Hey ! C'est lundi !
J'espère que le retour au boulot est pas trop dur pour vous (j'avoue que de mon côté, je galère un peu à reprendre le rythme ^^°).
C'est le moment du nouveau chapitre, et le retour d'un personnage qui avait disparu des radars depuis un moment... je suis sûre que vous vous demandiez ce que fichait Edward pendant ce temps... et bien c'est le moment de le découvrir !
Sinon, je serai présente à Art To Play à Nantes le weekend du 13 & 14 Novembre. Je vais tâcher de préparer de belles choses d'ici-là et d'avancer sur mes divers projets (site, projet BD, etc.). Depuis les vacances, les idées se bousculent, avec notamment des projet de fanfictions qui reviennent me démanger (mais qui attendront, j'essaie de ne pas trop m'éparpiller). Bref, le défi va être de réussir à concrétiser un maximum de choses dans les mois à venir sans tomber dans le surmenage.
Enfin, en attendant la venue d'autres histoires, voici la suite de celle-ci, en espérant qu'elle vous plaira. Bonne lecture !
Chapitre 85 : Errances (Edward)
Un baiser, doux et fougueux à la fois.
Le regard de Roy sur moi alors qu'il effleurait mon corps avant de me serrer dans ses bras.
Son souffle dans mon cou tandis que ses mèches effleuraient ma nuque, me faisant frissonner.
J'aurais pu mourir pour ça.
Je m'abandonnai complètement à son contact et baissai les paupières, me laissant couler dans ses bras, prêt à me fondre en lui…
Et un hurlement m'arracha à cette pensée.
Je rouvris les yeux, découvrant que je baignais dans le sang, et revis son expression horrifiée, le regard de celui qui avait compris ce que j'espérais cacher jusqu'à ma mort. Ma gorge se noua, mes entrailles se crispèrent. J'avais envie de pleurer en le voyant dévasté. J'aurais voulu disparaître, tout effacer, son regard et ces corps inertes qui flottaient dans une mer de sang qui me prenait jusqu'à la taille. J'entrevoyais les corps des autres, les blessures, les morts emportés par des courants lents, mais puissants. La silhouette de Tallulah, qui fixait le ciel d'un regard vide, flotta entre nous, et la voir comme ça me donna envie de vomir, de mourir, encore et encore.
Menteur.
Traître.
Tueur.
— Roy… je suis désolée, je suis tellement désolé, murmurai-je, les yeux baissés, le cœur au bord des lèvres.
— Je te hais.
Il n'avait pas crié, mais ces mots prononcés d'un ton calme, presque mécanique, étaient si terribles pour moi que je me réveillais en sursaut.
J'ouvris les yeux et mon regard tomba sur une surface de bois unie à quelques centimètres de mon visage. Les traces d'aberrations alchimiques étaient encore bien visibles, et tandis que je tâchais de reprendre mon souffle, de me remettre de mes émotions, je laissais mon regard remonter vers le toit arrondi de la coupole que nous avions transmuté la veille, dont le sommet était suffisamment fin pour laisser passer un peu de luminosité par transparence, baignant le cocon d'une atmosphère rougeoyante.
Je me laissai basculer sur le dos, les entrailles en vrac, nauséeux, la gorge douloureuse, les yeux baignés de larmes, et restais là, terrassé avant même que la journée commence.
Il y avait des cauchemars dont on ne se réveillait pas vraiment…
Celui-là me poursuivait depuis le jour de ma fuite.
Je tournai les yeux à ma gauche, constatant que, de l'autre côté du paravent que j'avais transmuté la veille, la couche était vide, et poussai un soupir de soulagement. Il n'était pas là, il ne m'avait pas vu. Sachant qu'il était inutile de lutter, je laissai les larmes couler encore un peu, sentant le courant d'air ténu, mais glacé s'infiltrer de l'entrée de l'abri.
Je refermai les yeux, épuisé, et replongeai dans une léthargie où les cauchemars se mêlaient aux souvenirs de ma fuite.
oOo
Après être monté dans un wagon à bestiaux et avoir pleuré toutes les larmes de mon corps, j'avais dû me reprendre en main de gré ou de force en entendant des bruits de voix approcher. J'avais précipitamment reposé le chiot avec les autres avant de me jeter sur le plancher que j'avais transmuté à la hâte pour me dissimuler entre lui et la structure métallique sur laquelle le wagon de bois était fixé.
Malgré le boucan des roues contre les rails, les battements de mon cœur et les cahots, j'entendis la porte s'ouvrir et des voix parler.
— Vérifier que personne n'est monté à bord, je ne comprends pas l'intérêt… je veux dire, on a fait tout le train et on n'a rien vu de suspect.
— La radio a dit qu'il y avait eu une attaque à Central… ils doivent chercher des fugitifs.
J'entendis le parquet grincer et je le sentis s'enfoncer légèrement tandis qu'ils traversaient, marchant juste au-dessus de moi sans le savoir.
— Quel bordel… Déjà qu'ils faisaient pas mal de fouilles avant, ça veut dire qu'on en avoir encore plus ?
— J'en sais rien… j'imagine… on a encore quelque temps avant d'arriver à Awrosut, on verra à ce moment-là.
— S'ils décident de fouiller de fond en comble, on va prendre un sacré retard.
— L'Armée, c'est l'Armée, on peut pas lutter, tu sais bien.
— Ouais…
La porte claqua, laissant deviner qu'ils avaient quitté le wagon pour continuer leur tournée. Je laissai passer quelques minutes, épiant le moindre bruit avant de transmuter de nouveau le bois pour m'extraire de ma cachette. Je restaurai les planches de bois en tâchant de ne pas laisser d'aberrations visibles qui auraient signé mon passage ici, puis j'ouvris la porte avant du wagon. Elle donnait sur une simple passerelle secouée par les vents qui créaient des remous entre les deux wagons. Je m'accrochai vivement aux poignées, jetant un regard de part et d'autre. Il faisait encore nuit, mais une fois accoutumé à l'obscurité, je compris que le train dans lequel j'avais embarqué fendait son chemin à travers une forêt enneigée.
Awrosut… ça veut dire que ce train est à destination d'East-City.
Je n'avais aucune certitude à ce sujet, mais je supposais tout de même que Al et Winry avaient cherché à aller vers l'Est du pays. Après tout, c'était notre région d'origine, et après les mésaventures de Rush Valley, je doutais qu'ils aient l'intention d'y retourner.
À leur place… je ferais quoi? Retourner à Resembool, chez mamie Pinako?
Je lui faisais confiance, mais ça serait aussi la première idée de l'armée… C'était une décision dangereuse.
Je voulais les retrouver, mais au bout du compte, je n'avais aucune idée de là où aller, quoi faire. Ils étaient en cavale, comme moi, comme Hugues… ça voulait dire qu'ils pouvaient aller n'importe où, en évitant les endroits trop évidents où on risquait de les attendre.
Je ne vais jamais les retrouver, pensai-je, sentant mes yeux me piquer. Je ne vais jamais les revoir… Je ne sais même pas où chercher… Putain, merde!
Cette idée m'étouffait, mais il y avait plus urgent : il fallait déjà que je décide si je me planquais dans ce train jusqu'à East-City ou si j'en descendais avant la prochaine fouille, à savoir à Awrosut. Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il était ni du temps dont je disposais avant l'escale, mais il fallait que je prenne une décision.
Si mon objectif était de partir pour Resembool, rester dans ce train était l'option la plus rapide, mais aussi la plus risquée. Échapper aux fouilles sur le trajet, d'accord c'était faisable, mais après ? Comment frayer mon chemin dans une gare qui allait probablement grouiller de militaires ?
Si ma priorité était d'échapper à l'armée, le meilleur choix restait de sauter du train à l'approche d'Awrosut, quand il roulerait assez lentement pour que je ne risque pas trop de me casser le cou. C'était dangereux, mais de toute façon, dans ma situation, aucune option n'était sans risque. Sauter du train en marche en banlieue d'East-City, c'était la certitude quasi absolue de me faire repérer, alors qu'Awrosut était une petite bourgade connue surtout pour sa culture du lin, dont la gare était plutôt excentrée.
La vraie question, c'est : qu'est-ce que je ferai si je me fais repérer à East-City? Je devrai traverser toute la ville avec l'armée aux trousses, et fuir plus loin encore?
Je grimaçai, me retenant à la poignée de métal glacée pour ne pas me faire éjecter par un cahot plus fort que les autres. Ils auraient des hommes, des moyens… des armes.
Si je me retrouvais acculé face à des militaires, jusqu'où je serais prêt à aller pour m'échapper ?
Cette idée me décida aussitôt. J'étais perdu et dévasté, mais s'il y a une chose dont j'étais sûr, c'est que je ne voulais pas tuer des innocents. Je ne voulais plus tuer personne, en fait. J'avais déjà trop de sang sur les mains.
Comme s'il avait compris que j'avais pris ma décision, le train commença à ralentir, annonçant l'approche de la prochaine gare. Je serrai les dents, me penchant au-dessus du vide pour scruter le paysage plongé dans la pénombre. Seules la neige et les étoiles apportaient un peu de luminosité, me permettant de voir que les arbres s'espaçaient pour laisser place à des champs plus propices à mon atterrissage. Au lieu de survoler les jonctions des rails, les wagons les heurtaient et rebondissaient lourdement, me secouant de plus en plus.
Je me rendis compte que je tremblais. J'avais beaucoup être tête brûlée, je savais que sauter d'un train à pleine vitesse était généralement mortel. Il ne fallait pas que je me prenne le wagon suivant dans ma chute. Et je devais attendre qu'il ralentisse, oui, mais à quel point ? Je ne pouvais pas atterrir trop près de la ville non plus. Et si je le faisais trop tôt, la chute serait rude. Si j'avais le malheur de me casser quelque chose, ma fuite serait compromise…
Je me penchai une nouvelle fois et vis au loin les lumières de la gare. Je n'allais plus pouvoir hésiter longtemps.
Une grande inspiration et je me jetai en avant de toutes mes forces, entendant le wagon suivant happer l'air juste derrière moi, et je tendis mes mains et pieds devant moi pour amortir ma chute, qui s'avéra malgré tout brutale. Pétrifié par le choc, je restai là, le nez dans la neige, le souffle coupé, ébranlé et cabossé. Le train continuait sa route pendant que je luttais pour retrouver mon souffle. Au bout de quelques secondes, j'avalai péniblement une goulée d'air, retenant un cri de douleur. Je ne préférais pas imaginer dans quel état j'aurais été s'il n'y avait pas eu une épaisse couche de neige pour amortir ma chute.
Puis je m'assis précautionneusement, constatant que j'avais roulé sur plusieurs mètres, puis tâtai mes bras et jambes pour vérifier que je n'avais rien de cassé. Tremblant, je me relevai et grimaçai en entendant ma jambe métallique émettre un grincement de protestation. Malgré tout, elle répondait toujours, et je bénis Winry en boitant en direction des arbres pour me mettre à couvert. La neige m'arrivait au-dessus du genou, j'étais endolori et épuisé, le froid me saisissait et ravivait les coups que je m'étais pris lors des combats.
Une fois à l'ombre des arbres, je me retournai pour contempler les traces que j'avais faites. Il fallait que je me repose, j'étais à bout de forces, mais j'avais littéralement labouré le sol et je ne pouvais pas laisser ça derrière moi. J'aurai aussi vite fait d'allumer un feu pour signaler ma position. Je m'accroupis et claquai des mains pour effacer la tranchée que j'avais creusée. Au prix d'un gros effort de concentration, je parvins à faire courir les éclairs à hauteur du sol et non pas à la surface, pour éviter qu'un éclat trop intense n'attire l'attention si quelqu'un regardait sans cette direction.
Puis je m'enfonçai plus profondément à l'ombre des arbres, là où la forêt était tellement dense que la neige atteignait à peine le sol, et une fois arrivé dans un recoin particulièrement sombre, je plantai mes mains dans l'humus glacé pour transmuter un abri qui me dissimulerait à la vue des autres et m'isolerait du froid. Je m'enterrai presque totalement, ne laissant qu'un vague interstice pour respirer, et me pelotonnai dans la terre comme je l'aurai fait d'une couverture, tremblant de froid et d'émotion.
Quelques secondes après, je sombrais dans le sommeil, ou l'inconscience.
OOo
Je gardai peu de souvenirs des jours suivants, à part que j'avais continué mon errance, pataugeant dans la neige, gelé en permanence, épuisé, nauséeux, dévasté, les joues baignées de larmes que je ne remarquais même plus. Je n'arrivais plus à penser, juste à me forcer à avancer, tâchant de rester à couvert des arbres et de me repérer par rapport aux routes et voies ferrées pour tracer un chemin en direction de Resembool, tout en craignant de me jeter dans la gorge du loup. Mais s'ils n'étaient pas là, je ne savais pas où chercher et je préférais ne pas penser à cette hypothèse. Je ne savais pas ce que j'allais faire si je devais continuer seul.
J'avais le cœur à vif et Al me manquait à en crever.
Les autres aussi, bien sûr, tous ceux que j'avais laissés derrière moi et que je ne pourrai plus jamais regarder en face. Tous ceux qui étaient peut-être morts par ma faute.
Coupé du monde, je ne savais même pas ce qu'ils étaient devenus.
Andy et Riza, inconscients, Breda dont j'avais entrevu la silhouette effondrée, Roy blessé, la jambe en sang… Par moments, je pensais à eux en me demandant à quel point leurs blessures étaient graves, s'ils étaient… s'ils étaient morts. Ces pensées me terrorisaient et si je passais la journée à tenter de les chasser de mon esprit, elles revenaient me hanter dans mes cauchemars.
Juste retour des choses, puisque tout cela était arrivé par ma faute. Si je n'avais pas fait tant d'erreurs… Si j'avais su dire la vérité à Roy…
Roy.
À chaque fois, je repensais à lui, à ses traits tirés, aux blessures qu'il avait et qui saignaient abondamment, je craignais le pire sans oser formuler cette idée dans ma tête.
Et son regard, Bon Dieu, son regard.
Je ne m'étais jamais senti à ce point percé de part en part.
Je priais pour qu'il soit en vie, parce que je ne supportais pas que la prise de conscience de mon mensonge soit la dernière chose qu'il emporte avec lui. Parce que je ne supportais pas l'idée d'une vie sans lui.
Parce que tout cela était de ma faute.
Alors je pleurais comme on saignait, encore et encore, et je continuais à mettre un pas devant l'autre pour ne pas m'effondrer complètement. Quand la faim ou la soif se faisaient trop sentir, je transmutais ce que je trouvais pour me nourrir, de quoi me maintenir en vie, mais guère plus. Je n'avais pas réellement d'appétit, de toute façon, une nausée permanente me nouait les entrailles.
Je ne savais même plus quel jour il était, encore moins quelle heure, quand, après avoir traversé la voie de chemin de fer, j'obliquais vers le sud. Je savais juste qu'il valait mieux que je coupe par là plutôt que d'approcher East-City. Il était plus facile de passer inaperçu dans les champs en jachère et les forêts que dans les bourgs entourant la capitale où je risquais de croiser du monde et le trajet était plus direct.
Je me sentais trembler de tous mes membres, l'épuisement se mêlant à la faim et au froid. Évidemment, passer ses journées à errer dans le vent et la neige, en mangeant mal et en dormant à peine, cela se payait. Réalisant que je chancelais, je me frayai un chemin jusqu'à un bosquet qui me dissimulerait aux regards, et j'effondrai là, adossé à un tronc d'arbre, le cul dans la neige. Je repris mon souffle, réalisant que j'étais essoufflé, et laissai mon regard errer autour de moi.
Au-dessus, un ciel d'un blanc laiteux parfaitement uni, et les branches décharnées. À ma droite, quelques mètres en contrebas, la voie de chemin de fer qui traçait une saignée sur le sol tapissé de neige et de givre. De l'autre côté, quelques champs bordaient une forêt qui se perdait dans la brume. Le paysage autour de moi était vidé de toute couleur, vidé de toute vie. Seule une maison plantée au milieu du bocage rappelait l'existence d'humains.
Si j'avais été dans des conditions normales, j'aurais sans doute traversé la distance qui me séparait de ce qui était sans doute un corps de ferme, et toqué à la porte de ces inconnus pour leur demander s'ils pouvaient m'offrir le gîte et le couvert en échange de quelques réparations. Mais aujourd'hui, j'étais recherché, et il fallait être suicidaire pour prendre ce risque sans craindre d'être arrêté.
J'étais seul. Plus seul que je ne l'avais jamais été. Sans Maman, sans Pinako et Winry, sans Izumi, sans Roxane… sans Al.
Sans Roy.
Sans aucun soutien vers lequel me tourner.
Sentant les sanglots remonter, à ma grande lassitude, je tirai ma besace sur mes genoux pour l'ouvrir, sans trop savoir ce que je pouvais espérer trouver de ce sac qui ne contenait rien à part des souvenirs inutiles et de l'argent que je ne pouvais pas aller dépenser sans risquer d'être capturé.
J'avais prévu des vêtements de rechange, une trousse de toilette, et même de la nourriture, mais tout cela était dans l'autre sac, celui que j'avais laissé sur mon lit, au Bigarré. Je savais que j'allais devoir me battre, m'enfuir, et que je n'aurais jamais pu réussir en m'encombrant d'un sac de voyage.
Mais maintenant, je n'avais plus rien.
Plus rien, à part…
Une perruque noire décoiffée, une photographie du temps de l'Angel's Chest qui avait bien souffert à force d'être traînée partout, ma montre d'Alchimiste d'État, le diapason que Wilhelm m'avait offert, trois crayons et un stylo, mon carnet d'alchimie, presque plein, mais laissé en hiatus depuis bien longtemps, une enveloppe de cuir contenant une coquette somme en argent liquide, le carnet et la lettre envoyés par Fierceagle, et… le télégramme que j'avais reçu d'Al et Winry.
Tout cela me paraissait bien vain, mais je pris tout de même le temps de passer les objets un à un entre mes mains, espérant me réchauffer de leur présence, y retrouver la preuve que quelque part, ailleurs, des gens tenaient à moi. Ou avaient tenu à moi.
Les doigts tremblants, je ressortis le télégraphe, que j'avais sans doute lu cent fois ces derniers jours. Mon dernier ancrage.
SUIVONS LES EAUX DE MARS. BISES. PETIT TRÈFLE.
Je laissai ma tête basculer contre l'écorce, levant les yeux au ciel. Le message était toujours aussi énigmatique, et je ne pouvais que faire des suppositions. Le fait d'utiliser le surnom petit trèfle, celui que nous avait donné Maman durant notre enfance à force de nous voir toujours fourrés ensemble, Al, Winry et moi, était un vestige du passé, et mon passé, c'était Resembool. Mais y étaient-ils vraiment ? Si c'était le cas, étaient-ils en sécurité ?
Ne seraient-ils pas davantage en danger avec moi à leurs côtés ? Après tout, j'étais recherché, accusé de trahison, peut-être même de terrorisme, et je n'avais plus l'avantage de pouvoir utiliser ma fausse identité sans éveiller les soupçons.
Et si je revenais à Resembool, et qu'eux n'étaient pas là ?
Je ne pourrai jamais affronter le regard de Pinako si je devais lui annoncer que je n'avais aucune idée de là ou étaient Al et Winry, qu'ils étaient Dieu sait où, recherchés… en danger.
Je serrai le petit papier vert entre mes doigts, puis le repliai et le glissai de nouveau dans mon carnet de notes. Puis je repris la lettre de mon professeur de danse, espérant retrouver l'ombre d'un dialogue dans ces lignes. La solitude me rendait fou, et même si ça ne changeait pas grand-chose, relire les mots de quelqu'un d'autre me faisait du bien.
«Ma chère élève,
Je vous remercie bien tardivement pour votre bouquet, il a illuminé mon salon, me faisant oublier un temps ce long hiver. Je suis rassurée de voir que vous tracez votre chemin dans le milieu du spectacle, même si j'aurais espéré que vous trouviez des institutions plus classiques que ce "Cabaret Bigarré". Enfin, j'ai beau penser cela, c'est sans doute là que vous vous sentez le plus à votre place, et c'est le plus important. J'espère que vous ne vous relâchez pas dans votre entraînement, il vous reste encore beaucoup à apprendre pour devenir une danseuse accomplie. J'espère avoir l'occasion de vous voir sur scène un jour.
Ici, le quotidien suit son cours, le manoir est bien plus calme en votre absence. Nadine et moi attendons le retour des beaux jours avec impatience, et nous pensons à vous quelquefois. Nous avons peu de distractions, donc si vous passez dans la région, n'hésitez pas à venir boire un thé et nous raconter davantage vos nouvelles aventures.
Je vous glisse ci-joint un carnet, modeste cadeau de votre maître. Vous connaissant, je sais que vous en ferez bon usage.
Prenez soin de vous et donnez-nous de vos nouvelles à l'occasion.
Bien à vous,
Olga Fierceagle.»
J'avais envie de pleurer.
Si seulement j'avais pu revenir là-bas, j'aurais volontiers troqué les douze heures d'entraînement par jour plutôt que de devoir affronter la triste réalité de ma vie actuelle…
Mais ça n'était pas possible.
Faute de mieux, je repris le carnet à couverture de cuir qu'elle m'avait offert, le soulevai pour sentir l'odeur forte du cuir au tannage grossier, y trouvant un réconfort inexplicable, puis je l'ouvris, feuilletant machinalement les pages vides, trouvant des plantes séchées qui avaient légèrement déteint entre les pages, laissant leur emprunte. Je reconnaissais certaines, mais d'autres m'étaient inconnues.
Je soupirai, puis décidai de fouiller mon sac pour en tirer un crayon, avec l'idée un peu absurde d'utiliser ce carnet pour écrire à ceux à qui je ne pouvais pas parler, pour écrire ces lettres que j'aurais voulu pouvoir envoyer. J'allais commencer par une réponse à Fierceagle… Elle ne m'était pas assez proche pour que je fonde en larmes à cette simple idée. C'était sans doute vain, mais pour l'instant, je n'avais plus la force de marcher, et cela me donnerait l'impression d'avoir quelqu'un à qui parler. Par réflexe, je laissai vierges les deux premières pages pour pouvoir en faire un sommaire par la suite.
Cher professeur, commençai-je à écrire avant de me figer.
Je n'avais pas appuyé fort malgré mes mains tremblantes de froid, mais j'avais vu que mon tracé était coupé par une fine ligne blanche. Le papier était légèrement enfoncé à cet endroit, marqué comme une cicatrice.
Comme quand on appuyait trop fort, et que le texte se gravait en creux sur la page d'en dessous.
Je restai figé quelques secondes, le temps de constater ce détail et d'en tirer des conclusions, puis j'inclinai mon crayon et commençai à griser la page en appuyant le moins possible. Le graphite s'étala sur le papier, révélant que la ligne que j'avais vue sur mon texte continuait de part et d'autre, traçant un caducée en négatif.
Je sentis mon cœur bondir. Je m'étais étonnée que Fierceagle m'envoie un tel cadeau, je m'étais même demandé s'il ne venait pas d'Izumi… maintenant, j'en avais la preuve, avec le dessin de son emblème.
Fébrile, je tournai les pages, cherchant les traces d'autres marques du même genre. J'éprouvais un mélange de soulagement à avoir un écho d'ailleurs et l'inquiétude, convaincu que j'étais que mon maître n'aurait pas pris le risque de me transmettre un carnet sans raison. Il y avait un message, et j'allais le trouver.
Ah. Ici.
Je repris mon crayon, noircissant la surface pour découvrir des mots à l'écriture ronde, la raison derrière l'envoi. Les lettres se dessinèrent et mon ventre se noua en lisant ces mots.
Le louveteau m'a mordu. Il s'est mis en colère et est reparti, la gueule rouge sang.
Je continuai la page qui se remplissait de gris en dévoilant la suite.
Je t'attends face à mon reflet.
Le texte s'arrêtait là, et je feuilletai le reste du carnet en tremblant, à la recherche de plus d'informations, pétri d'une inquiétude dont je n'avais pas franchement besoin.
Comment ça, le louveteau l'avait mordu? Cub l'avait attaquée? Blessée? Il était parti? Où? Quand? Comment?
Et qu'est-ce qu'elle voulait dire par «il s'est mis en colère»?
Était-ce parce qu'il avait changé tout à coup?
Elle ne parlait pas d'autres personnes, alors, il aurait changé de camp, comme ça, sans raison? Il a décidé de passer à l'ennemi? Quel salaud!
Je jurai, pétri d'angoisse et furieux contre moi-même. Dire que j'avais dit à Alphonse qu'il avait eu raison de croire en Cub, que j'avais commencé à penser que nous avions réussi à nous en faire un allié ! Comment avais-je pu être aussi con ?
Et pendant ce temps, les pages défilaient, vierges de cicatrices, jusqu'à ce que j'arrive à la fin du carnet.
Il n'y avait rien d'autre.
Rien que ces quelques lignes, des plantes épinglées à certaines pages et l'ordre à peine voilé de la rejoindre.
Je me cognai volontairement l'arrière de la tête au tronc où je m'étais adossé pour laisser passer ma rage, pestant entre mes dents serrées.
La nouvelle était un coup dur, les conséquences imprévues, et même si je supposais que les plantes séchées glissées dans le carnet avaient un rapport, je n'avais aucune idée de comment la retrouver.
Ni même si je devais la retrouver.
Et Al et Winry, alors ?
Je pris une grande inspiration glacée, sentant mes larmes raidir mes cils sous l'effet du froid.
D'un côté, elle m'avait envoyé le carnet, à moi, et je n'avais aucun moyen de savoir si Al avait eu la même information. Ce n'était pas totalement impossible, et peut-être que je l'y retrouverais, mais ce n'était absolument pas sûr pour autant.
Non, Riza m'avait dit qu'ils étaient sous escorte. Les militaires devaient fouiller leur courrier. Alors que son lien avec Fierceagle était si lointain et ténu, elle n'avait tellement rien à voir avec nous, notre combat et le complot, que c'était sans doute le choix le plus sûr.
Logiquement, il faudrait que j'aille la retrouver.
D'un autre côté… Je voulais revoir Al, profondément, viscéralement. Je crevais de ne pas pouvoir le serrer dans mes bras, de ne pas pouvoir l'entendre rire, lui parler. Lui qui était toujours si calme, si doux, il pourrait m'aider à calmer le Maelström qu'était devenue ma vie, à dénouer la situation, à trouver des solutions pour réparer, au moins en partie, ce que j'avais brisé.
Et puis, Winry, avec ses compétences de mécanicienne, aurait sans doute fort à faire sur mes automails qui avaient souffert de mon dernier combat. Je n'avais pas perdu en liberté de mouvement, mais je sentais des grincements et résistances sur certains gestes qui me signalaient qu'une révision ne serait pas du luxe.
Pas étonnant quand on voyait ma tendance à sauter des toits et des trains. Ce genre de chose se payait tôt ou tard, n'est-ce pas ?
Mais au fond, ces arguments n'étaient-ils pas égoïstes ? Quand je voyais à quoi m'avait mené l'égoïsme dans ma relation avec Roy, avec Mustang, je ne voulais recommencer à aucun prix.
Bon.
Il y a ce que je veux.
Retrouver Al et Winry.
Et il y a ce que je dois faire.
Et ce que je dois faire… c'est retrouver Izumi. Parce que je suis le seul à le pouvoir.
Je poussai un soupir. J'avais envie de pleurer, encore, tant cette pensée était dure à accepter… mais au moins, j'avais un but. C'était ce que je cherchais désespérément depuis quelques jours. J'avais déjà perdu le compte à force d'errer sans avoir personne à qui parler.
Je repris le carnet, l'empoignant fermement pour étudier ces plantes, trouver quelle était l'énigme à résoudre.
Connaissant Izumi, il y avait une solution claire à ce problème.
Cela me changerait de trouver une solution.
oOo
Le message d'Izumi était laborieux à décoder, assez pour que je jette le carnet dans la neige avant de m'attaquer à allumer un feu et me transmuter de quoi manger. Après un bref abandon, j'y étais revenu l'estomac plein et je pensais progresser. J'avais feuilleté de nombreuses fois, compté les plantes, numéroté les pages. J'avais six plantes, tantôt des feuilles et des fleurs, tantôt des branches, fixées au papier par des agrafes. J'avais noté les numéros associés : elles étaient fixées aux pages 9, 12, 16, 29, 51 et 75. Ces numéros correspondaient forcément à quelque chose.
Le premier était une plante de montagne dont j'avais oublié le nom, et le second était un pissenlit. Venait ensuite une branche de résineux aux courtes épines, du genévrier peut-être, une autre plante que je ne reconnaissais pas, une plante ressemblant beaucoup à de l'oignon nouveau, et enfin, une fleur séchée que je reconnus même si je n'avais pas eu beaucoup d'occasions d'en voir : un edelweiss.
Les montagnes du Nord.
Je tournai la tête vers la voie que j'avais traversée un peu plus tôt. J'étais bon pour faire demi-tour. Je ne savais pas encore où aller au juste, mais je savais qu'elle était partie vers le nord et les plantes qu'elles avaient glissées dans le carnet le confirmaient.
Quant aux nombres… difficile d'être sûre pour l'instant, mais le format pourrait être celui de coordonnées géographiques. Longitude, latitude… Elle m'aurait ainsi envoyé une adresse où la retrouver ?
Encore fallait-il parvenir à les remettre dans le bon ordre… Et pour cela, j'étais certain que les plantes jouaient un rôle. Si j'avais pu toutes les nommer, j'aurais pu tenter de les trier dans l'ordre alphabétique pour ordonner les nombres. Je me disais que cela suffirait peut-être à donner du sens. Il me faudrait aussi un atlas pour pouvoir être sûre de moi et regarder à quoi cela correspondrait réellement, si c'était une réponse plausible, et de la documentation pour explorer d'autres pistes. Bref, si je voulais aller là-bas autrement que le nez au vent, il allait falloir trouver une bibliothèque.
Je me redressai et pris une inspiration tremblante à cette idée. Rentrer dans une ville. Côtoyer des gens, rentrer dans un bâtiment, y passer du temps, en serrant les dents pour espérer que l'armée ne débarque pas. Pouvais-je vraiment prendre ce risque ?
D'un autre côté, il allait falloir que je m'y colle, tôt ou tard. Je n'avais pas vraiment le choix. Et puis, je pourrai acheter une carte, des vivres, pour manger autre chose que des feuillages spongieux et tout juste comestibles obtenus par transmutation. Je pouvais créer des armes, des ponts, travailler la structure de la matière. Mais si je pouvais transformer de l'écorce en nourriture, cela resterait pauvre en goût et en nutriments par rapport à un vrai plat cuisiné. Un instant, je m'imaginais manger quelque chose de chaud et solide, une tourte à la viande, et l'odeur chaude traversa ma mémoire, me faisant saliver et monter les larmes aux yeux.
Je ne pourrai pas tenir éternellement comme ça… je le savais bien. J'avais une perruque noire dans mon sac et des mains d'Alchimiste qui pouvaient construire n'importe quelle identité, façonner n'importe quels vêtements, jouer les faussaires à coup de faux papiers…
Mais j'avais bien trop peur d'affronter la réalité, de faire face à la mort, à l'adversité. Je ne me sentais pas prêt, et je craignais trop qu'une nouvelle catastrophe se déclenche là où j'aurais le malheur de poser le pied, alors que je ne m'étais même pas remis de la précédente. Parce que, à force de mésaventures, je commençais à me sentir l'âme d'un porte-malheur.
J'essuyai mes yeux et respirai lentement pour chasser ces pensées.
Il est trop tôt pour me montrer et je suis trop près d'East-City où je suis sans doute activement recherché. Il vaut mieux que je m'éloigne et que je passe par une petite ville. À Resembool, nous avions une bibliothèque largement assez fournie pour trouver les informations dont j'ai besoin, je suis sûr que dans d'autres villes, ce sera le cas. Et puis, si je me fais repérer, il sera plus difficile pour eux de faire venir des renforts, j'aurai plus de chances de pouvoir m'échapper et disparaître dans la nature.
Si l'on excluait East-City et les villes plus au sud, le plus rapide serait de retourner sur mes pas pour remonter jusqu'à Awrosut, mais l'idée me déplaisait. La ville était déjà grande, desservie de manière directe par la ligne Central-East-city. Si j'étais malchanceux, je pourrais avoir beaucoup de problèmes en allant là-bas. Par contre, si je continuais plein nord, je pourrais remonter jusqu'à la baronnie Hawkeye, avec des bourgs comme Lowaters, bien plus petits et non desservis par les lignes directes. Là-bas, le risque serait plus mesuré. En tout cas, cela me laissait quelques jours de marche de plus pour m'y préparer.
Je regardai le feu qui s'éteignait, puis poussai un soupir, avant de me redresser en grimaçant pour transmuter les cendres et effacer mes traces. J'avais déjà eu de la chance que la visibilité soit si mauvaise, j'avais pu allumer un feu sans risque. Je ne pouvais pas rester ici éternellement, si mon but était d'arriver quelque part, il fallait que je me remette en route. Mes jambes étaient endolories par le froid et la fatigue, et si le feu avait momentanément réchauffé mes mains, son agonie m'avait replongé dans le froid humide de cette journée brumeuse. L'humidité s'infiltrait partout, me glaçant jusqu'au cœur. Malgré cela, je me levais pour me remettre en marche d'un pas mécanique. J'allais quand même devoir avancer, encore et encore, continuer dans ce paysage de néant jusqu'à un but lointain, encore flou.
Parce que je n'avais pas le choix.
Alors j'avais continué à tracer ma route dans les paysages enneigés, levant des yeux las au ciel dans l'espoir de revoir le soleil briller, en vain. Ce ciel était translucide et lisse comme un bol de porcelaine, ne laissant même pas de quoi estimer à quelle heure du jour j'en étais. J'avais vite perdu la notion du temps. De toute façon, la seule chose que je pouvais faire, c'était continuer à marcher droit devant moi, plein Nord. De temps à autre, je m'arrêtais pour vérifier la direction avec une boussole rudimentaire que j'avais transmutée. À d'autres moments, je mangeais, buvais de la neige que je faisais fondre et purifiai par alchimie.
À d'autres moments encore, je me cachais. Quand je voyais des silhouettes au loin, que je devais traverser des routes, l'angoisse me taraudait. Il avait suffi de quelques jours seul avec moi-même pour que j'éprouve un mélange de soulagement et de terreur à chaque signe de vie. Je n'aurais jamais pensé que les campagnes de l'Est puissent être à ce point désertes. Pourtant, je savais qu'elles étaient mal desservies. Là où le train ne passait pas, il n'y avait que des terres agricoles, des bois, des corps de ferme et des villages tassés près de leurs campaniles.
Ce paysage vide de vie et austère était parfait pour fuir. Et comme la nuit tombait bien trop tôt et que l'aube arrivait bien trop tard, je marchais parfois dans l'obscurité, sachant que je n'arriverais de toute façon pas à dormir, trop hanté par les cauchemars où les morts et les vivants s'alliaient pour me maudire sans relâche.
OOo
Quand je rouvris les yeux sur un ciel blanc ce matin-là, j'eus immédiatement conscience qu'il y avait quelque chose d'anormal.
Je ne me souvenais pas de m'être arrêté, encore moins endormi. D'ailleurs, je n'avais construit aucun abri pour me protéger de l'hiver et d'éventuels regards.
Pourtant, je n'avais pas froid, ou du moins, pas autant que j'aurais dû.
Et surtout, il y avait une odeur de feu, d'œufs et de lard en train de cuire.
Il y a quelqu'un.
Cette pensée fut un électrochoc et je me redressai brutalement, prêt à me battre. Tout ça pour réaliser que je venais repousser une couverture que quelqu'un avait posée sur moi et me sentir assailli par des douleurs et un vertige intense. À proximité de moi, un feu de bois flambait joyeusement. Un homme assis en tailleur y faisait cuire à la poêle les ingrédients dont j'avais reconnu l'odeur et qui m'alléchaient tellement que j'avais l'impression que mon estomac allait s'autodigérer.
Mais ce n'était pas n'importe quel homme.
Hohenheim.
— Ah, tu es réveillé ? fit-il comme si la situation était parfaitement normale.
Je restai pétrifié quelques secondes, stupéfait de le voir là. Depuis combien de temps n'avais-je pas entendu quelqu'un me parler ? J'avais perdu jusqu'au fil des jours. Nous pouvions aussi bien être mardi que dimanche. Il me semblait que l'on était en février, mais même ça, je n'en étais même plus si sûr.
Je n'étais plus sûr de rien.
— … Qu'est-ce que tu fous — là ? grognai-je.
— Je prépare le petit-déjeuner. Je ne sais pas de quoi tu t'es nourri ces derniers jours, mais j'ai l'intuition que ça fait un bout de temps que tu n'as pas eu de repas digne de ce nom.
Je devais admettre que je n'avais jamais rien désiré aussi ardemment que le contenu de la poêle. Mais là n'était pas la question.
— Je suis en cavale. Personne ne sait que je suis là… même moi, je ne sais pas où je suis, lâchai-je d'un ton méfiant. Comment tu as fait pour me trouver ?
— Sans vouloir t'offenser, tu pues le désespoir à des kilomètres.
— Et c'est censé ne pas m'offenser ?
Je le plissai les yeux en le fixant intensément, espérant bien lui faire sentir à quel point sa remarque me déplaisait en plus de ne rien expliquer. Dans l'absolu, il n'avait sans doute pas tord… même si ça n'expliquait pas comment il avait su ou me trouver au milieu du néant de la campagne de l'Est.
Hier soir, j'étais seul, et ce matin voila que mon géniteur avait jailli de nulle part pour faire la cuisine. Peut-être que j'avais perdu la raison et que je commençais à avoir des hallucinations… mais si j'en arrivais à voir des gens qui n'étaient pas là, j'aurais au moins pu faire un meilleur choix que cette engeance de Hohenheim.
— Tiens, mange, fit-il.
Il versa ce qu'il avait préparé dans une assiette creuse en métal et me la tendit, prouvant qu'il était présent en chair et en os. Je la pris sans cesser de le fixer, encore méfiant.
Mais le plat était chaud dans mes mains et la vapeur fumante qui en montait me donnait l'impression que j'allais m'évanouir tellement la faim m'avait affaibli.
— Je ne l'ai pas empoisonnée, tu sais ? Tu peux y aller. Je sais que tu ne me fais toujours pas confiance, mais si j'avais voulu te tuer ou t'emprisonner, j'aurais largement eu le temps quand tu étais évanoui.
Évanoui ?
… C'était donc ça, la raison pour laquelle je ne me souvenais pas de mon arrêt. Je ne m'étais pas arrêté.
Pas volontairement, du moins.
— Mange, Edward, répéta-t-il d'une voix paisible.
Était-ce parce qu'il avait utilisé mon nom, mon vrai nom, que son ordre m'atteignit davantage ? Il avait répété ces mots d'une voix tellement douce que je renonçai à comprendre cette situation absurde et entamais enfin mon assiette. Les œufs au bacon encore brûlants étaient tellement bons et réconfortants pour mon corps perclus que je me retins d'éclater en sanglots.
Je n'allais quand même pas pleurer devant ce connard.
— J'ai mis du temps à te rattraper… Je pensais que tu te reposerais davantage.
Je haussai les épaules, me concentrant sur l'assiette que je vidais rapidement plutôt que sur ses leçons de morales.
— Tu en as besoin, ajouta-t-il.
— Oh, tu es venu pour me sermonner ? commentai-je en lui lançant un regard torve. Sérieusement ?
— Je suis venu t'aider.
Je reniflai avec mépris. Lui ? M'aider ? Il voulait se racheter une conscience ? C'était trop tard pour ces conneries, il pouvait toujours rêver s'il espérait que je lui pardonne.
— Edward… Tu ne vas pas bien.
— Oh, sans blague ? J'avais vraiment besoin de cette information, pestai-je en reposant brutalement l'assiette vide au sol.
J'avais encore faim. Manger des saloperies transmutées à la hâte remplissaient l'estomac pour un temps, mais le goût m'écœurait avant d'être réellement calé, et revenir à de la nourriture digne de ce nom me faisait sentir à quel point je m'étais privé. C'était très désagréable, surtout quand ça impliquait de donner raison à la personne détestable qui se trouvait face à moi.
— Tu veux que je prépare autre chose ?
Je le regardais en masquant ma surprise derrière de la méfiance. Comment pouvait-il être aussi serein, alors qu'il m'avait retrouvé on ne sait comment et qu'il préparait un repas de randonnée en plein hiver ? En vérité, je mourais encore de faim, mais je préférais crever plutôt que lui demander ce service à voix haute.
— Je vais refaire à manger, annonça-t-il avant de se pencher sur le sac à dos qu'il avait posé à côté de lui.
Je serrai les dents sans répondre. J'étais à la fois humilié d'être materné et soulagé de me dire que j'allais pouvoir avaler de nouveau quelque chose de chaud. Réalisant que je tremblais, j'attrapai la couverture qui m'avait enveloppé et me drapai dedans, restant assis à l'observer. Je gardai le silence, ne sachant pas quoi dire qu'il ne pourrait pas retourner contre moi d'une manière ou d'une autre, tandis qu'il ouvrait une boite de conserve.
— Flageolets, ça te va ? Ce n'est pas de la grande cuisine, mais —
— Ta gueule, lâchai-je d'un ton rogue.
Il hocha la tête sans répondre à voix haute, signe qu'il avait compris le message, et mis le contenu de la boite de conserve à cuire.
Le silence dura encore un long moment. J'avais encore des vertiges et j'étais abruti de fatigue, de douleur, aussi. Tout portait à croire que je m'étais tout bonnement évanoui en marchant, ce qui impliquait une bonne chute. Mon menton et mes mains bien écorchées confirmaient cette hypothèse. J'aurais voulu râler qu'il avait allumé un feu qui risquait de nous faire repérer, mais nous étions en pleine forêt et le brouillard était toujours là, dissolvant le paysage alentour. Personne ne risquait de repérer la fumée.
Hohenheim resta silencieux et tendit la main pour reprendre mon assiette que je lui donnai sans piper mot. Il me la rendit pleine à ras bord et j'attaquai de nouveau, me brûlant la langue sans parvenir à attendre que ça refroidisse pour manger.
Il ne parlait toujours pas. Comme s'il avait pris au mot ma rebuffade.
Et dans ce silence bien installé, mes questions prenaient toute la place. Comment m'avait-il trouvé ? Réellement ? À quel point étais-je recherché ? Que savait-il des derniers événements ? Du Bigarré ? De Roy, Riza, Breda et des autres ? D'Al et Winry ?
Lui, il doit savoir si les autres ont survécu à l'attaque.
Je me disais ça, mais j'avais la gorge trop nouée pour lui poser la question. Je ne voulais pas entendre la réponse, pas si cela faisait basculer ma réalité. Pas si Roy était mort.
Je ne le supporterai pas.
Et lui, il me regardait manger sans broncher, assis par terre, les bras posés sur ses genoux, me fixant avec une attention dépourvue d'émotion bien définie, comme s'il m'écoutait parler alors que je ne disais rien. Je commençais à me dire qu'il devait attendre mes questions pour y répondre. Mais j'en avais tellement que je ne savais même pas par où commencer. J'étais submergé par les incertitudes et la peur.
— C'est Al qui m'envoie.
Je faillis lâcher mon assiette et levai vers lui des yeux ronds.
— Quoi ? Tu l'as vu ?
— Pas exactement, mais je sais où il était. East-city. Ils sont sans doute descendus vers Resembool depuis.
Alors il allait vraiment vers Resembool, pensai-je avec un mélange de tristesse, de soulagement et d'inquiétude.
— Ils vont bien ? Ils sont en sécurité ?
— Lui et Winry voyagent sur une péniche. Avec les recherches permanentes de l'armée, ils n'ont pas mis un pied hors du bateau depuis des jours. Mais ils sont bien entourés, et pour l'instant, ils sont aussi en sûreté qu'on peut l'espérer.
Je le fixai, me demandant honnêtement s'il mentait. Mais c'était tellement réconfortant d'entendre parler d'eux, de s'entendre dire qu'ils allaient bien, que j'avais envie d'y croire.
— Al a eu une mauvaise passe. Je voulais l'aider, mais il a dit… il m'a dit que tu avais davantage besoin de moi que lui.
— Je n'ai besoin de personne.
— … Vraiment ?
Ce simple mot me donnait envie de pleurer. Bien sûr que non, c'était faux : J'avais besoin du sourire chaleureux d'Al, de l'indignation de Winry, de Roxane qui m'ébouriffait les cheveux en me taquinant, de la bande du Bigarré avec leurs danses et leurs clowneries, des remontrances bien méritées de Hawkeye, de l'affection protectrice d'Havoc, des remarques caustiques de Breda…
Et par-dessus tout, j'avais besoin de Roy.
Mais aucun de ces besoins-là ne serait assouvi, alors il valait mieux ne pas y penser.
— J'ai quelques informations sur ce qui s'est passé à Central depuis ton départ. Tu veux savoir ?
J'hésitai, puis hochai la tête en déglutissant et détournai les yeux. Je pouvais bien courir à travers champs et fuir la réalité, tôt ou tard, elle me rattraperait. C'était déjà le cas la dernière fois. Et avoir attendu le plus tard possible n'avait rendu le résultat que plus douloureux.
Hohenheim prit une inspiration et commença à parler.
— L'attaque du Bigarré a fait cinq morts parmi les militaires, douze parmi les civils. Ils ont compté dix-huit chimères humaines.
— Qui ? Qui est mort ? demandai-je d'une voix blanche.
— Chez les militaires, le Sergent Heymans Breda, le Sergent John Reihnart…
Il cita les autres, tandis que je restai figé.
Breda.
Breda qui m'avait démasqué. Breda qui m'avait protégé, conseillé, soutenu malgré mes erreurs. Il était mort par ma faute. Cette pensée m'effondrait tellement qu'il me restait tout juste assez de ressource pour reconnaître — ou pas — les autres noms énoncés. J'avais l'impression que le brouillard qui nous entourait était rentré dans ma tête.
— … Lucy Kramer, Tallulah Adams…
— La femme de Kramer et Tallulah ? m'exclamai-je, prenant un nouveau coup au cœur. Tallulah aussi est morte ?!
Il hocha lentement la tête, me laissant estomaqué. J'avais du mal à respirer à cette idée. L'adorable, la naïve Tallulah, morte dans une attaque terroriste. Ça n'avait pas de sens, c'était injuste, cruel, à vomir.
C'était de ma faute, aussi.
La liste de noms s'égrena, certains inconnus, d'autres plus familiers, rattachés à des visages d'habitués qui me firent encore plus mal.
Quand il se tut, ni Roy, ni Riza, ni Andy n'avaient été cités. J'étais soulagé pour eux et je me dégoûtais de l'être. Le silence retomba, me laissant avec ce sentiment d'être couvert par une couche poisseuse de culpabilité.
— Et… les blessés ? Les autres ? Ils vont bien ?
— Pas tous. L'équipe du Général Mustang a été mise à l'arrêt, ils sont hospitalisés ou en arrêt maladie pour la plupart… le Lieutenant Hawkeye était dans le coma aux dernières nouvelles, et le sergent Fuery a eu le bras mutilé. Côté civil, il y a aussi un certain Andy Wilson qui a été très gravement blessé.
— Andy ? À quel point c'est grave ? demandai-je en me penchant vers lui, plantant mes paumes dans la neige et oubliant presque que j'étais censé le détester.
— Je ne saurai pas te dire… J'étais trop occupé à te courir après pour aller leur rendre visite. Tout ce que j'en sais, c'est par les journaux et la radio. Ils ne donnent pas vraiment le détail des dossiers médicaux.
Je me redressai, reprenant ma contenance. Bien sûr, il n'en savait pas plus. Le fait de savoir m'arrachait un poids, mais ce n'était que pour en poser un autre à la place. Celui du deuil. Celui de me dire et de devoir accepter que je n'allais plus jamais revoir Tallulah et Breda, qu'ils ne me feraient plus jamais rire. Que Hawkeye était dans le coma, et que tout cela était arrivé par ma faute.
Mais Roy était en vie.
Il me haïssait sans doute, mais il était en vie.
— Edward…
— Eh, lâchai-je d'un ton menaçant en le voyant approcher une main compatissante vers mon épaule. N'y pense même pas.
Il recula et me regarda avec compassion, semblant ne pas trop savoir comment réagir.
— Fous-moi la paix un moment. J'ai besoin d'être seul.
Il hocha la tête et se releva à gestes lents.
— Il y a une ferme, pas loin. Je peux leur acheter de quoi manger… Il y a quelque chose en particulier qui te ferait plaisir ?
Je levai vers lui un regard éloquent et il hocha la tête en silence, comprenant que le moment était mal choisi pour me poser une question aussi futile. Il commença à s'éloigner et je poussai un soupir de soulagement, suivi d'une prise de conscience.
— Hé, le vieux ! appelai-je en fouillant ma besace.
Il se retourna et je lançai sans délicatesse la pochette ou j'avais rangé mes économies. En visant la tête.
— Pour payer la bouffe ! fis-je d'une voix forte pour combler la distance.
— Merci !
— Me remercie pas ! Je préfère payer que t'être redevable !
Le grand barbu qui se tenait un peu plus loin dans la forêt m'adressa un sourire infiniment triste, qui m'aurait sans doute touché s'il n'était pas venu du connard de père qui nous avait abandonnés, et s'éloigna de nouveau, disparaissant entre les arbres. Je me retournai vers le feu et m'en approchai un peu plus, me pelotonnant dans ma couverture en jetant un coup d'œil au sac à dos qu'il avait laissé, puis je me mis à jouer machinalement avec les braises du bout d'une branche morte.
Pendant un temps, je me sentis juste vidé par le choc, incapable de penser, incapable de ressentir. Je crus que je n'allais pas pleurer.
Puis la prise de conscience de tout ce qui s'était passé, de tout ce qu'il avait annoncé monta et je me sentis débordé par le désespoir et la peine. J'éclatai en sanglots, laissant jaillir tout mon épuisement, toute ma douleur à l'idée de ce que j'avais perdu, ceux que j'avais perdus, de ma part de culpabilité, de ceux qui étaient en vie, mais resteraient profondément blessés par les conséquences de mes actes.
oOo
Comme je le craignais, Hohenheim, après m'avoir retrouvé, ne montra pas la moindre intention de me lâcher. Les jours suivants, il resta à mes côtés malgré mes remarques incendiaires, s'obstinant à préparer à manger, et sa présence m'épuisait autant plus qu'elle m'irritait profondément. Pas qu'il se montre spécialement bavard — pour l'essentiel, il se contentait de répondre à mes questions — mais sa simple présence me crispait. Ce n'était pas comme si je pouvais me sentir à l'aise avec un père qui réapparaissait de nulle part des années après avoir disparu tout aussi brutalement. Je n'avais pas oublié sa trahison passée et je ne comptais pas lui redonner ma confiance de sitôt.
Mais rester aux côtés de quelqu'un en qui on n'avait pas réellement confiance, c'était pesant. Surtout quand les cauchemars me harcelaient et que l'envie de pleurer restait profondément ancrée. Plutôt mourir que me montrer faible devant lui. Déjà que je n'aimais pas me laisser aller en présence de quelqu'un… je pouvais le tolérer auprès d'Al et Winry, de Roxane, de Riza, de Jean et peut-être même de Roy, mais lui, non, décidément, c'était au-dessus de mes forces. Je refusais de me montrer faible devant lui.
J'essayais donc de me raisonner, que me persuader que cette partie de moi qui fondait en larmes pour un oui ou un non, c'était Bérangère uniquement, que ce n'était pas moi, plus moi. Cette identité avait — mal — rempli son office en me servant de couverture, mais la vie qui allait avec était partie en lambeaux et si je l'avais vaguement espéré par instants, je savais désormais qu'il n'y avait plus de retour en arrière possible. Devant moi, il ne me restait plus que la fuite et la guerre, alors cette chanteuse et danseuse trop émotive avait intérêt à disparaître dans les limbes. Plus facile à dire qu'à faire, quand ses souvenirs nostalgiques, aujourd'hui teintés d'horreur, me hantaient sans arrêt. Je ne supportais plus d'être freiné de la sorte, j'avais besoin d'être Edward. Plus que jamais. Et les autres aussi avaient besoin d'Edward. Pas de cette putain de Bérangère qui nous avait fait plus de mal que de bien, à nous tous.
C'était à ce genre de choses que je pensais tandis que nous marchions côte à côte dans les chemins creux qui séparaient les champs. Comme tout vieux qui se respecte, Hohenheim semblait préférer marcher sur les routes que crapahuter à travers champs, et je me retrouvais plus ou moins contraint de le suivre malgré ma peur de rencontrer d'autres personnes et d'être démasqué.
De fait, les rares personnes que nous croisions se contentaient de nous saluer, ou au pire, de s'étonner de croiser des inconnus. Hohenheim leur répondait en souriant que nous étions en voyage, et je me renfrognais dans mon col comme un ado de mauvaise humeur. Cela suffisait à donner le change, et sans doute qu'ils nous oubliaient rapidement.
Parfois, je songeais à planter là ce mec qui me servait de père et de m'esquiver en profitant d'une nuit ou d'un moment ou il allait faire des courses, me laissant me reposer dans un endroit plus reculé. Mais je renonçais rapidement à cette idée : il m'avait déjà retrouvé deux fois sans signe avant-coureur, s'il le voulait, il y arriverait sûrement une nouvelle fois.
Et puis, c'était lui qui portait la bouffe.
Si j'étais honnête avec moi-même, voyager avec lui était tout de même plus confortable d'un point de vue matériel. Je redécouvrais le goût des aliments, souffrais moins du froid et prenais davantage le temps de me reposer — même si je passais sans doute plus de temps à fixer le ciel qu'à dormir, assailli par des pensées terribles et des cauchemars où Roy tenait une place prépondérante.
Le plus souvent, il me haïssait et me le disait d'un ton froid ou me le jetait au visage en hurlant. Parfois il me regardait avec mépris, pitié. À d'autres moments encore, il me frappait, me jetait dans les flammes de son alchimie. Enfin, et c'était peut-être le pire, il arrivait qu'il me parle avec douceur, me serrant dans les bras en murmurant qu'il me pardonnait, qu'il m'aimait.
Puis je me réveillais, et après ce soulagement illusoire, la réalité me redonnait grand coup de poing dans le ventre quand je me prenais conscience du faux espoir que je venais de vivre.
C'était ce qui était arrivé ce matin-là, et je m'étais réveillé alors que l'aube commençait à bleuir le ciel. Je m'étais faufilé hors de l'abri, drapé dans ma couverture, et j'avais fixé l'immensité des étoiles au-dessus de moi d'un regard vide d'avoir trop pleuré. Je repensai à cette étreinte partagée avec lui, à la nuit de sa soirée de promotion, quand il m'avait serré contre lui que nous étions restés en silence sous les étoiles glacées, et je haïssais mon cerveau de me raconter cette histoire à laquelle je ne pouvais, devais pas croire. Et je haïssais mon cœur de caresser cette idée malgré moi.
Je savais bien qu'il n'y avait aucun moyen pour que Roy me pardonne. Si j'avais été à sa place, je ne me serais jamais pardonné.
Et pourtant, je l'aimais toujours. Je ne savais pas quoi faire de cette émotion qui ne voulait pas disparaître, alors que je faisais tout pour noyer la personnalité d'Angie dans les tréfonds de moi-même, alors que je ne pouvais même pas espérer le voir, que je ne pouvais pas lui parler, même pas lui présenter des excuses. Je me sentais écrasé par tout ça, incapable de surmonter ma trahison, luttant dans une tentative de ne pas me laisser déborder au point de pleurer devant mon géniteur.
Plutôt crever que le laisser me voir comme ça.
Je ne pouvais rien faire à part me maudire.
Alors, je me maudissais, encore et encore, en regardant les étoiles s'éteindre et le froid transformer mon souffle en buée, jusqu'à ce que Honenheim se lève à son tour, me faisant sursauter.
— Déjà levé ?
— Mmh, commentai-je.
— Je vais rallumer le feu. Puisqu'on est debout, autant se préparer à repartir bientôt.
— Yep.
Il n'avait fait aucune remarque sur le fait qu'étant réveillé, j'aurais pu allumer le feu moi-même, mais je m'en rendais compte quand même. Et je l'aurais peut-être fait, si j'y avais pensé, si je n'avais pas été trop occuper à essayer de surnager dans le désespoir qui m'habitait de fond en comble. Hohenheim s'activa en silence à rassembler les rares braises qui restaient, tandis que je regarder les dernières étoiles s'évanouir dans le rose glacé de l'aube.
Comme si elles n'avaient jamais existé.
— Edward, j'aurais une question.
— Mouais ?
— Où va-t-on, au juste ?
— Dans le Nord.
— Mais encore ?
Je n'avais pas envie de répondre à cette question. Déjà, parce que je n'avais pas envie de lui faire confiance, et aussi parce que si j'étais honnête, je devais admettre que je ne savais toujours pas. Je n'avais pas plus accès qu'avant aux informations qui me manquaient pour déchiffrer le code. Alors, pour ne pas perdre la face, je répondis par une autre question.
— Comment tu m'as retrouvé ?
Hohenheim se redressa, surprit par ma question, et soupira avec un petit sourire.
— Tu ne me répondras que si je te dis la vérité, c'est ça ?
— Échange équivalent.
— Ça se tient. Mais la vérité risque de te déplaire.
— Ça, j'ai l'habitude.
Il y eut un silence, pendant lequel il tira sur ses jambes pour s'asseoir en tailleur devant le feu, avant de verser de l'eau chaude dans une gourde qu'il posa au milieu des flammes pour la faire bouillir. De mon côté, je grimaçais déjà de le voir me faire attendre.
— Quand… quand la pierre philosophale a été transmutée, j'ai… cessé d'être humain pour devenir un Immortel.
— Ouais, je sais ça.
— J'ai cessé de vieillir, mais ce n'est pas la seule chose qui me soit arrivée, commenta-t-il en sortant les ingrédients du sac de vivres. J'ai aussi développé des pouvoirs… inattendus. Tout comme Dante.
Je penchai la tête de côté, le scrutant avec méfiance. Je ne voyais pas trop ou il voulait en venir.
— D'ailleurs, je me suis demandé si Al et toi, vous n'avez pas hérité, au moins en partie, de ces… particularités.
Je portai machinalement la main à mon menton, écorché l'autre jour. Malgré un mode de vie assez désastreux, il était presque cicatrisé.
— … Comme une capacité de guérison hors du commun, fit-il en souriant tristement.
Je le fusillai du regard, mais c'était plus par inquiétude que par colère. Je savais que je guérissais anormalement vite, mais je préférais me réjouir de cet aspect pratique sans trop prendre le temps de penser aux autres implications qu'elles pouvaient avoir. Si je guérissais si bien, qu'en était-il de mon vieillissement ? Est-ce que ça faisait de moi un Immortel ? J'avais tout de même failli mourir quand Harfang m'avait fait enlever, et si Hayles ne m'avait pas réanimé, je doutais d'en avoir eu le pouvoir moi-même… Malgré tout, cette caractéristique était une anormalité, ténue, mais bien présente, qui me rappelait qu'une fois de plus, je n'étais pas comme les autres.
— En tant qu'Immortels, nous avons des facultés psychiques hors du commun. Dante a une force de persuasion dont elle use et abuse sur autrui, y compris les Homonculus. C'est même plus facile, car leurs âmes sont abîmées, leur cohésion mentale est déjà affaiblie par leur nature même.
— Tu es en train de me dire que Dante manipule les gens par la pensée ? fis-je avec un rire incrédule.
— C'est presque ça… Mais ne me regarde pas comme ça, ajouta-t-il en me voyant secouer la tête. Ce n'est pas de la magie. Juste un talent hors du commun, qu'elle a mis des centaines d'années à peaufiner.
— Mouais… Je ne vois pas comment c'est possible.
— Et la plupart des gens ne comprennent pas par quel miracle l'Alchimie peut exister, Edward… Ce n'est pas parce que tu ne vois pas quelque chose qu'il n'existe pas.
Je pinçai les lèvres, fouillant mes rares souvenirs à propos de Dante.
Une odeur entêtante, la même que celle de mon père. Ce sourire doux, ce regard vif et attentif, ce ton calme qui poussait à la confidence… À dire vrai, je m'étais senti mal à l'aise lors de notre unique entrevue, parce qu'elle portait en elle quelque chose qui poussait à lui faire confiance et à se confier. Un élan que je ne m'expliquais pas et que j'avais péniblement compensé par la défiance que lui portait Izumi et la volonté farouche de ne pas avouer mes secrets honteux.
Est-ce que c'était de ça qu'il parlait ?
Je repensai alors aux chimères que j'avais retrouvées dans un entrepôt, il y avait bien longtemps, avant que le monde de l'Armée et celui du cabaret n'entrent en collision lors d'une soirée qui avait signé le début de beaucoup trop de choses. Ce soir-là, une femme était venue avec les Homonculus. Une femme dont tout le monde reconnaissait l'autorité, à la voix doucereuse et vaguement familière.
Si Hohenheim disait vrai sur sa capacité à changer de corps, alors il s'agissait sans doute de Dante, ce jour-là. Et cela expliquerait comment elle espérait exploiter les créations de Shou Tucker.
Tout à coup, en repensant à tout ça, il m'apparut clairement que c'était elle et le scientifique qui avaient, chacun à leur manière, construit les monstres qui avaient attaqués le Bigarré. L'Armée pouvait bien dire qu'il s'agissait des Snakes and Panthers, je n'en croyais pas un mot. Pas en sachant ce qu'ils avaient subi, que c'était eux qui avaient confié ce précieux carnet à Alphonse et probablement essayé de tuer Dante.
Je savais que Dante et les Homonculus étaient mes ennemis, mais cette pensée rendait cela plus tangible…
En revanche, cela ne répondait toujours pas à ma question.
— Et donc, le rapport avec toi ?
— Dante parvient à modeler les émotions et volontés d'autrui… moi, c'est l'inverse, lâcha-t-il après une grande inspiration. Je ressens les émotions des autres.
— Quoi ?! glapis-je.
— Ce n'est pas de la télépathie, rien d'aussi net et tangible, ajouta-t-il en me voyant le regarder avec une stupéfaction mêlée de jugement. Je ne vais pas t'expliquer que j'entends les pensées des autres, on en est loin. C'est plutôt comme un ciel étoilé, un bruit de fond, où se détachent les émotions les fortes, celles des personnes proches physiquement, ou celles auxquelles je tiens particulièrement.
— Tu… ressens… les émotions des autres et tu les… reconnais ? balbutiai-je.
Mon esprit mathématique était profondément heurté par une perspective aussi rocambolesque que celle-là, et je n'étais pas prêt à accepter cette idée, pas sans qu'il me donne un minimum de fondement scientifique auquel me raccrocher.
— Ce n'est pas possible.
— Et pourtant…
— Je ne vois pas comment ça peut marcher. Donne-moi une explication scientifique plausible et je commencerai peut-être à envisager l'idée.
— Je ne saurai pas t'expliquer…
— Évidemment ! persiflai-je.
— C'est vraiment un ressenti, difficile à décrire. C'est assez inexplicable, même pour moi. Un peu comme… Quand une personne arrive et qu'on reconnaît immédiatement le bruit de ses pas dans les escaliers. Ou quand on reconnaît quelqu'un de très loin, ou de dos…
Je le fixai en plissant les yeux, me demandant s'il se foutait de moi ou s'il était bel et bien fou.
— … Je t'avais dit que la vérité ne te plairait pas.
— Je ne peux pas accepter ton blabla comme étant une vérité. Une hypothèse, tout au plus.
— Soit. Toujours est-il que c'est avec cette hypothèse que j'ai senti ta présence, parce que tu es mon fils, parce que ta détresse depuis la nuit de l'attaque est tellement forte que tu étais à peu près aussi discret qu'un feu de forêt. Difficile pour moi d'ignorer où tu te trouvais…
Je restai pétrifié, avec l'impression de m'être pris une énorme gifle. Quoi que je puisse penser de ses explications fumeuses, il fallait admettre qu'il avait une vision plutôt juste de mon état intérieur. Assez pour le formuler explicitement alors que je faisais tant d'efforts pour museler ces pensées. L'entendre poser ces mots et me forcer à y faire face me donnèrent un sentiment de violence obscène, comme s'il m'avait mis à nu ou qu'il avait arraché une partie de mes entrailles pour me les montrer en m'en expliquant le fonctionnement d'un ton docte.
Il n'a pas le droit de faire ça.
Cette pensée me faisait enrager encore davantage. Je ne voulais pas me confier à lui, mais si ce pouvoir était bien réel, il ne me laissait même pas le choix de garder pour moi la chose la plus personnelle qui pouvait me rester ? Mes propres émotions exposées au grand jour ? Cette idée me donnait la nausée. Je ne voulais pas qu'il sache.
— Je suis désolé, Edward. Je ne choisis pas.
— Ta gueule. Je veux pas te croire. Je peux pas te croire.
— Je sais.
Nous restâmes comme ça, face à face, en silence, puis Hohenheim baissa les yeux et tira du feu la gourde d'eau bouillante pour la verser dans un récipient dans lequel il prépara du café, comme si la conversation qui venait d'avoir lieu était parfaitement banale. Aussi banale que pouvait être une cavale dans les bocages de l'Est, accompagné d'un père girouette qui disparaissait et réapparaissait à sa guise, de préférence quand je n'avais rien demandé.
— … Et donc… où on va ? reprit-il après un très long silence.
Je soupirai. Je ne trouvais pas son histoire de perception des émotions crédible pour un sou, mais lui semblait intimement convaincu et je doutais qu'il me raconte autre chose à ce sujet que son décevant « je l'ai senti ». Je regrettais presque de l'avoir forcé à en parler plus en détail tant cette idée me faisait osciller entre le malaise et le dépit, selon que je l'envisageais plus ou moins sérieusement.
Dans tous les cas, il avait tenu sa part du marché, et en bon Alchimiste, j'étais bien obligé d'en faire autant.
— … Je ne sais pas, avouai-je avec un dépit non dissimulé.
— Comment cela se fait ? souffla-t-il d'une voix douce tout en continuant à casser des œufs.
— Parce que j'ai reçu un code et que je n'ai pas pu le déchiffrer en détail, soupirai-je. J'ai saisi l'idée, mais il me manque des connaissances pour aller au bout. Il faudrait que j'aille dans une bibliothèque pour récolter les informations manquantes, mais en étant recherché par l'armée dans tous le pays, l'idée me déplaît fortement…
— Je pense que tu t'inquiètes pour peu de chose… déjà parce qu'ils cherchent une personne seule, et puis, pour l'avoir constaté, tes compétences en déguisement sont devenues assez impressionnantes.
— J'ai pas envie d'endosser encore une nouvelle fausse identité. J'en ai assez de ces conneries.
— … Soit. Si tu me dis de quoi tu as besoin, je peux aller l'acheter en ville et te le ramener. Ou je peux t'y accompagner. Comme tu préfères.
— Mh… je vais y réfléchir.
— Edward… il va bien falloir ou aller à un moment donné.
— Toi le vieux —
— Oui, je sais, « ferme-là ».
Je restai figé quelques secondes, pris au dépourvu par son anticipation. C'était effectivement ce que je m'apprêtais à dire et m'être faire couper l'herbe sous le pied me laissa muet.
Bon, après, ce n'est pas une réponse très originale de ma part.
La conversation s'étant plus ou moins terminée là-dessus, le petit déjeuner se fit en silence. Je bus le café et mangeai les œufs brouillés, ruminant notre échange, bien conscient qu'il avait raison. Sauf que dans mon cas, savoir ou aller était un problème qui dépassait très largement le placement d'un point à atteindre sur la carte.
oOo
Cette pensée ne m'avait pas quitté, sans que je parvienne à résoudre le problème ambulant que j'étais devenu. Entendant un mouvement, Hohenheim sans doute, je pris une grande inspiration et m'essuyait les yeux, repoussant le souvenir de ces cauchemars trop réels qui me hantaient sans discontinuer, puis je sortis rejoindre Hohenheim qui s'activait à faire rôtir au-dessus du feu des sandwichs au fromage et au bacon qui parvinrent à m'arracher quelques instants à la mélancolie.
Ma cavale continua ainsi, avec ce père dont j'aurais préféré me passer, mais qui, si irritant qu'il fût, me permit tout de même d'aller dans une bibliothèque où je trouvais les livres qui allaient me permettre d'identifier les plantes que je ne reconnaissais pas. J'avais, sans gène, tiré des étagères tous les livres qui me semblaient utiles dans ma quête, avant de balancer une pile sur la table et de me mettre au travail, gardant de quoi prendre des notes à côté du carnet ou se trouvaient les plantes.
Je me grattai la nuque à travers ma perruque, grimaçant à ce contact désagréable, puis ouvris le premier livre, un traité sur les plantes. Au fil des pages, je retrouvais pissenlit, génépi, genévrier, ail des ours et gentiane jaune, et eus la confirmation que la fleur était bien un edelweiss. Je notais au passage que toutes ces plantes poussaient bel et bien en montagne, ce qui me confirma mon idée initiale.
Je recopiai la liste dans l'ordre alphabétique, accompagné de leur numéro de page, ce qui me donnait un ordre que j'espérais logique. J'étais arrivée sur une latitude de 51 degrés, 59 minutes et 29 secondes, pour une longitude de 16 degrés, 9 minutes et 12 secondes, ce qui tombait dans les montagnes du Nord, comme je m'y attendais. Après avoir retrouvé la bonne page sur un Atlas que j'avais déniché, je m'appliquai ensuite à mesurer les distances correspondantes en convertissant à l'échelle, traçant les lignes en effleurant au crayon à papier et roulant les épaules à l'idée de me faire pincer en flagrant délit par le bibliothécaire. Je n'avais pas envie d'attirer l'attention, et je redoutais le scandale qu'il ferait s'il me surprenait en train d'écrire sur l'un des livres.
C'était à demi concentré que j'avais donc accompli ma tâche, alors, quand je réalisai que les coordonnées en question me faisaient atterrir au milieu d'un immense lac, au-delà de la frontière, je crus tout d'abord à une erreur. Je repris mes calculs point par point, revoyant tout le début, et arrivai de nouveau au même résultat. Je restai là, démoralisé, à fixer ce point perdu au milieu du bleu.
Je veux bien croire qu'il fasse froid dans le Nord, enfin, tout de même, de là à camper au beau milieu d'un lac… ça ne peut pas être ça… ou alors, elle est sur la rive? Mais vu sa taille, ça voudrait dire qu'il faudrait fouiller des kilomètres et des kilomètres de rivage dans l'espoir de tomber sur elle… le tout en pays ennemi? Et comment je suis censé passer la frontière? Les relations avec Drachma ne sont pas vraiment cordiales…
Et dans ce cas, à quoi bon donner des mesures aussi précises, si c'est pour dire au bout du compte qu'elle est, «quelque part, dans cette zone de plusieurs centaines d'hectares»? À l'étranger, en plus?
Fait chier.
J'avais bien envie de balancer un ou deux livres par terre pour me passer les nerfs, mais je sentais déjà quelques coups d'œil des habitants qui s'étonnaient de voir quelqu'un que personne ne connaissait s'installer pour faire des recherches dans la bibliothèque. Heureusement que j'avais une perruque et que j'avais gardé ma paire de lunettes à laquelle j'avais donné une forme carrée par transmutation, parce que si j'étais arrivée avec ma tresse blonde, je ne serai définitivement pas passé inaperçu.
Je me contentais donc de repousser le livre devant moi et de m'affaler sur la table, me laissant aller à la lassitude quelques minutes. À force de mal dormir, j'étais habité en permanence par la fatigue et un mal de tête lancinant qui me submergeait par moments et ouvrait la brèche à un désespoir que je tâchais de rejeter dans les profondeurs de mon esprit.
Mais je préférais crever plutôt que d'éclater en sanglots au milieu d'inconnus.
Il doit y avoir un truc. J'ai fait une erreur.
Je me redressai, sentant mon corps entier protester, me claquai les joues, faisant sursauter une fillette qui lisait un roman, assise sur un fauteuil tellement grand pour elle que ses pieds dépassaient à peine. Je lui fis un sourire d'excuse et replongeai dans mes recherches, me mordant les lèvres en remontant le fil de mes calculs. Je sentis alors l'odeur maintenant familière de Hohenheim qui venait s'assoir à côté de moi et grimaçai.
— Alors, tes recherches avancent ?
— Ce n'est pas très concluant. À moins que l'on puisse habiter au milieu d'un lac gelé… grommelai-je en regardant sur un autre livre s'il n'y avait pas, par hasard, un plan à une échelle plus grande qui révélerait une petite île sur le point que j'avais identifié.
Ce n'était pas le cas et soufflai de dépit.
— Tu as vérifié tes pourcentages de conversion ?
— C'est la deuxième fois que je regarde ça.
— Je peux voir ta liste ?
Sans un mot, je la fis glisser devant lui, fixant ce point sur la carte qui cassait le seul espoir auquel je me raccrochais depuis des jours.
— … Tu as essayé avec les noms latins ?
Je me retournai lentement vers lui, partagé entre l'envie de l'insulter et celle de m'insulter moi-même. Une remarque idiote et tellement sensée à la fois.
— D'une région à l'autre, les noms vernaculaires donnés aux plantes peuvent changer, ce qui rend le tout moins fiable. Si je voulais éviter toute erreur, j'aurais utilisé les noms latins, qui en plus, correspondent à une espèce bien précise…
— J'ai compris, arrête de sortir ta science, grinçai-je en lui arrachant la liste des mains pour revoir le contenu.
Je replongeai le nez dans les livres, me maudissant de ne pas en avoir eu l'idée par moi-même.
Abruti, pestai-je intérieurement. Ça change tout…
Le Génépi devenait Artemisia eriantha et le pissenlit Taraxacum. De quoi rebattre totalement les cartes.
Je tentai d'écrire les noms latin entre chaque ligne, manquai de place et attrapai une nouvelle feuille en grommelant.
Ail des ours — Allium ursinum, page 51
Edelweiss — Leuntopodium nivale, page 59
Génépi - Arthemisia eriantha — page 29
Genévrier — junipeus communis - page 16
Gentiane jaune — gentiana lutea — page 9
Pissenlit - Taraxacum sp — page 12.
Je regardai la nouvelle liste et soupirai. En effet, ça changeait tout. Je numérotai la liste dans le nouvel ordre alphabétique et recopiai la suite de nombres.
Donc, on arrive à 51°, 29 «et 9 «de latitude, 16°, 59" et 12'. Voyons ce que ça donne sur la carte.
Je repris l'atlas, sachant déjà qu'il fallait chercher plus à l'Est. Un coup d'œil sur la zone me donna l'espoir d'obtenir un résultat plus prometteur, puis je repartis dans des calculs pour reporter les coordonnées sur le plan. Si, du côté de la latitude, il s'agissait simplement de réduire à l'échelle pour tracer une ligne parallèle aux degrés tracés sur la carte, les distances représentées par la longitude variaient selon la proximité avec le pôle et demandaient des calculs supplémentaires qui me prirent un peu de temps.
— On ne nous regarde pas ? soufflai-je.
— Non, répondit Hohenheim. Pourquoi ?
J'attrapai la règle pour reporter les mesures sur la carte, aboutissant à un point dans le massif Nord, à proximité de ce qui devait être un petit lac de montagne. Je tapotai la carte du doigt pour attirer l'attention de Hohenheim qui hocha la tête.
— Il faut admettre que c'est une position plus crédible.
— Je note le lieu, je gomme ça et on y va.
— Vendu.
Après un nouveau coup d'œil au bibliothécaire qui regardait la masse de livres que j'avais sortis d'un œil perplexe, j'attendis qu'il se détourne pour effacer mes tracés, avec précaution pour ne pas abîmer le papier. Mieux valait ne pas laisser d'indices de mon passage. Heureusement, j'avais eu la main légère, je n'avais eu qu'à chasser les particules de gomme avant de renfermer le livre comme si de rien n'était.
Je remballai soigneusement mes notes, le carnet d'Izumi, et rangeai le tout dans mon sac en bandoulière, tandis que Hohenheim empilait déjà les livres pour m'aider à les ranger. Une fois le tout remis à sa place, j'attrapai mon sac de voyage et croisai le bibliothécaire qui semblait bien mieux disposé depuis qu'il m'avait vu ranger les livres à leur place. Finalement, peut-être que son regard méfiant venait juste de la perspective de devoir tout remettre en ordre derrière moi.
— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?
— Oui, tout à fait.
— Vous n'empruntez rien ?
— Non, nous ne sommes que de passage, répondis-je en souriant.
— Oh, et bien bon voyage, dans ce cas !
— Merci, bonne journée à vous.
Je poussai la porte qui nous amena dans un vent froid piqueté d'une neige à peine perceptible.
— Il y a un buraliste un peu plus haut dans la rue… je pense qu'on y trouvera une carte. Je ne sais pas s'ils en auront d'assez précises…
— Vu le chemin qu'il nous reste à parcourir, on peut se contenter de foncer droit sur Melbourne, ça nous rapprochera déjà et on avisera à ce moment-là.
Il hocha la tête, et nous nous arrêtâmes pour faire quelques courses : une carte de la région, de nouvelles allumettes et d'autres bricoles. Un instant, je me demandais à quoi nous ressemblions aux yeux des autres : Hohenheim avec son catogan, sa barbe de lion, son air lunaire et son manteau élimé, accompagné d'une adolescente peu souriante. J'avais perdu l'habitude des lieux chauffés à force de vivre dehors, aussi je me retrouvais rapidement à étouffer dans l'atmosphère douceâtre qui suintait le tabac.
À défaut de pouvoir retirer ma perruque qui me démangeait horriblement les oreilles, le front et la nuque, je m'étais débarrassée de mon manteau. J'avais transmuté mes vêtements pour en faire quelque chose qui serait considéré comme féminin, mais tout de même adapté à la saison, et j'avais donc fini avec une jupe violette, un pull à col roulé à rayures rouges et moutarde serré par une ceinture, des bottes montantes et des collants, ainsi qu'un chapeau cloche rouge qui couvrait le plus gros de la coupe au carré qui dissimulait le haut de mon visage.
— Dites-moi, monsieur… fit Hohenheim de son ton de gentlemen d'une autre époque. J'aurais une question pour vous.
— Je vous écoute, fit l'homme en s'accoudant sur son bras mou pour se pencher vers lui.
— Nous aimerions manger un morceau… avez-vous un restaurant ou une bonne auberge à conseiller ?
— Hm… des restaurants, il n'y en a pas beaucoup dans le coin, fit l'homme en se grattant la nuque. Enfin, vous pouvez tenter d'aller chez Gislaine, c'est assez bruyant, mais la bouffe est bonne.
— Merci du conseil. Pourriez-vous m'indiquer le chemin ?
Je roulai les yeux, puis laissai mon regard parcourir les étagères de ce magasin qui tenait plus du bazar qu'autre chose. J'étais un peu mal à l'aise de me retrouver dans la civilisation, même celle d'une ville mal desservie de campagne. C'était un monde dont j'avais l'impression de ne plus faire partie, et je n'arrivais pas à faire taire l'idée qu'à tout moment, des militaires pourraient surgir de nulle part pour tenter de m'arrêter.
En l'occurrence, c'était peu probable que nous tombions dans un guet-apens. En revanche, que notre passage intrigue les locaux et puisse laisser des traces, c'était tout à fait plausible… Si seulement Hohenheim ne s'amusait pas à bavarder comme ça avec n'importe qui ! Ce n'était pas comme ça que nous allions nous faire oublier.
Je regardai les collections de pipes, les couteaux de chasse, les munitions et les briquets, écoutant la radio d'une oreille.
— … une enquête est en cours suite à l'attaque de la prison de Central-city. L'attentat a été revendiqué par les Snake and Panthers, qui continue son chemin sanglant après l'attaque du Cabaret Bigarré. L'assaut a fait de nombreuses victimes parmi les gardiens de prison et de nombreux prisonniers se sont évadés, provoquant de vives inquiétudes chez les civils qui craignent maintenant pour leur sécurité. En effet, certains des prisonniers sont des meurtriers notoires. On peut s'attendre à une explosion de la criminalité et même à ce que des officiers supérieurs soient menacés par d'autres attentats.
— Ève ?
Cela devait être la troisième fois que Hohenheim m'appelait quand je me rappelai que c'était censé être mon prénom. Je lâchai des yeux la radio pour tourner les yeux vers lui.
— Il y a eu une attaque à la prison de Central, fis-je d'un ton inquiet.
— J'ai entendu ça, oui ! fit le tenancier d'une voix forte. Il paraît qu'il y a des centaines de taulards qui se sont évadés avec l'aide des terroristes. Ils en ont arrêté une bonne partie, mais c'est les pires qui restent… Maintenant, y'a des criminels plein les rues à Central… Moi je vous dis, on est mieux ici !
— Je n'en doute pas, répondit Honheneim d'un ton affable.
Pendant que les deux autres bavardaient, je me posais mille questions. Était-ce réellement les Snakes and Panthers qui avaient fait ça ? Après tout, on leur avait injustement mis sur le dos l'attaque du Bigarré, peut-être étaient-ils de nouveau les boucs émissaires ? Mais dans ce cas, était-ce encore un coup des Homonculus ? Dans quel but auraient-ils fait ça ?
Dans un flash, j'imaginais Roy, Mustang, devant faire face aux conséquences de l'attaque et j'eus l'impression qu'on me labourait la poitrine. Si seulement j'avais pu l'aider au lieu de le trahir. Peut-être que si j'avais mieux agi, j'aurais pu être à Central, à l'assister de mon mieux au milieu de ce chaos, au lieu de me planquer comme un rat dans les campagnes de l'Est.
Si seulement…
— C'est quand même inquiétant pour la stabilité du pays, souffla Hohenheim en me rejoignant.
Je ne répondis rien, jetant un coup d'œil au Centralien. Comme je le craignais, c'était le journal de la veille. Je n'aurais pas plus de nouvelles sur l'événement aujourd'hui. Le vieux me tapota l'épaule d'un geste réconfortant et je me crispai toute entière en me retenant de le frapper. Je ne voulais pas rajouter une couche à son manque de discrétion, mais je n'en pensais pas moins.
— L'Armée est sûrement sur le coup pour remettre tout ce monde-là en prison.
— Je suppose, oui.
— Ce n'est pas comme si on y pouvait quelque chose.
Je hochai la tête, ravalant péniblement mon angoisse, reposai le journal, saluai le buraliste et sortis.
— Me touche pas, toi, grinçai-je aussitôt la porte fermée.
— Désolé… Tu avais l'air inquiet, et…
— Et c'est pas une raison.
Il y resta silencieux avant de se remettre en marche, m'entraînant dans son sillage.
— Putain, dire que je ne peux rien faire… soufflai-je entre mes dents.
— Tu n'aurais pas pu faire grand-chose de toute façon, même si tu étais resté à Central.
— Ferme-là. Peut-être que ça te va, à toi, d'être absent et passif, vu que c'est ta spécialité, mais c'est pas mon style.
Il y eut un silence lourd qui m'aurait peut-être fait sentir coupable s'il était venu de quelqu'un d'autre. J'y restai indifférent, fourrant le nez dans mon col roulé en marchant. Au bout de quelques minutes, celui qui me servait de père désigna un bâtiment de pierre grise sur laquelle on avait peint à même la façade « Chez Ghislaine ».
— Ce n'était pas loin finalement.
— Tu veux vraiment aller bouffer au restau ? fis-je en roulant les yeux. Alors qu'on est censés se planquer ?
— On a de l'argent, et il vaut mieux profiter des opportunités tant qu'elles se présentent. D'expérience, la fin du trajet ne sera pas une partie de plaisir, le climat est rude dans le massif de Dienne. Mieux vaut reprendre des forces quand on en a l'occasion.
— Et si on se fait repérer ?
— Tant que tu arrives à ne pas me frapper en public, ça ne devrait pas arriver, fit-il d'un ton léger.
— Putain, t'es pas possible. Je comprends même pas pourquoi tu continues à me coller aux basques.
— Parce que je suis ton père.
À ces mots-là, j'eus un rire amer.
— Comme si ça t'avait empêché de partir à l'époque ! Tu te fous vraiment de ma gueule.
Il ouvrit la bouche comme pour me répondre, mais notre chemin croisa celui d'un couple, et il baissa les yeux, renonçant à parler.
De toute façon, j'avais abandonné depuis longtemps l'espoir d'avoir des discussions satisfaisantes avec lui. Ce voyage à ses côtés me paraissait interminable alors que cela ne faisait que quelques jours qu'il m'avait retrouvé. L'idée qu'il continue à me coller aux basques pour le reste du trajet me démoralisait, et constater que j'étais trop désabusé pour me penser capable de terminer le périple seul me désespérait encore plus.
Putain, Al, si tu étais là… pensai-je en poussant la porte. Toi, au moins…
Je poussai un soupir. En vérité, je le savais, Al serait sûrement heureux de voir son père et cela m'énerverait encore plus. Parce qu'Al oubliait, qu'il pardonnait tout tellement plus facilement que moi…
J'aurais voulu être comme lui, pouvoir passer outre, faire l'économie de la peur, de la rage et de la rancune. J'aurais voulu ne plus avoir la nausée. Cela m'aurait évité de devoir « faire avec », jouer la comédie, supporter les discussions, supporter les silences, attendre sans même savoir ce que j'espérais, serrer les dents en laissant passer le temps, comptant chaque repas comme une compensation de ces désagréments.
Je suivis Hohenheim à la table, plein d'appréhension à l'idée de côtoyer ces inconnus, et me débarrassai de mon manteau et mon écharpe pour les poser sur ma chaise avant de m'asseoir. Je me préparais à jour la comédie d'une fille accompagnant son père, ou à défaut, une personne qu'elle ne voulait pas spécialement frapper… mais vu les odeurs de viande chaude, de patates, de fromage et de choucroute qui régnaient dans la pièce, la compensation du jour valait peut-être cet effort.
Je tâchai de me concentrer sur cette pensée et d'en prendre mon parti.
De toute façon, je n'avais pas vraiment d'autre choix.
