C'est le premier lundi de 2022 ! Quoi de mieux que publier un chapitre et en profiter pour vous souhaiter à tous une belle et riche année ?
J'ai publié ce chapitre une semaine plus tard que prévu... mais entre le fait que j'avais besoin de prendre de vraies vacances, un peu coupée des écrans et de mes obligations de tout poil, et le fait que mon avance ne s'est pas remplumée depuis longtemps, c'était sans doute le meilleur choix à faire. J'avoue que l'écriture de Bras de fer est difficile : parce que le scénario est complexe à canaliser (il est temps de renouer tous les éléments que j'ai lancé ici et là, ce qui est un sacré défi), mais aussi parce que je sens bien que l'enthousiasme est un peu retombé. Comme vous êtes plusieurs à l'avoir fait remarquer, on est dans une partie de l'histoire assez déprimante et je ne peux pas vous en vouloir de décrocher ou moins commenter quand l'horizon est si sombre... mais évidemment, ça me fait douter de ce que j'écris et de mes choix pour la suite. ^^°
J'ai aussi d'autres projets personnels et professionnels qui prennent le pas sur cette histoire et qui font que je ne sais pas trop quand je pourrai vraiment me concentrer dessus pour écrire la suite... Du coup, il y a des chances pour que ce chapitre soit le dernier que je publie pour le moment, le temps de me retourner et de reconstituer un peu d'avance (ne pas avoir de marge avant publication me stresse terriblement et comme il se passe pas mal de choses à la fin de la partie 6, je n'ai pas envie de couper au milieu de l'action faute d'avance).
Bref, j'espère que vous ne m'en voudrez pas trop pour ce hiatus et que vous apprécierez ce chapitre. Et promis, je reviendrai avec la suite dès que possible !
Chapitre 89 : Fêlure (Edward)
Ce matin-là, un cauchemar m'avait tiré du sommeil en sursaut, alors que le soleil n'avait même pas commencé à poindre. Je passai de longues minutes à attendre que mon cœur cesse de tambouriner contre mes côtes, les yeux levés vers le plafond éclairé par la lampe tempête que j'avais rallumé d'une main tremblante pour chasser les ombres des morts. J'étais trempé d'une sueur froide et âcre : celle de la peur.
Un matin comme les autres, en somme.
Après avoir repris contenance, sachant déjà que me rendormir était impossible, je retirai la blouse trop grande qui me collai à la peau, tentant de me sécher au passage en grimaçant de dégoût, puis restai immobile quelques secondes, seins nus dans la pièce froide. Une douche brûlante m'aurait sans doute fait le plus grand bien, mais ce n'était pas un luxe auquel on pouvait accéder ici. J'allais devoir me contenter de me débarbouiller avec le service de toilette rempli d'eau froide qui se trouvait sur la table de ma chambre. Je la réchauffai d'un coup d'Alchimie, puis en versai une partie dans la vasque, me savonnant et me débarbouillant au gant, frictionnant vigoureusement mon corps poisseux comme pour me débarrasser du mal-être qui me suivait où que j'aille. L'eau refroidissait vite et si je parvins à me sentir à peu près propre, c'est en claquant des dents que je me séchai avant de me rhabiller d'une tunique brodée et d'un pantalon bouffant, tous deux bien trop longs pour moi. J'attrapai des lanières pour me bander les mollets après avoir remonté l'ourlet pour éviter de marcher dedans. Ces vêtements étaient bien mieux taillés pour protéger du froid mordant du massif de Dienne que ce que je portais en arrivant.
Mais il y avait un « mais ».
Cette maison où je dormais, dans une pièce transmutée dans un coin pour m'autoriser un peu d'intimité, ces vêtements que je portais, c'était ceux d'une morte, et cette pensée pesait sur mes épaules bien plus que le lainage qui commençait enfin à m'arracher au froid.
J'effleurai le mur de bois de la pièce, me demandant comment réagirait cette femme que je n'avais jamais vue, si elle savait que je portais ses vêtements et que je dormais chez elle. Cela lui déplairait sans doute. Un instant, je pensais au Bigarré, me demandant avec un pincement au cœur quand ce qui avait été ma chambre serait habité par quelqu'un d'autre. Quand est-ce qu'on prendrait ma place, m'effaçant de l'ardoise.
Il y avait un miroir posé sur la commode, un simple rectangle de verre enduit de tain, mais je l'évitais soigneusement, comme si faire face à mon corps féminin risquait de faire rejaillir la personnalité de Bérangère, ce passé que j'avais juré de laisser derrière moi sans réaliser à quel point ce serait difficile.
Comme je ne tenais pas à rester là, je poussai la porte pour rejoindre la pièce à vivre ou le poële était éteint, mais encore tiède. Je rassemblai les braises et remis du bois avant de manier le soufflet pour l'aider à reprendre, puis je m'assis en tailleur sur le tapis circulaire qui se trouvait devant, regardant les flammes danser, diffuses à travers la vitre chauffée et salie de la porte.
J'avais envie de me laisser tomber sur le côté, de céder à la lassitude qui me limait chaque jour plus profondément.
Je pensais que les choses changeraient quand je retrouverai Izumi. Que le simple fait de voir son visage souriant, son regard sévère, de l'entendre tempêter, d'échanger des nouvelles avec elle allait m'alléger le cœur. Que je n'aurai plus à subir le malaise permanent de me retrouver en tête à tête avec le crétin qui me servait de père.
C'était ce que je me disais et je l'avais sincèrement cru, quand, après avoir lutté pour gravir les montagnes dans une ascension qui avait duré plusieurs jours, nous avions atteint ce lac gelé, blanc et lisse comme un fond de lait dans un bol de porcelaine. Je m'étais senti heureux pour la première fois depuis bien longtemps.
Le soleil baignait les sommets d'une lumière dorée qui faisait étinceler la neige et la glace comme si c'était de l'or et dans cette atmosphère presque irréelle, je vis le lac parfaitement plat, une maison de sapin noir, et je devinai, minuscule et encore lointaine, une silhouette qui se détachait dans le paysage lumineux. C'était d'une beauté à couper le souffle, tellement frappante que même moi, anesthésié de fatigue et de désespoir, je me sentis touché par une émotion dont j'avais l'impression d'avoir oublié jusqu'à l'existence, un bonheur doublé par un sentiment d'accomplissement mêlé de trac.
C'était ici.
Nous étions arrivés. L'aboutissement de mon périple et le moment de vérité.
En m'approchant, je vis une silhouette massive en train de faire des enchaînements, des échauffements. En plissant les yeux, je reconnus ceux-là mêmes qu'on nous avait enseignés à mon frère et moi, des années auparavant. À côté, une autre silhouette, celle d'un enfant, l'imitait de son mieux. De loin, comme ça, j'avais l'impression de revoir Al durant nos entraînements et cette pensée me mis aussitôt les larmes aux yeux.
Il me manquait tellement.
Puis nous nous étions approchés de ces deux personnes emmitouflées de manteaux épais, jusqu'à ce qu'elles nous voient arriver. L'enfant bondit en arrière, n'hésitant pas à courir sur la surface gelée du lac pour s'éloigner de nous. L'adulte, en revanche, commença à marcher dans notre direction, avant de retirer sa capuche, révélant une masse de cheveux sombres aux boucles serrées, un visage pâle marqué par des yeux noirs et le rouge des joues mordues par le froid.
Je ne pus m'empêcher de sourire largement en reconnaissant Izumi et à courir vers elle, malgré mes jambes usées par une journée d'ascension et la fatigue. Approchant, je redécouvrais plus en détail les traits de son visage et les larges cicatrices qui lui barraient maintenant la joue gauche.
Elle n'avait pas cette blessure la dernière fois que je l'avais vue.
Légèrement essoufflé, j'arrivai face à elle et me figeai, hésitant à suivre l'impulsion qui me dictait de me jeter dans ses bras. Elle s'arrêta à son tour et me fixa avec un large sourire, plantant ses poings sur ses hanches avant de se mettre à parler.
— Hé bien, tu en as mis du temps !
— Hey ! m'exclamai-je, indigné que ce soient ses premiers mots. J'ai fait avec les moyens du bord !
— Je sais, je te taquine. Je suis contente de voir que tu as réussi à me retrouver.
— Pour être planquée, vous êtes planquée ! C'est le bout du monde ici !
— Du monde, peut-être pas, mais c'est vrai qu'on est presque au bout du pays. Au moins, dans le coin, on est tranquilles ! Bienvenue au lac du miroir, Edward.
Je m'autorisai un sourire à cet accueil plus officiel, soulagé que l'on me dise que j'étais bien arrivé à destination. Je l'avais retrouvée, en chair et en os, et malgré ses blessures, Izumi semblait plutôt en forme et de bonne humeur.
Elle se tourna vers l'enfant qui l'accompagnait et nous regardait de loin, tapi comme un animal sauvage derrière la façade de la maison qui donnait sur le lac gelé.
— Sanja ! Ne t'inquiète pas, tout va bien ! Il ne te fera pas de mal, c'est un ami !
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demandai-je d'un ton inquiet en scrutant les cicatrices encore fraîches qui barraient sa joue gauche et étaient bien plus spectaculaires vues de près. Vous avez l'air d'avoir souffert.
— Toi aussi, Ed, souffla-t-elle en posant les yeux sur moi.
Je me sentis trembler. Je n'avais rien dit, rien raconté de mes tourments. Que ça soit la première chose que remarque mon Maître, alors qu'elle-même avait été défigurée dans l'attaque, me fit réaliser à quel point je portais mon état mental sur mon visage, dans ma posture. Je ne pouvais pas mentir et cette idée était terrible.
— Longue histoire, grognai-je, peu impatient à l'idée de devoir résumer ces derniers mois.
— Tu vas me raconter ça, hein ?
— Vous d'abord.
— Quelle exigence !
Hohenheim, qui m'avait laissé courir devant, nous rejoignit alors.
— Oh, tu n'es pas venu seul ?
— C'est pas comme si j'avais eu le choix, grimaçai-je. Il me colle aux basques depuis plus d'une semaine.
— Qui est-ce ?
— Van Hohenheim. Je suis le père d'Edward et Alphonse, se présenta-t-il en lui tendant la main.
Izumi le regarda avec des yeux ronds.
— Leur père ? Mais qu'est-ce que vous foutez là ? Vous êtes pas mort ?
— AH ! m'exclamai-je avec une certaine satisfaction. Tu vois le vieux, je suis pas le seul à le dire !
Le vieux en question fixa Izumi, visiblement pris au dépourvu par le manque de délicatesse de mon Maître, puis il passa une main sur le bas de son visage, comme pour se laisser le temps de trouver quoi répondre.
— Disons que j'étais pris par d'autres engagements.
— Oh, je vois, vous êtes ce genre de personne ? fit Izumi en plissant les yeux sans cesser de sourire. Vous serez ravis de savoir que pendant que vous étiez occupé ailleurs, c'est moi qui ai enseigné l'Alchimie à vos fils après la mort de leur mère.
— Je suppose que c'est à vous que l'on doit une nouvelle transmutation humaine dans ce cas ? rétorqua Hohenheim, abandonnant la subtilité pour la toiser, visiblement piqué au vif.
— C'est MOI qui ai décidé de faire cette transmutation avec Al, parce que TOI, tu étais parti. Alors n'essaye pas de donner des leçons, tu restes le moins bien placé d'entre nous, lâchai-je sans retenue.
Pendant cette discussion au ton acide, l'enfant qui avait fui à notre approche s'était rapproché, se faufilant à couvert des quelques arbres plantés entre nous et la maison. Il s'agissait d'une fillette aux cheveux et aux yeux d'un noir profond, dont les traits de Xing me rappelaient douloureusement Roy.
Mustang.
Je n'aurais sans doute plus jamais le droit de l'appeler Roy.
Pendant que les deux adultes se prenaient le bec à mon sujet, je me désintéressais de la conversation pour tourner la tête vers elle. La fillette me fixait avec une attention brûlante et je lui rendis la pareille en l'étudiant sans chercher à le dissimuler davantage. Je n'avais aucune idée de son identité, mais quelqu'un qui cumulait le comportement sauvage de l'Enfant Homonculus et des traits similaires à la personne que j'aimais ne pouvait pas me laisser indifférent.
— Qui est cette fille ? demandai-je finalement à voix haute, coupant un début de dispute.
Izumi se tourna vers moi, constatant que je ne l'avais pas quittée des yeux.
— Sanja. Les habitants du coin la surnomment la renarde. Elle est assez farouche, mais elle gagne à être connue. C'est elle qui m'a sauvé la vie.
Je me tournai un instant vers Izumi pour capter son regard, voir à quel point elle pesait ses mots. Puis je reportai mon regard sur la sauvageonne et m'inclinai sans un mot, comme pour la remercier du service rendu. Quand je me redressai, je vis qu'elle avait troqué son expression méfiante contre une moue perplexe.
Je lui paraissais sûrement aussi mystérieux et étranger qu'elle l'était pour moi. Cette idée, curieusement, me rassura aussitôt à son sujet.
— C'est également elle qui me loge, dans cette maison qu'elle partageait autrefois avec sa mère. Si vous voulez éviter de dormir dehors, il faudra vous faire bien voir, ajouta mon Maître avec un sourire en coin.
J'adoptai la même expression narquoise en jetant un coup d'œil à Hohenheim.
— Vous n'allez toute de même pas faire ça, soupira-t-il d'un ton las. Il fait sacrément froid dans la région.
— Ce n'est pas moi qui décide des hôtes, fit la grande brune, plus amusée par la situation qu'elle ne l'aurait dû. Mais je vais lui demander.
À ces mots, elle s'éloigna pour la rejoindre, et je me rendis compte que malgré son large sourire, elle boitait, sans doute marquée par l'attaque qu'elle avait subie. Hohenheim l'avait remarqué, lui aussi, en la suivant du regard. Une fois qu'elle fut assez loin, il s'autorisa un soupir.
— Hé bien, elle ne me porte pas dans son cœur.
— Sans doute parce que tu as abandonné une mère avec deux enfants en bas âge. Ça fait rarement bonne impression, commentai-je, les mains dans les poches.
— Certes.
— Pour elle, c'est impardonnable, un truc pareil, ajoutai-je en la regardant discuter avec la fillette qui repoussa sa capuche et nous montra du doigt en lui répondant avec vivacité. Elle préférerait mourir qu'abandonner son enfant.
Cette pensée me noua le ventre, effaçant la joie des retrouvailles. Car si j'étais ici, c'était parce que Cub l'avait attaquée. Celui qu'elle considérait comme son fils, malgré le fait qu'il ne soit pas humain, s'était retourné contre elle. Derrière son large sourire, elle devait dissimuler bien des douleurs, bien des blessures, physiques et mentales.
— Sanja vous tolère, pour cette nuit au moins, annonça Izumi en revenant vers nous. Le jour baisse, donc si vous voulez rentrer vous réchauffer…
— Ce n'est pas de refus, admit Hohenheim, avec un sourire qui n'eut pas d'écho chez la femme qui avait parlé.
Derrière elle, Sanja s'était rapprochée et nous fixait avec attention, la curiosité prenant le pas sur la méfiance. Finalement, nous remontâmes tous les quatre jusqu'à la maison de bois, escaladant les marches pour pousser la porte de sapin enduit. À l'intérieur, un poële diffusait une douce chaleur, devenue si inhabituelle qu'elle m'en sembla douloureuse, tandis que mes oreilles et mes mains commençaient à se réchauffer.
L'intérieur était composé pour l'essentiel d'une grande pièce intégralement boisée, décorée de tapisseries aux couleurs vives et aux dessins exotiques qui me rappelaient les esquisses des rares livres d'Elexirologie que j'avais pu consulter. J'y retrouvais la même délicatesse, la même interprétation du monde, si différente des affiches et plans rigoureusement tracés d'Amestris. La salle était décorée de tentures et de tapis qui donnaient un aspect chaud et bariolé aux lieux, mais il y avait peu de meubles : le poële, une table basse, des coffres plus ou moins imposants, un plan de cuisine avec un four, un évier avec une pompe à eau et quelques placards. Plusieurs fenêtres permettaient au jour d'éclairer la pièce quand les volets n'étaient pas fermés pour préserver la chaleur, et trois portes donnaient sur d'autres parties de la maison que je découvrirai par la suite.
Les lieux étaient résolument exotiques et pourtant dégageaient l'ambiance chaleureuse d'un foyer. Ce n'était pas chez moi, mais c'était celui de quelqu'un d'autre, de Sanja. Même si je ne la connaissais pas encore, je me sentis immédiatement bien dans cette pièce accueillante.
Je traversai la pièce pour m'approcher du chauffage, me débarrassant de mon manteau, de mes gants, de mon écharpe. En dessous, je portais un pull épais, une tunique qui avait été dans une autre vie la robe que je portais le soir de l'attaque et un ample pantalon de laine. Depuis ma fuite, ma tenue était devenue un patchwork de vêtements achetés à bas prix, des peaux des gibiers qui nous avaient nourris parfois et de textiles obtenus par Alchimie. Le tout avait été transmuté tant de fois pour passer d'une apparence à l'autre et brouiller les pistes que je n'étais même pas sûr de pouvoir retrouver leurs formes d'origines.
Il n'y avait pas de chaises, mais une profusion de coussins étalés à proximité du feu. Je m'y assis, étirant les bras vers le poêle. Je remarquai alors à quel point la peau synthétique de ma main droite avait été malmenée par mes combats. Elle était déchirée au niveau des articulations et craquelée sur de nombreuses zones. J'avais dans l'idée que le froid intense de la région ne devait pas lui faire du bien. D'ailleurs, la jonction de mes automails me brûlait douloureusement depuis quelques jours.
— On a fait du ragoût, ça vous dit ?
— Avec plaisir ! m'exclamai-je.
— On va se mettre à table, et après on aura tout le temps de parler. On a beaucoup de temps à rattraper, n'est-ce pas, Ed ?
— C'est rien de le dire, admis-je.
Oui, j'allais apprécier de passer cette nuit dans un lieu avec des températures plus hospitalières.
Nous avions mangé, guettant les rares mots de Sanja qui nous considéraient comme trop étrangers pour nous gratifier de sa conversation, puis la fillette s'était installée à l'autre bout de la pièce pour travailler à tresser un épais galon, concentré sur son ouvrage. Et se désintéressait de notre discussion et attendait visiblement que nous en fassions autant de son activité. À ce moment-là seulement, Izumi avait commencé à nous raconter ce qui s'était passé. La fuite, la marche, la monotonie des jours passés à mettre un pied devant l'autre, les repas, les moments passés à tenter d'apprendre des choses à Cub, comme la cuisine, la lecture et l'écriture. Tout semblait aller bien, même s'il était parfois fatigué et triste. Après tout, ce n'était pas étonnant durant un voyage pareil. J'étais bien placé pour le savoir, j'avais vécu un trajet similaire ces dernières semaines.
Ils avaient rencontré Sanja, un soir, dans un refuge de montagne comme nous en avions occupé durant la dernière partie de notre séjour.
Et puis, elle et Cub avaient été attaqués par une meute de loups. Elle ne se l'expliquait toujours pas, parce que c'était des animaux qui évitaient les hommes tant qu'ils le pouvaient. Cela avait-il un rapport avec la nature de Cub ? En tout cas, ils avaient été submergés par le nombre, blessés, et c'est dans cette situation désespérée que Cub avait sorti de sa poche une pierre philosophale, incomplète sans doute, qu'il avait avalé. Celle-ci lui avait donné une puissance hors du commun, comme s'il avait cessé d'être mortel. Il s'était retourné contre les bêtes, contre Izumi, aussi. Le dernier souvenir qu'elle avait happé avant de sombrer dans l'inconscience était de recevoir un violent coup de pied dans le ventre de sa part.
Elle s'était ensuite réveillée des jours plus tard, sauvée in extremis par Sanja qui avait entendu les cris et qui avait rameuté le médecin du village après avoir prodigué les premiers soins. Izumi avait eu la chance d'être attaquée très près de là où la fillette vivait, et les coups de feu avaient alerté l'enfant.
J'avais été très surpris d'apprendre qu'elle pratiquait l'Elexirologie à un niveau suffisant pour avoir sauvé mon Maître d'une mort certaine et mon intérêt renouvelé pour la fillette avait dû percer dans mon regard, car Izumi m'avait ordonné de ne pas l'embêter à ce sujet.
Nous avions ensuite fait quelques hypothèses sur le revirement de Cub, Hohenheim apportant ses connaissances, parlant de la fragilité de l'âme des Homonculus. Selon lui, ils étaient comme des tissus usés jusqu'à la corde, qui se déchiraient quand la pression était trop forte… comme par exemple, celle d'une multitude d'âmes qui les envahiraient en un instant. Malgré la défiance de mon Maître envers cet homme qui me servait de père, l'hypothèse avait réveillé son intérêt.
Puis cela avait été à mon tour de parler et j'avais raconté mes propres errances, le plus succinctement possible pour pouvoir contourner toutes ces choses dont je ne voulais pas parler, me concentrant sur les découvertes que j'avais pu faire sur mes ennemis. Passant sous silence tout ce qui s'était passé avec Mustang, j'avais donc partagé mes conclusions sur King Bradley qui était probablement une forme particulière d'Homonculus et évacué aussi vite que possible mes démêlées avec Sen Uang pour arriver au moment ou Al avait pu me confier ce fameux carnet que j'avais recopié intégralement avant de le confier à Mustang.
Ignorant la douleur qui m'avait serré la poitrine à ce souvenir, j'avais raconté froidement l'attaque, ces chimères qui n'étaient pas celles que j'avais rencontrées au Devil's Nest, j'en étais sûr. En voyant son expression d'incompréhension, j'avais réalisé que je n'avais jamais raconté à Izumi l'escapade qui avait eu lieu à l'époque ou j'habitais chez elle, et elle avait vertement réagi en découvrant ces cachotteries.
Puis nous avions mis en commun nos découvertes respectives, échangeant questions et hypothèses tout en fouillant les notes du carnet de Dante. Hohenheim avait été impressionné par la densité des informations que son ancienne amie avait condensées dans ce carnet. C'était une véritable bible à propos des Homonculus, avec parfois des notes d'Alchimie d'un très haut niveau, assez pour faire lutter les Alchimistes chevronnés que nous étions. À cette occasion, Hohenheim nous avait avoué qu'il connaissait déjà le rôle des ossements dans la lutte des Homonculus, et qu'il avait passé les dernières années à sillonner le pays en quête des tombes de ceux que quelqu'un avait tenté de réincarner, pour tenter de se préparer au combat. Au fil du temps, il avait remis la main sur les ossements d'Envy, de Greed, de Gluttony — même si pour ce dernier, il n'en avait pas la certitude absolue — et « bien sûr » il avait conservé une mèche de cheveux de Maman, qui pourrait également faire effet contre l'Homonculus que j'avais créé. L'ironie de la situation m'avait fait sérieusement grincer des dents, mais je n'avais pas épilogué.
Finalement, nous avions imité Sanja qui s'était faufilée dans sa chambre et étions partis nous coucher. Izumi logeait dans une des deux chambres de l'étage, et Hohenheim et moi nous étions installés comme nous pouvions à proximité du poële. Nous n'étions pas à plaindre pour autant, avec la profusion de coussins et de couvertures que nous avions à disposition, cette nuit s'était annoncée bien plus confortable que les précédentes.
Et effectivement, pour la première fois depuis longtemps, j'avais sombré dans un sommeil profond et sans rêves.
Malheureusement, il n'en fut pas de même les jours suivants, et tandis que nous nous étions mis d'accord pour nous reposer encore un peu avant de repartir vers le Sud, Hohenheim et moi éprouvés par le voyage, Izumi encore affaiblie par ses blessures qui n'avaient rien d'anodin, mes cauchemars étaient revenus aussi vite que mon épuisement m'avait lâché. Moi qui m'étais cru guéri de mes angoisses, j'avais vite compris avec amertume que cette nuit n'avait été qu'un bref répit. Je regardais le feu danser à travers le poële, épuisé de penser que ce désespoir ne repartirait peut-être jamais, qu'il pourrait bien rester et se graver jusqu'au plus profond de mes os, faisant partie de moi pour le reste de ma vie.
Je poussai un soupir et remontai mes genoux contre ma poitrine pour les envelopper de mes bras, y fourrant la tête pour dissimuler mon visage dans l'espoir d'étouffer des sanglots. Je restai là, écrasé par cette pensée, usé de faire semblant, mais incapable d'admettre devant les autres à quel point je me sentais mal.
Si je l'avouais, je sombrerais. Et je ne voulais pas sombrer.
— Tu pleurrres ? fit une voix fluette.
Je sursautai et me redressai, découvrant que Sanja était plantée devant moi. Elle me surplombait, me scrutant de son regard pénétrant. Elle avait beau n'être qu'une enfant, petite, pieds nus et en robe de chambre, elle dégageait une aura d'assurance presque animale qui m'intimidait quelque peu.
Je réalisai qu'en plusieurs jours, elle ne s'était jamais approchée autant de moi et décidai de le prendre comme une marque de confiance.
— Presque, admis-je.
Elle hésita, renonça à se montrer perplexe et s'accroupit en face de moi, dos au poële.
— Alorrs toi aussi, il t'arrrive de pleurrer ?
Je hochai la tête, observant la fillette. Même de près, ses yeux étaient toujours aussi noirs. Comme Roy, Mustang. Comme Sen Uang. Était-ce un trait de Xing ? Est-ce que là-bas, tout le monde avait ce regard-là ?
Je chassai ces pensées, tâchant de me concentrer sur la personne qui me faisait face, ici et maintenant. Son « toi aussi » sonnait comme un appel.
— Tu pleures souvent ? demandai-je.
— J'en sais rrien. Je sais pas ce que c'est, souvent, pour les autrrres.
Je souris tristement. Pour moi, « souvent », c'était devenu « tous les jours », et même plusieurs fois par jour, parfois. Je n'aurais jamais pensé en arriver là, mais c'était le cas aujourd'hui et cette douleur insupportable était presque devenue banale.
— … Mais je pleurrre quand je pense à Maman, admit-elle en posant sa tête sur son genou, ses yeux se perdant dans le vague.
— Je comprends, murmurai-je. Moi aussi, j'ai perdu ma mère.
— Et tu es triste en pensant à elle ?
— Ça m'arrive, admis-je. Mais beaucoup moins qu'avant.
Il s'est passé des choses tellement pires depuis que je regrette de ne pas avoir que ça à pleurer…
— Elle ne te manque plus ?
Je restai silencieux, réfléchissant profondément à sa question et aux raisons pour lesquelles elle l'avait posé. Elle devait se sentir si seule, isolée dans les montagnes, sans autre famille… Je n'avais jamais été seul à ce point avant ma fuite, et même comme ça, ma mère m'avait tellement manqué que j'avais pris tous les risques du monde pour la ramener à la vie, découvrant trop tard l'ampleur de mon erreur.
— Elle me manque encore, avouai-je. Mais moins, beaucoup moins. C'est comme une cicatrice. Au début, c'est une plaie qui saigne, et qui fait terriblement mal. Et puis, doucement, elle guérit, même si ça n'est jamais comme avant.
— Ça n'est jamais comme avant ?
— Non. Il y aura toujours une trace. Tu ne l'oublieras jamais. Même si tu ne peux plus la voir, d'une certaine manière, elle est toujours là, et elle sera toujours là pour toi, différemment. Moi, ça fait des années, mais je me souviens toujours d'elle. Je la retrouve quand je danse. Et… avec le temps, on apprend à accepter qu'on ne la rencontrera plus en vrai, mais dans ses souvenirs, dans… dans ses rêves, bafouillai-je avec embarras.
— Alors elle ne disparraîtra jamais complètement ? murmura-t-elle. Elle sera toujourrs un peu là ?
— Toujours.
Je réalisai que je n'avais jamais vraiment parlé de sa mort comme ça, que je n'avais jamais pu poser cette question à quiconque. Est-ce que, s'il y avait eu quelqu'un pour me dire ces mots, j'aurais accepté de la laisser où elle était ? Je n'en étais pas sûr, têtu que j'étais, mais malgré tout, j'effleurai un instant l'idée d'une vie où je n'aurais pas tenté de transmuter Maman. Une autre vie, où j'aurais été une tout autre personne.
— Merrci, murmura-t-elle.
— De… de rien, bafouillai-je.
Je ne m'attendais pas à trouver tant de douceur derrière ses airs sauvages, tant de délicatesse et de mélancolie. Je la détaillai du regard, découvrant l'humaine derrière la sauvageonne, observant ses longs cheveux noirs qui brillaient comme une lame. Elle était sans doute très jolie, et le serait encore plus le jour où elle serait adulte. J'étais convaincu qu'elle ne s'ouvrait jamais à personne, trop cabossée par le monde pour se le permettre, et pourtant elle me donnait tort avec une simplicité désarmante.
— Si ce n'est pas à cause de ta maman, pourquoi tu as envie de pleurrer ?
— À cause de beaucoup d'autres choses. Mais je n'ai pas envie d'en parler, c'est compliqué et… gênant. Personne ne peut le comprendre et je n'ai pas envie d'être jugé.
— Je comprrends. Les autrres sont bêtes, parfois. Dans les villages autourr, perrsonne ne me parrle vraiment. Ils ont peurr de moi, ils disent que ma mèrrre était une sorrcière, et que j'en suis une aussi. Quand je crrroise d'autres enfants, le plus souvent, on finit par se battre.
— Ça doit être difficile pour toi, murmurai-je avec compassion.
— C'est comme ça, fit-elle en haussant les épaules… Je fais avec, et quand c'est trop durrr, je vais dans un endrrroit rien qu'à moi.
— Un endroit rien qu'à toi ?
— Une gorrrge, un peu plus haut dans la montagne. Il y a une petite vallée, comme une coupole, avec du vent, des arrbres et des oiseaux, et perrsonne n'y passe jamais. Alorrs quand c'est trop durr, je vais là-bas, et je peux crrrier de toutes mes forrces sans que perrsonne ne m'écoute.
— Oh. Vraiment ?
— Oui. Ça fait du bien de crier, tu ne crrois pas ? J'ai l'imprression que tu en as besoin, ajouta-t-elle en souriant.
Je restais foudroyé par sa remarque, son expression et l'intelligence sobre et intuitive qu'elle laissait entrevoir.
— Sans doute, admis-je.
— Si tu veux, je te montrerrai l'endrroit. Mais il ne faudrra pas le dire à d'autrres.
— Je ne ferai jamais ça, répondis-je d'un ton honoré.
Je pris une inspiration.
— C'est déjà beaucoup d'accepter que nous restions chez toi, tu n'es pas obligée. D'ailleurs… tu n'as pas l'air d'être du genre à te lier facilement avec les gens, alors, je me demande… pourquoi pourquoi tu m'aides comme ça ? Et pourquoi tu as aidé Izumi ?
— Parrce que c'est une sorrcière, fit Sanja en souriant. Et toi aussi.
Je restai immobile, digérant cette réponse. Je ne me serai jamais attendu à ce qu'on me désigne comme étant une sorcière… était-ce comme cela qu'elle considérait l'Alchimie et l'Elexirologie ? Pour les habitants de territoires reculés comme ici, cela devait effectivement passer pour de la sorcellerie. Mais à la manière dont elle avait parlé, cela allait plus loin. C'était comme si… comme si nous faisions partie du même clan, de la même meute. Des loups au milieu des hommes, qui se reconnaîtraient et s'aideraient entre eux.
C'était une idée très étrange pour moi, mais qui devait couler de source pour une fille des montagnes. Une chose était sûre, en tout cas : cela faisait du bien d'avoir son soutien, si étrange qu'il soit. J'avais l'impression que cette discussion venait de sceller une amitié profonde, et cela comblait un peu le sentiment de solitude lancinante qui me taraudait depuis des jours.
Malgré tout, il y avait quelque chose qui me titillait.
— Une sorcière ?
— Oui.
— Donc, pour toi, je suis une femme ? fis-je en tendant mes bras derrière moi pour m'appuyer dessus en m'étirant.
— Oui.
— Tu sais qu'avant, j'étais un garçon ?
— Non, je savais pas… Et maintenant ?
— Maintenant… je ne sais pas, répondis-je dans un accès d'honnêteté.
— Oh.
Elle me regarda avec perplexité, signe que je n'étais pas le seul à me casser les dents sur cette question difficile. Il y eut un long silence, puis elle eut une réponse qui me stupéfia.
— Qu'est-ce que ça change, tant que tu es toi ?
J'ouvris la bouche, incapable de savoir quoi répondre. Peut-être qu'il n'y avait rien à répondre.
À ce moment-là, la porte s'ouvrit sur Izumi qui sourit en nous voyant assis, face à face.
— Hé bien, on dirait que vous avez brisé la glace ! fit-elle. Et vous avez allumé le feu, super !
Sanja s'étonna que l'on parle de briser la glace, ne voyant pas pourquoi on parlait du lac gelé, amenant un rire à Izumi qui dut expliquer que c'était une expression et la journée commença pour de bon. Pendant que la pièce s'animait et que l'odeur du prochain repas commençait à l'envahir, la phrase de la fillette continuait à résonner, me laissant perdu dans mes pensées et mes questions.
La journée s'écoula comme les précédentes, entre repas, recherches, entraînement au combat et expériences d'Alchimie. Si beaucoup de choses étaient calamiteuses dans ma vie, je devais avouer que pour ce qui était d'apprendre, j'étais quand même bien entouré. Entre les connaissances vertigineuses de Hohenheim, les notes sur les Homonculus que nous explorions tous les trois de fond en comble et les combats, j'étais bien occupé pendant la journée. Pas assez pour oublier totalement ces souvenirs qui me plombaient les entrailles, mais suffisamment pour faire semblant.
Et puis, bouger me faisait du bien, même si, en m'entraînant à combattre Izumi, j'avais senti qu'elle n'avait pas retrouvé toute sa force. Je découvrais que j'avais maintenant le dessus sur elle et cette idée qui remettait en question mes appuis m'inquiétait au lieu de réjouir, au point de me faire hésiter et de retenir mes coups. Izumi, elle, n'avait pas ce genre de scrupules et en profitait pour me mettre au tapis à la moindre occasion, aussi impitoyable que d'habitude.
— Tu as fait des progrès impressionnants, Edward, commenta-t-elle en étirant ses doigts.
— Je ne suis pas convaincu, répondis-je d'un ton grinçant, me relevant, endolori après un roulé-boulé sur la glace du lac qui s'était fendue sous l'impact.
— Pour moi, la différence est flagrante. Tu as continué tes entraînements de combat sous ta fausse identité ? demanda-t-elle.
— Absolument pas.
— C'est étonnant alors, parce que tu as vraiment gagné en souplesse et en vitesse. Tes gestes sont aussi bien plus précis qu'avant.
Je restai hésitant, frottant mon bras endolori. Sa remarque m'étonnait, parce que je ne voyais pas de raison de m'être amélioré. À moins que…
— Vous pensez que ça peut avoir un rapport à mes entraînements de danse ? demandai-je.
— Ça, c'est tout à fait possible, surtout connaissant Olga. Tu dansais tous les jours ?
— Houlà, oui ! Plusieurs heures par jour, même. Je ne saurai pas faire le compte, mais… ça m'a bien occupé en tout cas.
— Pas étonnant que tu sois en forme.
— Mais je ne vous bats pas.
— Ça, c'est uniquement parce que tu te retiens, lâcha-t-elle en plissant les yeux. Tu crois que je ne l'ai pas remarqué ?
Je me sentis mal à l'aise en constatant qu'elle s'en était rendu compte et qu'elle n'appréciait pas.
— Depuis quand tu me ménages ? Tu me crois si vieille que ça ?
— Vous… vous êtes encore convalescente, bafouillai-je.
— Convalescente, pas impotente. Ce n'est pas en prenant l'habitude de retenir tes coups que tu vas pouvoir te battre sérieusement.
— Maître…
Je ne me voyais plus la frapper de toute ma force. Peut-être parce que la différence de niveau s'était estompée, peut-être parce que j'avais quitté l'enfance et que j'étais bien conscient aujourd'hui qu'elle n'était pas éternelle. Elle avait déjà failli mourir cette nuit-là.
Peut-être aussi parce que la violence des coups que j'avais portés le soir de ma fuite me faisait peur quand j'y repensais.
D'ailleurs… j'avais su échapper aux Homonculus. Ils étaient trois cette nuit-là, et pourtant j'avais réussi à ne pas me laisser submerger…
Je repensai à ce combat lointain, la nuit où Hugues s'était fait attaquer, et à la manière dont Envy m'avait jeté à terre, me faisant littéralement manger le gravier. À l'époque, je ne faisais pas le poids contre lui. Certes, je sortais d'une opération et mon automail m'avait fait défaut, mais quand même…
J'étais bien obligé d'admettre que j'avais progressé depuis, bien plus que je ne le pensais. Sur le coup, j'étais bien trop occupé à survivre et à m'échapper pour avoir ce genre de considérations.
— Des fois, abandonner une activité pendant un temps permet paradoxalement de progresser.
— Je ne comprends pas trop la logique, mais on dirait bien que vous dites vrai, admis-je.
Comme le jour baissait, nous quittâmes les rives du lac pour retourner dans la chaleur de la maison. Quand je poussai la porte, je découvris à ma grande stupéfaction que Hohenheim et Sanja s'étaient tous deux réunis autour d'un cercle tracé au sol qui n'avait rien d'un cercle de transmutation classique.
— Qu'est-ce que vous faites ? demandai-je.
— Il m'apprend à mieux soigner, répondit la fillette en levant vers eux ses yeux noirs.
— Elexirologie, hein ? commenta Izumi en s'accroupissant entre eux.
— Tout à fait. Nous nous sommes dit que vous aviez encore besoin de soins, expliqua Hohenheim.
— Dites plutôt que vous avez besoin d'un cobaye, répondit mon Maître en le fixant d'un œil torve.
Leur premier contact, plutôt clivant, avait donné le ton de leur relation. S'ils étaient tous deux très compétents dans le domaine de l'Alchimie, ils s'étaient aussi montrés très disposés à se prendre le bec à propos de mon éducation, qui, si on écoutait leurs discussions, était manifestement un des plus grands échecs que la terre n'ait jamais porté. Moi qui avais été habitué à être orphelin depuis de nombreuses années, face à ces figures parentales qui se disputaient à mon sujet, je repensais avec nostalgie aux moments passés livré à moi-même avec mon frère, me disant que réflexion faite, c'était plutôt reposant.
— Je n'en suis plus là depuis longtemps, répondit Hohenheim. Étant donné les centaines de personnes que j'ai soignées, il ne s'agit plus de se faire la main, mais de voir ce dont Sanja est capable.
La fillette le fixait avec un intérêt mêlé de froideur. Bien qu'il fasse partie de ce qu'elle appelait « les sorciers », elle ne se montrait pas aussi ouverte avec Hohenheim qu'avec Izumi, et plus récemment, avec moi. Malgré tout, elle le respectait sans doute… plus que je ne le faisais.
— Maître, ça ne me plaît pas de l'admettre, mais le vieux a raison. S'il y a un moyen de vous guérir, il faut en profiter. Vous êtes loin d'être rétablie, et pendant que nous sommes ici, Dante a le champ libre et peut faire ce qu'elle veut du pays. Sans compter que… Je m'inquiète pour Al et Winry.
Ces derniers mots semblèrent avoir raison de ses réserves et elle accepta de se laisser soigner. J'assistai donc, silencieux, à l'opération menée par la fillette et le barbu. Izumi s'était allongée dans le cercle qui l'enveloppait toute entière, et Hohenheim murmurait des conseils et indications à Sanja, qui activait le cercle avec une concentration intense. Fasciné, je les regardai faire, un peu vexé de penser que cette gamine des montagnes faisait quelque chose qui dépassait mes compétences. Peut-être que l'on m'avait trop dit que j'étais un surdoué, mais je supportais mal l'idée que l'Elexirologie soit hors de ma portée.
— Stop, Sanja, murmura Hohenheim en tendant le bras devant elle.
La fillette secoua la tête et la lumière rouge qui baignait le cercle s'éteignit tout à coup.
— Je n'ai pas fini, murmura-t-elle. Il y a d'autres blessures.
— Je sais. Mais tu en as déjà assez fait. Tu le sens, non ?
Sanja fit une moue boudeuse, mais recula pour s'asseoir un peu à l'écart du cercle.
— N'oublie pas que ce que tu fais est dangereux. Je vais prendre le relais, d'accord ?
Je réalisai alors qu'elle était blême et tremblait de tous ses membres. Je m'assis et regardai Hohenheim faire, scrutant le cercle et essayant de comprendre la logique sous-jacente qui rendait son action possible. Je voulais comprendre. Je voulais être capable de faire pareil.
J'étais ulcéré de penser qu'il avait partagé cela avec Sanja alors qu'avec moi, il était toujours resté évasif sur le sujet. Malgré tout, je savais que la fillette n'y était pour rien, et je tâchai de ne pas laisser sa colère se répercuter sur elle, me contentant de rester silencieux.
Quelques minutes plus tard, la transmutation prit fin, et Izumi put se relever. Elle tâta son corps d'un air incrédule.
— Je n'ai plus mal…
Elle avait dit ça avec une petite pointe d'amertume, n'appréciant sans doute pas de devoir reconnaître une qualité à Hohenheim.
— Ce n'est pas parfait, je ne peux pas vous rendre votre masse musculaire et votre acuité d'avant l'accident, seule la reprise d'un entraînement énergie le permettra, mais… Vos plaies ne risquent plus de s'ouvrir et vos os sont consolidés. Ah, et… j'ai remis de l'ordre, ici, fit le barbu en désignant son propre ventre. Vous devriez mieux fonctionner maintenant.
Izumi le regarda avec une stupéfaction mêlée de gêne. Nous n'étions pas des idiots, et, mis à part Sanja qui ne savait rien de la transmutation humaine, nous savions à quoi il faisait allusion.
Mon Maître qui avait brisé l'interdit avant moi, créant un Homonculus dans l'espoir de ramener son enfant, en avait payé le prix avec ses propres entrailles. Si le fait de rendre l'Homonculus à la Porte lui avait permis d'en récupérer une bonne partie, elle restait marquée dans la chair, mutilée par ce péché.
Et, étant donné le regard lourd de celui qui me servait de père, il l'avait bien compris. Pour la première fois depuis leur rencontre, Izumi détourna les yeux.
— Il est temps de faire à manger. Edward, tu veux bien m'aider ?
Je hochai la tête, me levant après un dernier coup d'œil à Sanja qui ne tremblait plus, mais restait très pâle. Pendant que j'aidais Izumi à éplucher les patates, je le regardais échanger avec la fillette à mi-voix, sans entendre ce qui se disait. Cette image me faisait bouillir intérieurement et comme je n'avais pas oublié les discours où il prétendait percevoir mes émotions, l'idée qu'il le fasse en sachant la réaction que cela provoquait chez moi ne faisait qu'empirer les choses.
— On dirait que tu essayes de lui faire prendre feu par le regard, c'est normal ?
— Oh, n'en rajoutez pas.
— Je ne l'apprécie pas, mais je dois admettre que ses compétences dépassent largement les miennes. Si tu veux continuer à apprendre, c'est avec lui que tu pourras aller le plus loin.
— Oh, pitié. Je n'ai pas envie de lui devoir quoi que ce soit.
— Que tu le veuilles ou non, tu lui dois déjà beaucoup.
— … Finalement, je crois que je préfère encore quand vous vous bouffez le bec.
— Edward…
— Autre chose à couper ? fis-je d'un ton sec pour clore la conversation.
Je te hais.
Je rouvris les yeux dans un sursaut. Encore une nuit, encore des cauchemars. La journée, je me remplissais la tête de combats avec Izumi qui avait retrouvé une bonne partie de sa puissance après les soins, ainsi que d'Alchimie, théorique et pratique, mais une fois seul avec moi-même, je n'avais plus de barrières pour me protéger de ma culpabilité et du souvenir de Roy.
Je n'avais pas oublié sa colère le soir où nous nous étions embrassés pour la première fois, cette flamme glacée dans le regard quand il avait compris que je le rejetais de nouveau, la peur qui m'avait saisi. Ce n'était sans doute rien, rien, par rapport à la fureur qu'il devait éprouver aujourd'hui en pensant à moi. Je ne pouvais pas l'ignorer, mais je ne parvenais pas davantage à l'accepter.
Je l'avais trahi.
Je l'avais perdu.
C'était une certitude et cette idée me désolait.
Les dernières fois que je l'avais vu, j'avais perçu sa déchirure, une tristesse inexorable, bien trop vaste et profonde pour ne venir que de moi. J'avais eu l'envie viscérale d'y plonger toute entière pour colmater ses brèches, comme si j'y pouvais quelque chose. Enfin, je n'y étais pas pour rien, loin de là. Je l'avais tellement blessé, usé… En y repensant, j'aurais voulu réécrire l'histoire, pouvoir être à ses côtés, non pas pour lui mentir, mais pour être un soutien, un réconfort. Lui rendre ne serait-ce qu'un centième de ce qu'il m'avait apporté en étant là, en me donnant un but à travers l'examen d'Alchimiste d'État, en couvrant mes écarts auprès de l'Armée…
Je me maudissais de ne pas lui avoir dit la vérité longtemps auparavant, alors que ça aurait été tellement plus facile. Je l'avais annoncé à Roxane, à Izumi, mais lui, je m'étais acharné à le lui cacher. Pourquoi, bon sang, pourquoi ? Si j'avais eu la moindre idée des conséquences, j'aurais vite renoncé à sauver l'honneur. Si j'avais pu le faire avant que notre relation prenne cette tournure imprévue, si j'avais su dire la vérité avant de me rendre compte que je l'aimais, cela aurait été tellement moins douloureux, tellement plus simple…
J'avais l'intuition qu'il ne m'aurait jamais regardé comme ça s'il avait su, parce que tant que j'étais Edward, il avait toujours eu cette espèce de distance qui avait disparu quand j'étais devenue Angie. Mentir m'avait permis de l'approcher et j'avais saisi l'opportunité, mais maintenant que le désastre était consommé, j'en venais à me dire que j'aurais préféré avoir des sentiments à sens unique plutôt que de faire autant de dégâts. Quitte à avoir le cœur labouré, autant être le seul à souffrir, non ?
Enfin, il était trop tard pour changer de destin, alors je me levai pour me débarbouiller, titubant de fatigue, mais trop noyé dans la culpabilité pour espérer me rendormir. Je me dirigeai ensuite vers la porte de la chambre avant de me figer en entendant des voix. En entrebâillant la porte, je vis Hohenheim et Izumi, tous deux attablés devant ce qui devait être une bouteille d'eau-de-vie si j'en jugeais par le parfum d'alcool qui flottait jusqu'à moi.
Je grimaçai. Je pensais attendre un peu que le matin arrive, et avec lui, la compagnie des autres, mais en vérité, la nuit n'en était qu'à ses débuts. J'avais encore de longues heures d'insomnie devant moi pour ressasser mes erreurs.
Acceptant l'idée faute d'avoir le choix, je m'étonnais ensuite de voir ces deux ennemis rester seuls dans la même pièce sans y être obligés. Eux qui étaient tellement chiants que j'avais plus d'une fois quitté la maison pour échapper à leurs disputes, ils restaient là, calmes, presque souriants.
La magie de l'alcool peut-être? pensai-je en avisant la bouteille de verre sombre posée sur la table.
— Je ne leur ai pas enseigné la transmutation humaine, vous savez ? Je n'aurai jamais fait ça.
— Je me doute. Vous l'avez payé assez cher pour ne pas le souhaiter à d'autres, répondit Hohenheim.
— Mais j'ai fait une erreur en ne le leur disant pas. Si j'avais été honnête avec eux, si je leur avais dit quel était le résultat, le prix à payer… Si je leur avais tout raconté à l'époque, est-ce qu'ils auraient renoncé ?
Je me mordis les lèvres en l'écoutant livrer sa culpabilité. Quand j'avais compris la vérité sur le passé d'Izumi, je m'étais senti glacé par cette idée, mais soulagé, aussi, de pouvoir partager le fardeau de cette erreur avec une adulte que j'estimais. L'idée qu'elle aurait eu le sentiment d'être passée à côté de quelque chose, d'être responsable de ce que nous, nous avions fait, je n'y avais pas vraiment pensé.
— Je ne sais pas s'ils auraient renoncé. Edward est une telle tête brûlée… Alphonse vous aurait écoutée, sans doute, il aurait peut-être tempéré son frère, mais… enfin, on ne le saura jamais.
— Et vous ? Pourquoi vous étiez parti ?
— J'ai quitté ma maison en 1903. Cette année-là, il y a eu une éruption volcanique à Xing. Une des pires catastrophes qu'ils aient jamais traversées. L'éruption a rasé une capitale et a été accompagnée de tremblements de terre qui se sont répercutés sur une bonne partie du pays. Des barrages ont cédé, provoquant des inondations qui ont tout détruit sur leur passage. Dire que le pays était en ruines est un bon résumé.
— Cela me dit vaguement quelque chose, mais je ne me doutais pas que cela avait autant d'ampleur.
— Vous connaissez les journaux d'Amestris, ils ne parlent de ce qui se passe à l'étranger que quand ça risque de nous retomber dessus.
— Et vous, vous étiez au courant des détails ?
— J'étais là-bas. J'étais parti pour cette raison. Je savais qu'avec mon Alchimie et mes connaissances d'Elexirologie, je pourrais sauver beaucoup de monde, alors j'y suis allé, en me disant qu'il y aurait d'autres personnes que moi capables de veiller sur ma famille, qu'ils n'étaient pas seuls. À Resembool, ils étaient en sécurité. Du moins, c'était ce que je me disais. J'avais promis à Trisha que je reviendrais vite, mais il y avait tellement de misère, tellement de choses à faire. Quand on a à la fois la conscience de la souffrance des autres et le pouvoir d'y changer quelque chose, c'est un fardeau bien lourd à porter. J'ai fait de mon mieux pour accomplir mon devoir, tout en sentant que Trisha était tombée malade. J'ai commencé à rebrousser chemin pour revenir, mais j'étais arrêté à chaque pas, parce que la misère était omniprésente dans ce pays ravagé. J'étais obligé de m'attarder pour les aider. Je ne pouvais pas continuer mon chemin sans un regard pour ces gens que j'avais le pouvoir de sauver. Alors mon chemin a été plus long que prévu. Beaucoup plus long. Je me suis dit qu'elle se battait, qu'elle était entourée, que d'autres étaient là-bas à ce moment-là, qu'ils prenaient soin d'elle en attendant mon retour, et que moi, qui étais dans cet ici et maintenant, j'étais obligé de faire la même chose, en agissant là où je le pouvais.. Et un jour, j'ai senti qu'elle était morte… Je n'étais même pas arrivé près de la frontière.
Je restai silencieux, la main posée sur le chambranle de la porte, observant à travers la fente le visage ravagé de Hohenheim avant qu'il l'enfouisse dans ses mains, laissant un moment de flottement gênant tomber dans la pièce. Dans la pénombre de ma chambre, je restai debout, pieds nus, les lèvres tremblantes.
— Parce que je m'interdisais d'avoir l'égoïsme de considérer que sa vie avait plus de valeur que des centaines d'autres, j'ai laissé mourir la femme que j'aimais. Alors que si j'étais rentré à temps, j'aurais pu la soigner, la guérir. Je le regrette, vous n'imaginez pas à quel point… Mais je sais que si j'avais fait le choix d'abandonner tous ceux que j'ai croisés sur ma route au lieu de les aider, je ne me le serais pas davantage pardonné.
Il ne m'avait jamais dit pourquoi il était parti. Quand je le lui rappelais sèchement ou que je lui demandais, il se contentait toujours d'éluder la question avec un sourire triste. Mais maintenant que je connaissais son récit, je me rendais compte que je n'étais pas prêt à l'entendre se lamenter de ses erreurs, à sentir sa tristesse et sa culpabilité.
Quoi qu'il puisse dire pour se justifier, s'il avait agi autrement, Maman serait encore en vie. Il l'avouait lui-même.
Je ne voulais pas éprouver d'empathie pour lui, je le haïssais trop pour ça. Cela expliquait, peut-être, mais ça ne pardonnait rien.
— Je comprends qu'Edward me déteste. Je l'ai abandonné, je les ai abandonnés, tous les trois. Quand j'ai compris que Trisha était morte, quand j'ai senti à quel point il était furieux contre moi… Je n'ai pas eu le courage de rentrer quand il était trop tard. Il y avait des gens qui réclamaient mon aide et cela me paraissait plus simple de me rendre utile là où j'étais.
— Rétrospectivement, vous vous rendez compte que c'était de la lâcheté, énonça Izumi en faisant tourner son verre.
— Oui.
— On a tous notre lâcheté. Moi, j'étais trop lâche pour laisser partir la vie de mère que je m'étais forgée dans mon esprit. Je pensais que c'était du courage de tenter ça pour mon enfant… puis j'ai découvert que c'était de la stupidité. Mort, on ne sert plus à rien, on ne construit plus rien. J'ai eu de la chance de survivre à ma transmutation, de la chance d'avoir un mari aimant. J'ai tâché de me reconstruire, j'ai plutôt bien réussi… Et pourtant, quand j'ai retrouvé Cub, j'ai eu envie de croire que je l'avais enfin, ma famille. Je me suis raccrochée à cette idée, malgré les risques terribles que je faisais peser sur tous les autres.
— Au moins, vous n'avez pas abandonné, commenta Hohenheim avec un sourire triste.
— Mais j'aurais peut-être dû.
— La vie de parent est difficile… Il y a tellement d'écueils, impossible de tous les éviter.
— Je crois qu'il n'est pas difficile de faire mieux que nous en tout cas, commenta Izumi, leur arrachant un rire nerveux qui laissait bien sentir qu'ils avaient trop bu, un et l'autre.
Ils rirent encore un peu, avec cette complicité étrange et triste des personnes qui s'amusent de ce qu'ils sont sans cesser d'en être navrés.
— Vous pensez que l'on peut réparer nos erreurs ?
— Je pense que c'est de notre devoir d'essayer, répondit fermement Izumi avant de boire cul sec le fond de son verre.
Hohenheim eut un sourire las et hocha la tête.
— Quand je vois à quel point Edward me ressemble, j'en suis triste pour lui.
— Il ne vous ressemble pas. De ce que je peux voir, votre caractère se rapproche bien plus de celui d'Alphonse.
— Je ne parle pas de caractère. Je parle de ce poids qu'il porte.
— Ah… ça. Il ne nous dit pas tout, admit Izumi. C'est évident.
Je restai là, un peu ahuri de voir se dérouler cette conversation et de les entendre parler de moi comme ça. J'éprouvais un mélange de stupéfaction, de gêne et d'indignation, tout en étant bien incapable d'aller interrompre la discussion, trop curieux de savoir ce qu'ils pourraient se dire à mon sujet.
— Quand je l'ai trouvé, il était effondré. Physiquement et mentalement. Sa santé est meilleure, mais…
— Il va mal, oui. C'est terrible de voir comme son regard s'est éteint.
— Il a besoin de vider son sac, de parler de ces choses qui l'écrasent. Mais il ne se confiera pas à moi, il me déteste trop pour ça.
— Je peux le comprendre, fit Izumi, laissant échapper un peu de la défiance qu'elle avait envers lui.
— Moi aussi… mais j'aimerais pouvoir l'aider davantage.
— C'est pareil pour moi… Enfin, je crois qu'il faut se faire à l'idée qu'il ne s'ouvrira, ni à vous ni à moi. Je ne suis pas sa mère, juste son Maître. Et il a toujours été secret… Assez pour que je ne me doute pas de ce qu'il projetait de faire avec Alphonse. Si on essayait de le forcer à parler, il serait capable de se braquer et de tout plaquer pour partir seul dans les montagnes.
— Ahaha, tout à fait. Pour être honnête, je suis étonné qu'il n'ait pas essayé de me fausser compagnie pendant notre voyage. Bon, je l'aurai retrouvé quand même, mais…
C'est justement parce que j'avais compris que tu me retrouverais de toute façon que je n'ai pas essayé de me débarrasser de toi, pensai-je avec un rictus amer.
Il poussa un soupir, laissant passer un silence.
— Je peux le maintenir en vie, pas le guérir, ajouta-t-il, accoudé à la table, le regard vitreux se perdant dans son verre. Quoi qu'il ait vécu, il n'y a que lui-même qui peut se reconstruire.
— Nous pouvons quand même l'aider.
— Seulement s'il le demande.
— Vous dites ça, mais vous ne lui avez pas vraiment laissé le choix.
— Je suis son père. Je ne peux pas le laisser mourir sans agir.
Je me mordis la lèvre, bouleversé et indigné. Il pouvait dire et faire ce qu'il voulait pour se racheter une conscience, il avait laissé mourir Maman. Il n'était pas revenu. Et ça, ses beaux discours n'y changeaient rien.
Ils parlaient de moi, ils parlaient de m'aider, mais je ne voulais pas de leur aide.
Je voulais juste…
Sentant que j'étais sur le point de céder, je laissai ma pensée en suspens et refermai la porte d'une main tremblante, très doucement, pour qu'ils ne le remarquent pas. Puis je reculai de quelques pas, sans cesser de faire face à la porte, le souffle troublé.
Je voulais juste retrouver Al et Winry. Je voulais revoir Roxane, être entouré des gens du Bigarré qui m'accueilleraient avec leurs rires et leurs répliques qui fusaient, comme si rien de grave ne s'était passé.
Et par-dessus tout, je voulais Mustang.
Roy.
Je voulais le revoir sourire.
Je m'effondrai silencieusement sur le tapis au centre de la pièce, m'enserrant la poitrine sans savoir si c'était pour m'imaginer le serrer sans mes bras ou pour empêcher mes sanglots d'exploser bruyamment.
Le lendemain, la journée fut consacrée à de nouveaux entraînements d'Alchimie, avec des exercices en extérieur. Après m'avoir expliqué la théorie au fil des restaurants à l'époque où nous nous retrouvions à Central, Hohenheim me faisait tester la pratique. Des techniques pour sonder le terrain en faisant pulser une faible transmutation alchimique, qui selon Hohenheim, me permettrait de pouvoir analyser tout ce qui m'entourait, augmenter ma maîtrise de l'Alchimie sur des distances plus grandes, pour masquer mes transmutations en passant par le cœur même de la matière, diminuant grandement les éclairs bleus qui pouvaient parfois attirer l'attention… Il m'avait expliqué comment catalyser davantage l'énergie d'une transmutation, et si je saisissais le principe, j'avais encore du mal à en maîtriser les rebonds. Bien encercler cette énergie me demandait une concentration que mon manque chronique de sommeil avait mise à sec.
Après un nouvel échec qui provoqua une petite explosion et fit voler en éclats la glace au bord du lac, je me laissai tomber dans la neige en poussant un soupir agacé.
— C'est indémerdable ton truc. Je comprends pas l'intérêt de s'user comme ça alors que c'est tellement plus simple d'utiliser l'énergie disponible sans se restreindre pour faire son truc. Pourquoi tu insistes pour que j'apprenne ça ?
— Pour économiser l'énergie.
J'ouvrai les bras, désignant le monde qui nous entourait.
— C'est pas comme si elle était omniprésente, non ? Pourquoi se faire chier comme ça ?
Hohenheim hocha la tête avec un de ces sourires qui me donnaient envie de le frapper. Encore un silence ? Était-ce parce qu'il n'avait rien à répondre à ça, ou parce qu'il me cachait la vérité ? Mon instinct me dictait que c'était la seconde option. Je repensais à tout ce qu'il expliquait la veille à Sanja et à l'idée de ce savoir qui me passait sous le nez, une bouffée de jalousie me tordit le ventre. Alors je cédai à la tentation et mis les pieds dans le plat.
— Quand est-ce que tu commenceras à m'enseigner l'Elexirologie ? Ça me serait plus utile que tes merdes, là !
— Je ne compte pas t'apprendre l'Elexirologie, Edward.
Je restai silencieux, aussi choqué par la réponse que s'il m'avait giflé. C'était peut-être la pire humiliation qu'il pouvait m'infliger à cet instant précis.
— Donc, tu parles de m'aider, mais tu ne veux pas m'apprendre la seule technique qui m'intéresse vraiment ? J'ai besoin de l'Elexirologie pour retrouver mon corps ! Tu partages ton savoir avec Sanja, et moi tu n'en as rien à foutre ? Tu parles d'un père !
— J'ai de bonnes raisons de faire ça.
— Des bonnes raisons de préférer enseigner ces techniques à une gamine de neuf ans que tu connais depuis trois jours plutôt qu'à ton propre fils, Alchimiste d'État ? ! criai-je, cédant à l'indignation.
— Oui.
— J'aimerais bien savoir lesquelles !
— Cette technique d'Elexirologie est dangereuse.
— Et c'est pour ça que tu l'enseignes à Sanja ?! m'étranglai-je. Elle est où ta logique putain ? !
— Sanja est jeune, mais prudente. Elle est capable de sentir ses limites. Pas toi. Tu pourrais te tuer.
Il y eut un silence. Il avait posé ces mots avec une douceur ferme, mais ce n'était pas cela qui allait me les faire accepter sans broncher.
— Alors après avoir disparu pendant plus de dix ans, tu t'es mis à décider à ma place ce qui est bon pour moi, alors que tu ne me connais même pas ? T'as vraiment honte de rien, lâchai-je d'une voix moins forte, mais plus grave, vibrante de colère.
J'attrapai le manteau de fourrure que j'avais jeté sur un des rochers le temps de mon entraînement et l'enfilai sans me retourner.
— Je vais prendre l'air. J'en peux plus de ta gueule.
— Ed…
— Ne t'avise pas de me suivre.
La phrase claqua comme un coup de semonce, et quand je me retournai, une dizaine de mètres plus loin, je constatai qu'il m'avait obéi.
Je regardai devant moi, levant les yeux vers les sapins noirs qui me surplombaient, et entrai dans la forêt avec l'envie de ne plus jamais en ressortir.
— Alors, c'est ici ? demandai-je à Sanja.
— Oui.
— C'est beau.
— Tu as vu ça ? fit-elle ses yeux noirs se plissant dans un sourire.
Je restai silencieux, contemplant cette petite vallée sur laquelle le sentier sinueux que nous avions suivi dans les gorges nous avait menés. La discussion avec Hohenheim avait été de trop, et je n'étais revenu que pour lui demander si elle était toujours disposée à me permettre d'entrer dans son sanctuaire.
Peu étendu et encaissé entre des parois escarpées, il avait tout d'un monde miniature, et en découvrant la vue en contrebas, j'avais aussitôt compris pourquoi la fillette tenait particulièrement à ce lieu. Il semblait hors du monde, comme une île au milieu du ciel.
— Je rentre, j'ai des choses à faire. Ne te perds pas au retour.
— La confiance règne ! fis-je en faisant semblant de m'offusquer. Je ne suis pas du coin, mais je suis quand même capable de suivre des traces de pas dans la neige !
— Encore heureux ! s'exclama la fillette sans se retourner, dévalant le sentier dans la gorge, les bras étendus pour garder l'équilibre.
Avec sa tunique richement brodée, on aurait dit qu'elle déployait ses ailes, prête à s'envoler, et je m'autorisai un sourire. Entre Izumi et Hohenheim, Sanja s'était avérée être une bouffée d'air frais une fois qu'elle avait décidé de s'ouvrir davantage à moi. Elle avait tout du chat qui allait et venait, n'en faisant qu'à sa guise et gratifiant les autres de son affection au gré de son humeur.
Il semblait que j'étais plutôt privilégié, puisqu'après m'avoir scruté avec méfiance, elle avait fini par me parler et rire avec moi avec aisance. Sa vie d'ermite avec sa mère l'avait coupé du monde, et elle ignorait beaucoup de choses, mais elle en avait appris beaucoup d'autres, et son esprit semblait aussi libre qu'un chamois sur ses sommets escarpés, pas effrayé le moins du monde par les pensées inconnues. Elle arrivait à poser des questions complexes avec des mots très simples, comme sa remarque de la dernière fois.
Qu'est-ce que ça change, tant que tu es toi?
Face au paysage qui se déployait sous mes yeux, les deux pieds plantés dans la neige, je tâchai de faire face à ces questions et ses émotions. Elle m'avait dit qu'elle criait dans le vide, mais l'idée d'en faire autant me faisait sentir ridicule. Si je pouvais mettre de l'ordre dans mes pensées, poser des mots, ce serait bien, déjà.
Est-ce que c'était important de savoir si j'étais un homme ou une femme? Qu'est-ce que ça change?
— Qu'est-ce que ça change ? répétai-je à voix haute.
Sa question s'était insinuée en moi plus profondément que je l'aurais cru, parce qu'elle trouvait où accrocher ses racines. Parce que je sentais bien que ça avait changé bien trop de choses. Parce qu'entre homme et femme, il fallait choisir. Être Edward, le Fullmetal Alchemist, ou Angie, la danseuse. Ou Iris. Ou n'importe qui d'autre. Peu importait l'identité que je choisissais de revêtir, je devais être « il » ou « elle ». Je devais trancher, parce que les autres voulaient savoir, et ce n'était pas un choix anodin, puisqu'ils se comportaient différemment selon la réponse. Je n'aimais pas ça, pourtant, je devais choisir sans arrêt, parce que dès que j'ouvrais la bouche pour parler de moi, mon propre langage m'obligeait à trancher. Il n'y avait pas de place pour l'incertitude, pour l'entre-deux qui m'habitait.
Mais moi, je ne sais plus ce que je suis. Je ne sais plus de quel côté je suis. Je ne sais plus ce que je dois être.
— Je suis perdue, murmurai-je.
Je l'avais senti, ce féminin. Qui affleurait sans que je m'en aperçoive. Qui avait été si étrange, incongru et désagréable lors de mes débuts avec Roxane, et qui semblait être devenu familier depuis, presque intime. C'était un rôle que j'avais joué et maintenant, je me rendais compte de la place qu'il prenait. Qui était tellement grande qu'aujourd'hui, parler de moi au masculin sonnait parfois faux. Pour Izumi, Hohenheim, cela ne posait pas problème, mais moi, je le sentais. C'était comme si, après avoir mué, je revenais dans mon ancienne peau, une enveloppe qui n'épousait plus mes formes et était devenue trop rigide, désagréable à porter. Pourtant, c'était moi.
Ou ça avait été moi.
Je ne pouvais pas vouloir cesser d'être Edward, c'était tout ce qui me restait.
Mais je ne me reconnaissais pas plus de ce côté de la barrière.
— Je suis paumé, putain. Je suis perdue, je ne me reconnais plus. Je ne sais plus ce que je veux, murmurai-je dans le vent qui battait mes mèches contre mes joues. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus ce que je veux être. Je ne suis plus un mec, et pas vraiment une fille. Et même si je retrouvais mon corps…
Ma gorge se noua. Si je retrouvais mon corps, je laissais derrière moi tout un pan de ma vie et le souvenir d'une étreinte qui m'avait profondément marqué. J'avais compris que je l'aimais, que le désir que je pouvais avoir pencherait pour le genre masculin, quoi que je sois… Mais si, à mes yeux, changer de sexe n'avait pas d'influence sur mes sentiments, pour les autres…
Pour Roy…
Ça changerait tout.
Quand j'étais Edward, il ne me regardait même pas. Je n'étais qu'un enfant, un garçon. Et même si je savais que je l'avais perdu, je n'étais pas prêt à renoncer à cet espoir idiot de pouvoir le regagner un jour.
— Qu'est-ce que je suis censé faire maintenant ? criai-je en levant les yeux au ciel. Qu'est-ce que je dois faire ? Qu'est-ce que je dois être ?
Je savais que personne ne me répondrait et que j'avais l'air ridicule à crier dans le vide, sous ce ciel peuplé de nuages dorés de lumière et d'aigles décrivant de larges cercles au-dessus des montagnes. Mais j'avais besoin de crier.
Sanja avait raison.
— Comment j'ai pu faire autant de conneries ? Et comment je peux les réparer ?
Aussitôt après avoir jeté cette question dans le vide, je me sentis suffoquer sous le poids de la réalité.
Rien ne pouvait réparer ce que j'avais fait. Rien. Je ne pouvais ni restaurer une conscience trahie ni ramener les gens d'entre les morts. Il n'y avait aucun moyen d'échapper à cette culpabilité, et j'allais devoir continuer à vivre, jour après jour, avec ce poids sur mes épaules.
À cette pensée, je laissai échapper un cri de douleur et de rage, qui me griffa la gorge et me mit les larmes aux yeux. Je repris mon souffle et hurlai de nouveau, du plus profond de mes tripes, de toutes mes forces, sans limites.
— J'AI JAMAIS DEMANDÉ À VIVRE ÇA ! J'AI JAMAIS DEMANDÉ À CHANGER ! J'AI JAMAIS VOULU ME BATTRE ET PERDRE LES GENS QUE J'AIMAIS ! J'AURAIS VOULU AVOIR UNE VIE NORMALE, SANS LES HOMONCULUS, L'ARMÉE ET LA PIERRE PHILOSOPHALE ! SANS TRANSMUTATION, SANS AUTOMAILS, SANS AVOIR FAIT SOUFFRIR TOUS CEUX QUI M'ENTOURENT !
Une nuée d'oiseaux s'était envolée des arbres en contrebas, dérangée par mes cris, mais le reste du paysage absorbait mes hurlements avec une indifférence paisible. Je pleurais à chaudes larmes, comme un enfant, et hurlais comme je n'avais pas hurlé depuis le jour où nous avions tenté de ramener Maman. Face à ce paysage noir et blanc qui ne bougeait pas d'un pouce, je crachais ma rage, ma douleur et mon impuissance, déversant un flot ininterrompu de paroles en criant à m'en casser la voix.
— MAIS J'AI PAS EU LE CHOIX ! J'AVAIS PAS LE CHOIX ! JE POUVAIS RIEN FAIRE D'AUTRE QUE TENTER DE RAMENER MAMAN, QUE DE RAMENER AL, QUITTE À Y PERDRE MA JAMBE, MON BRAS ! ET MÊME COMME ÇA, JE LUI AI FAIT MAL, TELLEMENT MAL ! J'AI JAMAIS VOULU QUE ÇA SE PASSE COMME ÇA ! SI J'AVAIS SU, J'AURAIS TOUT CHANGÉ ! MAIS JE PEUX RIEN CHANGER, ET J'AI FAIT TELLEMENT D'ERREURS ! À CHAQUE FOIS, J'AI PRIS LA MAUVAISE DÉCISION ! J'AI PAS ÉTÉ FOUTU D'ÊTRE MATURE, PAS FOUTU D'ÊTRE HONNÊTE, ET MÊME SI JE L'AI PAYÉ PLUSIEURS FOIS, J'AI CONTINUÉ, PARCE QUE JE SUIS UN PETIT CON ! MAIS QU'EST-CE QUE JE POUVAIS FAIRE D'AUTRE ? J'AVAIS PAS LE CHOIX ! JE POUVAIS RIEN FAIRE D'AUTRE ! JE SAVAIS RIEN ÊTRE D'AUTRE !
Ma gorge me faisait mal, et les larmes sur les joues me laissaient des brûlures de froid. J'avais le souffle court à force de crier.
— J'AI FAIT DE MON MIEUX, J'AI TOUJOURS TRAVAILLÉ DUR, ESSAYÉ DE TOUTES MES FORCES ! JE ME SUIS BATTU, POUR APPRENDRE, POUR SAUVER MAMAN, POUR SAUVER AL, POUR SAUVER TOUS LES AUTRES, MAIS C'ÉTAIT JAMAIS ASSEZ ! C'ÉTAIT JAMAIS LES BONS CHOIX, ET MOI, TOUT CE QUE J'Y AI GAGNÉ, C'EST CETTE VIE DE MERDE QUI ME DONNE ENVIE DE CREVER ! J'AI TOUT PERDU ! MA MÈRE, MON BRAS, MA JAMBE, MA MAISON, MA LIBERTÉ, MON IDENTITÉ, MES AMIS, LA PERSONNE QUE J'AIME ! J'AI MÊME PERDU MON BUT ! JE NE SAIS PAS CE QUE JE DOIS FAIRE, JE SAIS JUSTE QUE JE VAIS ÉCHOUER ! JE PEUX PLUS AVANCER, JE N'AI PAS LA FORCE D'AFFRONTER MES ÉCHECS ! JE N'AI PAS LA FORCE D'AFFRONTER LE REGARD DE CEUX QUE J'AI TRAHIS, JE N'AI PAS LA FORCE DE VOIR MOURIR UNE PERSONNE DE PLUS ! J'AI JUSTE ENVIE QU'ON M'EFFACE LA MÉMOIRE POUR NE PLUS JAMAIS Y PENSER ! JE VEUX JUSTE… RECOMMENCER À DORMIR, PUTAIN ! JE VOUDRAIS JUSTE POUVOIR ME VOIR DANS UNE GLACE SANS AVOIR ENVIE DE LA DÉFONCER !
J'étais emporté par mes propres flots, choqué de voir qu'en crevant l'abcès, je laissai toutes ces émotions s'épancher de manière incontrôlable. Je découvrais l'ampleur tout ce que j'avais ravalé depuis des mois, des années peut-être, et voyais sortir tout qui me noyait, m'écrasait, qui semblait sans fin.
Je découvrais l'ampleur de ces sensations qui me suivaient comme une ombre, à la frontière de ma conscience, qui profitaient de ma faiblesse du moment pour remonter et me dévorer. Je me sentis tout à coup révulsé par ce corps trop petit, mutilé, par le poids des membres de métal, mes mains qui avaient fait tant de mal, mes cicatrices, partout, mon sexe et mes seins qui s'ajoutaient au reste pour me rendre encore plus répugnant et anormal que je ne l'étais déjà.
— JE SUIS UN MONSTRE, UNE CHOSE DIFFORME, UNE ERREUR DE LA NATURE ! Y'A RIEN QUI VA CHEZ MOI, NI DANS MON CORPS, NI DANS MA TÊTE. JE SUIS JUSTE UNE PUTAIN D'ANOMALIE RÉPUGNANTE COINCÉE DANS CE PUTAIN DE MONDE ENCORE PLUS MERDIQUE QUE MOI ! MAIS J'AI JAMAIS DEMANDÉ À VIVRE COMME ÇA, À SUBIR TOUTES CES HORREURS, À DEVENIR CE QUE JE SUIS DEVENU ! J'EN PEUX PLUS D'AVOIR MAL COMME ÇA, DE PENSER QUE LES AUTRES ONT MAL À CAUSE DE MOI ! JE VEUX JUSTE QUE ÇA S'ARRÊTE ! MAIS JE PEUX PAS ! JE PEUX PAS ARRÊTER ÇA !
J'avais hurlé ces mots, et alors qu'ils m'échappaient, mon regard flou tomba sur la vallée en contrebas. Un instant, il me vint cette pensée vertigineuse que c'était possible de mettre fin à tout ça, juste en faisant quelques pas en avant pour me jeter dans le vide. J'avais déjà fait de bonnes chutes, mais aucune d'une telle hauteur. Si je tombais de cette falaise, je n'y survivrais jamais, c'était une certitude. Un instant, cette pensée prit toute la place, dangereusement tentante. Puis le souvenir d'Al me revint comme une gifle, me faisant reculer, et en imaginant sa colère et ses larmes, je sus aussitôt que je n'avais pas le droit de faire ça, même pas le droit d'y penser.
Je ne supportai plus de vivre, mais je n'avais pas le droit de mourir, parce qu'on ne me le pardonnerait pas, parce que je devais nettoyer la merde que j'avais laissée derrière moi, même si je ne savais pas comment, même si je n'en étais pas capable. Alors, faute de mieux, je lâchai un nouveau hurlement, entre rage, douleur et culpabilité. Je me sentais dévoré de l'intérieur par une souffrance plus grande que moi. J'avais l'impression d'exploser, d'être devenu une torche humaine impossible à éteindre, que je n'arriverai plus jamais à me calmer, et cette idée me terrifia. Je n'aurais pas dû ouvrir la boite de Pandore. Toutes ces émotions trop dures qui me composaient sortaient en me déchirant au passage, me donnant l'impression de me vider de ma substance. Que resterait-il de moi après avoir jeté hors de mon corps toute cette souffrance qui me détruisait ?
Est-ce que j'existerai encore ?
Et puis, au milieu des larmes et de ma propre voix que je n'entendais même plus, je reconnus la silhouette d'Hohenheim qui s'était interposée entre moi et le rebord de la falaise, comme s'il savait ce que j'avais pensé quelques secondes plus tôt. J'eus l'impression qu'on m'arrachait les entrailles. Je reculais de plusieurs pas, horrifié par sa présence. J'ignorais depuis combien de temps il était arrivé, depuis combien de temps il m'avait entendu, je ne voulais pas le savoir. J'étais monté là pour être seul. Je ne voulais pas qu'il soit là. Je ne voulais pas qu'on me voie comme ça. Entre tous ceux que je connaissais, c'était la dernière personne auprès de qui j'acceptais de me montrer aussi détruit. Je n'en pouvais plus de ses airs de cocker triste et de ses regards empreints de pitié qui me donnaient envie de le frapper sans retenir mes coups.
— CASSE-TOI ! T'APPROCHES PAS !
Il se figea, mais ne repartit pas pour autant. Il resta planté là, à quelques mètres de moi. Si seulement j'avais eu le pouvoir de cesser instantanément de pleurer, si j'avais pu reprendre contenance et l'envoyer chier comme il le méritait.
— Edward…
— CASSE-TOI PUTAIN ! TU VOIS PAS QUE TU DÉRANGES ? JE VEUX PAS TE VOIR ! JE SAIS DÉJÀ CE QUE TU VAS DIRE ET J'AI PAS ENVIE DE L'ENTENDRE ENCORE UNE FOIS ! TU VAS BALANCER QUE TU ES DÉSOLÉ, AVEC TA TÊTE DE MEC TRISTE QUI SERT À RIEN ! COMME SI ÇA POUVAIT CHANGER QUOI QUE CE SOIT ! TU ME DONNES ENVIE DE GERBER !
Il resta figé, comme s'il ne pouvait pas approcher davantage et moi, j'avais l'impression de hurler comme un cyclone, que ma fureur avait pris corps autour de moi. Je commençais à comprendre que je ne pourrai pas m'arrêter de pleurer et hurler, pas tant que j'aurai expulsé de moi jusqu'au dernier fragment de douleur et de rancœur, alors je repris mon souffle pour continuer.
— MA VIE EST UN BORDEL SANS NOM, LE MONDE AUTOUR DE MOI TOMBE EN MIETTES ET JE N'AI PAS LE POUVOIR D'Y CHANGER QUOI QUE CE SOIT ! TOUT CE QUE JE FAIS SE RETOURNE CONTRE MOI ET CEUX QUE J'AIME ! TOUT CE QUE JE TOUCHE, JE LE BRISE, ET PLUS J'ESSAIE DE LE RÉPARER, PLUS J'EMPIRE LES CHOSES ! JE SUIS UNE ERREUR DE LA NATURE, UN MONSTRE, UNE SOMBRE MERDE ! JE SUIS COMPLÈTEMENT BRISÉ, DÉTRUIS, J'AI PLUS LA FORCE D'AVANCER, PLUS LA FORCE DE ME REGARDER EN FACE ! JE N'EN PEUX PLUS DE CE QUE JE SUIS DEVENU, JE N'EN PEUX PLUS D'EXISTER ! J'AIMERAIS POUVOIR TOUT EFFACER, TOUT OUBLIER, REPARTIR ET PRENDRE UN AUTRE CHEMIN ! MAIS JE NE PEUX PAS, JE SUIS COINCÉ DANS CETTE VIE-LÀ ET J'ÉTOUFFE, J'ÉTOUFFE PUTAIN !
Hohenheim se remit en marche, et tandis qu'il s'approchait, j'entrevis à travers mes larmes une expression grave, à la fois ravagée et digne. Cela me donna la nausée.
— JE TE DÉTESTE TELLEMENT ! SI TU N'AVAIS PAS ÉTÉ LÀ, SI TU N'AVAIS PAS EXISTÉ, JE N'AURAIS PAS EXISTÉ NON PLUS ! JE N'AURAIS PAS TOUT DÉTRUIT SUR MON PASSAGE ! JE N'AURAIS PAS PROVOQUÉ LA MORT DE TALLULAH, DE BREDA ET DES AUTRES ! JE N'AURAIS PAS MENTI À MUSTANG, JE NE LUI AURAIS JAMAIS FAIT AUTANT DE MAL ! JE N'AURAIS PAS VU MOURIR MAMAN ! JE N'AURAIS PAS TENTÉ UNE TRANSMUTATION, CRÉÉ UN HOMUNCULUS, JETÉ AL DERRIÈRE LA PORTE ! JE NE L'AURAIS PAS OBLIGÉ À VIVRE DES ANNÉES DANS UNE ARMURE, SANS SENSATIONS ET SANS SOMMEIL ! ET SI TOI, TU ÉTAIS RESTÉ, TU AURAIS PU LA SOIGNER, ET RIEN DE TOUT CELA NE SERAIT ARRIVÉ !
Je pris une grande inspiration, tandis que cette pensée, cette chose que j'avais toujours sue et toujours tue, prit toute la place, me déchirant en deux.
— ÇA CE SERAIT PAS PASSÉ COMME ÇA SI TU NE NOUS AVAIS PAS ABANDONNÉS ! TU AS RUINÉ MA VIE, NOTRE VIE À TOUS LES TROIS ! ON AVAIT BESOIN DE TOI, ET TU N'ÉTAIS PAS LÀ ! TOUT ÇA A COMMENCÉ À CAUSE DE TOI ! PARCE QUE TU ES PARTI, COMME ÇA, SANS EXPLICATIONS. TU NOUS AS ABANDONNÉS SANS MÊME TE RETOURNER ! TU N'EN AVAIS RIEN DE FOUTRE D'AL ET MOI, RIEN À FOUTRE DE MAMAN ! ET ÇA, JE TE LE PARDONNERAI JAMAIS. T'AVAIS PAS LE DROIT DE NOUS FAIRE ÇA ! T'AURAIS JAMAIS DÛ NOUS FAIRE NAÎTRE SI C'ÉTAIT POUR DISPARAÎTRE COMME ÇA APRÈS ! T'AVAIS PAS LE DROIT DE FAIRE ÇA À MAMAN, À NOUS ! T'AVAIS PAS LE DROIT PUTAIN ! NOUS ON N'AVAIT RIEN RIEN FAIT, ON DEMANDAIT RIEN D'EXTRAORDINAIRE ! ON TE DEMANDAIT PAS D'ÊTRE PARFAIT NI D'ÊTRE UN HÉROS ! ON VOULAIT JUSTE QUE TU SOIS LÀ POUR NOUS, QUE TU NOUS AIMES ! JUSTE ÇA, BORDEL !
Je ne l'avais jamais dit aussi clairement et crier ces mots me fit autant de mal que de bien. Arrêter de nier Hohenheim pour ce qu'il était : mon père. Admettre l'importance qu'il avait eue pour moi, l'amour douloureux que j'avais éprouvé pour lui enfant, que quelque part je portais toujours. Admettre que son départ avait laissé une grande déchirure au fond de moi.
Ma première fêlure.
Avant ça, j'étais heureux.
Mais quand il était parti, je m'étais senti trahi, abandonné, avant même d'avoir les mots pour le dire. J'avais vu le regard de Maman s'éteindre quand elle croyait que personne ne la regardait et, le cœur serré, je n'avais pas pu m'empêcher de penser que s'il était parti, c'était à cause de moi. Qu'il ne m'aimait pas et ne m'avait jamais aimé, que j'étais une erreur, une gêne, et que c'était pour ça qu'il nous avait abandonnés. J'avais fini par me persuader qu'il n'avait jamais aimé personne, parce que l'idée qu'il donne cette affection dont j'avais été privé à quelqu'un d'autre était juste trop insupportable.
Mais rien ne pouvait combler ce trou dans la poitrine, et même des années après, rien n'avait pu faire taire cette peur tapie, silencieuse et profonde, d'être abandonné de nouveau.
Le souffle court, les yeux écarquillés fixant le sol, je compris dans un éclair de lucidité terrible pourquoi j'étais allé jusqu'au bout de cette transmutation suicidaire, pourquoi j'avais tout tenté pour ramener Al… et pourquoi je n'avais jamais réussi à dire la vérité à Roy.
Même ça, putain…
Devant cette prise de conscience vertigineuse et l'ampleur des dégâts qu'il m'avait fait subir, j'avais l'impression de me disloquer et que le monde autour de moi en faisait autant.
— Edward…
Je sursautai. Hohenheim était tout près, si près qu'il aurait pu me toucher. Ses yeux étaient baignés de larmes qui jaillissaient comme une plaie bouillonnante, comme moi. Je me sentais exsangue, tremblant et vacillant, pourtant c'est avec une rage renouvelée que je repris ma tirade, levant un regard furieux vers lui.
— CASSE-TOI, PUTAIN, CASSE-TOI CONNARD ! JE TE JURE QUE SI TU FAIS UN PAS DE PLUS JE TE PÈTE LES DENTS, JE T'EXPLOSE LES GENOUX ! J'EN VEUX PAS DE TA PITIÉ, TU VOIS BIEN QUE C'EST TROP TARD ! JE SUIS CASSÉ, EN MIETTES, ET À CAUSE DE TOI, J'AI TRAHI LES PERSONNES QUE J'AIME LE PLUS AU MONDE ! TU PEUX RIEN FAIRE POUR MOI, ALORS TE FOUS PAS DE MA GUEULE ! ARRÊTE DE FAIRE SEMBLANT ! JE SAIS QUE TU T'EN FOUS !
Il s'approchait encore, alors, laissant parler la panique mêlée de rage qui m'électrisait les tripes, je lui lançais un coup de poing en plein visage. Le coup lui fit tourner la tête, mais il ne recula pas et se contenta d'encaisser le choc. Pantelant, je levai vers lui des yeux ou l'on devait lire toute ma peur, tandis qu'il me faisait de nouveau face, du sang gouttant de son nez. Il l'essuya d'un revers de manche, me regardant sans hésitation. Il n'y avait aucune colère dans son regard, juste une attention totale malgré les larmes qui trempaient ses joues.
Il était au milieu de ma tourmente, là où je pensais que personne n'irait me chercher, et cette idée me faisait trembler encore plus. J'étais terrorisé de le voir aussi proche de moi. Je n'étais pas prêt pour ça. Pas lui. Pas maintenant. Pas comme ça.
Je déglutis ma salive empâtée par l'excès d'émotions et tentai encore une fois de le repousser de mes cris, fermant les yeux en y mettant toutes mes forces, comme si cela pouvait le rejeter physiquement en arrière, loin de moi.
— LÂCHE-MOI, FOUS-MOI LA PAIX ! J'AI LA NAUSÉE, J'AI ENVIE DE CREVER TELLEMENT JE ME DÉTESTE ! MAIS JE TE DÉTESTE ENCORE PLUS ! J'AI JAMAIS HAÏ PERSONNE AUTANT QUE TOI ! JE ME PARDONNERAI JAMAIS, ET JE TE PARDONNERAI JAMAIS NON PLUS ! ARRÊTE DE TE FOUTRE DE MA GUEULE, FAIS PAS COMME SI C'ÉTAIT PAS TROP TARD ! YA PLUS RIEN À SAUVER ET TU LE SAIS ! ARRÊTE DE FAIRE SEMB —
Je sentis sa main sur mon épaule et je le repoussai, il m'enlaça à gestes doux et je le frappai de nouveau avec un feulement de rage. Je refusais qu'il me serre dans ses bras et je repoussais de toutes mes forces cette sensation venue des tripes qui me faisait comprendre à quel point j'en avais besoin, contre mes pensées, contre toute logique, contre ma volonté. Je criais des insultes inintelligibles, le frappais encore, avant de réaliser que je n'en avais plus la force. Cédant enfin, je cessai de crier, de me débattre, et me répandis en larmes, m'effondrant contre lui dans un mélange d'émotions indescriptible.
Je sentis ses bras m'envelopper d'une étreinte insupportablement douce, qui arrivait trop tard et qui ne réparait rien des erreurs passées, qui n'effaçait rien de ce que j'avais enduré. Pourtant, au milieu de la rage, de la douleur et de la honte, j'éprouvai tout de même une sorte de soulagement.
— Je suis désolé, Edward, souffla-t-il d'une voix grave. Je suis, vraiment, désolé pour tout.
J'avais l'impression de perdre conscience, alors que pourtant, je sentais encore sa présence, l'odeur âpre de son manteau de cuir retourné, celle, entêtante, du parfum, la puanteur de son corps nécrosé, le vent qui sifflait dans les arbres alentour, les sapins dans le froid mordant de l'hiver.
J'étais tout simplement trop épuisé, vidé, pour pouvoir penser encore.
Alors, poussé à bout, je renonçai à me battre et me laissai aller à juste pleurer tout ce qu'il me restait à pleurer dans les bras de celui qui me servait de père.
