On est le premier lundi du mois (même si, je sais, je publie tard), et ça veut dire que c'est le moment de découvrir un nouveau chapitre de Bras de Fer !
Mon avance a officiellement disparu, mais ce n'est pas grave, le NaNoWriMo commence et je compte bien en profiter pour compléter mes chapitres en cours et en écrire d'autres, pour vous offrir traumas et rebondissements durant les mois à venir. :D
Je profite de ce petit point de début de chapitre pour vous informer que 1 - le site ffnet désactive automatiquement les mails de notification tous les 6 mois, donc si vous ne recevez pas de message, ça ne veut pas forcément dire que je n'ai pas publié. 2 - J'ai créé une petite newsletter où je parle de mes divers projets pro (par exemple, en ce moment, je travaille sur mon dossier d'édition), j'y indique, entre autre choses, les mise à jour de Bras de fer... Si vous aimez mes histoires et que vous êtes curieux, je vous invite bien évidemment à vous y inscrire (le lien est sur mon profil) 3 - Rien ne vous oblige à vous baser sur les notifications ou ma newsletter, tout ce qu'il faut retenir, c'est que, tant que c'est possible j'ai prévu d publier tous les premiers lundis du mois.
Comme à chaque fois, j'espère que ce chapitre vous plaira, et comme à chaque fois, je suis curieuse d'avoir vos retours pour savoir ce que vous en pensez et quelles sont vos suppositions sur la suite... Bref, merci d'être là et bonne lecture !
Chapitre 97 : Contrecoup (Jean)
Cela faisait deux jours que les échos de la bataille de Lacosta étaient arrivés à Central-City, et depuis, une atmosphère étrange pesait dans les couloirs du QG. Tout le monde s'affairait, mi-fébrile, mi-hébété d'avoir appris la nouvelle. Il y avait des bruits de couloirs, parasites permanents qui empêchaient les militaires de travailler aussi efficacement que d'habitude.
Pas un repas au réfectoire ne se déroulait sans qu'une dispute éclate tout à coup entre des collèges et amis, parce que l'un était indifférent à la région dans laquelle l'autre avait grandit, parce que machin considérait que Bradley avait eu raison de ne pas intervenir alors que truc soutenait le contraire, scandalisé qu'on laisse les frontières du pays livrées à des coups de chance. Pas une pause ne se passait sans les murmures inquiets des recrues plus jeunes que moi qui n'avaient pas encore connu de véritables batailles, ou des plus âgées qui s'inquiétaient de la suite des événements.
D'aussi loin que je me souvienne, Amestris avait été un état relativement instable, avec des conflits qui éclataient dans une région quand ils s'apaisaient dans une autre. La guerre d'Ishbal, à laquelle j'avais participé, avait été un génocide d'une horreur absolue… Mais voilà, cela faisait des dizaines d'années qu'aucun conflit ouvert n'avait éclaté avec les pays voisins.
La fronde d'Aerugo, même si elle avait été repoussée avec succès, créait un sentiment de flottement et d'insécurité tout à fait nouveau. Des peurs les plus profondes — celles de mourir et de perdre ses proches — aux plus futiles — se demander comment nous allions nous passer de café, fourni par nos voisins et maintenant ennemis, tout un panel d'angoisses bruissait autour de moi. D'autres pénuries s'annonçaient, et les conséquences promettaient d'être énormes, entendais-je ici et là. Des propos tempérés par d'autres, qui vantaient les ressources et la résilience d'Amestris. Je n'y connaissais pas assez en commerce et en économie pour savoir qui croire, mais Falman s'était renseigné sur le sujet, et m'avait prédit la disparition de certains produits dans les rayons des magasins.
Pour ma part, j'avais beau être un grand consommateur de café, c'était vraiment le dernier de mes soucis. De « l'attaque à Lacosta a bien eu lieu, mais les ennemis ont été repoussés », les informations s'étaient davantage dessinées ensuite. Ceux qui avaient encaissé l'assaut, ce n'était pas les troupes de Grumman, qui avaient simplement motivé l'ennemi à battre en retraite.
Non, ceux qui avaient sauvé le pays, c'était les habitants et militaires qui se trouvaient là, mais aussi Alphonse Elric, Winry Rockbell, et… Roxane Penovac.
Quand Falman m'avait rejoint à la pause en courant, un journal obscur à la main, je ne voyais pas en quoi son contenu pourrait m'intéresser. Puis le nom de ma fiancée m'avait sauté au visage en parcourant l'article qu'il m'avait presque plaqué sur le nez.
Roxane était vivante, en tout cas, aux dernières nouvelles. Elle avait joué un rôle crucial dans les préparatifs, malgré le danger, malgré le fait qu'elle était recherchée. Elle avait survécu à l'assaut, puis avait disparu avec Winry dans la nuit qui avait suivi. Sa deuxième évasion. On supposait que c'était un coup d'Alphonse, qui avait disparu durant l'assaut. Je ne savais pas ce qui s'était passé, et cette incertitude me laissait tremblant. Avaient-ils été blessés après coup ? Avaient-ils été capturés par les Homonculus, tous les trois ? Ou ne serait-ce que l'un d'entre eux ? Avaient-ils repris leur fuite, libres comme l'air ? En relisant l'article, en voyant qu'ils parlaient d'évasion, de disparition, je tâchais d'y voir un bon signe… s'ils avaient été emprisonnés pour de bon, là, je me serais inquiété encore davantage.
Sans grande surprise, les journaux et communiqués tenus directement par l'Armée passaient sous silence le rôle clé qu'avaient joué ces ennemis de l'état, activement recherchés… il fallait fouiller dans les journaux plus petits, plus locaux, que Falman avait un véritable talent pour dégoter. En tout cas, plus je me renseignais sur Lacosta et le rôle qu'ils avaient joué, plus j'étais éperdu d'amour et d'admiration pour ma rouquine, qui avait bravé tous les dangers pour protéger le pays.
Et moi, qu'est-ce que je faisais, au juste, bien au chaud à Central-City, loin des conflits, me bornant à faire mes heures, tantôt au bureau, tantôt à faire mes rondes pour surveiller les prisonniers en attendant que les travaux de la prison soient terminés ? À quoi je servais, hein ?
Personne n'avait la réponse pour moi. Roxane était loin, Falman se laissait absorber par son travail, passant beaucoup de temps avec ses nouveaux collègues, dont Hayles, et Mustang était terriblement inaccessible. Bien que la dernière enquête de notre équipe avait mobilisé toute son énergie aux dépens du reste jusqu'à ce qu'on close l'enquête autour de Harfang, ses tâches de Général de Brigade semblaient maintenant prendre tout son temps.
Les rares moments où j'arrivais à capturer quelques instants pour parler avec lui, je le trouvais plus sec et froid que la fois précédente. Ses yeux brûlaient comme un trou noir, et les seules émotions que je percevais encore chez lui, alors qu'il me répondait d'un ton distant, étaient, au choix, la rage ou l'épuisement.
Parfois, je pensais à Edward, et réalisai après coup à quel point sa présence avait adouci mon ancien supérieur. Maintenant qu'il n'était plus là et que Mustang savait la vérité, il assénait des faits sans aucune pitié, comme indifférent à la douleur de tout ce qui l'entourait.
Sans doute indifférent à sa propre douleur.
Contrairement à moi, il n'était pas retourné au Bigarré une seule fois. Il n'avait même pas essayé de faire son deuil, de retrouver les autres pour partager leur peine.
J'avais déjà eu des différends avec lui — ne serait-ce que quand il m'a arraché à East-City avec ma mutation forcée — mais je respectais mon supérieur et j'avais jusque-là une forme d'affection distante pour lui.
Sauf qu'aujourd'hui, il était devenu tellement sévère, cynique et sans égard pour les autres que je doutais de le reconnaître. Falman était d'accord avec moi, même s'il avait le privilège de ne pas avoir su la vérité sur Edward avant Mustang et qu'il n'essuyait pas la même rancune que moi.
Je pensai à tout ça, lisant mes rapports à mon bureau sans qu'aucune information de s'imprime dans mon cerveau tourmenté. Je n'attendais plus qu'à une chose : atteindre l'heure du repas pour fuir le bureau.
Mes collègues n'étaient pas de mauvais bougres, mais ce n'était pas mon équipe, ils ne m'étaient pas proches, et l'ambiance donnait peu d'occasions de créer de nouvelles amitiés. Si je n'avais pas été sous les ordres de ce mauvais con de Mingus, j'aurai tenté de lancer une conversation sur un sujet anodin ou je serai parti faire une pause café prolongée… Enfin. Une pause chicorée, puisque le réfectoire avait rapidement été vidé de ses stocks.
Qu'est-ce que c'est dégueulasse, ce truc, pensai-je, absent.
– Bon. Il est midi, annonça un de mes collègues d'une voix neutre.
Il n'y eut pas un mot de plus, mais en voyant comment tout le monde referma son dossier pour se lever, je n'étais pas le seul à subir cette ambiance de travail. Je m'étirai, poussant un soupir de soulagement, et me levai à mon tour. Il ne fallut pas longtemps, une fois dans le couloir, pour que je voie Falman et Hayles, juste devant moi dans le couloir.
— Aujourd'hui ?
— Oui, normalement.
La brunette poussa un soupir tremblant, puis me remarqua, donna un coup de coude à son collègue pour signaler ma présence, et me fit un signe de main, son visage s'éclairant.
— Hey !
— Salut, répondis-je d'une voix rendue monocorde par l'ennui.
— Et bien, quel enthousiasme !
— Tu comprendrais si tu bossais sous les ordres de Mingus. Travailler pour Mustang ou Hawkeye, c'était la cour de récré à côté de l'ambiance qu'on a avec lui.
J'avais lâché ces mots par automatisme et je le regrettais aussitôt. Le visage de Hayles devint plus sombre, nous rappelant que Hawkeye était toujours emprisonnée, toujours silencieuse.
— … Désolé, soufflai-je. À moi aussi, elle me manque.
— Elle nous manque tous, répondit Falman.
Il y eut un moment de silence, tandis que nous sortions dans la cour qui menait au réfectoire. Je fourrai les mains dans les poches en étant cueilli par un coup de vent froid. Nous étions mi-mars et le temps s'était radouci, mais il suffisait que le soleil disparaisse pour se sentir de nouveau glacé.
Tant de temps s'était écoulé, le printemps était imminent.
— Et donc, ça y est, Andy s'est fait retirer ses plâtres ? reprit Falman pour dissiper le silence gênant qui s'était installé.
— Oui ! répondit Hayles en s'animant un peu. Bon, ses os sont ressoudés, mais il a perdu tous ses muscles et un paquet de séances de rééducation l'attend. Lui qui était impatient de remonter sur scène, ce n'est pas encore pour tout de suite. Tu l'entendrais pester et râler !
— Il reprend du poil de la bête, c'est bon signe.
— Je suppose que oui. Pour quelqu'un qui a consacré sa vie à la danse et qui est professionnel, c'est dur d'avoir été immobilisé si longtemps… Je crois qu'il a peur que ça ne soit plus jamais comme avant.
— Il faudrait être con pour espérer que ça soit encore comme avant.
Les deux autres se retournèrent vers moi, surpris par mon ton.
— Havoc ?
— Quand est-ce qu'on en parle, hein ? Quand est-ce qu'on arrête de survoler le sujet et de détourner les yeux ? Elle est emprisonnée, putain, elle est enfermée à quelques centaines de mètres et nous, pendant ce temps, on se lève le matin, on va bosser bien sagement et on va bouffer au réfectoire en se plaignant que la chicorée, ça a un goût dégueu. Quand est-ce qu'on arrête de se demander d'un ton tranquille quelle est la prochaine catastrophe qui va nous tomber dessus, sans rien faire pour l'empêcher ? On est censés continuer combien de temps comme ça ?
— Havoc, tu sais bien qu'on ne peut rien faire, lâcha Falman, me fixant sérieusement de ses yeux plissés. Si on tentait quelque chose, on se ferait griller en moins de deux, ça ne l'aiderait pas et ça n'arrangerait rien à la situation. Il faut qu'on soit capable d'aider Mustang le moment venu.
— Aider Mustang ? Tu veux dire ce gars qui refuse de nous parler depuis des semaines et qui laisse son bras droit croupir en prison ?
— Moins fort, Havoc, souffla Hayles, visiblement mortifiée.
— Visiblement, il en a rien à foutre de l'aider, elle. J'ai le droit d'être en colère, non ? Et toi, Hayles, pourquoi tu te révoltes pas ? C'est ta copine, non ? Tu ne te dis pas qu'à un moment, il faudrait se bouger, je sais pas, tenter un truc ?
— Et quoi, Havoc ? Qu'est-ce que tu veux faire, concrètement ? lâcha Falman en haussant le ton, s'interposant légèrement entre moi et elle, comme pour la défendre. Dis-moi, tu as un plan ? Un plan réalisable, je veux dire ?
Je restai figé, la bouche grande ouverte, planté au milieu de la cour. Je savais qu'il touchait un point sensible : je ne savais absolument pas quoi faire, que ce soit pour sauver Hawkeye, pour retrouver Roxane ou pour combattre les Homonculus. J'étais sur la touche, inutile jusqu'à nouvel ordre.
— Mais moi je suis un couillon de soldat ! C'est pas moi qui fait les plans ! me rebiffai-je tout à coup. C'est toi ou Mustang qui avez des idées, pas moi !
— C'est un peu facile de nous demander l'impossible, tu crois pas ?
Falman avait avancé la mâchoire, me renvoyant à ma propre impuissance, et même si je savais qu'il avait sans doute raison, je bouillais d'autant plus intérieurement que cette pensée était insupportable. Je ne pouvais pas, juste, ne rien faire, éternellement. Je ne pouvais pas imaginer de rester encore dans cette situation, de penser à Hawkeye, enfermée.
— Je croyais que tu serais prêt à tenter l'impossible, justement ! C'est pas comme si on ne l'avait pas déjà fait, pour sauver Angie par exemple.
Je poussai un soupir dans lequel rejaillissait tout mon découragement. Je voulais me mettre en colère, mais ça ne servait à rien, cela ne changerait rien. Je voyais les yeux luisants de Hayes qui me faisaient sentir coupable alors que, bon sang, je ne faisais que rappeler la réalité de ce qui se passait.
— Je croyais qu'on était amis, tous. Je suppose que j'étais naïf.
Je leur tournai le dos et pris un autre chemin pour aller au réfectoire.
— Havoc, attends !
— Laisse, Hayles, il vaut mieux le laisser décolérer de son côté.
J'étais furieux, bien sûr, mais aussi déçu. Je m'étais disputé plus d'une fois avec Falman, nous étions trop différents pour ne jamais avoir d'accrochages. Mais ce n'était jamais grave, jusqu'à aujourd'hui. Je croyais que nous partagions des valeurs évidentes, mais je ne m'étais jamais senti aussi seul, au milieu de ces militaires sans cœur qui semblaient considérer des émotions qui me paraissaient pourtant normales comme une preuve d'immaturité.
Au milieu de ces gens à qui il suffisait une phrase du Généralissime ou de ses dirigeants pour que la réalité soit balayée une fois pour toutes.
Finalement, je ne les rejoignis pas pour manger, et restai avec mes collègues qui se plaignirent de notre supérieur et du repas. Des discussions futiles, mais au moins, je les connaissais trop peu pour attendre autre chose de leur part. Puis il fallait retourner au bureau, retourner travailler, surveillé par notre supérieur qui laissait toujours son bureau ouvert pour vérifier que nous n'avions pas l'audace de discuter. Mais à notre retour, la porte était fermée, signalant son absence.
— Le Colonel Mingus n'est pas là ?
— Il a une réunion en début d'après-midi, répondit Cage.
— Ah, enfin une bonne nouvelle, soufflai-je.
— Tu sais bien qu'il va nous allumer si on n'a pas assez avancé à son goût quand il reviendra.
— Il nous allumera de toute façon, rappela Fei en haussant les épaules d'un ton las.
Hanté par cette perspective, chacun se remit au travail. Fei profita de son absence pour s'asseoir en tailleur sur sa chaise et Klent sortit une thermos qu'il commença à siroter, attirant des regards intéressés.
— C'est du thé, rêvez pas trop, les gars.
Traiter les dossiers qui s'étaient accumulés pendant nos tours de garde était toujours aussi chiant, mais au moins je pouvais m'étirer ou pousser un soupir de temps à autre, et nous pouvions échanger quelques mots sans rouler le dos.
Puis la porte claqua, faisant trembler sa vitre, annonçant le retour du patron. Je me demandais un instant à quelle fréquence ils devaient la changer avec le traitement que lui réservait Mingus. Fei précipita ses pieds sous sa table avec un air pris en faute, tout le monde se redressa d'un coup et reprit son souffle en attendant de savoir ou la foudre allait tomber.
— Havoc !
— Oui Colonel ?
— Le Général Mustang vous a convoqué, aboya-t-il. Il a à redire sur votre traitement du dossier dans l'affaire Harfang.
— Ah bon ? lâchai-je en me faisant foudroyer du regard.
Je ne savais pas quoi répondre à ça et je savais que mon silence n'aurait pas été mieux accepté.
— « Ah bon » ? C'est tout ce que vous trouvez à dire quand on vous annonce que vous avez fait du mauvais travail ? Vous savez que vous n'êtes plus en arrêt depuis un moment ?
— Oui, Colonel.
— Allez le voir. Maintenant. Apparemment, il est pressé. Et j'ose espérer que vous apprendrez de vos erreurs pour ne pas faire le même genre de bourdes sous mon commandement.
— Bien Colonel.
— Il vous attend à l'entrée de la cour de Justice militaire. Rompez !
— Oui Colonel.
Il grommela tandis que je me levai à gestes rigides pour partir, balaya la pièce du regard et la traversa pour aller dans son bureau sans attaquer aucun de mes collègues. J'échangeai un coup d'œil à Cage et crus lire chez lui une sorte de reconnaissance à avoir servi de paratonnerre à l'équipe.
Je refermai la porte derrière moi pas fâché de fuir mon supérieur, même si c'était pour affronter les remontrances du précédent. Je parcourus le couloir à pas vif, un peu fébrile.
J'étais plutôt du genre cossard et j'étais le premier à admettre que je n'apportais pas un soin exemplaire à mes dossiers, mas je ne voyais vraiment pas ce que je pouvais avoir mal fait dans l'affaire au point qu'il me convoque… surtout alors qu'il m'évitait par ailleurs avec tellement de persévérance que j'avais renoncé à espérer discuter avec lui.
Avait-il quelque chose à me dire ?
Avait-il besoin de moi ?
Je sortis dans la cour avant d'hésiter, le temps de me souvenir où était le tribunal interne. J'y étais déjà allé une fois, quand l'enquête Harfang n'en était qu'à ses balbutiements et que l'on m'interrogeait pour retrouver qui était la taupe complice de l'attaque du passage Floriane. Ce n'était pas vraiment un bon souvenir.
Je respirais l'air à pleins poumons, profitant comme je pouvais de cette balade imprévue. Travailler avec Mingus donnait mal au crâne à force de serrer les dents, et pour un animal d'extérieur comme moi, je n'avais qu'une hâte : retourner faire mes tours de garde à la prison pour m'éloigner un peu des bureaux.
Je pensai à ça en traversant la cour, passai entre deux bâtiments qui la séparaient du complexe de tir, puis en obliquant à droite, vers le Tribunal de Justice Militaire.
L'entrée principale était ornée de colonnades et d'un fronton identique à ceux de la Justice civile, mais il s'étendait de part et d'autre de cette façade, barrant de biais le terrain qu'il occupait. Personne n'attendait devant, seule une employée sortait, emmitouflée dans son manteau beige. Je levai les yeux vers les marches et poussai un soupir, plus nerveux que je le pensais en les montant, puis en poussant l'abattant de bois massif.
Le hall était spacieux, les murs boisés et le carrelage dessinant une large rose des vents en nuances de marbre étaient d'un autre standing que les bâtiments où je travaillais ou logeais, et je me sentis d'autant plus intimidé que je ne savais pas où aller. Un homme à l'accueil me fit signe de m'approcher.
— Vous cherchez ?
— Roy Mustang. On m'a dit qu'il était à la cour militaire.
— Prenez ce couloir, ce sera la troisième porte sur votre gauche. Vous ne pourrez pas la louper.
— Merci.
— De rien, répondit le militaire, qui me regarda partir en donnant l'impression qu'il aurait bien prolongé la conversation.
Les lieux étaient peu animés par rapport à ce à quoi on pouvait s'attendre après les événements qui avaient secoué le QG. J'avais cru comprendre que c'était presque toujours le cas, hormis quand les séances de procès étaient données en public. Cela n'arrivait que rarement, et c'était à se demander pourquoi l'Armée avait construit un bâtiment si grand pour un usage presque confidentiel.
En avançant dans le couloir, je repérai vite la porte de la cour militaire, entourée d'un fronton en bas-relief, et une silhouette en uniforme parmi les autres me confirma que j'étais au bon endroit.
— Général, le saluai-je.
Il fit claquer le couvercle de sa montre qu'il était en train de regarder et la mit dans sa poche en se redressant.
— Vous m'avez demandé, ajoutai-je, constatant qu'il était aussi peu avenant qu'à l'ordinaire.
— Il faut que l'on parle de l'enquête Harfang.
— Le Colonel Mingus me l'a dit, oui, répondis-je nerveusement.
Je n'eus pas besoin de dire « qu'est-ce que j'ai fait ? », ma posture parlait pour moi.
— Avec le procès de Doyle, nous sommes en train de revoir tout le déroulement de l'enquête, et j'ai appris quelque chose d'intéressant en recontactant Fuery.
Son regard démentait son ton posé et je me recroquevillais d'autant plus que je ne savais honnêtement pas de quoi il pouvait parler.
— Vous avez montré les pièces à conviction de l'enquête à Roxane Penovac, une civile, n'est-ce pas ?
Je restais bouche bée.
Ce n'était pas protocolaire, pour sûr, mais je ne m'attendais vraiment pas à ce qu'on me reproche ça. Était-ce grave, franchement ? J'avais jusqu'à oublié ce moment, tant il m'avait paru anodin.
Puis en y réfléchissant, je me souvins que cette pièce à conviction, la boucle d'oreille, avait été le grain de sable qui avait déclenché un moment de chaos, en faisant comprendre à Edward que Harfang était toujours en liberté. À cause de cela, il avait disparu du Bigarré, était entré par effraction dans notre bureau avant de se jeter dans la gueule du loup en allant seul chez Sen Uang.
Bon, la situation avait été catastrophique ce jour-là, mais… au moins, ça nous avait permis de l'arrêter.
— Vous confirmez ? fit sèchement Mustang.
— Oui, Général.
— Et comment justifiez-vous ce manque de professionnalisme ?
— Je ne vois pas comment le justifier, Général. Et je dois avouer que je ne comprends pas trop la gravité de cet acte.
— Est-ce que vous vous moquez de moi ? Vous vous souvenez des conséquences de cet acte ?
— Je me souviens qu'on a arrêté Sen Uang et sauvé la vie d'Angie de justesse, Général.
Son regard s'assombrit encore
— Et vous avez donné des informations confidentielles sur l'enquête à une complice de terrorisme.
— Edward n'est pas un terr —
— Je parle des Snakes & Panthers, Lieutenant.
— Hein ?
Je restai comme deux ronds de flanc.
— Des évadés de la prison ont témoigné avoir vu mademoiselle Penovac fuir avec les instigateurs de l'attaque de la prison. Dois-je vous rappeler les conséquences de cette attaque et les morts occasionnés ?
— Non, Général, lâchai-je, mortifié.
Je ne savais pas, je n'aurais pas imaginé, et en même temps… comment aurait-elle pu s'enfuir et échapper a l'Armée autrement, quand la première action de celle-ci avait été de fouiller le Bigarré de fond en comble ?
— Je pense que les collusions de votre ex-fiancée avec des terroristes ne font plus de doute. Lui avez-vous transmis d'autres informations sensibles au sujet de votre enquête et du fonctionnement de l'Armée ? À propos du projet Manticore, par exemple ?
Je restai bouche bée quelques instants, essayant de comprendre, et me rebiffai tout à coup.
— Le projet Manticore, vous voulez dire les bombes qui se sont abattues à Lacosta parce que nous avons laissé son inventeur filer à l'étranger avec les plans ? Je ne lui en ai pas parlé, non.
Mustang poussa un soupir, mélange de dépit et de colère.
— Ne me mentez pas, Lieutenant.
— Et vous, arrêtez de vous foutre de moi, Général, lâchai-je tout à coup.
Il se figea, extrêmement tendu, et je profitai de son silence pour m'épancher un peu. Les portes s'ouvrirent, laissant passer une poignée de militaires qui sortaient de la pièce, leur dossier sous le bras. Quelques-uns nous jetèrent des coups d'œil, sans doute intrigués après après nous avoir vu nous fixer en chiens de faïence.
— Je ne sais pas comment Roxane et les autres ont appris pour Manticore, et je ne lui ai pas parlé des bombes. Mais si j'avais su quelle tournure allaient prendre les événements, je ne m'en serai pas privé. Elle était là, avec les autres personnes qui ont protégé la frontière au péril de leur vie. Peut-être que les Snake & Panters les ont aidés, j'en sais rien… Mais j'ai envie de dire « Et alors ? » Vous trouvez le moyen de m'engueuler pour ça, de la traiter de terroriste alors qu'elle a contribué à sauver la région Est ? C'est quoi, votre définition du terroriste au juste ?
— Les actes de violence et de domination commis pour renverser le pouvoir établi.
— Et vous alors, vous n'avez pas envie d'être un terroriste ? lâchai-je d'un ton provoquant. Vous n'avez pas eu de « collusion avec un terroriste » en ayant été aussi proche d'Angie, par hasard ?
Il plissa les yeux sans répondre, et je le sentis près d'exploser. J'avais conscience d'avoir tapé un point sensible, que le simple fait de mentionner ce nom plusieurs fois était traître de ma part. Mais je ne supportais plus que, au lieu de s'occuper d'Hawkeye, de nous parler, de protéger Edward et tous les secrets critiques qu'il portait avec lui, il se contente de chercher des coupables et de m'accabler d'erreurs que je n'avais même pas commises.
C'était lui qui avait fait une erreur en draguant Angie.
— Continuons cette discussion dehors, lâcha-t-il simplement après un coup d'œil à ceux qui nous entouraient et masquaient mal leur curiosité.
Son ton était posé, mais je sentis un frisson remonter le long de ma colonne vertébrale. Il se mit en marche, continuant le long du couloir, et je le suivis sans trop savoir pourquoi je continuais à lui obéir comme un chien bien dressé. Bientôt, il poussa la porte et je le suivis dans une de ces zones arborées qui évitaient au QG de Central de ressembler à une prison.
— C'est un coup bas de parler d'Angie, lâcha Mustang, retenant sa colère, avant se sortir une cigarette qu'il alluma à l'aide d'une allumette, la main tremblant légèrement.
— Je sais, admis-je. Mais c'est un coup bas de parler comme ça de Roxane. Vous savez bien que ce n'est pas une terroriste.
— Je n'ai pas menti en vous annonçant qu'elle était complice avec les Snake & Panthers. Vous devriez vous poser des questions sur vos choix de fréquentations.
— Et vous, vous devriez vous demander pourquoi Edward ne vous a pas dit la vérité dès le début.
J'avais lâché ces mots sans les peser vraiment, et je vis dans son regard que je lui avais porté un coup particulièrement dur.
— Vous tenez vraiment à ce que je vous frappe ? lâcha-t-il en même temps qu'une bouffée de cigarette.
— Si ça peut vous aider à vous ressaisir, ne vous en privez pas, Général.
— Vous pensez que j'ai besoin de me ressaisir ? demanda-t-il d'une voix plus basse, baissant les yeux vers la montre qu'il avait tirée de sa poche.
On entendait, un peu étouffé, les coups de feu de ceux qui s'entraînaient dans le champ de tir, la sonnerie qui annonçait les moments de pause, le vent dans les arbres autour de nous. Il semblait plus calme, et j'eus le sentiment que, maintenant que nous étions à l'écart et que personne ne nous écoutait, il pourrait davantage s'autoriser à être lui-même. Peut-être même qu'il accepterait de se livrer un peu plus. Ou qu'il me hurlerait dessus comme il avait hurlé sur Hayles lors de son hospitalisation. Elle l'avait très vaguement évoqué, refusant de me partager quoi que ce soit de leur discussion, mais je n'avais pas pu m'empêcher de me sentir jalouse d'elle, avec qui il avait accepté d'être sincère.
Mais peut-être que le moment s'y prêtait, qu'il allait enfin accepter ma loyauté avant qu'elle ne meure complètement. Comme la discussion promettait de durer un moment, je m'allumai une cigarette à mon tour, et cherchai mes mots.
— Je pense que vous avez été particulièrement ébranlé par les derniers événements, bien plus que nos collègues. Je pense que vous avez besoin d'en parler, parce que c'est pas une solution de nous snober et de snober ce que vous avez ressenti pour Angie, même s'il s'agissait en réalité d'Edward. Je comprendrais que vous ne sachiez plus quoi faire, mais —
— Je sais parfaitement ce que je fais, lâcha-t-il en refermant sa montre. C'est vous qui ne savez pas quoi faire.
Je grimaçai, piqué de savoir qu'il n'avait pas tort. Son ton était devenu très calme, comme détaché de la discussion… mais au moins, il parlait. Je savais que j'avais mérité cette réponse, et savais aussi que, pour échanger avec lui, je n'avais plus que deux alternatives : silence rageur ou cynisme cinglant.
Il faudrait faire avec. Je pouvais bien admettre qu'il avait raison, si cela permettait d'ouvrir le dialogue.
— C'est vrai, je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas quoi faire de la disparition d'Edward, de la cavale de Roxane, de la mort de mon meilleur ami, de la dissolution de notre équipe… Je ne sais pas quoi faire de la manière dont vous me traitez, de l'idée insupportable que Hawkeye soit enfermée ici et de devoir continuer notre job comme si de rien n'était, après tout ce qu'elle m'a appris sur nos ennemis. Je ne comprends pas comment vous pouvez oser ne rien faire pour sauver votre bras droit.
— Hawkeye est exactement là où elle devrait l'être.
Il avait dit ça d'un ton froid, et en levant les yeux vers lui, je me sentis inexplicablement glacé par son regard, encore plus impénétrable que le jour ou il avait tiré de sang-froid sur Kimblee, laissant l'otage faire une chute de deux étages, quitte à ce qu'il finisse avec de multiples fractures et la hanche démise. Il avait atteint son objectif, peu importaient les conséquences.
Il me quitta des yeux pour écraser son mégot, puis mit ses mains dans ses poches, tournant la tête vers le bâtiment dont nous étions sortis quelques minutes auparavant.
Et moi, je tentai de reprendre mon souffle, écrasé par son expression détachée, mécanique. Meurtrière. La rancœur et la rage avaient disparu, comme s'il était devenu une machine, et je réalisai que c'était le regard qu'il avait à l'époque ou je l'avais rencontré.
Quand nous étions sur le front d'Ishal, et qu'il anéantissait les vies civiles par centaines, jour après jour, explosion après explosion.
Je me sentis envahi par la prise de conscience que j'avais face à moi un monstre.
Puis je pris tout à coup conscience du remue-ménage qu'il y avait derrière moi. Les coups de feu que je venais d'entendre étaient trop proches pour venir du champ de tir et ils étaient accompagnés de cris. La porte du bâtiment venait de claquer.
— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je, tout à coup inquiet.
Je mis la main à mon holster, prêt à dégainer en entendant un bruit venir de la haie, puis m'immobilisai en découvrant qui en était à l'origine.
Une femme venait d'apparaître devant nous, échevelée, débraillée. Je restai bouche bée, stupéfait par cette apparition tout à fait improbable, avec ses pieds nus, sa chemise d'uniforme déboutonnée, ses mains menottées braquant une paire de revolvers sur nous. Ses cheveux blonds et ébouriffés cascadaient sur ses épaules, sa poitrine se soulevait et s'abaissait à un rythme trop rapide, et même si j'avais très souvent pensé à elle depuis des semaines, il me fallut quelques secondes pour mon ancienne supérieure chez cette femme empreinte de sauvagerie.
Pourtant, aucun doute n'était possible.
— Hawkeye ? bredouillai-je.
Elle s'était évadée, comment, je n'en savais rien. Pourquoi sa chemise était ouverte, je préférais ne pas y penser. Ce que je devais faire face à mon ancienne supérieure échappée, en train de nous tenir en joue, moi et Mustang, je n'en avais pas la moindre foutue idée.
Enfin, si j'avais été seul, j'aurais sans doute levé les mains et lui aurai fait signe de partir du bout de mon menton, avant de chercher à l'aider par tous les moyens, en commençant par donner de fausses indications pour l'aider à s'échapper. Mais Mustang, que comptait-il faire ?
Je me tournai vers lui pour savoir comment agir et me pétrifiait en découvrant qu'il menaçait lui aussi Hawkeye de son arme.
QUOI?!
— Par ici ! hurla une voix dans notre direction.
Je regardai mes deux anciens supérieurs, dépassés par l'urgence et la gravité de la situation. Qu'est-ce que j'étais censé faire, là ? Comment les arrêter ? À leur expression, je compris qu'aucun des deux ne baisserait son arme. Hawkeye allait de nouveau être emprisonnée, et surveillée encore plus étroitement sans doute.
Comment Mustang pouvait-il faire ça ? C'était insensé. Il devait avoir un plan, n'est-ce pas ? Il y avait forcément une raison pour qu'il ne la laisse pas passer, non ?
Je m'accrochai à cette croyance jusqu'au bout, jusqu'à ce que la blonde se remette à avancer vers lui.
Mais il tira et le temps ralentit. Le bruit du coup de feu me déchira l'esprit tandis que je vis, incrédule, la tête d'Hawkeye rejetée en arrière par l'impact, puis tout son corps s'effondrer dans les branches basses de la haie.
Il avait tiré dessus. En pleine tête. Sous mes yeux.
Il avait tué Hawkeye.
Je restai là, foudroyé, le souffle coupé, tandis qu'il baissait son arme et se tournait vers les militaires qui venaient de nous rejoindre et qui découvraient la scène.
— Appelez le Docteur Knox. Il aura du travail.
Cette phrase horrible, posée d'un ton posé, inhumain, acheva de me faire basculer.
Je n'eus plus un regard pour les autres soldats atterrés, je n'entendis plus les autres crier, trop pris par un grondement de fureur pure qui naissait du plus profond de mes entrailles et se mua en un cri inarticulé alors que je me jetai sur Mustang pour l'empoigner par le col.
— ENFOIRÉ !
Je lui jetai un coup de poing de toute la force de ma fureur et de mon désespoir, et il tituba. Un autre, puis un troisième. Il ne résista même pas, me regardant droit dans les yeux, provoquant à en vomir alors que je continuai à faire pleuvoir mes coups.
Comment avait-il pu ? Comment avait-il pu faire ça ?
Mon monde se déchirait à cette pensée, il ne me restait plus rien.
Edward avait perdu, j'avais perdu, Mustang était perdu. Il ne restait plus rien à sauver s'il était prêt à tirer à la tuer de sang-froid.
Quand Mustang était-il devenu un tel monstre ?
Comment avais-je pu le laisser devenir un monstre ?
Comment avais-je pu le laisser faire ?
Pourquoi je ne l'avais pas arrêté quand il était encore temps ?
Je le frappai en hurlant des insultes que je n'entendais même pas, enivrée de rage, les yeux brouillés par les larmes, la gorge nouée et les entrailles retournées par le désespoir. Je n'avais rien pu faire, je n'avais rien su faire, et il était trop tard.
J'aurais voulu croire que j'avais rêvé, qu'il y avait un truc, mais le corps étendu de ma collège et amie était là, sa tête disparaissant dans les branchages, les revolvers tombant de ses mains, le soutien-gorge apparent. Ce détail me donnait envie de hurler encore plus, parce qu'elle ne méritait pas ça. Elle ne méritait pas de se retrouver à moitié nue à la vue de tous, abattue comme un vulgaire gibier.
— SALOPARD ! FILS DE PUTE ! COMMENT T'AS PU FAIRE ÇA !? hurlai-je, empoignant Mustang par le col, par le cou, juste avant que des militaires m'arrachent à lui et me maîtrisent tant bien que mal. T'AVAIS PAS LE DROIT PUTAIN !
— Elle était armée, rappela l'un des soldats qui me maîtrisaient. Elle a ouvert le feu sur une dizaine de personnes au bas mot.
— IL L'A TIRE EN PLEINE TÊTE ! ON DÉSARME PAS EN TIRANT DESSUS LA TÊTE ! IL L'A VOULU !
Je sentis qu'on me mettait les menottes et perdis pied. Je n'arrivais plus à parler correctement, trop sous le choc de ce qui venait d'arriver. Je n'arrivais pas à y croire, je n'arrivais pas à penser, je n'étais même pas heureux de voir Mustang se tenir le nez, la main couverte de sang, la lèvre fendue, l'œil fermé. Il allait sans doute avoir un sacré coquart, mais la vengeance ne changeait rien.
Hawkeye était morte.
Je n'avais pas eu besoin de regarder dans sa direction pour le savoir. La balle l'avait frappée en plein front, je l'avais vue tomber en arrière sous le choc. Je ne voulais pas voir le résultat, j'avais vu assez de cadavres pour l'imaginer. Mon corps tout entier était parcouru de spasmes et je m'effondrai, tombant à genoux, le souffle court, trop horrifié par la situation pour être capable de penser aux conséquences de mes actes. Les militaires qui m'avaient maîtrisé me tenaient par les épaules, tandis que la silhouette d'un homme que je connaissais de nom s'affairait autour d'elle, prenant des photos et la recouvrant d'un drap blanc qui l'arracha un peu plus au monde.
— Vous ne l'avez pas loupé, Général. Vous ne pouviez pas viser la jambe, comme tout le monde ?
— Ça ne l'aurait pas arrêtée. Vous la connaissiez.
L'homme retira ses lunettes pour se pincer l'arête du nez et les remit ensuite avec une expression de colère lasse.
— Une machine de guerre, hein ? Vous êtes peut-être haut gradé, mais vous avez un pet au casque. On ne tire pas sur les gens comme ça, même des évadés.
— Ça, ce sera à la cour d'en décider, répondit Mustang d'un ton lointain.
Comment pouvaient-ils parler comme ça ? Après ce qui s'était passé ?
Hawkeye était morte.
Je refusais de le croire, je refusais en bloc que cette situation soit réelle. Elle n'avait pas survécu au Bigarré pour que ça se finisse comme ça. Je n'avais pas perdu mon meilleur ami pour qu'une personne presque aussi proche se fasse assassiner sous mes yeux un mois et demi après. Ce n'était pas possible.
Il y avait un truc. Il devait y avoir un truc.
J'allais me réveiller.
Oui, c'était ça. C'était un cauchemar.
Je m'en persuadai et perdis pied avec le réel, le laissant s'échapper, voyant le barbu ordonner la levée du corps. Il fut posé sur un brancard, laissant derrière lui un vide déchirant. Au pied des arbustes qui formaient la haie, une mare rouge sombre restait, dont l'image se grava dans ma mémoire. Le brancard s'éloigna, je le regardai partir, hébété, mon regard passant sur Mustang qui tendait son pistolet à un soldat, levant les mains comme pour se rendre.
On m'avait menotté parce que je lui avais porté des coups, la moindre des choses était de le désarmer, lui. Voir quelqu'un lui tendre un mouchoir pour éponger son visage ensanglanté était insultant. Pourquoi n'était-il pas menotté aussi ? Il était plus dangereux que moi, il venait de le prouver.
Il dut sentir le regard brûlant de haine avec lequel je le fixais pendant qu'il enfouissait le nez dans le tissu qui se teintait de rouge à vue d'œil, car il se retourna vers moi avec une expression que ne compris pas.
Je ne voyais plus que ses yeux, mais je n'y trouvais plus cet éclat froid et métallique, comme si, tout à coup, la machine était redevenue humaine. Plus de rage contenue, plus de cynisme, mais une espèce de tristesse.
Ça ne ressemblait pas à une expression de douleur, de deuil ou de regret.
Non, ce que j'entrevoyais, là, quand il baissait les yeux vers moi, c'était une sorte de pitié.
Puis l'on me tira par le col pour me forcer à me relever, et je dus partir.
Je passai le reste de la journée en état de choc, errant de couloir en salle au gré de ce que m'imposaient mes gardiens. Ceux-ci avaient fini par retirer mes menottes en voyant que j'étais devenu très calme et que je me contentais de fixer le mur en face de moi, plongé dans une incrédulité désespérée.
Plus tard dans la journée, on m'avait convoqué une première fois pour confirmer l'identité de Hawkeye. Je ne comprenais pas cette insistance alors qu'elle avait été tuée sous mes yeux et je me serais bien passé de devoir faire face à ce corps blême, ce front déchiré par une balle. Son visage de cire semblait étranger, et même si ce n'était pas le premier cadavre que je voyais, c'était peut-être celui qui me choquait le plus de ma vie. Tout cela était irréel, la discussion, le coup de feu, le regard de Mustang, et le comportement général des militaires qui m'entouraient et me traitaient comme un fauteur de troubles à surveiller.
J'avais cherché une excuse, une explication à cette situation qui n'en avait pas. Comment le Général avait-il pu lui tirer dessus ? Comment avait-il pu la trahir, me trahir moi aussi ?
Je lui avais accordé ma confiance, mon soutien inconditionnel et ma force, même s'il n'en voulait plus depuis des semaines, et elle l'avait fait davantage encore. Elle lui avait donné des années entières de sa vie à œuvrer dans l'ombre, à le protéger et à travailler pour lui…
Tout ça pour ça.
Hawkeye était morte.
Et moi, je ne savais plus quoi faire. J'avais espéré qu'il me désignerait nos ennemis et que je pourrais le suivre, mais jamais je n'aurais imaginé qu'il devienne cet ennemi. Alors je cherchais une explication, je me demandais s'il n'y avait pas un truc derrière tout ça, quelque chose que je n'avais pas compris, en bon lourdaud que j'étais.
Jusqu'à ce que je fasse face à la réalité brutale du corps de ma collègue.
À quoi bon chercher un sens au comportement de Mustang ? Cela ne la ramènerait pas. Il y avait des choses irréversibles, et cela en faisait partie. Je le savais, pourtant je fouillai quand même des yeux les lieux, étudiant la salle adjacente à la morgue et les autres personnes présentes pour trouver un signe, quelque chose qui donnerait du sens à la situation… mais à part le regard du médecin légiste, un certain Docteur Knox qui fumait sa cigarette d'une main tremblante, il n'y avait que cette silhouette allongée sous un drap blanc. Je voulais que ça soit un cauchemar ou une mauvaise blague, mais le corps inanimé aux cheveux blonds qui se trouvait là ne mentait pas. Même si mes tripes refusaient qu'il s'agisse réellement d'elle, ces cheveux blonds et ce profil sans substance étaient les siens, et je dus énoncer à voix haute que c'était bien elle.
— Oui, il s'agit bien de Riza Hawkeye.
Ces mots m'avaient déchiré, rendant tout ça plus concret et me donnant l'impression que c'était moi qui l'avais tuée en les prononçant.
Puis le docteur replia le drap sur son visage, son front disloqué, et l'un des militaires m'attira vers la sortie en me tenant par l'épaule, m'arrachant à cette horreur. Je me retrouvai dans le couloir, ou son collègue nous rejoignit en m'annonçant.
— Vous êtes convoqué au Tribunal Judiciaire ce soir.
— Ce soir ?
Je sentis mes entrailles se soulever à l'idée de devoir retourner là-bas, mais aussi en réalisant que l'on me considérait comme coupable de quelque chose. Je me souvins mollement que j'avais bourré mon ancien supérieur de coups de poing et regrettai simplement de ne pas en avoir donné davantage.
L'idée que je sois convoqué pour cette raison et que personne ne semble relever le geste de Mustang me parut lunaire, et ce fut pourtant ce qui se passa lors de l'entrevue organisée à la hâte. J'y retrouvais le Général, son visage de bellâtre entaché par un nez bleui et un début d'œil au beurre noir, les militaires témoins de la scène, un secrétaire tenant sous le coude un dossier à la couverture verte et une commission de hauts gradés, parmi lesquels je reconnus avec un certain malaise le Colonel Mingus, qui me toisa d'un œil noir.
En voilà déjà un qui ne va pas parler en ma faveur.
Présidant à la séance, la secrétaire du Généralissime, Juliet Douglas. Je ne me souvenais plus exactement ce que Hawkeye m'avait dit à son sujet, elle était restée évasive… mais je savais qu'on pouvait la compter parmi nos ennemis.
Ou du moins, mes ennemis.
Pourtant, c'était avec une certaine douceur qu'elle ouvrit la séance, dont le but était de reconstituer le fil des événements, qui commença par la lecture des comptes-rendus des absents. C'était d'abord le Général Knight, hospitalisé après avoir pris de nombreux coups de la part d'Hawkeye avant qu'elle ne s'évade de sa cellule, et dont on égrenait les blessures. Je me remémorai l'arrivée de mon ancienne supérieure, échevelée, à moitié nue, et même si je n'étais pas très malin, je devinais ce qui s'était passé dans cette cellule. Pourtant, personne ne souleva ce point, ces signes d'une probable agression sexuelle de sa part. Personne ne semblait envisager que si elle l'avait frappé, c'était peut-être par légitime défense.
De mon côté, mon esprit tournait à toute vitesse. Je regardais les jurés qui écoutaient maintenant le compte-rendu des blessures des soldats qui avaient gardé la porte ou tenté de lui bloquer le passage. Des coups, des balles tirées dans les jambes, dans l'épaule… je me renfonçais dans mon siège, l'œil mauvais. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'elle tirait sur des gens. Quand nous avions attaqué la demeure de Sen Uang pour sauver Edward, nous avions abattu des ennemis par dizaines, et personne n'avait crié au crime. Cette fois-ci, elle n'avait tué personne, et pourtant, on la traitait comme une criminelle, alors qu'elle ne pouvait même plus se défendre.
Parce que c'était des militaires, sans doute.
Parce qu'elle s'était rebellée contre King Bradley, en défendant Edward et en le dissimulant.
Je repensai à ces choses que l'on m'avait cachées, à Edward qui avait été hospitalisé peu avant notre arrivée à Central-city, à Hugues qui était mort dans des circonstances mystérieuses. Je repensais à Hawkeye qui m'avait mise dans la confidence, peu de temps avant l'attaque du Bigarré, avouant à demi-mot le complot de Bradley et l'existence d'ennemis « pas tout à fait humains ». Des ennemis qui guérissaient de toutes les blessures pouvaient se relever d'entre les morts et, pour l'un d'eux, changer d'apparence.
Des ennemis qui avaient attaqués Al et Winry la nuit ou ils avaient été portés disparus.
Elle m'avait mis en garde, me disant que même si le sujet était sensible et qu'elle ne pouvait pas tout me dire, elle ne voulait pas que je sois pris au dépourvu s'ils m'attaquaient.
Je n'y aurais jamais cru, si ça n'avait pas été elle qui en avait parlé et si je n'avais pas entendu les échos d'une attaque à Dublith, ou des militaires avaient prétendu voir un ennemi immortel.
Elle avait été très vague ce jour-là, mais maintenant je savais qu'elle ne m'en dirait rien de plus.
Je savais aussi que Mustang ne m'en apprendrait pas davantage, lui qui l'avait tuée.
À moins que ça soit cet ennemi qui ait pris sa place et l'ai tué, que ce geste soit une macabre mise en scène de leur part ?
Oui, ça doit être ça. Mustang n'aurait jamais tiré sur elle, il ne l'aurait jamais tué comme il l'a fait là. Il ne l'aurait jamais trahi comme ça.
Ils ont fait ça pour le faire haïr, l'exclure. Mais ce n'est pas réellement Mustang qui a tiré.
Ça doit être ça.
J'essayais de m'en persuader, mais je sentais bien que quelque chose clochait dans cette hypothèse.
Je coulai un regard torve au Général, assis à l'un des bureaux de comparution, et le vis effleurer son nez gonflé en grimaçant légèrement. Cela ne ressemblait pas à un ennemi qui guérissait de toutes les blessures.
Et puis, plus je me remémorais son regard, plus je repassais en boucle notre discussion juste avant, plus je doutais que ces mots, ces expressions, aient pu être ceux de quelqu'un qui l'imiterait. Il aurait fallu vraiment bien le connaître pour ça. Pourtant, je m'y raccrochai encore un peu, pour ne pas sombrer sans doute.
— Lieutenant Havoc ?
Je sursautai, tiré de mes questionnements par Juliet Douglas qui me fit signe de me lever, et réalisai que je n'avais rien suivi des échanges précédents.
— Nous aimerions entendre votre version des faits.
Je regardai autour de moi, un peu ahuri de voir toutes les personnes présentes autour concentrer leur attention sur moi. Je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil à Mustang, qui, comme les autres, attendait que je prenne la parole.
— Quand le Colonel Mingus est revenu de sa réunion, il m'a annoncé que le Général Mustang m'avait convoqué de manière immédiate à propos de l'affaire Harfang. Je me suis donc dépêché de le rejoindre devant la cour de Justice militaire en suivant les instructions de mon supérieur.
— Savez-vous pourquoi il vous a donné rendez-vous à cet endroit précis ? demanda Juliet Douglas.
— Je n'en sais rien… votre Honneur, ajoutai-je en me rappelant que les autres l'appelaient ainsi depuis le début de ce procès improvisé. Je me contente d'obéir aux ordres, vous savez.
— Continuez.
— Je l'ai donc rejoint devant la porte de la cour de justice et il m'a parlé de mon ex-fiancée, Roxane Penovac, et d'un impair que j'ai commis.
— Quel impair ?
— J'ai… Je lui ai montré des éléments d'enquête sur le dossier Harfang, avouai-je avec un soupir, sachant que cela ne ferait sans doute pas bonne impression.
— Vous avez montré des éléments d'une enquête confidentielle à une civile ? fit Douglas en haussant un sourcil.
— Il s'agissait des effets personnels que portait son amie Angie lors de son enlèvement, me défendis-je.
— Vous voulez dire Edward Elric ?
Je restai figé quelques instants, la bouche ouverte, puis hochai la tête. Oui, le secret était éventé depuis longtemps, mais j'avais tellement pris l'habitude de dissimuler son identité que j'avais encore du mal à l'admettre. J'espérais que cela passait simplement comme un reste d'incrédulité de ma part.
— À ma décharge, il n'y avait aucun élément classé confidentiel, rien qu'elle n'aurait pas pu entendre de la bouche de son amie.
Si l'on exceptait la boucle d'oreille qui avait mis la puce à l'oreille d'Edward et l'avait poussé à confronter Sen Uang. En réalité, si je n'avais pas fait ça, l'enquête serait peut-être encore en cours aujourd'hui… mais ça, je préférais me garder de le dire, puisque l'équipe avait empilé les mensonges à propos de cette journée pour couvrir la véritable identité d'Angie.
— Comment s'est déroulée cette discussion ?
— Pas très bien, votre honneur, répondis-je en toute honnêteté. Mon ex-fiancée est un sujet sensible, comme vous pouvez l'imaginer, et je me suis senti piqué à vif par les propos du Général, qui m'a annoncé qu'elle avait des collusions avec les Snake and Panthers.
— Vous semblez avoir un certain talent pour être mal entouré, Lieutenant Havoc, commenta la secrétaire du Généralissime avec un ton très calme qui ne retirait rien aux insinuations.
Roxane était un sujet sensible et je m'affichai comme étant trahi par elle et Angie, mais en mon for intérieur, elle avait toujours tout mon amour et toute ma confiance. En revanche, l'implication de mon défunt frère dans le front de l'Est n'était plus un secret pour personne dans l'Armée et j'étais loin d'en être fier. Aussi, cette simple petite phrase me fit l'effet d'un taquet derrière la tête, me rappelant que pour eux, il suffisait parfois de connaître un terroriste pour être considéré comme l'un d'eux.
C'était ce qui avait failli m'arriver après l'attaque du passage Floriane, et qui était peut-être en train de se dérouler de nouveau.
C'était ce qui était arrivé à Hawkeye.
Glacé, je réalisai qu'alors que j'espérais que Mustang rende des comptes lors de cette convocation, c'était moi le principal accusé.
— J'ignorais tout de la situation, votre Honneur. Et si avoir des connaissances aux actions discutables est le sujet d'aujourd'hui, peut-être devrions-nous revenir sur la relation qu'avait le Général Mustang avec Riza Hawkeye et Bérangère Ladeuil, dont il était dans les deux cas bien plus proche que moi ?
— Lieutenant Havoc !
Il y eut une vague de murmures. Je vis Mustang rouler des yeux scandalisés et éprouvai une satisfaction morbide à l'idée de le décontenancer au moins un peu. Pendant des semaines, j'avais accepté ses sautes d'humeur et son rejet permanent, mettant son comportement sur le compte du drame que nous avions traversé et de son histoire avec Angie. J'avais fait de mon mieux pour le soutenir malgré tout, si blessant qu'il ait pu être, mais aujourd'hui, je ne lui pardonnai plus rien et je n'avais plus de scrupule à taper pour faire mal.
Peut-être que lui aussi se mettrait en colère et me frapperait à son tour ?
Si c'était le cas, je n'allais pas me priver de répondre.
— Ce n'est pas le sujet de cette entrevue et vous le savez. Mais merci pour vos propos qui donnent un bon aperçu de ce à quoi devait ressembler votre discussion. Revenez aux faits, je vous prie.
— Comme notre échange était plutôt tendu, nous avons continué notre discussion dehors, à la demande du Général. La conversation tournait autour de la véritable identité d'Angie et de la trahison que cela représentait pour nous. J'ai ensuite évoqué le sujet de l'emprisonnement de Hawkeye, qui me paraissait disproportionné, surtout après les blessures qu'elle a subies.
— Vous avez pu constater qu'elle n'avait pas particulièrement de séquelles, il me semble.
— Je n'en avais aucune preuve à ce moment-là, votre Honneur. J'ai demandé au Général s'il avait l'intention de faire quelque chose pour aider celle qui a été son bras droit pendant des années, et il a répondu…
Je sentis ma gorge se nouer en voyant son regard mécanique, en revoyant la scène, sentant ma gorge et ma poitrine se refermer, comme pour m'empêcher de sortir une vérité que je ne supportais pas.
— … il a répondu qu'elle était exactement là où elle devrait être.
Il y eut un long silence qui laissa le temps à tous de digérer l'information. Puis je serrai mes mains ensemble pour les empêcher de trembler et repris.
— Ensuite, nous avons entendu du remue-ménage, des cris et des coups de feu. Le Colonel Haweye a déboulé entre deux buissons, armée, sa chemise détachée. Et le Général l'a mise en joue… elle s'est arrêtée quelques secondes, puis s'est remise à avancer, et c'est là qu'il… lui a tiré dessus.
— Tenait-elle le Général en joue à ce moment-là ?
— … oui, dus-je répondre à contrecœur. Mais c'était par réflexe, avant même de nous reconnaître.
— Vous étiez donc, l'un et l'autre, en situation de danger immédiat.
Je restai figé, comprenant où elle voulait en venir.
— Elle n'a pas tiré. Si elle avait voulu nous tuer, nous ne serions pas là pour en parler, ni l'un ni l'autre.
— Vous semblez bien sûr de vous… pourtant, elle a caché des informations cruciales à l'Armée, et sa tentative d'évasion n'a pas joué en sa faveur. Tout porte à croire qu'elle était complice d'Edward Elric et qu'elle avait des plans allant contre l'Armée.
— Ce n'était pas toujours une supérieure facile, mais je n'ai jamais eu de doute quand à sa loyauté, répondis-je en regardant la femme aux cheveux châtains droit dans les yeux.
Intérieurement, j'entendais Falman paniquer et me dire de faire profil bas, Breda me rappeler qu'il n'était jamais bon de ruer dans les brancards quand on était au centre de l'attention et qu'en continuant ainsi, je risquais d'être perçu comme une menace pour l'Armée elle-même.
J'étais en train de creuser ma propre tombe, et même si j'étais trop désespéré pour m'en préoccuper, cette pensée me rappela une dure réalité.
Si Breda et Hawkeye étaient morts, si Fuery était mutilé et que Mustang nous avaient trahis… il ne restait plus que moi.
Il ne restait plus que moi pour lutter contre les Homonculus aux côtés des frères Elrics et de Roxane.
Je ne pouvais pas compter sur Falman. Il était intelligent, mais ce n'était pas un combattant, encore moins un meneur. Jamais il ne prendrait l'initiative de se dresser contre le complot seul.
S'il ne restait plus que moi… il fallait que je réchappe à cette histoire.
Autrement dit, que je fasse profil bas.
— Vous pensiez bien la connaître, fit la secrétaire générale avec un ton d'une grande douceur, celle qu'aurait pu avoir une mère voulant raisonner son enfant. Parfois, les personnes les plus proches peuvent nous décevoir.
— … Vous avez raison. Je pensais bien connaître mes supérieurs… mais j'ai sans doute eu tort.
J'avais ajouté ces derniers mots en jetant un dernier coup d'œil au Général, croisant son regard charbonneux, insondable. J'avais cherché un but et un soutien chez lui ces dernières semaines, je n'avais trouvé ni l'un ni l'autre.
J'étais seul.
— Admettez-vous avoir insulté et frappé le Général Mustang à plusieurs reprises suite à son geste ?
— Oui.
Cela ne servait à rien de le nier, tout le monde en avait été témoin. Je l'avais frappé, et si l'occasion s'était présentée de nouveau, sans doute que j'aurais recommencé. Mais dire cela n'allait pas arranger mon cas. Que devais-je faire pour faire profil bas ? M'écraser ? Me faire passer pour plus idiot que je ne l'étais ? Ce genre de questions stratégiques n'étaient pas pour moi… pourtant il fallait que je trouve une réponse.
— Que souhaitez-vous dire pour votre défense ?
Elle était jolie, avec une voie douce de mère de famille, et pourtant il y avait quelque chose d'inflexible chez elle. Il fallait bien ça pour que sa nomination comme secrétaire du Généralissime paraisse un tant soit peu crédible.
— Votre Honneur, pour être honnête, je suis dépassé par la situation. On pense pouvoir faire confiance à quelqu'un, partager ses valeurs… et puis on apprend que ces personnes en qui on croyait ne sont pas celles qu'on pensait être. Cela m'est arrivé plus d'une fois ces derniers temps, au point que je ne sache plus vers qui me tourner. Peut-être que nous étions effectivement en situation de légitime défense, même si je suis convaincu du contraire. Peut-être que je me trompe en pensant sincèrement que la mort du Colonel Hawkeye était évitable. Mais ce dont je suis sûr, personne n'a envie de vivre la situation que j'ai vécue aujourd'hui.
Mes mains tremblaient, je me sentais à la fois en colère et effrayé, entre mensonge et vérité. J'étais face à mon ennemi, et s'il avait fallu un certain temps pour comprendre que cette simple convocation me mettait en danger, j'en avais maintenant bien conscience. Juliet Douglas était presque à la tête de l'Armée, ce qui voulait dire qu'elle avait presque tous les pouvoirs.
— Merci pour votre honnêteté, Lieutenant Havoc. Je comprends que vous traversiez une période difficile, et cela sera pris en compte au moment de statuer sur une sanction appropriée pour votre outrage à supérieur. Général Mustang, veuillez vous lever.
Je me sentais épuisé, vidé de toute substance, esseulé comme jamais. J'aurais voulu voir Hayles pour partager ma peine et ma colère avec quelqu'un qui me comprendrait, mais hormis les témoins liés à l'affaire et les jurés, personne n'avait au l'autorisation d'assister à cette séance.
Si j'avais été à fleur de peau, Mustang, lui, fit preuve d'une grande neutralité en déroulant le fil des événements. Il avait continué à travailler sur la clôture de l'enquête Harfang, notamment pour le procès de Doyle, dont les chefs d'accusation avaient été augmentés suite à l'attaque d'Aerugo à la frontière de Lacosta. Il m'avait convoqué en urgence entre deux séances, me faisant venir faute de temps pour arranger un rendez-vous dans des conditions plus adaptées. Quand Hawkeye était arrivée, elle nous tenait tous deux en joue. Elle s'était montrée menaçante et avait tenté d'avancer, et sachant qu'elle était acculée, Mustang en était arrivé à la conclusion qu'elle était particulièrement dangereuse et avait tiré pour nous protéger tous les deux.
Quand il présentait les choses ainsi, cela semblait presque être logique, acceptable. Mais moi qui étais là, moi qui les connaissais tous les deux, je savais que ce son geste était un crime pur et simple.
— Le Lieutenant Havoc a fait une remarque légitime : vous auriez pu viser ailleurs qu'à la tête pour la neutraliser sans la tuer… les informations qu'elle possédait ne pourront jamais être connues.
— C'est vrai, admit l'homme, ses yeux noirs perdus au milieu de ses cheveux trop longs. J'aurais pu chercher à la désarmer, mais je connaissais sa rapidité et son habileté au tir et je courais davantage le risque qu'elle tire en premier si je réajustais ma cible.
Le jury hocha la tête, comme si l'argument avait son poids, et j'avais envie de hurler en voyant que les autres semblaient accepter son geste, pardonner l'impardonnable.
Faire profil bas.
De toute façon, je le savais : il était trop tard. Je pouvais bien péter un scandale à la cour martiale, je ne gagnerai rien d'autre qu'une punition plus lourde. Ça ne ramènerait pas Hawkeye, ça ne restaurerait pas son honneur, puisque personne ici ne semblait envisager qu'elle avait eu de bonnes raisons d'agir ainsi, alors que les signes étaient évidents.
Mustang l'avait déjà dit par le passé, il ne fallait pas faire confiance à l'Armée… mais j'avais totalement sous-estimé la violence de ce que cela signifiait… et surtout, je n'avais pas imaginé une seconde que ce serait lui qui m'en apporterait la preuve.
Quelqu'un toqua à la porte de ma chambre et je sursautai, tiré de mes tristes pensées.
— C'est qui ? fis-je avec une pointe de méfiance.
— C'est Cage !
— … entre.
Mon collègue entra d'un pas hésitant dans cette pièce trop petite, et s'arrêta au bout de deux pas en me voyant vautré sur le lit en train de fixer le plafond en caleçon, bien qu'il soit midi passé.
— J'ai appris pour ta suspension, alors je venais voir comment tu allais.
— Mal.
— Je vois ça.
L'homme s'avança après un instant de flottement, puis s'assit sur le rebord du lit, appuyant ses coudes sur ses genoux.
— Tu t'en tires pas si mal… quinze jours de suspension pour avoir tabassé un Général, c'est pas trop cher payé.
— Tu parles ! répondis-je en plaquant mon bras sur mes yeux. Celui qui s'en tire bien, c'est Mustang. Il n'a même pas été inquiété alors qu'il a tiré sur elle en pleine tête. Dans quel monde on vit ?
— Dans un monde où ce sont qui ont le plus de pouvoir qui décident des règles, je suppose, fit Cage d'un ton désabusé.
La pièce resta un instant silencieuse.
— Je comprends que tu aies les boules. C'est horrible, ce qui s'est passé, et l'idée que ton ancien supérieur ait pu faire ça à ta collègue… ça fait froid dans le dos.
— … ça veut dire qu'il aurait pu agir comme ça avec n'importe lequel d'entre nous, répondis-je d'une voix creuse.
C'était peut-être ça, le plus terrifiant dans l'histoire. Cette idée que s'il était prêt à sacrifier Hawkeye sur un coup de tête, cela signifiait qu'il aurait tout à fait pu faire la même chose avec moi. Il était prêt à tuer n'importe qui.
Peut-être même Edward ?
Cette idée m'amena un frisson. Je n'aurais jamais cru penser ça un jour, mais aujourd'hui, j'avais plus peur que jamais du moment ou l'adolescent retrouverait le chemin de Mustang. J'avais pu le voir en colère, hors de lui, et Edward n'était pas de taille à affronter ça.
Pourtant, je me souvenais aussi de la douceur de l'homme envers Angie, de son désespoir sans fond le jour où elle avait été enlevée… Et cette pensée me faisait mal.
Mustang était un monstre, et un monstre ne pouvait pas ressentir ce genre de choses, non ? Ou alors, il n'en était pas un, mais dans ce cas, comment avait-il pu faire une chose pareille ?
— Pour ce que ça vaut, nos collèges sont aussi choqués de ce qui s'est passé. Je crois que même Mingus n'aurait pas fait un truc pareil.
— Oh, si Mingus voulait me tirer dessus sur un coup de tête, je ne serai pas plus surpris que ça, lâchai-je d'un ton blasé. Ce serait raccord avec le bonhomme. Mais Mustang… je sais pas, je croyais en lui, même s'il n'était pas toujours le gars le plus sympa du monde.
— Toute ton équipe lui faisait confiance…
— Et voilà le résultat, grinçai-je. En même temps, j'avais bien vu ce que ça avait donné à Ishbal. Mustang est un criminel, même s'il agissait au nom de l'Armée, il n'en a pas moins tué des centaines de personnes… je le savais, pourtant. Je ne sais pas à quoi je m'attendais en lui donnant ma confiance.
Je m'attendais à des principes. Je m'attendais à une justice. Même si l'homme avait blagué plus d'une fois à propos d'imposer les minijupes dans l'uniforme féminin de l'Armée, j'avais cru lire en lui l'envie de changer les choses.
— Au moins, tu ne travailles plus pour lui. Et tu ne devrais pas le recroiser de sitôt. Il a été convoqué par Bradley en personne, apparemment, il va partir en mission d'ici quelques jours.
Est-ce qu'il avait fait ça pour se faire bien voir de ses supérieurs ? Monter en grade ? Cette idée me donnait encore plus la nausée.
— Une mission privée pour Bradley… putain, y'a vraiment pas de justice.
— Bah, on sait pas quel genre de mission c'est… si ça se trouve, il n'en reviendra pas.
J'aurais presque souhaité que ça soit le cas, avant de me rendre compte que je n'avais même pas envie de me faire ce genre de réflexions.
Je ne voulais pas détester Mustang.
Je voulais juste que la réalité soit différente.
La réalité, c'est que même si mes collègues peu gradés étaient, pour la plupart, choqués de l'événement et compatissants, le jugement qui avait été rendu m'avait puni et avait presque traité Mustang en héros. Cette idée était presque aussi insupportable que la mort de Hawkeye elle-même.
L'ennemi avait déjà gagné. Il avait déjà le pouvoir. L'injustice était juste devenue normale au fil du temps, et même savoir que la plupart des gens haïssaient Mustang ne l'empêchait pas de marcher impunément dans les couloirs et de continuer à donner des ordres, alors qu'on m'avait confisqué mon arme et mes uniformes pour m'être révolté du meurtre de mon amie.
Cette perspective me laissait sur le tapis.
— Havoc, je sais que tu ne vas pas aimer ce que je vais dire, mais… tu devrais sortir un peu.
J'éclatai d'un rire sans joie.
— Sortir ? Pour aller où ? Pour faire quoi ?
— Tu pourrais faire un tour au Bigarré ? Tu as des potes, là-bas, non ?
Le Bigarré… je grimaçai, partagé entre l'envie de retrouver la bande de joyeux drilles qui l'habitaient et l'angoisse à l'idée de faire face à Hayles et à ces lieux chargés d'une histoire empoisonnée.
— J'ai des potes, mais… je sais pas, j'ai peur que ça me rappelle trop de mauvais souvenirs d'aller là-bas. Je risque de ressasser.
— Parce que tu ne ressasses pas, là ? fit Cage avec une pointe d'ironie.
Je me redressai sur mes coudes, me rappelai que j'étais en caleçon, et me laissai retomber sur le lit avec un soupir las.
— Si tu ne veux pas aller au Bigarré, on t'emmènera te bourrer la gueule ailleurs avec Carpenter. Mais il faut vraiment que tu sortes d'ici, gars. Et que tu aères ta piaule.
Je soupirai. Je savais qu'il avait raison. Me laisser me liquéfier dans le désespoir et la passivité ne m'aiderait pas. Et puisque je ne pouvais définitivement pas compter sur Mustang pour me donner un but, il fallait que j'en trouve un moi-même.
Je pensai à Edward, me demandant où il était, à Roxane, elle aussi disparue. J'aurais voulu aider ces deux-là avant tout, mais… je n'en avais pas le pouvoir. Au mieux, je pouvais me débrouiller pour être encore libre de mes mouvements le jour ou ils ressortiraient de nulle part.
Est-ce que je ne ferais pas mieux de poser ma démission et de partir à leur recherche ? Après tout, il n'y avait plus grand-chose pour me retenir.
Puis je repensais à Hayles.
Je n'avais pas envie d'affronter son regard, d'admettre que j'avais vu Mustang tirer sur celle qu'elle aime et que je n'avais rien pu faire, rien su faire pour l'en empêcher.
Et pourtant… elle aussi devait être en deuil.
Elles n'avaient pas vraiment parlé de leur relation dans l'Armée, même si ça n'était pas un secret au Bigarré. Dans l'enceinte du QG, elle devait sans doute ravaler ses larmes et se forcer à faire bonne figure.
Peut-être que pouvoir parler à quelqu'un qui savait, qui était proche de Hawkeye lui ferait du bien.
Et peut-être que je me sentirais moins seul si je partageai ma peine avec quelqu'un qui la connaissait vraiment, et qui ne se contentait pas d'une compassion toute faite, peut-être sincère, mais somme toute superficielle.
Cage ne pouvait pas comprendre l'effet que ça m'avait fait d'être témoin de ça. Il ne savait rien d'Edward, des Homonculus, de King Bradley et Juliet Douglas, des enjeux derrière sa mort et le geste de Mustang. Il n'imaginait pas l'ampleur de la trahison. Moi-même, je me doutais que je ne savais pas tout.
Mais j'étais l'un des derniers à savoir quelque chose. J'étais l'un des rares à pouvoir résister, dans un combat perdu avant même d'être commencé.
Je voulais combattre quand même.
Je ne savais pas comment.
— Allez, Havoc, enfile un futal et viens manger avec nous. Je suis sûr que tu n'as rien avalé depuis l'autre jour.
Je restai silencieux. C'était vrai : je n'avais rien mangé depuis jeudi midi. Nous étions samedi.
— Ça rassurera nos collègues de te voir au self. Tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais les gars de l'équipe t'aiment bien. Ils s'inquiètent pour toi.
— C'est sympa de leur part, admis-je.
— Allez, bouge-toi, fit Cage. Sinon il n'y aura plus de dessert.
— Doucement… je sais même pas si j'ai encore une chemise propre.
Malgré mon peu d'enthousiasme, je me laissai traîner jusqu'au self après avoir enfilé un jean noir et un pull vert un peu défraîchi. Ma silhouette détonnait au milieu de la mer d'uniformes, me rappelant mon statut de paria, et c'était avec une forte sensation de malaise que j'empoignai mon plateau.
Je baissai les yeux en passant au milieu d'un groupe, mon plateau chargé de plats qui m'attiraient et me dégoûtaient simultanément, et entendis un murmure.
— T'as bien fait de lui casser la gueule.
Je me figeai et tournai la tête, cherchant qui parmi la demi-douzaine de silhouettes qui s'éloignait avait soufflé ces mots.
— Havoc ?
— J'arrive, répondis-je en avançant à pas vacillants.
oOo
Le repas fut meilleur que ce à quoi je m'attendais, le goût étant sans doute amplifié par un jeûne qui m'avait affamé. Je regrettai rapidement d'avoir trop mangé, car un mal de ventre arriva peu après, comme pour me punir de l'avoir maltraité, d'abord en le privant, ensuite en me gavant compulsivement de nourriture. Quand je croisai Hayles dans le couloir à la sortie du réfectoire, je ne devais pas avoir bonne mine, car elle me regarda avec une certaine inquiétude.
— Havoc, ça va ?
— Hayles… c'est plutôt à toi qu'il faut poser la question, bredouillai-je maladroitement avant de me crisper.
— Havoc ?
— C'est rien… mal au ventre, je crois que j'ai un peu déconné.
Elle s'était précipitée pour m'attraper l'épaule avec la même douceur attentionnée qu'elle avait toujours eue, et ne me lâcha pas.
— Ça va aller, répétai-je malgré la nausée qui me baignait la gorge.
Le spasme passa, et je relevai la tête, me retrouvant à lui faire face, inhabituellement proche d'elle.
Cela me rappela qu'au tout début, quand j'avais fait sa connaissance, j'avais eu le béguin pour elle. À l'époque, j'aurais implosé en étant aussi près, mais c'était dans une autre vie. Aujourd'hui je savais qu'il n'y avait rien de ce genre entre nous et qu'il s'agissait d'une amie. Une amie proche, dans le regard de laquelle je lus la même détresse que la mienne.
— Je suis désolé, lâchai-je en la regardant dans les yeux. J'ai pas pu l'en empêcher…
Sans m'y attendre moi-même, je me retrouvai à éclater en sanglots, et elle m'enveloppa de ses bras, présence rassurante au milieu de cette Armée devenu hostile, où je ne croyais plus en personne.
— Je sais… murmura-t-elle en me caressant la tête. Tu n'y pouvais rien. Personne ne pouvait prévoir qu'il ferait une chose pareille.
— Le salopard… crachai-je en cédant un peu plus à sa présence rassurante. Il avait pas le droit.
— Je suis désolé, murmura-t-elle.
Je me tournai, entrevoyant ses yeux perler à travers mes propres larmes.
— Pourquoi tu t'excuses ?
— Je ne sais pas, bredouilla-t-elle. Peut-être que moi aussi, je me sens coupable de ne pas avoir fait quelque chose avant qu'il ne soit trop tard.
Je la serrai dans mes bras à mon tour, et nous restâmes là un moment, à pleurer lamentablement cette personne perdue que nous aimions, chacun à notre manière. Puis Hayles renifla et s'écarta avant d'essuyer ses yeux rouges.
— On s'est un peu donné en spectacle, fit-elle d'un ton d'excuse.
— Bah, c'est que la deuxième fois de la semaine pour moi, répondis-je en plantant les mains dans mes poches, tout à coup embarrassé.
Un ange passa, et je jetai un coup d'œil aux retardataires qui sortaient du réfectoire et nous jetaient des coups d'œil avant de renifler moi aussi. Comme un imbécile, je n'avais pas de mouchoir sur moi.
— Je crois que les autres vont se méprendre sur notre relation.
— Qu'ils se méprennent, murmura-t-elle. On me foutra la paix.
Je hochai la tête, acceptant ce rôle d'homme de paille sans la moindre arrière-pensée, et elle reprit.
— Au Bigarré, ils savent, mais c'est pas pareil… Ils ne la connaissaient pas vraiment. J'en ai parlé avec Falman, bien sûr, mais…
Elle n'avait pas besoin de finir sa phrase. Falman était une connaissance commune, mais ces deux-là n'avaient pas vraiment d'atomes crochus et ne se seraient jamais rapprochés s'ils n'avaient pas fréquenté les mêmes cercles de connaissances. Il n'était pas trop du genre émotif. Quand il était venu me tenir compagnie la veille au soir, j'avais senti son malaise palpable tout au long de la soirée et il n'avait pas trop su quoi dire pendant que j'alternai entre désespoir et colère.
— On m'a dit que tu avais été suspendu…
— Pour une semaine, oui, répondis-je.
Hayles secoua la tête d'un air désabusé.
— Il n'y a vraiment pas de justice… Quand je pense que Byers s'en était tiré avec un blâme…
— Au Bigarré, au moins, il y avait une justice… murmurai-je.
Hayles leva vers moi un regard indéchiffrable, où je perçus de l'inquiétude.
— Tu penses faire quelque chose ?
— Il faut faire quelque chose, répondis-je d'un ton d'évidence. Mais je ne sais pas quoi… Il ne reste plus que nous…
Je voulais casser la gueule à Mustang une nouvelle fois, mais il s'en remettrait, sans doute, et je n'y gagnerai rien de plus qu'une satisfaction à court terme et une punition encore plus lourde. Et le problème, c'était que s'il avait trahi Edward et les autres, s'il avait partagé ses secrets avec Bradley, les conséquences étaient si graves que je n'arrivais même pas à les imaginer.
En vérité, la situation était trop désespérée pour que je sache quoi faire.
— J'ai entrevu Mustang dans un couloir hier… tu ne l'as pas loupé.
Je lui jetai un coup d'œil, et la vis esquisser un pauvre sourire.
— Merci de l'avoir défendue, Havoc.
— Pour ce que ça change… Elle est quand même morte.
— Ça change quelque chose pour moi.
J'avais besoin d'entendre ces mots. J'avais besoin de sentir que je n'étais pas intégralement inutile au milieu de ce drame terrifiant. Je savais que c'était vain, que ce n'était pas grand-chose, mais la reconnaissance douloureuse de Hayles était sans doute tout ce que je pouvais espérer dans ce contexte.
— Je me disais, Havoc…
— Oui ?
— Tu ne dois pas avoir très envie d'être au QG en ce moment.
— J'ai envie d'être nulle part, répondis-je en toute honnêteté.
— … Est-ce que tu crois que tu pourrais venir nous aider au Bigarré cette semaine ? Vu que tu es suspendu… Nous, on n'est pas contre une paire de bras supplémentaires pour le nettoyage de printemps, et tout le monde là-bas t'aime bien. Si ça ne te dérange pas, hein, ajouta-t-elle d'un ton maladroit. Le but n'est pas de t'exploiter non plus !
— Non, je veux bien, répondis-je. Ça m'obligera à me dérouiller un peu et à prendre l'air.
Hayles me fit un sourire doux-amer, soulagé, triste et coupable. J'entrevoyais toutes ces émotions sans les comprendre, et décidai d'en retenir l'essentiel.
Je n'étais pas tout à fait seul.
