'est-ce pas ? Vous étiez tellement complices, tellement proches, tu ne POUVAIS PAS ignorer la vérité à son sujet.
— En effet, soufflai-je, en espérant qu'elle relâcherait sa prise.
Elle n'avait pas crié, sans doute pour éviter d'attirer l'attention des militaires qui se trouvaient alentour, mais sa rage était palpable.
— Qui est-elle vraiment ?
J'eus un instant d'hésitation, hésitant à révéler ce qui avait été un secret si longtemps. Mais n'était-ce pas trop tard ? Avec tous ces témoins oculaires, l'armée allait de toute façon arriver à cette conclusion par eux-mêmes rapidement.
— Edward Elric, chuchotai-je à mi-voix.
La réponse la désarçonna tellement qu'elle me relâcha en me fixant avec des yeux ronds, avant de se ressaisir et de reprendre d'un ton sec.
— Te fous pas de ma gueule, on sait tous qu'Angie ne peut pas être un mec.
— Je te dis la vérité. Je ne peux pas expliquer tout ce qui s'est passé, c'est trop…
Je ne pouvais quand même pas lui raconter le cinquième laboratoire où avait eu lieu l'accident, notre rencontre, les raisons qui l'avaient poussé à se rebeller contre Bradley, quitte à être recherché, la manière dont je l'avais aidé à construire une fausse identité.
— On s'est fait attaquer cette nuit, Andy est dans le coma, Tallulah est MORTE, et tu continues à te trouver des excuses pour ne pas me dire ce qui s'est réellement passé ?!
— Nat ! s'exclama la voix de Jess.
— Dis-moi que ce qui est arrivé ce soir n'a aucun rapport avec Angie et je te pardonnerai. Dis-moi dans les yeux que c'est pas arrivé à cause de vous !
— Je ne peux pas dire ça, répondis-je d'une voix nouée.
Natacha répondit par une gifle qui m'ébranla sans vraiment me surprendre, et les murmures autour de nous s'évanouirent. Jessica se précipita sur son amie pour faire barrage de ses bras massifs, l'envelopper d'amour et l'empêcher de me frapper de nouveau. Moi, je tremblais de tout mon corps, et je sentais mes larmes monter aux joues en la voyant se débattre. Mes larmes, ou celles d'Edward, qui devait être encore plus effondré que moi, à se dire que ce qui était arrivé ce soir n'était que de son fait.
Où était-il ? Avait-il réussi à disparaître, à partir ? Dans quelle direction ?
J'imaginais la douleur d'Angie si elle avait dû affronter le regard noir que m'adressait Natacha à cet instant. Cela l'aurait dévastée. Ed échappait au moins à ça. Si je pouvais affronter cette situation à sa place, est-ce que ça allégerait sa conscience ?
— Je suis désolée. Toutes les deux, on est désolées. On n'a jamais voulu vous causer des problèmes. Et c'est pour ça qu'on n'avait rien dit.
— Oh, parce que vous mentiez pour nous protéger ? fit-elle d'un ton où le cynisme se mêlait au désespoir. Comme c'est touchant de votre part… le résultat est tellement concluant !
Elle ne pouvait plus me frapper, entravée par la silhouette pacifique de Jess à qui elle n'aurait jamais fait de mal, mais je n'aurais pas été surprise qu'elle me crache dessus tant son mépris pour moi débordait de sa voix.
— Ce serait pire si vous saviez, soufflai-je, la regardant droit dans les yeux.
— Arrête de mentir ! Salope !
— Nat !
— Hey ! Qu'est-ce qui se passe ?!
La petite brune se débattait toujours, petit paquet de nerfs dans les bras de l'imposante blonde qui peinait à la canaliser, et deux militaires, alertés par l'altercation, s'interposèrent entre nous.
— Écoutez, c'est une nuit difficile pour tout le monde, mais essayez de garder votre calme, fit le soldat, un homme à la mâchoire massive qui levait les mains en signe d'apaisement. Je comprends que vous soyez sur les nerfs, mais la situation est assez compliquée comme ça, ne faites rien que vous pourriez regretter demain, d'accord ?
Ils nous séparèrent, lui m'emmenant à l'écart, ses collègues éloignant Natacha que Jess n'avait toujours pas lâchée et qui montrait presque autant de défiance envers le soldat qu'envers moi à l'instant. Je sentis un mélange de soulagement et de culpabilité alourdir mes entrailles. Je poussai un soupir, soulagée d'échapper à cette entrevue douloureuse, mais au fond de moi restait le sentiment d'échec face à sa colère pourtant légitime. Je n'aimais pas les conflits, et se dire qu'au moins une des personnes avec qui j'avais partagé mon quotidien ces deux derniers mois me haïssait n'avait rien d'heureux.
Surtout si ce n'était pas la seule.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le militaire.
— Elle… elle croit c'est, que c'est ma faute si c'est arrivé, répondis-je en bafouillant.
Je me rendis compte que je peinais à parler, à penser même. Je me sentais usée, transie, ralentie par la douleur et le choc de tout ce qui s'était passé ces dernières heures. Je réalisai trop tard que c'était un soldat et que je ne devais pas lui dire la vérité. Que j'avais déjà trop parlé.
— Comment ça ?
Je poussai un soupir et levé les yeux vers lui. Il dut sentir à quel point je n'en pouvais plus, car il renonça à une réponse plus développée et m'indiqua une place restant sur un des bancs flanquant le mur. Je m'y effondrai avec un soupir, et sentis les larmes monter.
— Hey, fit l'homme compatissant en posant une main sur mon épaule, ne réussissant qu'à électriser ma blessure. Désolé.
Je me sentis pleurer, mais réussi à être silencieuse, discrète. Je n'étais pas la mieux placée pour craquer, ici et maintenant. Peut-être même que je n'en avais pas le droit. Après tout, j'étais complice d'Angie. D'Edward. Je savais que ce que j'avais fait ce qu'il fallait, mais aux yeux des autres, j'étais ou j'allais être une criminelle.
Eh merde, pensai-je, en sentant les larmes s'intensifier, déboulant sur mes joues en une cascade ininterrompue.
Un homme, un client sans doute, me tendit un mouchoir. Je ne pouvais même pas voir son visage.
— Je suis désolée… Je suis… tellement… désolée, hoquetai-je assez bas pour ne pas troubler les murmures alentour.
— Allez, vous n'y êtes pour rien, lança le militaire d'un ton rassurant. Écoutez, on vous emmène dans le prochain fourgon, vous serez installée pour la nuit dans une des chambres de la caserne, vous pourrez vous reposer et vous remettre de vos émotions. Après ça, on écoutera votre déposition, d'accord ? Mais pour l'instant, vous n'êtes pas en état.
— N-non, admis-je.
Quelle heure était-il ? Quatre heures, six heures, sept heures ? Le temps s'écoulait inexorablement, me limant les nerfs, et je supposai, sans parvenir à y croire, que le matin prendrait finalement le relais de cette interminable nuit. Pourtant, pour l'instant, je n'arrivais pas à croire que le soleil se lèverait de nouveau.
Il me fallut un moment pour relever, la tête, les yeux papillonnant pour chasser la buée qui ne voulait pas cesser. Je devais avoir l'air abrutie comme ça, mais c'était le cadet de mes soucis. Je regardai autour de moi, le hall qui donnait sur le parking des visiteurs où un fourgon de l'armée était en train de manœuvrer. À ma droite, je vis qu'un militaire était assis à côté de Lia, prenant des notes pendant qu'elle parlait.
Ils commencent déjà à prendre les dépositions… Combien de temps avant d'identifier Angie comme étant Edward? Combien de temps avant de me juger coupable?
J'espérais que l'homme qui me parlait avait raison, que j'allais avoir quelques heures de sommeil avant l'interrogatoire que j'allais sans doute subir. Sans ça, je n'allais pas résister, c'était une certitude.
— Qui est-ce qu'on embarque ? demanda un homme en uniforme, poussant la porte du hall.
Il s'était mis à neiger abondamment, et ses épaules et ses cheveux étaient parsemés d'épais flocons. Je levais une main hésitante, et je vis quelques autres personnes m'imiter.
— On a douze places à l'arrière du fourgon, donc on peut encore prendre trois personnes. Par contre, vu les suspensions, si vous avez des fractures, je vous conseille d'attendre la camionnette qui arrive après.
D'autres personnes levèrent la main, parmi lesquelles je reconnus Lily Rose, qui soulevait en même temps celle de Ray. Il avait laissé sa tête tomber en avant, son expression dissimulée par sa tignasse rousse et restait debout, apathique. Il avait beau être taillé comme une armoire à glace, il y avait dans sa posture la fragilité d'un enfant.
Évidemment… Tallulah était la personne dont il était le plus proche, forcément qu'il est dévasté.
— OK, le compte est bon, venez !
Lily-Rose tourna la tête vers moi un visage grave, mais dépourvu de colère. Cette vue me soulagea et quand je sortis en boitillant, je la vis s'approcher. L'homme demanda nos noms et les nota au fur et à mesure sur sa liste, tandis que son collègue aidait les gens à monter dans le fourgon et s'installer.
— Vous êtes ?
— Roxane Penovac, bredouillai-je.
— Lily-Rose Linwood, et Ray Chest.
OK, c'est noté. Montez.
Je poussai la porte, et vis le fourgon et les silhouettes brouillées par une pénombre enneigée. Quelle heure était-il ? Dans cette ambiance floue et ralentie, je fus tentée de faire un pas de côté et de m'enfuir. C'était sans doute la dernière occasion que j'avais d'échapper à l'armée. Ce n'était pas dans la caserne ou en salle d'interrogatoire que je pouvais espérer m'enfuir. Ce serait terrible pour Jean, mais… si cela pouvait m'éviter d'être interrogée, torturée, peut-être ? Si ça me permettait de protéger les secrets d'Edward, ce serait une bonne chose ?
Tout me semblait ralenti, et je me demandai sincèrement en combien de secondes je pouvais me dissoudre à leur vue dans le brouillard de flocons. Combien de temps il leur faudrait pour s'en rendre compte. Par quel moyen je pourrais échapper aux recherches. Si Lily-Rose, qui était à côté de moi, lancerait l'alerte en me voyant partir, ou me couvrirait.
Beaucoup de questions, et même si le froid de l'extérieur m'avait donné une gifle qui réveillait mon cerveau épuisé, animé par la tension nerveuse, je dus admettre assez vite que je n'en savais rien, et que même si la costumière se montrait complice, je n'aurai tout simplement pas la force de fuir. Mes jambes me portaient à peine, je boitais, j'étais épuisée, sans ressources. Je ne pouvais me reposer ni sur un physique discret ni sur des compétences hors du commun pour me tirer d'affaire.
Alors, avec un soupir tremblant, je jetai un dernier coup d'œil à la grisaille qui m'entourait et montait à mon tour, m'appuyant sur la main que l'homme en uniforme me tendait.
Je me jetais dans la gueule du loup.
On m'installa au bout de la rangée, à côté de Lily Rose, qui chassa la neige qui s'était accumulée sur mes cheveux d'un geste machinal. À côté d'elle, Ray, dont elle tenait toujours la main. En le voyant de profil, je constatai que les larmes avaient rougi ses yeux et coulaient en flot ininterrompu sur ses joues.
En face de moi, Lia, qui portait son bras en écharpe, me regardait d'un œil aussi sombre que Natacha tout à l'heure, et je baissai les yeux pour éviter son regard brûlant. Je tâchai de me rassurer en me disant qu'elle avait toujours plus ou moins cette expression… mais tout de même.
— Vous voulez des couvertures supplémentaires ? demanda le militaire qui m'avait aidé à monter, un blond aux cheveux coupés très courts. Le trajet n'est pas très long, mais ces fichus fourgons ne sont pas bien chauffés…
Je me rendis compte que je tremblais de tous mes membres et hochai la tête. Il le remarqua et fouilla dans le coffre qui se trouvait à l'avant pour en tirer des draps de laine qu'il distribua à la ronde. J'essayai de m'en envelopper, mais je me figeai dans mon geste en sentant une violente morsure à mon épaule. L'adrénaline étant retombée, et le froid et mes tremblements avaient accentué la douleur.
— Attends, je vais t'aider, souffla la rouquine assise à ma gauche.
Elle joignit le geste à la parole et jeta la couverture sur mes épaules. Le simple fait qu'elle choisisse de s'occuper de moi plutôt que de m'insulter me mit les larmes aux yeux. Peut-être que tous les membres du Bigarré ne partageraient pas la rancœur de Natacha ? Même si sa réaction était compréhensible…
— On y va, annonça le militaire après avoir refermé la porte arrière.
Il s'assit sur la dernière place libre du banc face à nous et le fourgon démarra, se traînant comme un animal mal réveillé.
— Merci, murmurai-je à ma voisine.
— De rien.
— Je… je suis désolée de ce qui est arrivé.
— Moi aussi. Mais ce n'est pas ta faute.
— Si tu savais…
— Je sais, souffla Lily-Rose d'un ton rassurant.
Je tournai vers elle un visage stupéfait, et elle me répondit par un sourire doux et triste.
— Je sais qui est Angie.
Je clignai des yeux, incrédule.
— Depuis un moment, continua-t-elle. Une personne avec un bras et une jambe en métal, ce n'est pas si courant. J'avais déjà des doutes, mais quand elle a volé l'uniforme de Hayles… Elle est revenue avec une robe du même tissu, j'ai tout de suite compris que c'était une transmutation.
— Mais… Tu n'as rien dit ?
— Tu sais, j'ai l'habitude de garder des secrets. Et je pensais que c'était plus simple, pour elle, pour vous… mais je ne suis pas aveugle, non plus. Tu n'imagines pas tout ce que peut dire un corps. Comme le fait qu'elle se faisait passer pour plus vieille qu'elle l'était… ou les combats passés.
Je hochai la tête, replongeant dans le silence, ballottée par un virage. J'aurais dû y penser. Si quelqu'un dans le cabaret pouvait être au courant, c'était Neil, que je soupçonnais déjà… et elle. Qui savait la vérité à propos de ses automails. Qui avait pu voir de près les nombreuses cicatrices qui parsemaient le corps de l'adolescente.
— Mais… Edward est un nom d'homme. Et malgré ça, tu…
— Oh, ce n'est pas la première personne de ma connaissance à changer de sexe.
— Ah, oui… Claudine.
Elle hocha la tête, et je m'arrêtais là. Je ne savais même plus quand je l'avais compris, au juste, mais j'avais, comme les autres, pris le pli de garder le silence à ce sujet, au point de l'oublier.
— Tu ne nous en veux pas ? murmurai-je.
— J'en veux surtout à ceux qui nous ont attaqués. À ce qui vous a poussé à mentir.
— … Merci. Tu n'imagines pas à quel point ça fait du bien d'entendre ça.
— Oh, si, j'imagine.
— Il vaut mieux que tu prétendes ignorer la vérité, repris-je dans un chuchotement en croisant le regard du militaire. S'ils savent que tu connaissais son identité, ils vont te harceler de questions.
— Il y a beaucoup d'autres secrets à son sujet, et ceux-là, je les ignore réellement.
— Tant mieux.
— Mais toi, tu les connais.
Je hochai la tête.
— Le fardeau va être dur à porter.
— Je ne te le fais pas dire.
— Tu sais, je n'aurais rien fait si tu t'étais enfuie tout à l'heure.
J'eus un sourire triste. C'était bon de le savoir, mais c'était trop tard.
— La dernière chose qu'elle m'a dite, avant de partir, c'était « dis aux autres que je suis désolée ». Ça ne répare rien, mais… Tu pourras le leur transmettre ? Qu'ils sachent… qu'on n'a jamais voulu que ça prenne une tournure pareille. Si on avait su… on ne serait jamais venus au Bigarré.
— Au fond, ils le savent déjà.
Je relevai les yeux vers Lia qui me fixait de ses yeux noirs et intenses, me mettant mal à l'aise, puis laissai ma tête basculer en arrière, fixant le toit du fourgon d'un œil embrumé. Peut-être que Neil, Lily-Rose et Jessica arrivaient à ne pas éprouver de colère contre moi, mais ils étaient sans doute les seuls. En même temps, ils ne savaient pas ce qui se tramait dans l'ombre. Ni l'existence des Homonculus, ni le complot qui gangrénait le pays, ni les véritables intentions de Bradley… Même les membres de l'équipe de Mustang ne savaient pas tout.
Je repensais à Fuery avec son visage pâle et son bras blessé, à Mustang que j'avais vu passer, blême et au bord de la mort. Il avait survécu, c'était une bonne chose… pour l'avenir en général, et Edward en particulier. Même si le regard creux du Général qui avait découvert la vérité à ses dépens était terrible, il aurait été pire qu'il ne réchappe pas à ses blessures. Edward n'aurait eu aucun moyen de se racheter.
Puis je pensai à Breda qui m'avait broyé la main sous l'effet de la douleur, à ses derniers mots.
Le lâche pas, hein? Il aura besoin de toi.
Je l'avais lâché. Il n'avait fallu que quelques heures pour me séparer de Jean, en dépit de tout l'amour que j'avais pour lui et des dernières volontés de son meilleur ami. J'étais terrassé par le découragement et la frustration face à ma propre impuissance. Si seulement j'avais pu faire autrement. Si j'avais su comment éviter ça. Si…
Je me redressai, brisant ce tourbillon de pensées. Je le savais, ça ne servait à rien de ressasser un passé qu'on ne pouvait pas changer. L'important était de réfléchir à ce qu'on pouvait faire à l'avenir.
Qu'est-ce que je pouvais faire, à partir de maintenant ?
Une seule chose.
Protéger les autres en gardant le silence.
Couvrir Edward.
Couvrir Jean.
Puisque je ne pourrai pas être libre, il fallait qu'eux le restent.
Je ne pouvais rien faire d'autre, alors il fallait que je réussisse ça à tout prix.
Au moins ça.
Quand je repris conscience, je me sentis étrangement calme, prise en masse par une inertie écrasante. Comme si j'avais plongé tellement profondément qu'il me faudrait des heures pour être réellement réveillée. Je restai les yeux fermés, encore trop engluée de sommeil pour les rouvrir, et peut-être aussi parce que je n'étais pas sûre de vouloir voir ce qui m'entourait. Tant que je restais pelotonnée dans les draps, je pouvais encore croire que tout était normal, que la veille n'était qu'un rêve.
Une exclamation dans le couloir m'arracha à ma torpeur, me faisant sursauter. J'ouvris les yeux, découvrant sous mon nez le mur d'une pièce inconnue, austère et plongée dans la pénombre. Je les refermai aussitôt, me souvenant que la veille, on m'avait installée dans une chambre de la caserne et sentant une envie de pleurer remonter à la surface en même temps que ma conscience.
Tout était vrai.
Une partie de ceux qui avaient fait ma vie ces derniers temps était morts, blessés ou disparus, et la plupart de ceux qui restaient étaient bien partis pour me haïr.
Tallulah et Breda.
Andy et ses blessures peut-être irréversibles. Hawkeye inconsciente, Fuery mutilé. Mustang effondré après avoir découvert la vérité à propos d'Edward. L'adolescent évanoui dans la nature.
Et au milieu de toutes ces pensées, une sensation de faim qui n'avait rien à faire là.
Je me maudissais, au milieu de ce contexte dramatique je ressentir quelque chose d'aussi dérisoire. Comment pouvais-je ne pas avoir l'estomac noué ? Je n'en savais rien, mais les faits étaient là.
Quelle heure est-il? pensai-je en me redressant péniblement pour m'asseoir au bord du lit, redécouvrant la douleur à mon épaule et des courbatures incrustées au plus profond de mes muscles. En attendant que les vertiges se calment, je jetai un coup d'œil à la pièce. Une chambre spartiate, aménagée dans un souci de praticité et dépourvue de la moindre décoration. De part et d'autre devaient se trouver des copies carbone, avec les mêmes dimensions, la même organisation, les mêmes meubles.
Je poussai un soupir et me levai, passant à côté de la table et sa chaise de bois rustique pour ouvrir le rideau épais qui masquait la petite fenêtre carrée.
Un coup d'œil dehors m'apprit qu'il faisait jour. Le soleil, voilé par des nuages d'hiver, était aussi haut dans le ciel qu'il pouvait l'être en février, et en contrebas, des silhouettes en uniforme bleu roi s'affairaient dans les allées d'une cour intérieure estompées par la neige. Le matin était avancé, c'était peut-être même l'après-midi — ce qui expliquerait le caprice de mon estomac.
J'avais au moins réussi à dormir, même si la tristesse avait gravé chez moi un épuisement profond qui n'était pas que physique.
Je regardai la porte donnant sur l'entrée, poussai un soupir las, et me dirigeai vers elle pour l'ouvrir. J'avais sur le dos un uniforme de prisonnier en guise de pyjama, ce qui n'était pas de bon augure. Je ne savais pas trop comment allait se passer la suite, à part que la situation allait devenir tôt ou tard très désagréable, mais, rester terrée dans cette pièce en attendant l'inéluctable ne servirait à rien.
En arrivant dans le couloir, je découvris des soldats qui avaient tiré leurs chaises pour faire une partie de tarot, attendant sans doute que les rescapés du Bigarré se manifestent de leur propre chef. Ils tournèrent la tête vers moi, et je reconnus parmi eux le soldat blond aux cheveux courts qui nous avaient accompagnés cette nuit.
— Bonjour, vous allez mieux ?
— Je suppose, bafouillai-je.
Au moins, ils ne m'ont pas plaquée au sol et menottée, songeai-je avec l'ombre d'un sourire.
— On a à manger pour vous, fit un collègue en désignant une pile de plateaux posés sur une table avec des corbeilles de pain coupé, du jambon, du fromage, du beurre et des confitures. Vous voulez du thé, du café ?
— … Du café, s'il vous plaît.
L'homme versa une tasse et me le tendit, avant de voir ma posture.
— Elle est blessée, souffla son collègue, le soldat blond, avant de prendre galamment mon plateau pour m'aider à le rapporter dans ma chambre.
— Je mange ici ? demandai-je.
— S'il vous plaît. C'est les ordres qu'on nous a donnés, comme les gens se réveillent au compte-goutte, c'est plus simple que d'escorter tout le monde au réfectoire. Une collègue vous mènera aux douches, puis vous serez interrogés à propos de ce qui s'est passé hier.
— Je vois.
Je hochai la tête avec un sourire. Je n'étais pas dupe. S'ils nous avaient séparés, c'était sans doute pour limiter les possibilités de s'accorder, de mentir.
Je n'allais sans doute pas avoir l'occasion de recroiser les autres membres du Cabaret Bigarré. Du tout.
— Ça ira pour manger, ou vous avez besoin d'aide ? demanda l'homme avec une certaine sollicitude.
— Je vais me débrouiller, répondis-je avec un sourire. Merci.
— De rien.
— Je vous laisse, mais avec mes collègues, on est juste à côté.
Je me redressai alors qu'il s'éloignait.
— Excusez-moi.
— Oui ?
— Je me demandais… Quelle heure est-il ?
— Un peu plus de quinze heures trente.
— Ah…
L'homme eu un petit rire en voyant mon expression déconfite, et ajouta.
— Vous aviez besoin de repos. On nous a dit de vous laisser vous réveiller naturellement, surtout qu'il y a beaucoup de blessés. Et ça ne servait à rien de vous tirer du lit pour ensuite attendre que les personnes soient disponibles pour prendre votre déposition.
— C'est assez logique, oui.
L'homme sourit puis referma la porte derrière lui, me laissant seule, assise face au mur terne de la chambre. À gestes prudents, je m'attaquai au tartinage du pain, qui se fit facilement puisque le beurre avait eu le temps de se ramollir. J'empilais les ingrédients pour former un sandwich que je mâchais ensuite, réfléchissant intensément.
Pour l'instant, ils ne me traitaient pas comme une criminelle. J'avais encore un peu de répit, jusqu'à l'interrogatoire, peut-être plus — même si j'en doutais. Je pouvais supposer que c'était le temps que j'avais à disposition pour reprendre des forces et trouver le courage de garder le silence quand ce serait nécessaire.
Manger était un soulagement immense, et j'avais l'impression de savourer le meilleur sandwich de ma vie, à la fois parce que je n'avais rien avalé depuis hier soir et parce que les repas suivants risquaient d'être bien tristes. Je continuai à vider la bannette, prenant tout ce qu'il y avait à prendre comme un hamster bourrant ses bajoues de réserve en prévision de l'austérité à venir.
Je retrouvais enfin l'état d'esprit qui était le mien, une de mes rares fiertés de fille ordinaire : la capacité à penser « pratique » en toute circonstance. À quoi devais-je me préparer ? Comment y réagir ? Quelle était la priorité ? Qu'est-ce que je pouvais avouer aux soldats sans grand risque, et qu'est-ce qu'il fallait absolument que je garde secret ?
La véritable identité d'Edward faisait partie des combats perdus d'avance. Je pouvais toujours mentir pour gagner du temps, mais ça ne protègerait rien. Valait-il mieux faire cela, ou dire la vérité directement pour leur laisser penser que j'étais honnête face à la loi ?
J'ai rien d'honnête, c'est pas comme si c'était de notoriété publique qu'Edward était recherché.
Qu'est-ce je pourrai dire pour expliquer que j'ai accepté de jouer la comédie, de le couvrir, en dépit de ça ?
Je levai les yeux au plafond, poussant un soupir, avant de me figer.
Lacosta.
Il m'avait aidé là-bas, puis l'armée était venue et avait brisé l'équilibre de ma ville natale. C'était cette même armée qui le recherchait. Un ennemi commun, n'était-ce pas un bon argument ?
Bon, ça impliquait de me mettre les soldats à dos, mais un peu plus, un peu moins… Au moins, je pourrai passer sous silence tout ce que je savais sur les Homonculus, sur Dante, Bradley et sa secrétaire. Sur le fait que Hugues était toujours en vie, aussi. À part Edward, Al et Winry, qui avaient disparu, peu de gens le savaient, et j'étais plutôt sûre qu'ils ne parleraient pas.
Quant aux informations les plus sensibles — ou ils étaient, les uns et les autres, comment les retrouver —, je n'en avais strictement aucune idée. Et j'en étais heureuse. Dans le pire des cas, s'ils me poussaient à bout, l'armée pourrait m'arracher des aveux, mais je ne pourrai pas les livrer à l'ennemi, quand bien même je le voudrais.
Le secret le plus fragile était sans doute celui concernant Jean, sa complicité avec Edward et moi.
Je baissai les yeux vers mes mains, caressant machinalement ma bague.
Le laisse pas tomber, hein?
— Je le laisserai pas tomber, murmurai-je. Promis.
L'interrogatoire me sembla interminable, mais en y allant, j'avais senti quelque chose changer en moi. Comme si, en traversant les couloirs, j'avais fermé une porte, que je m'étais barricadée à l'intérieur de moi-même avec une concentration extrêmement calme. Face à l'homme qui m'interrogeait, je me montrai hésitante, laissai peser mes silences, puis finis par céder et avouer la véritable identité d'Edward face aux preuves accablantes. Je pus me faire une idée de ce qui allait m'attendre. Des preuves, des annonces, des tests, des silences peuplés de regards lourds… mais pas de violence — pour le moment, du moins. Je jouai mon rôle, m'autorisant même des larmes quand on me menotta en m'annonçant officiellement mon arrestation pour complicité avec un terroriste recherché par l'armée.
Tout ce qui consistait à me donner l'espoir d'échapper à la prison n'avait aucune emprise sur moi. Je ne cherchai pas à m'enfuir. Je voulais juste que les autres soient libres.
Mais ça, il ne valait mieux pas le montrer.
En sortant de la pièce, tout de même, j'eus un coup au cœur en croisant Natacha. Quand elle me vit menottée, flanquée entre deux militaires, elle me lança un regard impénétrable.
— Désolé, soufflai-je simplement, tandis qu'elle reculait d'un pas pour laisser le passage.
À la colère et la peine qui assombrissaient son regard, s'était ajouté une nouvelle expression.
La peur.
Je sentis son regard dans mon dos tandis que je m'éloignais, et je me demandais si elle comprenait, maintenant, pourquoi nous n'avions rien dit. Si elle réalisait que son ignorance était le prix de sa liberté.
Je n'en savais rien, et je ne le saurai pas avant longtemps.
Je me laissai traîner dans un autre bâtiment, passant des grillages et des portes sécurisées, m'enfonçant dans les entrailles de la prison du QG sans réellement m'en émouvoir. Je connaissais cette sensation, d'être détachée de moi, je l'avais déjà vécue. C'était ce qui me sauvait quand tout allait mal, et je m'appuyais dessus sans hésiter, refusant de penser que je devrais sans doute le payer plus tard.
J'arrivai dans un hall où on me confisqua mes affaires personnelles : les vêtements ensanglantés avec lesquels j'étais arrivée, mes chaussures, mes bijoux… Au moment de retirer ma bague, je sentis quand même une émotion poindre. Je n'avais pas envie de m'en séparer, et l'anneau, trop étroit, semblait avoir la même volonté. Il fallut lutter pour le retirer, sollicitant la patience à ceux qui s'occupaient de mon entrée.
— Je peux vous demander un service ? demandai-je aux soldats qui m'accompagnaient.
— Quoi ?
— Cette bague… elle appartient à Jean Havoc. Est-ce que vous pourriez la lui rendre, s'il vous plaît ?
L'homme que j'avais regardé en posant la question fronça les sourcils.
— Je lui ai menti et je suis emprisonnée… Je pense que les fiançailles ne tiennent plus, fis-je avec un sourire tremblant. Je sais qu'il tient à cette bague, je préférerais qu'il la récupère. Elle est à lui, pas à moi.
Je le regardai dans les yeux, laissant transparaître ma fragilité, espérant donner l'impression de n'être rien de plus qu'une fille naïve, débordée par la situation.
— Mhf, il faudra l'accord de nos supérieurs, mais je suppose que c'est négociable, fit l'homme en se grattant la nuque. Passez-la-moi.
Je lui tendis le bijou, et on m'emmena de nouveau à travers des couloirs qui se ressemblaient tellement qu'ils en devenaient labyrinthiques. Puis on me fit entrer dans une cellule, fermement, mais sans brutalité. Ils n'en avaient pas besoin : je ne me débattais pas.
La porte claqua derrière moi, me laissant seule dans la pièce étroite, aux murs gris, qui ne contenait rien d'autre qu'un lit spartiate et une chaise. Avec un sourire ironique, je repensai à la chambre de caserne à l'étage et me dis que la différence n'était pas si grande. Plus petite et plus dépouillée, mais l'intention me semblait être la même. Je traversai la pièce jusqu'au lit et m'y assis, m'appuyant au mur du côté où je n'étais pas blessée. Je levai les yeux vers la porte métallique dans laquelle s'ouvrait une étroite fenêtre grillagée. Ma seule porte sur l'extérieur, qui donnait sur le mur d'en face.
La vie allait être bien triste, le temps bien long. Je devinais déjà que les interrogatoires risquaient de devenir ma seule récréation.
Je fermai les yeux, poussai un soupir tremblant. J'y étais.
Et maintenant ?
Qu'est-ce que j'allais faire ?
Chanter?
Je m'autorisai un silence pensif, puis levai les yeux vers l'ampoule nue qui éclairait le plafond. L'idée qui m'était venue à l'esprit semblait absurde dans ce contexte, pourtant, cette simple pensée me rassura. Après tout, c'était toujours ce que j'avais fait, dans mes pires moments, durant mes angoisses ou celles des autres.
J'entrouvris la bouche, la gorge un peu sèche, le regard perdu dans le vide, et laissai échapper un murmure.
- Gaies robes claires, coiffures en nattes…
Ma voix était rauque, hésitante, résonnait désagréablement dans la pièce vide. Mais elle était là.
- Doux flocons blancs sur mon nez écarlate
D'aussi loin que je me souvenais, chanter avait été un exutoire. Tantôt une explosion de bonheur, tantôt une petite flamme que je gardais précieusement près de moi pour éclairer les nuits les plus noires.
- Des fleurs d'avril en bouquet qui reviennent… C'est là un peu de mes joies quotidiennes.
Comme par automatisme, malgré la tristesse et l'angoisse de ce que je vivais aujourd'hui, les paroles se déroulaient dans ma bouche, ma voix se raffermit doucement, et je parvins même à sourire. C'était dur, et ça le resterait. Mais tant qu'il me restait la musique, je savais que je ne serais jamais tout à fait seule.
- Longues moustaches des minets graciles
chaudes mitaines et beaux feux qui brillent,
cheveux mouillés, senteur de marjolaine,
c'est là un peu de mes joies quotidiennes.
Éclipsant le monde alentour, chantant à mi-voix, je me plongeai dans l'imagier de ces paroles associées à autant de visages, d'odeurs et de souvenirs, puisant un réconfort aussi discret que profond.
Chanter.
Et après… on verra.
