On est lundi !

Ah, non, on est mardi. Oups ! La relecture m'a pris plus de temps que prévu, mais voilà quand même un nouveau chapitre.

Même si je n'ai pas atteint l'objectif des 50 kilomots du nanowrimo, il a été plutôt fécond. Non seulement j'ai écrit quelques chapitres (et beaucoup de scènes riches en émotions), mais en plus, je suis remotivée pour le compte ! J'ai terminé l'écriture de la partie 6 (un cap que je désespérais de passer) et là, je travaille sur l'ultime partie 7. Le chapitre en cours d'écriture n'est pas tout à fait mûr, mais j'espère avancer dessus durant les vacances de Noël au mieux, au prochain camp nano au pire !

J'ai vraiment, vraiment hâte d'écrire et de publier les chapitres à suivre (même si vous allez me détester très fort), alors j'ai décidé de forcer la chance et de reprendre la publication ce mois-ci. Je vise de poster tous les premiers lundis du mois (c'est facile à retenir) et si on excepte l'intro, j'ai mes chapitres prêts jusqu'à avril. On peut donc dire que Bras de fer est de retour ! ^^

{Instant pub : si vous aimez mes dessins ou que vous avez envie de découvrir mes autres histoires, sachez que ma boutique en ligne est ouverte jusqu'au 16 décembre avec quelques promos (le lien est dispo sur mon profil). N'hésitez pas à y faire un tour, car certaines références ne reviendront pas l'année prochaine ! Il y a des dessins que j'ai vraiment trop vus. :P Fin de l'instant pub}

Bon, j'ai déjà assez parlé, il est temps de laisser la place à Alphonse, pour un chapitre dont je suis particulièrement fière... j'espère qu'il vous plaira !

Bonne lecture ! ^^


Chapitre 94 : Héros de paille (Alphonse)

— Alphonse ? m'interpella Hugues.

— Oui ?

— Tu devrais aller dormir.

Plongé dans l'effervescence des préparatifs et encore tourneboulé par l'appel de mon frère, j'en avais oublié l'heure. L'Angel's Chest avait été transformé en atelier volant qui résonnait du son des machines à coudre, des coups de marteaux et des visseuses. Les masques s'entassaient un coin de la pièce, au bout de la chaîne de montage improvisée. De mon côté, je m'étais isolé dans les coulisses pendant une partie de la soirée pour transmuter à la chaîne les matières premières que mon entourage avait eu tant de mal à rassembler, avant de retrouver Hugues et les autres pour un nouveau point sur l'avancement des préparatifs.

La nuit était tombée depuis un bon moment, mais il restait bien trop de choses à faire pour que j'y aie prêté attention. Je me rendis compte que mes yeux me piquaient, que mon corps tout entier était endolori et que tout cela se voyait suffisamment pour que Hugues me regarde avec inquiétude. Cette idée me froissa un peu.

— Alors que l'assaut aura sûrement lieu demain matin ? C'est hors de question. Il reste trop de choses à préparer.

— Je peux m'en occuper, rappela l'ancien militaire.

— Pas les transmutations.

— Peut-être pas les transmutations, mais tu as déjà fait plus que ta part, et d'autres prendront le relais. N'est-ce pas, Winry ?

— Al, on a de quoi faire des cartouches de masque pour un régiment. Honnêtement, même en y passant la nuit, c'est pas dit qu'on ait le temps de préparer tout ce que tu as transmuté.

— Mais il reste tellement d'autres choses à faire… protestai-je en réalisant trop tard à quel point ma voix était geignarde.

— Soit réaliste, Al. On ne peut pas être parfaitement prêts dans le temps qu'il reste avant l'assaut.

Je pinçai les lèvres, pris par une soudaine envie de pleurer. Oui, je devais être épuisé pour me laisser déborder par mes émotions, et je me savais ridicule d'être aussi ébranlé par ces simples mots alors que ce n'était rien comparé à l'épreuve qui nous attendait demain.

Je n'étais pas prêt pour ça.

— Quand on n'a pas le temps de tout faire, il faut savoir se fixer des priorités… et là, ta priorité, c'est d'aller dormir, Alphonse.

Hugues avait posé une main sur mon épaule, comme pour appuyer son propos. Pourtant l'idée d'aller me reposer maintenant était inimaginable.

Pas ce soir, la veille de l'attaque. Pas alors que Hugues, Roxane, Winry et les autres travaillaient d'arrache-pied.

— Vous n'avez pas l'intention d'aller vous coucher, vous, répliquai-je. Vous et Winry, et plein d'autres, vous comptez travailler toute la nuit, n'est-ce pas ?

— Détrompe-toi… je termine de voir l'organisation de l'évacuation avec Roxane et les militaires, puis on va se coucher.

— Moi, je vais sans doute faire une nuit blanche… admit Winry. Mais il reste des masques à préparer et je sais déjà que je ne servirai à rien au moment de l'assaut.

J'ouvris la bouche pour protester. Je n'aimais pas la manière dont elle se dévalorisait et prétendait ne servir à rien. Si on l'avait écoutée, le soir de l'émeute, elle serait rentrée à l'orphelinat au lieu de nous accompagner, alors qu'elle avait joué un rôle clé dès notre première réunion en rappelant que, contre des gaz, il était toujours possible de faire des masques. Qu'elle avait travaillé dessus quand elle était employée chez Marshall and Co et pourrait sans doute reconstituer des plans, à condition de connaître la nature exacte du gaz pour fabriquer les cartouches qui sauraient le filtrer efficacement.

Pour la partie chimique, elle m'avait laissé la main, bien incapable de savoir quoi faire, mais elle s'était transformée en chef d'atelier et avait permis de faire fabriquer en un temps record des dizaines de masques pour nous protéger durant l'attaque à venir. Elle avait dirigé son équipe avec un mélange d'autorité et d'empathie, tirant le meilleur de chacun, et en la voyant faire, je l'avais trouvée encore plus incroyable et digne d'amour que d'habitude.

Et elle trouvait encore le moyen de dire qu'elle ne servait à rien.

Sentant mon regard peser sur elle, mon amie d'enfance éteignit son chalumeau et se leva pour me rejoindre et happer mon crâne de ses deux mains gantées, encore chauffées par les flammes.

— Al, tu te souviens de ce que j'ai dit l'autre jour ? Sur l'importance d'économiser ses forces ?

Je hochai la tête. Comment aurais-je pu oublier cette soirée où je m'étais laissé aller à parler de la Porte, ou je m'étais endormi front contre front à ses côtés ?

— Demain, tu seras au front, face à des soldats aerugans. Tu seras peut-être le seul réellement capable de repousser les avions et on ne sait pas combien ils seront. Cela fait de toi la clé de voûte de la défense de la ville. Tu auras besoin de toutes tes ressources, physiques et mentales, pour combattre et surtout rester en vie. Alors… Va. Te. Coucher.

Je restai muet quelques instants, stupéfait par son autorité. Elle ne m'avait jamais parlé comme ça. Ce n'était pas comme quand je venais de retrouver mon corps et qu'elle me traitait comme un enfant, même si cela aurait pu en avoir l'air. C'était les mots fermes d'amie à ami, ceux d'une personne qui connaissait trop bien l'autre pour avoir le moindre doute quant à la chose à dire.

Cela m'agaçait terriblement de l'admettre, mais je savais qu'elle avait raison. Mes yeux me piquaient, je me sentais bâiller et vaciller. Si j'avais le malheur d'être dans cet état demain sur le champ de bataille, je ne donnais pas cher de ma peau.

Je lâchai un soupir.

— C'est bon, vous avez gagné. Je vais me coucher.

Hugues et Winry hochèrent la tête, visiblement soulagés par ma réponse.

— Mais honnêtement, je doute de dormir.

— Tu risques pas d'y arriver si t'essaies pas, commenta Winry avec un sourire en coin. Allez, file. On prend le relais.

Elle me poussa doucement vers la sortie, d'un geste affectueux, mais qui ne laissait pas le choix, et je me laissai faire. Je ne pouvais décemment pas leur souhaiter bonne nuit dans ce contexte, alors je me contentai d'un signe de main avant de sortir dans le couloir plongé dans la pénombre. Une fois seul, je m'autorisai à me frotter les yeux comme un enfant, sentant l'épuisement et l'angoisse me tomber dessus. J'étais à deux doigts d'éclater en sanglots.

Ridicule

Je repensais à mon frère, à ses multiples nuits blanches, et à la manière dont il scrutait le monde d'un œil acéré qui faisait oublier ses cernes. Moi qui n'avais pas besoin de dormir quand j'étais encore coincé en armure, je l'avais vu se priver de sommeil, se rattrapant en sombrant profondément quand, pour une fois, il pouvait se permettre de prendre du repos. J'avais veillé sur lui à chaque fois, sentant que ma présence l'aidait à lâcher prise quelques heures.

Aujourd'hui, je comprenais ce qu'il ressentait.

Seule la présence de Winry me permettait de me reposer réellement… mais c'était quelque chose que je ne pouvais pas lui avouer. D'une part parce que je connaissais assez Hugues pour savoir qu'il plongerait dans cette occasion de nous taquiner et de tenter de jouer les pères marieurs, d'autre part parce que je n'avais pas totalement oublié la maladresse avec laquelle j'avais avoué, des mois auparavant, la nature de mes sentiments pour elle.

Depuis, les événements avaient effacé mon aveu, nous avions traversé des tempêtes et nous étions rapprochés… mais même si je savourais cet état de grâce, ces confessions murmurées, ces effleurements, je n'arrivais pas à savoir quelle conclusion en tirer. Je n'osais pas me faire de faux espoirs à ce sujet et je m'obstinais à considérer que nous avions de la chance de partager une amitié profonde et précieuse que je n'aurais fait voler en éclats pour rien au monde.

Sans compter que quand bien même je lui aurais avoué à quel point je l'aimais, même si elle avait eu un regard différent sur moi aujourd'hui… Je n'aurais pas trop su quoi faire après.

Que faisaient les couples ? Mes seuls exemples étaient ceux d'adultes comme Izumi et Sig, et je me voyais mal les imiter. Pour ce qui était de l'intimité… j'avais bien quelques pistes, mais c'était juste assez pour me faire virer au cramoisi à l'idée d'en faire une réalité. Je ne prenais pas la peine d'y réfléchir davantage, surtout que nous n'avions pas le temps pour ça.

Surtout en ce moment, à fuir les Homonculus et préparer les défenses de Lacosta contre la bataille et les bombes à venir.

Alors que je montais à l'étage de L'Angel's chest pour trouver un lit vacant dans le dortoir aménagé dans les combles de la salle de spectacle, je me sentis une fois de plus écrasé par le poids de la situation et des responsabilités qui m'incombaient bien malgré moi. Je me laissai tomber sur le lit, rabattant sur moi la couverture et fixant le plafond, plongé dans la pénombre, pétrifié par l'angoisse.

Depuis trois jours, j'avais l'impression d'être une fraude, un imposteur qui prétendait sauver la ville, voire le pays, alors que je n'étais qu'un enfant qui avait déjà bien du mal à se sauver lui-même. Quand je voyais les yeux brillants d'espoir et d'admiration de ceux qui voyaient en moi un sauveur, je trouvais cela presque plus terrifiant encore que le combat à venir. Tout ce que j'avais fait, c'était me dire « qu'est-ce qu'Edward aurait fait à ma place ? » et rejeter les idées vraiment trop tapageuses ou suicidaires pour soumettre le reste aux autres, jouant un rôle qui n'aurait jamais dû être le mien.

J'avais juste envie de crier que je n'étais qu'un ado dont le seul talent avait été de sombrer dans l'Alchimie à un âge ou mes congénères préféraient patauger dans la boue et jouer au cerf-volant… mais voilà, je sentais confusément que les rares habitants qui étaient restés pour protéger Lacosta avaient désespérément besoin d'un héros. Comme il n'y avait personne d'autre, c'était tombé sur moi, et comme tous les autres, je n'avais pas eu d'autre choix que de faire de mon mieux.

Les yeux levés, grands ouverts dans l'obscurité, je bridais ma respiration dans l'espoir de la calmer, me sentant trembler. Je n'avais sans doute jamais eu aussi peur de ma vie. J'aurais tellement aimé qu'Edward soit là pour me soutenir, pour être celui qui guiderait les autres à ma place et attirerait l'attention avec son manteau rouge et ses discours passionnés. Il était bien plus fait pour ça que moi.

Dire que quand je l'ai eu au téléphone, j'ai fanfaronné en disant que nous avions la situation bien en main… Quelle bonne blague! Je n'aurais pas dû mentir.

Je me retournai rageusement. Entre les regrets et la peur, je n'étais pas près de dormir. Je lâchai un soupir, puis pris sur moi, tentant de faire le vide dans ma tête dans l'espoir de laisser la place au sommeil.

On va tous crever.

Je me redressai vivement, m'asseyant dans le lit et prenant ma tête dans mes mains, le souffle court. Cette peur n'était pas que la mienne. C'était aussi l'émotion qui ressortait du magma confus dans lequel je baignais. Et le pire, c'était de se dire que c'était sans doute une vérité.

Comment une ville exsangue et désertée de la majorité de ses habitants pourrait tenir tête à une armée ennemie, avec leurs armes, leurs stratégies inconnues, leurs avions ?

En repensant à la machine aperçue l'autre jour, je sentis un frisson remonter le long de ma colonne vertébrale. J'étais censé affronter ça.

À quel moment avais-je été assez stupide pour m'en croire capable ?

Je restai là, assis dans le lit, les coudes sur les genoux, à deux doigts de me mordre le poing pour faire passer ma peur, ma culpabilité et mon envie de pleurer.

Comme un idiot, je n'osais même pas redescendre pour retrouver la compagnie de Winry après la discussion que nous avions eue à l'instant. J'aurais trop l'impression d'échouer, de perdre la face, d'agir comme un petit enfant qui avait peur du noir. Et puis, je savais qu'elle travaillait d'arrache-pied. Je l'avais déjà vue à l'œuvre plus d'une fois, et je savais que dans l'atmosphère échauffée de l'atelier improvisé, je n'aurai pas ma place.

Je veux la voir.

Je fourrai le visage dans mes bras, me sentant ridicule d'être débordé par la peur. Dans le silence de la pièce, les bruissements insaisissables d'émotions prenaient toute la place et ne me laissaient pas en paix. Jamais je n'arriverai à dormir dans ce magma de peur insidieuse.

Jamais je n'arriverai à dormir sans la présence de Winry.

Je poussai un soupir, comprenant que j'étais devenu trop dépendant de sa présence. Depuis notre fuite, elle avait toujours dormi à mes côtés, même maintenant que nous avions cessé de nous dissimuler. Et ce, malgré les regards goguenards de certains, les sous-entendus des autres. Un jour, cette promiscuité allait devoir être justifiée, mais pour l'instant, je profitais juste du chaos ambiant pour rester proche d'elle sans devoir répondre de notre relation.

Si cela l'avait vraiment gênée, elle me l'aurait dit.

Si cela l'avait vraiment gênée, elle ne m'aurait pas tenu la main, n'aurait pas posé son front contre le mien ce soir-là.

Je redressai la tête, fixant le vide devant moi un moment, puis esquissai un sourire dans l'obscurité. Je pris ensuite mon oreiller et ressorti discrètement du dortoir avant de redescendre l'escalier. Quand je repoussai la porte de l'atelier improvisé, personne ne sembla remarquer ma présence. Tout le monde étant fixé sur sa tâche ou discutait pour chasser le sommeil.

Je m'approchai du poste de travail de Winry, qui s'était assise de travers, une jambe sous ses fesses, le chalumeau à la main, concentrée sur sa tâche. En se rendant compte de ma présence, elle posa son ouvrage et releva la visière de son casque de protection.

— Tu ne dors pas ?

Je haussai les épaules.

— Je n'y arrive pas. J'entends la peur de tout le monde, ça n'aide pas.

Elle hocha brièvement la tête, sans doute pas surprise par ma réponse, mais un peu dépitée.

— Il faut quand même que tu te reposes.

— Je pensais me caler dans le coin… ici, par exemple, répondis-je en désignant le canapé qui longeait le mur, présentement couvert de pièces métalliques prêtes à être soudées à la chaîne.

— Au milieu de ce boucan ?

— Je dormirai mieux en ta présence.

Son visage, déjà rougi par la chaleur des flammes, s'empourpra davantage et elle détourna la tête.

— Fais comme tu veux. Mais je ne pourrai pas m'arrêter de travailler pour discuter avec toi plus longtemps.

— Je ne te le demande pas, répondis-je avec un sourire désabusé.

Elle fit claquer sa visière et se remit au travail, visiblement embarrassée. Je n'arrivais pas à savoir si mon comportement était déplaisant ou non, mais je me sentais comme réchauffé par sa présence. Je repoussai la pile de pièces métalliques, dégageant juste de quoi me loger sur le canapé, et m'y pelotonnai, calé sur mon oreiller, la tête tournée vers elle, le cœur gonflé par un sentiment agréable. Voir sa silhouette, sa queue de cheval blonde jaillissant de son masque, ses gestes assurés, entendre le brouhaha et le ronflement régulier du chalumeau, tout cela m'apaisait.

Je me laissai flotter un moment dans cette atmosphère fourmillante de vie, les yeux mi-clos, puis basculai dans le sommeil.


Quand je me réveillai, des heures après, je sentis avant même d'ouvrir les yeux que l'effervescence de la veille s'était dissoute dans la nuit. Il n'y avait presque plus de bruit, si ce n'était le souffle ronronnant d'un chalumeau, le bruit de pièces métalliques contre le bois, et ceux de pas et de chuchotements.

J'ouvris lentement les yeux, étrangement calme et reposé, et retrouvai la silhouette de Winry qui était exactement là où elle se trouvait la veille. Elle avait donc fait la nuit blanche annoncée. Malgré le contexte, la nuit bruyante et trop courte, je ne me sentais pas découragé, simplement en alerte. Au bout de quelques instants, je compris que ce changement était sans doute dû au fait que l'armée ennemie était en route. Je sentais autour de moi une lassitude qui ne m'appartenait pas, celle de ceux qui avaient veillé, mais aussi un élan lointain qui me procurait une énergie étrange. Je restai immobile quelques secondes de plus, faisant rouler sensations et intuitions dans mon esprit pour en définir les contours, puis me levai en me frottant la tête.

Aujourd'hui, j'allais peut-être mourir.

La perspective d'une guerre imminente me terrifiait hier soir, et ce matin, je me sentais comme détaché, distant, hors de moi-même. C'était sans doute le seul moyen de ne pas paniquer.

En m'asseyant sur le canapé, je constatai que la pile de ferraille qui m'avait fait concurrence la veille avait disparu, signe que la nuit avait été productive. Winry se tourna vers moi en remarquant mon mouvement et leva la visière de son casque pour me saluer.

— Je n'arrive pas à croire que tu te sois endormi dans des conditions pareilles… À moins que tu ne sois contenté de fermer les yeux ?

— J'ai dormi comme une pierre, répondis-je en passant la main dans mes cheveux, encore un peu pâteux. Quelle heure il est ?

— … Six heures moins le quart, répondit-elle en jetant un coup d'œil à l'horloge qui avait été déplacée des coulisses à la grande salle.

— OK.

— Il est tôt, tu devrais peut-être te reposer encore un peu ?

— Non, ça ira. Il me faut juste un peu de temps pour émerger.

Je passais les mains sur mon visage. Mon esprit se mettait en place, mais je sentais que mon corps était encore endolori par la nuit trop courte et le canapé pas si confortable. Je commençais déjà à estimer ce que je pouvais encore espérer faire entre mon réveil et le début d'attaque. Encore au radar, je me levai et partis aux toilettes, achevant de me réveiller en me passant le visage à l'eau froid.

Puis je jetai un coup d'œil à mon reflet.

Mes cheveux, à force de pousser, étaient officiellement devenus longs, et les mèches retombant de chaque côté de mon visage accentuaient la ressemblance avec mon frère. Cette pensée me donna un pincement au cœur. C'était lui, le héros dont nous avions besoin, et il n'était pas là. Au moins, j'avais pu lui parler, je savais qu'il était sain et sauf, que j'allais pouvoir le retrouver… Normalement.

— Donne-moi du courage, Ed, soufflai-je au miroir. Je vais en avoir besoin aujourd'hui.

Comme rien ne rompit le silence dans la pièce, j'essuyai mon front trempé d'un revers de manche, comprenant que j'étais bel et bien seul face à tout ça. La seule aide que je pourrai avoir de lui, c'était en pensée, en m'inspirant de sa personnalité et de ses talents. Après tout, depuis que j'avais retrouvé mes souvenirs, je pouvais transmuter sans cercle, comme lui.

Je pouvais devenir lui.

Je me mordis la lèvre, hésitant un instant. M'en voudrait-il de vouloir l'imiter ? Je repensai à notre discussion et décidais qu'il le prendrait sans doute comme un compliment. Alors je démêlai mes cheveux aux doigts avant d'en faire une tresse aussi serrée que possible, sentant tout de même que les mèches s'échappaient déjà, puis, après une grande inspiration, je claquai des mains avant de les poser sur ma poitrine, transmutant mes vêtements pour adopter un uniforme unique en son genre.

Dans le miroir, à présent, je ne voyais plus l'adolescent perdu que j'étais en réalité, mais une tentative de Fullmetal Alchemist. Personne n'allait nous confondre en nous regardant dans les yeux, mais il me semblait que de loin, j'allais être un imposteur plutôt convaincant. Et ce manteau rouge était ce que je pouvais avoir de plus proche de sa présence. C'était peut-être idiot, mais je savais que ça me rassurerait. Que ça rassurerait sans doute les autres aussi.

Pour beaucoup de gens, moi y compris, le Fullmetal Alchemist était un symbole.

Edward se rendait-il compte de ce qu'il représentait pour les autres ? Sans doute pas, le connaissant. Mais aujourd'hui, nous avions besoin d'un héros, et comme il n'était pas là, j'allais le remplacer de mon mieux.

Je me giflai les joues pour achever de me réveiller, de me ressaisir, puis ressorti de la pièce, prêt à jouer mon rôle. Je retrouvai Winry, qui roula de grands yeux en me voyant déguisé, et Hugues qui venait de revenir.

— … Alphonse ?

— Oui ? répondis-je en m'arrêtant à côté de lui, levant la tête.

— Une raison pour cette tenue ?

— Disons que c'est un porte-bonheur.

Hugues hocha la tête sans épiloguer, puis reprit la discussion.

— Les différentes équipes sont bientôt en place, et la distribution des masques est presque terminée. Winry et sa bande ont abattu un travail de titan dans la nuit.

— On a fait ce qu'on a pu, répondit-elle, le visage froissé, mais le regard fier.

— Il est temps d'évacuer les petites, fis-je remarquer. Je pense qu'il nous reste quelques heures, mais…

En disant cela, je jetai un coup d'œil à Aliénor et Rachel qui s'étaient endormies sur un canapé d'angle, entassées comme une portée de chatons.

Évacuer l'orphelinat, avait fait partie de nos priorités, mais elles avaient faussé compagnie aux autres, laissant la responsabilité du groupe à Lucas, qui avait accepté bon gré mal gré, et avaient mis tout le monde devant le fait accompli. Si cela ne nous avait pas vraiment surpris de la part de Rachel, je n'aurais pas cru qu'Aliénor jouerait les rebelles au point de se mettre en danger.

Nous avions essayé de les convaincre de repartir rejoindre les autres, mais elles avaient tenu à rester en arguant que c'était leur ville, que leur différence d'âge avec nous était ridicule et qu'elles pouvaient aider durant les préparatifs, tout autant que les adultes. Et effectivement, elles avaient aidé : à battre la ville pour informer des événements, en gambadant comme coursières, en furetant un peu partout pour dégotter le cuir nécessaire à la préparation des masques, dépeçant le dos de vieux canapés en cuir défraîchis…

Aliénor était déjà plus habile que bien des adultes avec une machine à coudre et avait cousu des attaches de masque à la chaîne, ainsi que quelques sacs à porter autour du cou pour moi, Al, Roxane et Hugues. Elle se réjouissait qu'on les garde sur nous en permanence, mais ignorait qu'ils contenaient les ossements de celle qu'avait été Lust.

Quant à Rachel, ses progrès en Alchimie avaient été fulgurants et elle m'avait secondée dans la préparation des masques.

Bref, si elles étaient loin d'être les seules à s'être activées ces derniers jours, elles avaient tout de même fait une différence, libérant du temps à d'autres pour s'entrainer au maniement des armes ou préparer les barricades de la ville

Elles nous avaient bien aidées, oui, mais je me sentais coupable de les avoir laissées rester. Je n'avais pas envie qu'elles affrontent cette journée et celles qui suivraient si j'échouais à protéger la ville avec les autres. Je n'étais sans doute pas le seul à me sentir lâche et inquiet de ne pas avoir dégagé un adulte de son travail pour les ramener en lieu sûr.

— Ne t'inquiète pas, Al, je les embarque avec moi à l'infirmerie, fit Winry d'un ton rassurant avant de lâcher un long bâillement. Tu sais que c'est le meilleur endroit possible pour les garder à l'abri.

Je hochai la tête. L'infirmerie — ou plutôt, les infirmeries — avait été aménagée à la hâte dans des carrières abandonnées en amont de Lacosta. Un dédale de galeries à l'abri des bombes, où l'on pouvait à la fois s'abriter et fuir et que bon nombre des habitants de la ville connaissaient déjà comme leur poche. Si on ajoutait les grilles déjà présentes et quelques charges prévues pour faire sauter certains boyaux si la situation devenait critique, les militaires ennemis allaient avoir bien du mal à mettre la main sur ceux qui ne combattraient pas.

Malgré tout, en regardant Winry se lever en se débarrassant de son équipement de soudure, jetant son casque et ses gants dans un sac de jute avec un bâillement particulièrement long, je ne pouvais pas m'empêcher de m'inquiéter. Elle se contenta de secouer doucement les épaules de Rachel et d'Aliénor, qui se réveillèrent en se frottant les yeux.

— Allez, les miss, on embarque. Vous pourrez vous recoucher là-bas.

— Mh… je ne peux pas rester aider Al ? demanda Rachel, encore ensommeillée.

— Non, Rachel, tu ne peux pas, fis-je d'un ton aussi posé que ferme. Faire de l'Alchimie, c'est une chose… combattre avec en est une autre, et tu n'es pas prête pour ça. Du tout.

Moi-même, je ne suis pas prêt.

La rouquine fit une petite moue, et je lui ébouriffai les cheveux.

— J'ai besoin que tu sois en pleine forme après la bataille, pour m'aider à reconstruire la ville et régler les problèmes. En attendant, tu as déjà fait plus que ta part, alors, va te reposer tant que c'est possible. Et c'est valable pour toi aussi, Winry.

— Alors, on joue les donneurs de leçon ? Tu n'es pas mal placé pour dire ça ? fit remarquer mon amie avec un sourire en coin.

— Hé, j'ai dormi cette nuit !

Winry laissa échapper un petit rire, sans doute par nervosité, puis m'adressa un signe de main, se préparant à partir. Hugues posait déjà une main sur mon épaule pour m'attirer vers l'entrée où des inconnus s'activaient à porter les casques et cartouches pour les répartir un peu partout dans la ville et le front.

Bien sûr, je m'inquiétais pour Winry, pour Aliénor et Rachel, pour tous les autres, aussi. Mais je n'avais pas le temps de m'appesantir dessus, il y avait bien trop d'autres choses à penser.

Et puis… si je voulais les protéger, c'était encore en attaquant les avions ennemis et en protégeant les rues le plus longtemps possible que je serai le plus efficace.

Alors, je levai les yeux vers Hugues, prêt à écouter ce qu'il avait à me dire sur l'avancée des préparatifs et à réfléchir à des moyens supplémentaires de prendre l'ennemi à revers.


Je tournai la tête vers l'extérieur. Entre les grandes arches de calcaire, on ne voyait rien d'autre que le ciel, d'un blanc laiteux parfaitement vide, et en dessous, les toits orangés de Lacosta qui se lovaient dans les replis de la montagne.

Et puis, il y avait le silence.

Depuis le toit de la Mairie où nous étions, comme partout ailleurs dans la ville sans doute, l'attente était insupportable. Tout le monde avait plus ou moins fini de se préparer, les uns et les autres s'étaient progressivement mis à leur poste, et depuis des minutes ou des heures, nous guettions l'assaut imminent.

Les militaires avaient vidé la caserne, qui allait sans aucun doute être le premier point visé par le bombardement, lui préférant les immeubles oblongs des quartiers pauvres et les maisons à la frontière de la ville autour desquelles avaient été déployés des pièges et barrages de fortune. Les civils et le reste des troupes étaient remontés dans le maquis sous les ordres de Hugues — qui continuait à se présenter aux autres sous le nom de Steelblue — et s'étaient mis en embuscade.

L'idée était de prendre les soldats à revers, entre les portes de la ville et la pente abrupte par laquelle ils allaient probablement tenter de l'assaillir. C'était sans doute là que le combat serait le plus sanglant, avec les tirs des soldats et la menace des bombes Manticore, dont le gaz, plus lourd que l'air, promettait de former de lourdes chapes de brouillard mortel dans les rues de la ville.

Nous n'avions aucune idée de la quantité de bombes que l'ennemi avait eu le temps de fabriquer. Cela aurait aussi bien pu être dix que cent ou mille. Tout ce que nous savions, c'était que le gaz mettrait des heures à se dissiper, et qu'il était plus prudent d'économiser les cartouches filtrantes, au cas où la situation s'éterniserait.

Deux hôpitaux de fortune avaient été aménagés dans l'ancienne carrière. Leurs entrées étaient des grottes surplombant la ville pour la plupart, sur lesquelles nous avions installé des portes et camouflages pour échapper aux gaz des bombes et aux attaques aériennes. Winry et les orphelines étaient dans la zone la plus à l'est, prêtes à soigner de leur mieux avec leurs connaissances fragmentaires et leurs maigres moyens, guidées par les quelques soignants qui avaient résisté à la tentation de l'exode.

Les civils qui ne se sentaient l'âme, ni d'un combattant, ni d'un infirmier de fortune étaient chargés de rapatrier les blessés, une tâche aussi noble que risquée. Roxane et Tommy formaient une des équipes en question.

Enfin, le dernier élément de notre organisation était l'équipe antiaérienne, formée au pied levé des meilleurs tireurs et équipée du peu d'armes longue portée en possession du QG de Lacosta, qui n'était pas vraiment préparé à une offensive de ce genre. Je faisais partie d'un de ces groupes disséminés dans les points hauts de la ville, et occupais les toits de la Mairie avec Pénélope et quelques autres militaires. Au cœur de la cité, il était très exposé, mais cela en faisait un des meilleurs emplacements pour abattre les avions et avertir de la situation générale via les radios dont les différentes équipes avaient été équipées.

J'avais été propulsé « chef d'unité » bien malgré moi, et j'étais supposé donner des instructions à des personnes qui avaient le double ou le triple de mon âge… autant dire que je n'en menais pas large. Ma transmutation lors de l'émeute avait fait son petit effet, mais je sentais bien que, pour certains militaires présents avec moi du moins, je restais un gamin, et que j'aurais du mal à me faire obéir s'ils doutaient de ma stratégie.

Je refermai la main sur le masque à gaz pendant sur ma poitrine, mon appréhension montant d'un cran. J'avais confiance en Winry pour avoir conçu et fabriqué quelque chose qui nous protégerait efficacement du diphosgène et des autres composants contenus dans les bombes, et j'étais confiant sur le versant chimique, mais si l'une d'entre elles nous tombait directement dessus, cet assemblage de cuir et d'acier ne pourrait rien pour nous. Je n'avais donc pas le droit à l'erreur.

Mais si j'avais été Edward, je ne me serai sans doute pas morfondu bien longtemps sur toutes ces choses.

— Des nouvelles des autres équipes ? demandai-je pour sortir de cette inaction qui m'angoissait.

— Rien pour le moment.

Je hochai la tête, me levai pour sortir de la gloriette qui juchait le sommet de la Mairie, et marchai un peu sur la terrasse octogonale le long de laquelle descendaient des pans de tuiles orangées à la pente douce. Trois soldats équipés de jumelles scrutaient l'horizon sur le tiers de la frontière d'où l'armée d'Aerugan risquait d'arriver. Je n'osais pas les interrompre, les sentant concentrés sur leur tâche, mais ce silence me pesait terriblement.

Derrière moi, une série d'arches était coiffée d'un cône plus effilé qui protégeait l'escalier menant aux toits. Les militaires, assis sur les caisses d'équipement, attendaient, tout comme moi, qu'il se passe quelque chose. Pénélope, le regard d'un bleu aussi intense que son uniforme, tenait contre elle un des trois lance-roquettes dont nous disposions. Elle semblait prête à m'obéir, mais pas à me vouvoyer… sans doute parce que j'avais l'apparence d'un gamin d'une douzaine d'années, et parce que Roxane me tutoyait également.

J'aimais autant ça, je ne me sentais pas crédible dans un rôle d'adulte.

En surplombant la ville désertée, je nous trouvais bien insignifiants en pensant à ce qui nous attendait. Je sentais, à la frontière de ma conscience, l'élan sourd d'une foule en mouvement, et même si j'avais participé activement à préparer la stratégie qui devait les arrêter, cette perception me faisait frissonner.

Puis une radio grésilla, et le militaire l'alluma pour entendre tandis que je revenais vers le groupe à pas fébriles.

— Ici les Aigles, on aperçoit cinq avions en formation groupée sud-sud-est ! Ils se dirigent vers la ville !

— Sud-sud-est, cinq avions, lançai-je à l'un des vigiles. Vous les voyez ?

— Non, pas encore.

— C'est normal, on est plus bas, on les verra après le campanile, rappela Uriel, le militaire qui tenait la radio.

— Attendez ! fit le militaire qui surveillait à l'Est. Je vois de la poussière du côté de la route du col. Peut-être des véhicules, ou de l'infanterie… en tout cas, il se passe quelque chose !

— Quartier Est, il y a des nuages de poussière route du col ! annonçai-je en prenant la radio avant de retourner vers la rambarde, à côté de l'homme. Surveillez la zone et préparez-vous à l'assaut.

— Ici unité Campanile ! On a du mouvement le long de la cascade, rive gauche.

— Stand by, ordonna la voix de Hugues, déformée par la radio. N'intervenez pas tant que le conflit n'a pas éclaté à terre pour ne pas gâcher l'effet de surprise. Ici aussi, des troupes sont en approche.

Il n'avait pas parlé fort, sans doute pour éviter de se faire repérer. J'eus une petite pensée pour son équipe, planquée dans les arbres et les repris de roche, prête à fondre sur l'ennemi quand il s'y attendrait le moins. J'espérai que leur plan fonctionnerait et qu'ils ne seraient pas eux-mêmes pris à revers.

— Ici les Aigles ! Les avions viennent de survolent la Canine et se séparent en deux groupes ! Je pense qu'ils vont viser la Mairie, le QG et le campanile.

— Campanile, attention, vous êtes visés ! m'exclamai-je, les doigts serrés sur la radio. Couvrez votre position en priorité, nous nous chargeons de protéger la Mairie ! Unités sud-est, retraite d'urgence ! Dégagez de la trajectoire des avions, du pic de la Canine à la Mairie !

L'ennemi se montrait enfin, faisant taire ma peur d'avoir commis une erreur en jouant les prédicateurs sur la seule base de mon intuition, mais je ne m'en réjouissais pas pour autant. Nous entendions les avions, bourdonnement menaçant, et en tournant les yeux, je vis enfin les points noirs sur le ciel laiteux, trois qui se dirigeaient vers nous, deux autres qui obliquaient vers l'ouest.

Moi qui priais secrètement pour que tout ça ne soit qu'une mauvaise blague, une manœuvre d'intimidation, qu'ils rebroussent chemin après avoir joué à nous faire peur… Je ne pouvais pas m'empêcher d'espérer que le conflit puisse se régler à l'amiable, même si je savais que c'était impossible. Ils étaient allés trop loin, le premier des avions fendait déjà l'air au-dessus de la vieille ville avec ses bourdonnements d'insecte géant.

— À toutes les équipes, assaut imminent. Tenez-vous prêts ! annonça le Général.

Il avait parlé d'une voix blanche, celle qui transpirait la peur du militaire dépassé par les événements, convaincu qu'il n'aurait jamais à gérer un conflit de ce genre.

— Quels sont les ordres ? demanda Pénélope d'un ton un peu cassant.

Je restai figé une fraction de seconde, puis répondis :

— On tient la position pour protéger la Mairie. Nos armes ont une portée faible, il faudra attendre qu'ils soient sur le point de les survoler pour avoir une chance de les toucher.

— Autrement dit, c'est quitte ou double, grinça l'un des soldats, visiblement peu convaincu par mon plan.

— Je ne laisserai pas une bombe atteindre la Mairie, rappelai-je en levant une de mes mains gantées.

Il eut une petite grimace, mais je décidais de l'ignorer pour tourner la tête vers les avions qui grossissaient à vue d'œil. Ils étaient plus hauts que je l'espérais.

— Je pense que le lance-roquette n'aura pas une portée suffisante, estima Pénélope qui s'était levée et scrutait le ciel à son tour.

— Pour les toucher directement, sans doute pas, concédai-je. Mais il fera un très bon détonateur.

Je tirai sur l'ourlet de mon gant pour l'étirer un peu plus sur mes doigts tremblants, fixant les cinq tâches noires qui vrombissaient dans le ciel, menaces de plus en plus tangibles. Dans quelques secondes, les bombes allaient fuser.

— Tout le monde met son masque ! Pénélope, vous viserez l'avion central, ordonnai-je d'une voix forte. Vous, celui de gauche, et vous, celui de droite. On y va !

Je n'étais sans doute pas le meilleur dirigeant dont on pouvait rêver, j'étais infoutu de me souvenir de leurs noms. Heureusement, ils se précipitèrent tout de même à mes côtés pour s'installer à la rambarde et mettre l'ennemi en joue. De mon côté, je réajustai mon masque, me sentant tout à coup étouffer sous cette couche de cuir qui sentait le métal fraîchement soudé et les produits chimiques. Inspirer demandait un effort supplémentaire, et le monde me semblait tanguant à travers les verres qui protégeaient mes yeux et gardaient le casque étanche.

Dire que certains ont des verres coupés dans des bouteilles de vin, pensai-je avec une grimace.Ça va être une belle galère de combattre avec ces trucs…

C'était toujours mieux que ne rien avoir du tout pour se protéger. Ça serait sans doute assez pour ébranler l'ennemi. Il ne restait plus qu'à le faire vaciller assez pour qu'il recule. Fort du manteau rouge qui drapait mes épaules, j'escaladai la rambarde qui bordait la terrasse de la Mairie et me redressai de toute ma petite hauteur pour faire face aux avions.

— Ça y est !

Ces mots, posés d'une voix étrangement calme par la militaire à côté de moi, arrivèrent une seconde avant la première explosion, dont le souffle bruyant semblait pourtant lointain et irréel. Depuis les toits de la Mairie, nous avions une vue imprenable sur les avions qui fendaient l'air vers le QG et la Mairie, un nuage de gaz jaunâtre labourant les rues dans leur sillage. Les explosions se succédèrent, pas de géant qui se précipitaient vers nous, faisant trembler ma cage thoracique d'une peur inédite.

Il n'y avait pas que moi pour être pétrifié par les bombes. Je sentais des vagues de terreur clapoter tout autour de moi, troublant ma concentration. Personne n'était capable d'imaginer à quel point cette avalanche de bombes pouvait secouer les sens et la raison avant de l'avoir vécu. Et pour les enchaîner à cette vitesse, combien en avaient-ils en réserve ?

— En joue ! hurlai-je pour couvrir le fracas des bombes.

Deux avions avaient obliqué vers le campanile, à ma droite, mais les autres fonçaient vers nous, dragons mécaniques prêts à nous déchirer. Je percevais le recul de peur des militaires qui m'entouraient et me sentis gagné moi aussi par une envie de fuir. Mais je restai planté sur mes deux pieds, défiant les machines du regard. Je voulais qu'ils me voient et j'espérais réussir à leur renvoyer cette terreur par ma simple existence. Pour l'instant, ce manteau rouge qui claquait au vent ne signifiait rien…

Mais je me jurais ça allait changer.

Les bombes allaient arriver droit sur nous, le bâtiment tout entier tremblait, et je sentais mes entrailles descendre d'un mètre pour se terrer dans le sol. J'étais assailli par une peur tellement intense qu'elle en devenait abstraite.

C'était sans importance, ce n'était pas moi qui agissais à présent, mais l'écho de mon frère.

Je claquais des mains.

— PATRON !

— MAINTENANT ! hurlai-je en jetant mes mains vers le ciel.

Les soldats, qui n'attendaient que ça, tirèrent. Les coups de feu se mêlèrent aux éclats bleus de l'alchimie avant de fondre en une boule de feu presque au-dessus de nos têtes qui avala deux des avions. Le troisième, un peu excentré, parvint à esquiver l'attaque dans un sursaut, les flammes léchant son aile sans parvenir à la happer.

Aucune bombe ne nous était tombée dessus.

J'eus à peine le temps d'être soulagé qu'une explosion plus forte que les autres résonna derrière nous. Le souffle me jeta sur la pente — heureusement douce — du toit, et je bondis en sentant mes oreilles siffler. Je me relevai dans une pluie d'éclats métalliques, tournant la tête vers la source du bruit. En relevant les yeux vers le ciel, je compris que l'un des avions avait tout bonnement explosé en vol. L'autre avait émergé des flammes, laissant dans son sillage une abondante fumée noire qui n'augurait rien de bon pour lui et larguait ses bombes à la hâte pour éviter de subir le même sort. Le troisième avion, celui qui était indemne, bombarda le QG avec application, sans savoir que le bâtiment était vidé de ses troupes.

Je repris mon souffle, le corps malmené par les explosions, le masque résistant à chaque inspiration, le cœur au bord des lèvres d'avoir senti la vie de l'aviateur s'embrasser en même temps que son véhicule.

J'avais tué quelqu'un, et même si je ne l'avais pas vu, je l'avais parfaitement senti.

Je ne peux pas vomir dans le masque, pensai-je avec un pragmatisme qui m'étonna moi-même. Et je ne peux plus le retirer.

L'avion qui avait sans doute été réduit en miettes par les bombes qu'il contenait avait créé un énorme nuage jaunâtre qui retombait mollement sur la mairie. Le second obliquait pour faire demi-tour dans un panache de fumée, revenant vers les falaises au sud. En tournant la tête vers le Campanile, je constatai qu'ils avaient réussi à abattre l'un des deux, et que la tour était toujours debout.

Des coups de feu secs et aigus claquèrent, perçant le chaos ambiant, et je sentis une main me tirer sans douceur sous la gloriette centrale. Je réalisai après-coup que c'était Pénélope qui m'avait protégé des tirs de l'avion encore indemne.

— Ils ont AUSSI des fusils mitrailleurs. Tu ne peux pas rester à couvert comme ça !

Je secouai la tête, réalisant que j'avais failli mourir bêtement, puis repris mes esprits.

— La situation ?

— Deux avions abattus et un sévèrement touché ! répondit Uriel, le militaire en charge de la radio. Le QG est détruit, et il y a trois grandes zones de combat au sol : la Cascade, la route du col et le front du quartier pauvre. Les bombardements ont cessé.

— Peut-être que c'était tout ce qu'ils avaient.

— Ce serait une chance pour nous.

— On s'en tire bien, commentai-je. Et l'équipe de Steeblue ?

Peut-être qu'ils n'avaient plus de bombes… De toute façon, leur objectif était atteint, toutes les rues de la ville étaient inondées de gaz. Si nous n'étions pas équipés, nous aurions d'ores et déjà été condamnés à mort. Je laissai le militaire chercher à joindre Hugues, le cœur battant. Je sentais les remous en contrebas, la peur et les coups de feu, mon sang pulsait violemment dans ma gorge sous l'effet de la panique qui noyait la ville.

— Ici la Rue des Séverins, barrage percé par les bombes ! Demandons renfort d'urgence. Je répète, demandons renforts !

— Ici Steelblue, message reçu ! Nous sommes en route pour les prendre à revers !

— Unité 5, arrivons en renfort ! Arrivée estimée dans six minutes !

— C'est trop long ! On ne tiendra pas la position aussi longtemps !

La voix était à peine audible, déformée, par la radio et les masques, couverte par les coups de feu et le bruit ambiant, mais je sentais tout de même la panique dans sa voix. J'arrachai la radio pour répondre d'une voix forte.

— Ici Alphonse, j'arrive en soutien !

Je n'attendis pas la réponse pour jeter la radio à Uriel qui me regardait d'un air médusé.

— Il faut que j'y retourne !

— Et qu'est-ce que vous espérez faire d'ici ? On est à presque un kilomètre de la zone ! s'exclama un soldat outré. Et on a une mission à accomplir.

— Mon Alchimie ira quand même plus vite que vos hommes !

Ça y est, je parle comme Edward, réalisai-je, sans savoir si c'était une bonne ou une mauvaise chose.

— Tu vas juste te faire canarder ! s'exclama Pénélope.

— Mais non. Je compte sur vous pour me couvrir !

J'avais lâché ces mots avec mon plus grand sourire avant de jaillir de la gloriette en direction de la rue. Je ne connaissais pas la ville par cœur, mais j'avais quand même potassé le plan et vu le chemin tracé par les bombes. En scrutant les toits baignant dans un brouillard jaune, je repérai la rue en question. Je sautai par-dessus la barrière et couru sur les tuiles oranges avec l'impression de me sentir pousser des ailes, scrutant la zone pour savoir comment je pouvais espérer contenir les attaquants.

Puis je claquai des mains et me laissai tomber à genoux sur les tuiles. Je mis toute ma force et ma concentration dans la transmutation et les éclairs bleutés qui jaillirent de mes mains pour dévaler le long de la muraille m'éblouirent, me surprenant moi-même. De très loin, j'entendis un hoquet de surprise, et supposai qu'il s'agissait de Pénélope. Un tir de lance-roquette tonna derrière moi, confirmant ma supposition, et je décidai de rester concentrer sur ma tâche.

La transmutation cavala droit vers la rue éventrée par une explosion, prenant des teintes verdâtres dans la brume de gaz qui noyait les rues. Puis je sentis autant que je vis les murailles de terre se dresser en arc de cercle autour de l'impact, colmatant l'ouverture entre les deux bâtiments. Je sentis une vague de choc traverser mon âme et compris qu'il avait des morts de part et d'autre. Ceux qui se trouvaient du mauvais côté de ma transmutation ou qui étaient tombés du muret qui venait de jaillir sous leurs pieds ne se relèveraient sans doute pas.

Par ma faute.

— ALPHONSE !

Je compris avant même de tourner la tête et roulai en avant, me laissant tomber dans le vide pour me raccrocher à la gouttière. Des coups de feu claquèrent sur les tuiles là où je me trouvais quelques secondes auparavant, et je poussai un soupir tremblant. Il y eut un nouveau coup de tonnerre et je vis l'avion passer au-dessus de moi, fonçant vers l'épicentre du combat, l'aile bien écornée, mais encore capable de tenir une trajectoire. Puis il y eut un bruit de course, et une main apparut dans mon champ de vision. J'en profitai pour l'empoigner sans hésiter et remonter sur le toit.

— Comment tu as fait ça ?

— À l'instinct. Attention, il y en a un autre !

Pénélope épaula son arme, prête à attaquer, mais l'avion se contenta de passer à côté du bâtiment, tirant sans nous atteindre, et le tir de Pénélope fit long feu. Aucun de nous deux n'attendit pour rejoindre la gloriette une fois que l'avion s'éloigna, rejoignant les vigiles guettant les mouvements des avions et un Uriel médusé.

— Une muraille a poussé de terre et bloqué l'ennemi rue des Séverins.

— Oui, c'était moi. Ça a marché ? Quelles sont les pertes ?

— Une demi-douzaine d'hommes du mauvais côté, on n'a pas de contact radio avec eux, mais…

Je sentis des larmes monter, mais pris une grande inspiration et les ravalai sans attendre.

— Est-ce que les barrages ont cédé à d'autres endroits ? dis-je à la place.

— Oui, on a une brèche plein sud, et ils ont du mal à défendre la route du col malgré les explosifs qui ont arrêté la première vague de véhicules.

— J'y retourne. Pénélope ?

— Je n'ai pas beaucoup de munitions, rappela la blonde. Tu ne peux pas transmuter d'ici ? Ce serait plus facile de te couvrir.

— C'était la première fois que je fais ça, il vaut mieux que j'aie un visuel pour ne pas faire d'erreur.

— La première fois que — ?! s'étrangla-t-elle d'un ton incrédule avant de se ressaisir à son tour.

Je ressortis de notre base improvisée en secouant les épaules de mon manteau pour les remettre en place. En vérité, je n'en revenais pas moi-même d'avoir acquis un tel pouvoir. La torture qu'avait été mon séjour derrière la Porte venait avec son lot d'avantages, mais je n'avais pas le temps de m'appesantir sur les compétences surréalistes que j'avais acquises.

Je bondis sur le parapet et m'y accroupis de nouveau, scrutant le sud de la ville pour remonter la tranchée d'explosion qu'avait faite l'un des avions se dirigeant vers la tour, puis claquai dans mes mains. Je n'avais plus besoin de me poser la question, je savais que j'en étais capable.

Derrière moi, j'entendais la voix du vieux militaire braillant dans le micro quelque chose à propos de dégager le passage, mais cela me semblait lointain, comme étouffé par un brouillard sifflant. Je restai indifférent au nouveau coup de semonce tiré par Pénélope, plongé dans l'effort. Je réalisai tout à coup à quel point une transmutation de cette ampleur me demandait de l'énergie. Je tirai sur mes poumons pour prendre une grande inspiration freinée par le masque à gaz, puis me tournai vers la route du col claquant des mains une nouvelle fois.

J'étais loin de la bataille, loin du danger — mis à part quelques tirs d'avions, qui avaient manifestement écoulé leur stock de bombes durant l'attaque éclair — le moins que je pouvais faire à cet instant, c'était d'agir vite pour écourter le combat et sauver autant de vies que possible.

En espérant que ça suffirait à pencher la balance en notre faveur, je claquai de nouveau des mains pour faire jaillir une nouvelle muraille. Je sentis mon cœur bondir, comprenant confusément que cette émotion d'émerveillement n'était pas que la mienne. Je sentis comme si elle était juste sous mes mains la roche et la terre rouler pour faire rempart à l'ennemi, et même si ma vision se brouillait un instant et que mes oreilles tintaient sous l'effet de l'effort fourni, je m'autorisai un sourire.

Sourire qui s'évanouit quand j'entendis un hurlement de douleur et de peur. Je me retournai, sentant la terreur et la mort remonter comme une vague, bien plus proche cette fois, et blêmis en comprenant ce que cela signifiait.

Sans prendre le temps de réfléchir, je me retournai et me jetai sur Pénélope, l'emportant dans un roulé-boulé. Les coups de feu auxquels nous avions échappé éraflèrent la rambarde de pierre. Je bondis sans attendre.

Trop concentré sur ma tâche et enivré de découvrir l'ampleur de mes nouvelles capacités, j'avais oublié de surveiller mes arrières, et je pris une fraction de seconde pour corriger mon erreur.

Pénélope se relevait derrière moi, rattrapant l'arme qu'elle avait fait tomber dans sa chute. Les deux avions qui n'avaient pas encore été abattus se croisaient, à mi-chemin de la mairie et du barrage de la route du col. Et…

— Pas fâché de te retrouver enfin, frérot ! fit une voix enjouée et familière.

Une silhouette noire drapée d'un manteau rouge identique au mien sortit de la gloriette avec un large sourire et je me sentis trembler de la tête aux pieds, les larmes aux yeux. J'aurais pu reconnaître ce visage, ces cheveux blonds entre mille.

Ed.

Je savais que c'était impossible.

J'avais envie de hurler, de me précipiter dans ses bras.

Il n'a pas le droit de faire ça, putain.

J'avais beau savoir, sentir, comprendre exactement ce qui était en train de se passer, j'étais pétrifié, tandis que mon frère s'approchait à grands pas.

— Tire, soufflai-je entre mes dents à l'intention de Pénélope.

— Quoi ?! Mais c'est…

— Tire-lui dessus. Vite.

Elle avait hésité, mais en m'entendant parler d'une voix blanche, fit confiance en mon instinct. Le coup partit, et mes entrailles se retournèrent en voyant le corps d'Edward projeté en arrière contre l'un des piliers de la gloriette, éventré par une munition excessivement puissante. Je pris une grande inspiration et arrachai mon masque à la hâte, échouant à réprimer mon envie de vomir.

Je sentis une odeur saugrenue de foin coupé, puis fus pris d'une toux violente, qui me rappela que la ville tout entière était empoisonnée. Il fallait que je me protège, que je remette mon masque le plus vite possible.

Je n'avais même pas le temps d'essuyer le coin de ma bouche que j'entendis le vrombissement d'un avion s'approcher. Celui à l'aile écorchée qui fonçait vers nous. Pénélope n'aurait pas le temps de recharger. Alors je claquai des mains et les levai vers le ciel. L'air fut traversé par un éclair bleu qui fit claquer mon manteau et jaillir une énorme bourrasque. L'avion, repoussé par la turbulence, fut jeté sur le côté et parti en vrille à ma gauche.

J'avais gagné quelques secondes entre trois dangers mortels et en profitai pour remettre mon masque, la gorge brûlante, la poitrine compressée, les yeux noyés de larmes.

— Pénélope, recharge !

La militaire était restée figée face au carnage qu'elle avait elle-même provoqué, et je me retournai dans la même direction, sachant déjà ce que j'allais y trouver.

La silhouette de mon frère s'était reconstituée et redressée comme si de rien n'était, confirmant mes craintes et me soulageant à la fois. Envy se caressa le visage et changea d'apparence dans un crépitement.

— Si ton imbécile de frère savait que tu es prêt à lui tirer dessus à vue, je me demande quelle tête il ferait.

— Tu crois que je ne suis pas capable de te reconnaître ? crachai-je avec rage avant de me perdre dans une quinte de toux.

Je sentais encore le goût amer qui me brûlait la gorge et le nez, incapable de savoir quelle part était due à mon vomissement, et quelle part venait de l'air empoisonné.

Il valait sans doute mieux l'ignorer.

— Dommage, ça t'aurait évité pas mal de souffrance, répondit Envy en faisant craquer son épaule.

— Pénélope, l'avion revient, lâchai-je d'un ton anormalement calme.

Ces simples mots la firent sortir de sa torpeur et elle se redressa pour viser, les mains tremblantes. Je bondis de côté pour éviter les tirs et me ruai vers Envy. Il me vit venir avec un sourire narquois et se mit en garde, mais je parvins à le prendre suffisamment au dépourvu en changeant de trajectoire pour le dépasser et atteindre la gloriette.

Comme je le craignais, les militaires qui m'avaient aidé jusque-là avaient été massacrés. La gorge nouée, je me penchai sur le corps d'Uriel, constatai que son cœur ne battait plus. Je m'apprêtai à bondir, mais fus arrêté par un coup de pied en pleine tête. Je reculai en titubant, portant la main à mon oreille que se sentis siffler et saigner. Mes entrailles se nouèrent encore un peu plus en voyant Cub me regarder avec une expression ou se mêlaient colère et moquerie.

J'étais mal barré.

— Alors, tu comptais fuir ?

— Cub…

— Je m'appelle Wrath, cracha-t-il.

Je me redressai, tremblant, jetai un coup d'œil à Pénélope qui tenait en joue Envy, les bras tremblants. Un Homonculus, ce n'était déjà pas une partie de plaisir, mais deux… Je n'allais pas m'en sortir.

— Alors ? Étonné de me voir ici ?

— Cub, je ne veux pas me battre contre toi, lâchai-je en toute honnêteté.

— Évidemment que tu ne veux pas te battre, tu es trop lâche pour ça ! feula le jeune Homonculus. Tu crois que j'ai oublié comment tu m'as laissé aux gendarmes sans lever le petit doigt ? Tu n'es qu'un lâche qui essayait encore de fuir !

Ces mots me firent d'autant plus de mal qu'il n'avait sans doute pas tout à fait tort. Je pensai à Pénélope, prise entre deux feux, bloquée par les Homonculus, à portée de tir des avions qu'elle repoussait tant bien que mal.

Dans un accès de lucidité, je fis ce calcul rapide. Elle n'avait plus beaucoup de munitions. Je n'étais pas capable de nous défendre tous les deux contre deux Homonculus. Et si Envy et Cub étaient là, il y avait des chances pour qu'ils ne soient pas seuls.

Winry était en danger. Steelblue aussi. Il fallait les prévenir. Et il fallait protéger Pénélope.

La radio. Il me faut la radio.

Je jetai un coup d'œil vers le cadavre d'Uriel, et réalisai qu'on avait remonté sa veste d'uniforme pour tirer son arme du holster. Je ne voyais pas sa radio non plus.

Je compris qu'Envy l'avait déjà en le voyant approcher avec un petit sourire en coin, abandonnant la militaire survivante aux prises avec l'avion qui représentait une menace encore plus immédiate pour elle. Elle tira ce qui était peut-être sa dernière munition, puis se tourna vers moi, jetant ce qui aurait sans doute été un regard suppliant si elle n'avait pas eu de masque.

— C'est ça que tu cherches ? siffla-t-il en faisant tourner l'objet pendu au bout de sa dragonne.

— Salaud ! crachai-je. Tu étais vraiment obligé de les tuer ?

— Dommages collatéraux, fit-il en haussant les épaules. Et puis, je ne pouvais pas prendre le risque qu'ils t'aident. D'ailleurs, en parlant de ça…

Envy dégaina l'arme qu'il venait sans doute de voler et mit en joue Pénélope.

— Je n'aime pas trop qu'on m'attaque avant de me laisser le temps de m'être présenté.

— NON !

Je me jetai à genoux en claquant des mains, et Pénélope disparut avec un hurlement. J'eus la sensation que malgré sa peur, elle était indemne, et je priai pour que mes intuitions soient justes. Envy eut un instant de surprise, me laissant juste assez de flottement pour me ruer sur lui et lui arracher la radio des mains. Il tira de nouveau, sur moi, cette fois, et la balle m'érafla le flanc dans une déchirure vive, mais pas mortelle.

Je lâchai un hoquet de douleur et claquai de nouveau des mains avant d'atteindre les côtes d'Envy, dont le corps se disloqua. Je ne prenais pas le temps de réfléchir à ce que je faisais, mais un nouveau haut-le-cœur m'avait traversé face à sa chair démembrée. Je roulai sur le sol, repoussai tant bien que mal le coup que Cub avait tenté de me porter, puis parvins presque à l'endroit où se trouvait Pénélope avant ma transmutation. Elle leva les yeux vers moi depuis l'étage d'en dessous, et je lui jetai la radio.

— Préviens les autres ! lui criai-je en lui jetant la radio. Winry et Steel, dis-leur qu'ils sont là !

— Et toi ?

— PARS ! ordonnai-je sans répondre.

Elle hocha la tête et commença à courir aussi vite qu'elle le pouvait, boitant à cause de sa brutale descente d'un étage.

J'espérais qu'elle ne croiserait pas d'autres d'Homonculus sur son chemin.

Qu'elle resterait en vie.

Je me pris un nouveau coup dans les côtes qui me fit rouler et heurter la rambarde, me coupant le souffle. Je claquai des mains de nouveau, transmutant des pics de pierre qui attaquèrent les deux Homonculus, les déchirant. Je vis dans le regard furieux de Cub qui s'apprêtait à me frapper un éclat de choc, de peine peut-être.

Il n'aurait sans doute pas cru que j'étais prêt à le tuer, même si ça n'avait aucune conséquence pour lui.

D'ailleurs, je n'étais pas prêt pour ça, et un nouveau spasme me fit vomir le peu de bile qui me restait, m'obligeant à retirer mon masque une nouvelle fois. Je n'étais pas fait pour ce genre de combat.

Le vrombissement de l'avion me rappela l'ampleur de ma situation. Ce n'était pas deux, mais trois personnes qui voulaient ma mort en cet instant. Je me redressai, reprenant péniblement mon souffle, sentant que j'arriverai vite au bout de mes capacités. Envy avait été pris au dépourvu, croyant peut-être que je n'étais toujours pas capable de transmuter sans cercle, mais ça ne marcherait qu'une fois. Cub, lui, brisa la pierre qui lui avait traversé les côtes en me fixant avec une rage renouvelée.

J'étais dans une merde noire, et pourtant, la première chose qui me vint en tête fut l'image de Winry.

Il fallait protéger Winry.

Et pour ça, la meilleure chose que je pouvais faire, c'était gagner du temps. Pour que Pénélope ait une chance de prévenir les autres. Pour que Winry et Roxane puissent fuir.

J'esquivais les coups comme je le pouvais, sentant que je ne supporterai pas de tuer mes ennemis encore et encore. Le regard de Cub me hantait bien malgré moi, me rappelant ma trahison, bien que la sienne soit bien pire. Et même si eux s'en relevaient après quelques secondes pour accuser le coup, mon corps me faisait sentir la violence ignoble de mes gestes.

Malgré mes oreilles sonnant encore des coups qu'on m'avait portés, j'entendis l'avion arriver derrière moi. Je restai immobile quelques secondes, ne me fiant plus qu'à mon instinct pour anticiper les coups. Un déclic me fit rouler sur le côté, évitant à la fois les coups des deux Homonculus et les tirs de l'avion qui les atteignirent à ma place.

Je soufflai, levai les yeux au ciel, me raccrochant à la sensation d'incrédulité. À l'entrée de la ville, le combat faisait toujours rage, et même si je n'avais pas de radio pour connaître la situation, j'entendais les hurlements des centaines de voix luttant pour leur vie, pour la victoire ou la défaite.

— Reste ! Ici ! ordonna Envy qui ne parvenait pas à me frapper comme il l'aurait voulu.

— Hors de question, lâchai-je malgré mon souffle court.

— Toi et ta tapette de frère, vous êtes aussi lâches l'un que l'autre. Vous ne faites que fuir ! À quoi bon reporter l'heure de votre mort en vous terrant comme des rats ?

Je serrai les dents et parai les coups, entre rage et impuissance. J'étais furieux de l'entendre, furieux de savoir qu'il n'avait pas tout à fait tort. Je savais que fuir était la seule chose à faire à cet instant, mais Pénélope avait-elle eu le temps de prévenir les autres ? Est-ce que ça suffirait seulement ? J'étais bien plus terrifié à l'idée qu'il arrive quelque chose à Winry que par la menace de ma propre survie.

Le coup de pied de Cub m'atteignit en plein ventre et je roulai sur le toit, emporté par la pente. Je débattis pour m'arrêter avant de basculer par-dessus bord. En entendant le son désormais familier de l'avion et en faisant péniblement le point sur les silhouettes noires qui s'approchaient de moi, je compris que j'arrivais au bout de ce que j'étais capable.

Les transmutations que j'avais faites pour protéger la ville avaient drainé trop d'énergie, et je ne serai pas capable de me protéger à la fois de deux immortels et d'un tireur hors de portée.

Je ne peux pas abandonner maintenant pensai-je en levant les yeux au ciel, me sentant la tête tourner.

Je ne pouvais pas abandonner, mais la situation semblait sans issue. Envy et Cub le savaient, ils ne prenaient même plus la peine de courir pour me rejoindre, voyant que j'étais à bout de forces. Ils savaient que si ce n'était pas ce coup-là qui m'abattrait, ce serait le suivant, ou celui d'après.

Il suffisait de me faire tomber du toit. Si ce n'était pas la chute qui me tuait sur le coup, ce gaz jaunâtre qui sentait le foin s'en chargerait plus lentement.

Je n'avais aucune chance.

Je pensai à Winry que je n'allais plus pouvoir protéger.

Je pensai à mon frère, à cette promesse que je n'allais pas pouvoir tenir.

Je baissai les yeux sur ma main gantée, tachée de sang et de poussière, sur ma manche écarlate, me rappelant ce geste prétentieux que j'avais eu de vouloir imiter Edward sans avoir son talent.

Et alors que j'étais sur le point de baisser les bras pour de bon, une simple question refit son apparition, simple, cruelle, limpide.

Qu'est-ce qu'Ed aurait fait à ma place ?

Je compris la réponse, ouvris de grands yeux et claquai des mains, sans prendre le temps de me demander si c'était bien, faisable, raisonnable. Les tuiles jaillirent sous moi, formant une grande vague qui se transforma en colonne, me projetant vers le ciel, vers l'avion qui avait, une fois encore, tenté de tirer sur nous. Je vis la silhouette de Cub basculer dans le vide, sans doute tombée sous un tir, je vis l'avion s'approcher.

J'avais l'impression de ne plus avoir d'air, que mon cerveau tout entier s'était vidé, ne me laissant plus qu'une acuité incroyable et un instinct brut. L'avion s'était retrouvé quelques mètres en contrebas, obliquant en catastrophe pour éviter une collision imminente. Je devinai la stupéfaction du pilote, tout en donnant la dernière impulsion alchimique nécessaire pour faire ployer la colonne instable dans la bonne direction. Je la sentis basculer toute entière, m'approchant de l'engin tout en commençant à chuter, accélérant dans la direction ou il allait. Je me retrouvai à deux doigts de le toucher, assez près pour croiser le regard du pilote à travers le pare-brise.

Puis je sautai, sentant la colonne s'écrouler sous mon impulsion, et me jetai sur l'avion dans un geste aussi fou que désespéré.

Oui, Edward aurait sûrement fait un truc du genre.

Le choc manqua de m'assommer, mais mon instinct de survie fut suffisant pour que je parvienne à m'accrocher toutes griffes dehors à l'aile gauche, surpris de sentir qu'elle était faite de métal, mais aussi d'une toile épaisse, trop tendue pour ployer sous mon poids.

L'air me fouettait le visage, véritable tempête, et je peinais à ouvrir les yeux, à rester accroché à la carlingue malgré la pression.

Il fallait être fou pour se mettre dans une situation pareille.

Mais j'avais échappé à deux ennemis sur trois et je n'en revenais pas que cela ait marché, même si j'étais loin d'être tiré d'affaire.

Maintenant, qu'est-ce qu'il va vouloir faire de moi? me demandai-je en jetant un œil au pilote.

Je n'y connaissais pas grand-chose en pilotage d'avion, mais je me doutais instinctivement qu'il ne serait pas si difficile pour lui de me faire tomber. D'ailleurs, l'avion penchait dangereusement de mon côté, perdait en vitesse comme en altitude. Je grimaçai, les vêtements claquant, regrettant déjà mon coup de folie. Je tirai sur mes bras endoloris pour voir en contrebas, découvrant le champ de bataille, la route du col éventrée par les explosifs, la muraille grossière que j'avais dressée entre deux bâtiments, les hommes qui combattaient, semblant être de minuscules insectes jaillissant par moments du gaz qui sédimentait dans les rues de la ville comme l'aurait fait de la vase. D'ici, le combat semblait hors d'atteinte, les bruits d'explosions et de coups de feu couverts par le claquement du vent dans mes oreilles.

L'avion pencha de plus en plus, et je sentis que j'allais bientôt basculer dans le vide, quand un coup plus fort se fit entendre. Une roquette explosa sous la bête d'acier, me plaquant sur la toile tandis que l'explosion nous repoussait brutalement vers le haut. Il y eut un silence qui n'était pas que celui du contrecoup de l'explosion, et quand je sentis que la vibration sourde qui faisait trembler la carlingue avait disparu, je compris que le coup avait touché le moteur.

Et je sentis la peur de l'homme qui se trouvait juste à côté de moi.

Cette fois, je vais vraiment mourir, pensai-je en sentant l'avion ralentir en passant au-dessus du front, décrivant un arc de cercle vers le nord, sans doute déséquilibré par mon poids. Prudemment, je déplaçai mes mains pour me rapprocher du corps de l'avion, de l'homme qui ne me regardait même plus, trop occupé à assurer sa propre survie. Puis je le sentis abandonner et actionner une poignée, vis le pare-brise se soulever, vite arraché par la prise au vent. Le pilote projeté hors du siège s'envola, disparaissant derrière moi.

En tournant la tête, j'entrevis une large corolle de tissu s'ouvrir, le suspendant au-dessus du vide et ralentissant sa chute.

En regardant de nouveau devant moi, je vis les montagnes grandir à toute vitesse et compris qu'il ne me restait plus que quelques secondes pour agir. Je portai la main à mon oreille ensanglantée et traçai un cercle à la hâte.

Il ne me restait plus que quelques secondes avant l'impact.

Je plaquai ma main sur le cercle, l'autre crispée sur le tube de métal, dernière prise avant une mort certaine. L'avion tombait plus qu'il ne volait, il fallait amortir sa chute pour espérer survivre.

L'éclair bleu jaillit, se précipita vers le sol, et je créai une surpression d'air entre moi et les arbres qui ployèrent sous la déflagration. L'avion ralentit un peu, puis s'écrasa dans les arbres dans un crissement horrible. Les branches et l'engin se déchirèrent mutuellement comme deux loups s'entre-dévorant. L'aile du dessous se disloqua et la toile se déchira juste à côté de moi, me faisant presque lâcher prise.

L'engin s'enfonça encore un peu dans la forêt qu'il avait labourée, puis s'arrêta tout à fait, me laissant pantelant.

Par un miracle incompréhensible, je n'étais pas tombé, je n'étais pas mort.

Je pensai à Winry, à Hugues, à Pénélope, Roxane, aux fillettes de l'orphelinat, à tous les gens qui combattaient et qu'il fallait que j'aide, que je protège.

Il fallait que je me lève, que j'y retourne. J'essayai de me redresser, mais le contrecoup de la peur et les coups que j'avais pris me terrassèrent et je retombais à plat ventre sur l'aile éventrée, sombrant dans l'inconscience.