C'est le premier lundi du mois, yeehah ! Et j'ai décidé de publier ce chapitre en avance, parce que le lundi soir, c'est toujours la course. Comme ça, vous n'aurez pas besoin d'attendre 22 h pour le voir apparaître.

J'avais hâte d'écrire et de publier ce chapitre (vous comprendrez sûrement pourquoi en le lisant) et même s'il m'a donné du fil à retordre par moments, je me suis globalement bien amusée, surtout avec la dynamique des personnages. J'espère que vous apprécierez la lecture et qu'il vous donnera encore plus envie de savoir la suite ! ;)

Sinon, pour les nouvelles générales : la Jap and Co s'est très bien passée, ça me motive à refaire plus de conventions et à présenter de belles nouveautés... Mais pour le moment, je me concentre avant tout sur Par la fenêtre, un projet BD que je vais présenter au concours Webtoon.

Pour l'anecdote, cette histoire date du lycée, et était à l'origine une schoolfic de FMA, avec une relation prof-élève (vous devinez quels personnages étaient concernés ^^°). Depuis, elle est revenue me hanter et je l'ai reprise pour faire une BD originale et recréer mes propres personnages. L'histoire s'est approfondie au fur et à mesure que j'ai mûri, et je me lance enfin à la réaliser. Dans un mois, vous aurez l'occasion de faire connaissance à Lancelot et Matt (pour ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de lire Stray cat).

Si vous aimez Bras de fer (ce que je suppose, pour être encore là au bout de 99 chapitres) vous serez peut-être curieux de découvrir une autre de mes histoires. Je reprends le dessin de manière plus intense pour ce projet et m'embarque dans une nouvelle histoire, alors je croise les doigts pour que cette BD plaise !

Si vous êtes curieux et que vous avez envie d'en savoir plus sur les coulisses, n'oubliez pas que j'ai maintenant une newsletter (dont le lien est en profil). J'y parle une fois par mois de mes actualités, de mes projets et de cheminement créatif, le tout dans une ambiance cosy et avec de jolis dessins.

Bref, j'arrête ici avec mes petites annonces et je vous laisse enfin découvrir ce chapitre. Bonne lecture !


Chapitre 99 : Au pied du mur (Steelblue)

— On n'ira pas plus loin comme ça… commentai-je en freinant et posant le pied.

Devant nous, une pente si raide que même la végétation peinait à y trouver prise s'ouvrait sur un abîme rempli de brume. Je coupai le moteur tandis que Samina sautait à bas de la moto pour regarder en contrebas.

— Il faudra encore la porter, je suppose…

— C'est l'affaire de deux cents mètres tout au plus, si on se fie à notre carte.

— Et après ?

— Après, on arrive sur un plateau. Il faudra contourner Liore par l'Est pour rejoindre le camp et nous avons encore un grand détour à faire à cause des canyons, mais normalement, il nous reste assez d'essence pour ça.

— J'ose espérer, avec la quantité de jerrycans qu'on s'est trimballés depuis Lacosta !

J'aurais pu répondre qu'on ne se les était pas vraiment trimballés, puisqu'ils étaient chargés, avec le reste de nos bagages, à l'arrière de la moto, mais comme ce n'était pas la première fois que nous coupions par de telles pentes, nous avions quand même dû les porter par moments.

C'était le prix pour éviter les barrages : l'Armée surveillait les routes, le fret routier et maritime, mais ils ne pouvaient pas se permettre de poster un soldat à chaque chemin forestier, surtout dans la région Est, déchirée entre Lacosta et Liore. Alors nous restions volontairement dans ces zones montagneuse ou couvertes de forêts, quitte à devoir mettre pied à terre régulièrement, et, dans le pire des cas, traîner la moto le long de la pente à grand renfort de cordes. En circulant ainsi, nous n'avions croisé presque personne, à part quelques agriculteurs, éleveurs et promeneurs du dimanche qui nous regardaient passer avec une moue perplexe. Nous nous arrêtions ici et là pour acheter à manger à ces personnes bien trop ravies d'avoir des ventes faciles pour s'inquiéter de qui nous étions, et nous dormions peu, la première personne levée réveillant l'autre.

Les journées paraissaient bien vides après cette période d'effervescence durant laquelle nous avions travaillé d'arrache-pied avec Alphonse, Winry, Roxane et tous les autres. J'avais à peine eu le temps de demander des nouvelles d'Edward, qui s'étaient résumées à « il a disparu le jour de l'attaque du Bigarré, on n'en sait pas plus », jusqu'au jour de son appel. J'espérais que les trois adolescents étaient bien arrivés à Youswell, ou du moins, en route, et qu'ils pourraient se retrouver. J'espérais qu'Alphonse allait bien, après l'âpre combat qu'il avait mené. Je m'étais assuré que Winry et Roxane s'étaient bien soustraites à l'Armée et qu'elles étaient en route avant de partir pour de bon, mais mon cœur restait lourd d'incertitudes.

J'aurais voulu accompagner les deux femmes sur les routes pour veiller sur elles, ou bien fouiller les maquis dans l'espoir de retrouver Alphonse… Mais quand j'avais réussi à joindre Grumman par l'intermédiaire de ses Généraux, j'avais appris que la situation à Liore était pire que je le craignais. Il n'avait pas les détails de ce qui se passait, ses armées avaient perdu la responsabilité de la gestion du conflit depuis longtemps. La ville étant gérée directement par le QG de Central à travers les ordres du Général Hare, et Grumann avait été un peu plus évincé des décisions à chaque fois qu'il remettait en question les ordres.

Nouveauté inquiétante, le Généralissime lui-même avait annoncé qu'il viendrait reprendre en main la situation dans la ville occupée. Sachant que le camp Ishbal s'était établi à proximité et que Scar envisageait de prendre part au conflit pour protéger les habitants de Liore, on pouvait craindre d'importants dégâts.

Je n'étais pas une machine de combat comme Roy, mais je savais me montrer diplomate à mes heures et je lisais mieux que d'autres les champs de bataille. Je priais pour arriver à temps, parvenir à éviter des combats, à garder en vie un maximum d'habitants de Liore, à défaut d'avoir eu le courage de le faire lorsque j'étais à Ishbal.

De son côté, Roy… Roy, dont je n'avais plus eu de nouvelles directes depuis des jours, devait se battre avec d'autres problèmes. Il comptait sur moi de la même manière que je comptais sur lui, mais la dernière fois que je lui avais parlé, j'avais senti une détresse bien palpable… il avait un problème, plusieurs problèmes sans doute, dont il n'avait pas parlé. Avec son appartement mis sous surveillance, c'était impossible de le recontacter directement sans attirer l'attention, mais je m'inquiétais sincèrement pour lui, qui devait traverser une solitude terrible, dont je ne devinais pas encore l'ampleur.

Toutes ces sombres pensées rendaient le temps bien long tandis que nous roulions sur les chemins forestiers, Samina s'accrochant à moi pour ne pas tomber. Nous tâchions de parler de tout et de rien quand l'occasion se présentait, mais je sentais bien que les choses avaient changé. Entre notre histoire avortée et le spectacle terrible de l'attaque à Lacosta, il était difficile de faire preuve de légèreté. Malgré le grand-air, je me sentais un peu emprisonné par cette situation inconfortable. Samina, elle, s'était quelque peu renfermée et je la soupçonnais d'attendre avec impatience de retrouver les siens. Je ne pouvais pas lui en vouloir, après l'avoir rejetée, mais tout cela, auquel s'ajoutait le temps instable du printemps naissant, rendait le trajet particulièrement lancinant. Heureusement, l'effort portait ses fruits, puisque, sauf catastrophe, nous n'étions plus qu'à une journée de route du camp Ishbal.

Alors je m'activais avec elle pour nouer la deuxième corde à la moto, tandis qu'elle vérifiait que la première tenait bien. Puis il fallut détacher notre chargement et l'abandonner provisoirement, calé au creux d'un tronc. Je n'étais pas pressé de descendre et remonter la pente pleine d'éboulis, rendue encore plus glissante par la brume humide qui nous entourait.

Au moins, il ne pleuvait pas.

— Je m'inquiète pour les autres… les jeunes, avoua Samina en laissant glisser la moto le long de la pente, donnant du mou à la corde en même temps que moi.

— Alphonse et Winry ?

— Oui, et Aliénor, Rachel… Elles étaient à l'infirmerie à nous prêter main-forte, ce qu'elles ont vu était terrible. J'aimerais tellement que la guerre avec Aerugo s'arrête là.

— Moi aussi, mais cela ne dépend plus vraiment de nous.

La moto se coinça sur un rebord rocheux, et Samina me tendit la corde pour que j'assure la prise le temps qu'elle descende voir s'il valait mieux la pousser un peu pour continuer à la faire descendre, ou en profiter pour faire une escale. Elle me fit rapidement un signe de main et je la rejoignis tandis qu'elle tenait le guidon.

— Ce qui est sûr, c'est qu'après l'échec de leur attaque éclair, tout leur plan est à revoir… je doute que ça leur ait donné confiance pour la suite.

— Je l'espère, répondis-je. La région Est n'est pas en état d'encaisser une nouvelle guerre.

— Tu penses qu'Alphonse va bien ? Qu'il s'en est sorti ?

— Je peux pas dire que je sois serein, je vais être honnête. Mais il a disparu sans laisser de traces du lieu de l'accident, et même si les Homonculus sont immortels, ils n'ont pas le don d'ubiquité et n'ont pas pu le cueillir sur le coup. Je sais qu'il est malin, persévérant et courageux… Il est tout à fait capable de s'en être sorti.

Samina m'adressa une moue inquiète tout en continuant sa tâche, et je compris qu'elle était peu convaincue.

— Je ne dirais pas ça de n'importe qui, ajoutai-je.

Je n'allais pas lui dire qu'un gamin qui avait survécu à une transmutation humaine en passant des années avec son âme liée à une armure vide avait forcément un instinct de survie hors du commun, mais je n'en pensais pas moins.

Oui, Al était fort.

Il allait bien.

Je voulais le croire, et j'en avais une conviction quasi religieuse.

Il allait bien, il était libre, et il retrouverait son frère. Bientôt.

Je ne savais pas à quoi m'attendre en mettant le nez à Liore. D'expérience, je craignais le pire et je n'étais même pas sûr de réussir à sauver ma peau si Bradley gérait lui-même l'assaut.

Mais je me disais que si quelque part, ailleurs, les frères Elric se retrouvaient, il y avait encore de l'espoir.


— Je vois le camp ! m'exclamai-je.

— Ah !

Le cri de Samina était sobre, mais j'y sentis toutes ses émotions.

— Tout a l'air d'aller bien… même si, évidemment, il faudra attendre d'être arrivé pour le savoir.

Le camp Ishbal avait été installé dans un repli de la pierre cassante qui composait les plateaux au nord de Liore. La zone était aride, chaotique et fendue de nombreux canyons qui rendait l'accès à la ville par le nord risqué, pour ne pas dire impossible. Personne n'avait le moindre intérêt à se caler dans cette zone désertique, battue par les vents et sujet aux éboulements…

C'était parfait pour des renégats comme nous.

L'un des Ishbals nous repéra, et je vis le camp s'animer au fur et à mesure que la nouvelle de notre retour se diffusait entre les habitations de fortunes, à mi-chemin entre des tentes et des yourtes. Samina me doubla et dévala la pente en courant malgré les éboulis.

— Fais attention à ne pas te refouler la cheville ! lui criai-je.

Mais elle était déjà loin, tombant dans les bras des siens qui l'accueillirent à grands cris.

Il faut dire que nous étions partis longtemps, et qu'il y avait de quoi s'inquiéter, dans cet endroit reculé où il fallait marcher un jour entier pour atteindre le premier village doté d'un téléphone, dans lequel, de toute façon, aucun Ishbal n'aurait pris le risque de mettre les pieds.

Il avait fallu accepter de passer des semaines de silence radio, à ignorer tout de ce qui se passait dans l'autre groupe. En regardant la manière dont le clan faisait la fête à Samina et le sourire éclatant qu'elle avait au milieu d'eux, je compris que c'était vraiment là qu'était sa place, au milieu de gens qui partageaient sa culture et son passé.

Est-ce que, si notre histoire s'était concrétisée, même le temps d'une nuit, elle m'aurait donné une autre impression ? J'en doutais en la voyant. Si précieuse que soit notre rencontre, j'avais le sentiment que ce voyage, bien qu'il nous ait — un peu trop — rapprochés, avait surtout créé un espace autour de l'absence qui nous taraudait.

L'absence de Gracia pour moi, dont j'avais recommencé à sortir la photo beaucoup plus souvent après avoir avoué la vérité, et l'absence de son peuple pour Samina, qui, avec ses airs sauvages et sa sensibilité particulière, se sentait à l'écart de ceux qui lui faisaient maintenant office de famille.

Elle était sans doute différente d'eux… malgré cela, c'était au milieu de la tribu Ishbal qu'elle avait sa place.

Bref, en la voyant ainsi, je pris conscience que certaines choses étaient irremplaçables.

Quand j'arrivais enfin à rejoindre le groupe, gardant un pas lent pour laisser ce moment de retrouvailles à Samina et à elle seule, Scar était sorti de la tente et me salua d'un hochement de tête plus sobre.

— Tu es attendu, Steelblue.

— Ah ?

Les Ishbals m'accueillirent avec un certain enthousiasme, mais je sentais bien que la joie n'était pas la même que de voir revenir une des survivantes de leur peuple.

— Il parait que votre mission est un succès.

— Vous êtes vraiment allés jusqu'à Lacosta ? Comment vous avez fait pour revenir aussi vite ?!

— On avait une moto. On a dû l'abandonner pour pouvoir passer le dernier canyon, mais ça nous a bien aidés sur le reste du trajet. J'espère qu'elle sera encore là au moment de repartir.

— Personne ne tente de passer par les plateaux, alors, à moins qu'une chèvre la vole… blagua Asma.

Samina leur raconta les grandes lignes de notre voyage, mettant l'accent sur d'autres choses que ce que j'aurais pensé à dire, et je la regardai parler, à la fois éperdu d'admiration et mélancolique de sentir cette distance revenir de plein fouet.

Elle devait être soulagée de retrouver les autres, parce qu'ils lui manquaient, mais aussi pour échapper à ma compagnie permanente après avoir été éconduite durant un malentendu gênant.

Je pressentis que le duo de choc que nous formions s'était d'ores et déjà dissous dans le groupe, ce groupe dont je ne ferai jamais totalement partie. Même si je savais que ma place était ailleurs, ce changement abrupt me peina un peu.

— Tu disais que j'étais attendu… me souvins-je.

Scar n'eut pas le temps de répondre que des pleurs criards, aigus et rauques à la fois, jaillirent d'une des tentes. Je reconnus aussitôt le son qui fit remonter une bouffée de souvenirs chaotiques. Il y avait là un enfant en bas âge.

— Depuis quand il y a un nourrisson dans le camp ?

— C'est la fille de Rose… répondit Scar.

— Rose ?

— Une réfugiée. Ève la connaissait.

— Ève ?

J'entrevis une femme brune, assez petite et un homme avec une barbe courte et de longs cheveux noirs, bien plus grand et plus âgé, se dirigeant vers la tente d'où venaient les pleurs. Ils échangèrent deux mots, puis il entra dans la tente tandis qu'elle s'approchait dans notre direction en marchant sans délicatesse.

L'écho des pleurs continuait, me rappelant sans douceur qu'Elysia me manquait terriblement… mais en voyant la jeune femme se planter devant moi et me regarder droit dans les yeux à travers ses lunettes rondes, je sus que je n'allais pas avoir le temps de me lamenter davantage sur mon trop long départ.

— Ça fait une éternité… Steelblue, c'est ça ? fit-elle d'un ton familier, avec un sourire en coin qui me rappelait quelque chose.

— Euh…

Ses yeux clairs perdirent de leur éclat en voyant ma perplexité et son sourire s'effaça. Elle se gratta la tête et poussa un soupir.

— Tu ne me reconnais pas, hein ?

— Pardon, mais… qui êtes-vous ?

Elle resta figée quelques instants, me regarda avec des yeux dorés remplis d'un mélange de compassion et de lassitude qui contrastaient avec ses traits juvéniles. Puis elle poussa un long soupir, s'éclaircit la gorge, et dit d'une voix plus grave, un peu forcée.

— C'est moi, Ed.

Je la regardai sans répondre, me demandant où était la blague.

— Pardon ?

— Scar, je te l'emprunte ?

— Je te laisse lui expliquer.

— M'expliquer quoi ? bredouillai-je.

— Je sens que ça va être long, répondit-elle en m'attrapant par le bras sans cérémonie pour m'amener un peu à l'écart du camp.

Éberlué, je me laissai traîner jusqu'à un rocher hors de portée de voix ou elle me fit signe de m'asseoir, et je lui obéis, le temps de mieux saisir ce qui se passait.

— Hugues, c'est moi. Edward. Edward Elric, souffla-t-elle précipitamment en se penchant vers moi, se désignant de l'index.

Cette fois, je la regardai encore plus attentivement et lâchais un « Hein » qui ne donnait sans doute pas une image très flatteuse de mes capacités intellectuelles. Elle poussa un soupir et commença à se faire une tresse.

— Les autres ne t'ont pas prévenu ? Je pensais que tu étais au courant après ton séjour à Lacosta, entre Al, Winry et Roxane… Je sais que j'ai changé, mais quand même… ça serait bien de reconnaître la personne qui t'a sauvé la vie, non ?

Elle retira ses lunettes, ses mèches retombant de chaque côté de son visage comme le faisaient celles d'Edward dans mon souvenir.

— Et là, c'est mieux ?

Mais Edward ne portait pas de lunettes, n'avait pas les cheveux noirs, ne me tutoyait pas, et n'avait rien à foutre ici.

Et surtout, Edward Elric était un homme.

Pourtant, il était indéniable que le bout de femme qui se tenait face à moi avec une expression d'agacement tangible lui ressemblait. Au fur et à mesure que je la voyais s'animer, s'énerver légèrement devant mon incrédulité perplexe, je reconnaissais les traits de l'adolescent, sans que mon cerveau parvienne à assimiler cette information comme étant acceptable.

— Edward Elric ne me tutoyait pas.

— … C'est tout ce que tu trouves à répondre ? lâcha-t-elle en ouvrant des yeux ronds.

Puis elle se plaqua sa main sur le visage et eut un rire nerveux.

— OK, je l'ai bien mérité. Désolé, je crois que c'est le cri du cœur de t'avoir retrouvé… et puis, j'avoue que j'ai pris l'habitude de tutoyer tout le monde dernièrement. Enfin…

Puis elle — ou il ? — s'assit face à moi avec un sérieux renouvelé.

— On a des sujets plus sérieux à aborder, donc je vais essayer d'être bref. Je sais que c'est dur à avaler comme ça, mais c'est la vérité. Je suis toujours le Fullmetal Alchemist, même si je me suis teint les cheveux pour passer inaperçu en cavale et que j'ai changé de sexe suite à un accident d'Alchimie.

— OK… Attends, quoi ?!

Elle avait parlé précipitamment, fébrile comme quand on arrache un pansement d'un coup sec en serrant les dents.

— Répète ?

— J'ai changé de sexe suite à un accident d'Alchimie.

Je la fixai avec une attention renouvelée. Le choc passé, le temps que mon cerveau retrouve la personne que je connaissais sous ces signaux très brouillés, je commençais à comprendre.

— Tu as changé de sexe.

— C'était pas volontaire, soupira-t-elle.

— Tu t'es retrouvé avec un corps de femme, reformulai-je en levant un index lent.

Je devais avoir l'air d'être le dernier des imbéciles, mais cette situation était tellement inconcevable que j'avais du mal à faire mieux. Je ne voyais pas comment un travestissement pouvait être aussi parfait. J'avais ma réponse : ce n'était pas un travestissement. Si j'étais convaincu d'avoir une femme face à moi, c'était parce que c'était devenu le cas.

— Ouais…

— Ça fait combien de temps ?

Ma voix était plus assurée, et ma question lui fit baisser la tête d'un air embarrassé. Ed cligna des yeux deux ou trois fois et répondit d'une voix contrite.

— C'est arrivé pendant le cinquième laboratoire, cet été…

Je la regardai sans répondre, et je sus qu'il y avait du jugement dans mon expression.

— Mais ça fait des mois ! Comment c'est possible que je le sache pas ? !

— Eh bien, peut-être parce qu'à l'époque, c'était trop frais pour que j'en parle, et qu'on avait d'autres chats à fouetter, comme, je ne sais pas, organiser ton évasion et simuler ton enterrement pour protéger ta famille des représailles ?

J'ouvris grand la bouche pour répondre et restai figé tandis que mon cerveau faisait défiler mon séjour à Lacosta.

Alphonse, Winry et Roxane le savaient forcément, mais aucun des trois ne m'avait prévenu. Aucun d'eux n'avait pris le temps de m'en parler, trop abîmé dans les préparatifs de l'attaque. Quand on parlait d'Edward, c'était simplement pour dire qu'il était en cavale et déplorer son absence.

— Ils auraient quand même pu me prévenir ! m'exclamai-je, ulcéré d'avoir été gardé dans le secret si longtemps.

— Je suis d'accord… mais vous n'aviez sans doute pas le temps pour ça pendant votre séjour à Lacosta. Et puis, je suppose qu'ils n'y pensent plus vraiment, depuis le temps, fit-elle en se grattant la nuque. On n'a pas eu de moyen de te contacter pendant vraiment longtemps, mais pour nous, ce n'est plus du tout une nouveauté.

— Et Roy ! Il aurait pu me dire, lui !

Je ne m'attendis pas à ce qu'il prenne une expression aussi peinée et coupable à ces mots, moi qui cherchais juste à rejeter la responsabilité de mon ignorance sur quelqu'un d'autre.

— R… Mustang ne savait pas.

Il y eut un silence pesant dont j'ignorais la raison. Je devinais confusément que la dernière fois que je l'avais eu au téléphone, mon ami l'avait appris. Que c'était une des raisons pour lesquelles il avait été si sombre. J'étais un peu choqué d'être mis face à cette information sans signe avant-coureur et sans pincettes, mais au moins, j'avais eu l'excuse d'être littéralement à l'autre bout du pays pendant des mois.

Roy, lui, avait eu de nombreuses occasions de côtoyer Edward par la suite… et lui non plus ne l'avait pas su avant longtemps.

— Ça ne lui a pas plu qu'il l'apprendre malgré moi, lâcha-t-elle. Alors cette fois, je prends les devants, et j'annonce la couleur : j'ai un corps féminin, c'est pas volontaire, ça me fait royalement chier, maiiiiis comme si j'essaie de récupérer mon corps d'origine, je risque fortement de crever, pour l'instant, on va faire avec.

— Tu veux que je continue à t'appeler au masculin ? demandai-je.

Ed me regarda avec une expression de reconnaissance éperdue, puis se reprit pour retrouver cette diction distante, presque militaire.

— J'aimerais bien, mais comme là, je suis sous une apparence féminine, en cavale et dans un coin très sensible, on va rester au féminin et m'appeler Eve, d'accord ?

— C'est proche d'Ed, j'imagine que ça rendra la chose plus discrète si je me trompe…

— Mais dans l'absolu, ouais, j'apprécierais si tu continuais à me parler au masculin.

— C'est noté.

— Maintenant que le sujet est clos… reprit-il en claquant des mains.

Ça m'a pas l'air clos du tout cette histoire, le contredis-je intérieurement. J'ai encore environ trois cents questions sur le sujet.

— … Comment ils vont ? Al, Winry, Roxane ?

Ce fut à mon tour de regarder Edward avec une expression douloureuse, ce qui le fit aussitôt blêmir.

— Roxane et Winry vont bien aux dernières nouvelles. Elles ont été trouvées par l'Armée après la bataille, mais les habitants de la ville les ont exfiltrées dans la nuit qui a suivi.

— Et Al ?

— Pour lui, c'est autre chose… Il a été attaqué par des Homonculus — Envy et un autre que je ne connais pas, si j'en crois les témoins — et a réussi à s'enfuir en s'accrochant à l'un des avions… qui s'est ensuite écrasé sur une montagne proche. On ne l'a pas retrouvé là-bas, on suppose qu'il a fui les lieux de l'accident pour échapper aux Homonculus, mais…

— Vous n'avez pas de preuves, lâcha-t-elle d'une voix blanche.

— On suppose qu'il est parti pour Youswell, où tu étais censé les rejoindre… En tout cas, c'est le pari qu'on fait Winry et Roxane, qui se sont mises en route, elles aussi.

Edward poussa un long soupir, tâchant visiblement de ne pas se laisser déborder par l'angoisse.

— Je ne pensais pas te retrouver ici. Tu devrais déjà être à Youswell, non ? Les autres vont s'inquiéter pour toi.

— C'est vrai, je sais bien… mais on a un problème de taille.

— Je t'écoute.

— J'étais venu pour glaner des informations vite fait et dresser un plan ensuite avec Al et Winry, mais… quand j'ai découvert ce qui se tramait, j'étais obligé de rester…

Ed passa ses mains dans ses cheveux pour rabattre ses mèches en arrière, poussant un long soupir. Je ne savais pas si c'était à cause de la teinture noire qu'il s'était faite, mais il semblait épuisé. Il avait les traits tirés et le regard brillant des personnes qui ne tiennent plus que sur les nerfs.

— Un cercle a été tracé à l'échelle de la ville de Liore. Il en couvre la quasi-totalité, et le reste a été bombardé pour forcer les gens à partir des quartiers qui ne sont pas dedans.

Il me regarda dans les yeux et ajouta l'information qui me manquait pour prendre la mesure de ce qu'il m'annonçait.

— C'est un cercle pour transmuter une pierre philosophale.

Je gardais un long silence, le temps d'assimiler l'idée, puis, faute de savoir quoi répondre, je me contentai d'apporter mes propres informations.

— L'armée de Grummann a apporté à Lacosta la rumeur d'une prise en main du conflit par Bradley en personne. On dit qu'il a ordonné aux troupes de Lacosta de remonter vers le Nord pour mettre des soldats de Central à la place. Je ne sais pas s'il se déplacera de lui-même, mais je sais qu'il n'a pas besoin de faire ça pour faire du dégât. Malheureusement, c'est un bon donneur d'ordres, et il sait à qui demander pour qu'ils soient exécutés sans remise en question.

— Alors, l'assaut doit être imminent, répondit Edward d'un ton grave. On pense qu'ils vont sacrifier les armées pour obtenir une pierre plus conséquente.

— On pourrait saboter le cercle de transmutation ? proposai-je.

— On y a déjà pensé, mais ça ne fera que retarder l'inévitable.

— Tu as une autre idée ?

— Scar proposait de tuer les Alchimistes qui tenteraient d'actionner le cercle… C'est une idée radicale et ça aurait plus d'impact que s'ils devaient juste le retracer. Des Alchimistes avec un niveau suffisant pour faire cette transmutation, ça ne court pas les rues, mais…

— Mais tu n'es pas fan de l'idée, c'est ça ?

— Tu me connais, répondit l'adolescente avec un sourire complice. Et puis, même si ça les bloque, ça reste une solution provisoire… Après tous, ils sont immortels, ils ont tout leur temps.

— Alors, quoi ? Tu as un plan ?

— Alors, oui, j'ai un plan, fit-il d'un ton précautionneux, mais c'est un peu risqué et ça ne va pas être simple à organiser.

— Ouuuh, si TOI tu dis ça, je m'attends au pire.

— T'es pas prêt, répondit Edward en riant. Je crois que c'est le projet le plus fou que j'ai jamais eu. Et pour ça, j'ai besoin de toi.

— Tu sais que je suis incapable de faire de l'Alchimie ?

— Je sais bien. T'inquiètes pas, il y a Izumi, Hohenheim et moi pour ça. Mais justement, on s'est tellement concentrés là-dessus qu'on aurait bien besoin d'un coup de main pour le reste.

— Le reste ?

— La logistique. Tu sais que je ne suis pas doué pour ce genre de choses, je suis toujours parti à l'aventure sans être correctement équipé — si on excepte les merveilleux automails de Winry — alors, c'est pas à moi qu'il faut confier ce genre de missions. Mais toi, tu as la tête sur les épaules, tu seras parfait pour le job ! conclut-il en m'assénant une grande claque sur l'épaule.

— J'ai peur…

Edward éclata de rire, et à cet instant, malgré sa transformation et ses cheveux teints, je le reconnus tout à fait.


Après cette brève mis au point, Edward m'avait ramené au camp pour un état des lieux détaillé et un déroulé de son plan, que j'avais écouté en silence, encore dépassé par les événements. Apprendre ce qui était arrivé à Rose et le rôle de l'Armée m'avait profondément dégoûté, mais il y avait trop à faire, et Edward ne me laissa pas l'occasion de m'appesantir sur le sujet. Rose, elle semblait ne pas vouloir en parler — comment lui en vouloir ?

Moi qui me représentais toujours Edward comme un Alchimiste talentueux, mais aussi impulsif et, disons-le, un peu bourrin, je fus impressionné par la complexité de ce qu'il avait prévu de faire et à l'élégance de son plan. Il semblait avoir pensé à tout, aussi bien pour les civils que les militaires, ainsi que la réaction de Dante. Une seule chose manquait à ce plan si bien orchestré sur le papier : le temps. Lui qui m'avait paru passer si lentement durant nos journées de marches teintées de malaise avec Samina, se mit tout à coup à couler aussi vite que du grain s'échappant d'un sac déchiré.

Pour que tout se passe comme prévu, il fallait organiser l'évacuation complète de la ville en quelques jours. Il s'était penché dessus pour une part, en ayant créé un tunnel par alchimie, dont l'arrivée, discrète, était à l'opposé des camps militaires et hors de portée de vue des canonniers. Il avait aussi, avec l'aide de Rose, annoté des cartes avec les zones bombardées et des ébauches d'évacuation. De la ville, mais dans l'ensemble, tout restait à faire… et avec mon inutilité en tant qu'Alchimiste, c'était à moi de gérer le reste.

J'avais accepté — comment refuser de mettre la main à la pâte dans un contexte pareil ? — tout en me songeant qu'Alphonse m'en avait bien moins demandé lors de l'assaut de Lacosta.

En réalité, Edward s'activait comme un fou, et après avoir longuement discuté avec Honhenheim et Izumi, qui semblaient eux aussi extrêmement compétents, avoir listé les achats dont il me chargeait, il était retourné faire des transmutations à Liore pour préparer le terrain.

De mon côté, j'avais repris la moto pour rouler jusqu'à Solesbourg et me retrouvais seul avec mes pensées, ayant enfin le temps d'y remettre un peu d'ordre.

Le changement de sexe d'Edward semblait presque être anecdotique dans ce contexte chaotique. Il répondait indifféremment à son nom ou celui d'Eve, au masculin comme au féminin, et laissait une impression de flou sur son identité que je semblais être le seul à avoir du mal à assimiler. Étais-je étroit d'esprit à ce point, pour avoir besoin d'un peu de temps avant d'avoir assimilé que la jeune femme aux cheveux noirs qui déambulait dans le camp et répondait au nom d'Eve était bel et bien l'adolescent colérique et boudeur que j'avais connu ?

Et comment Al et Winry avaient-ils pu omettre de me partager une information aussi importante ?

Je me doutais bien que la réponse à ces questions tenait en un seul mot : l'urgence.

Je ferais mieux de me concentrer sur ce que je dois faire… parti comme c'est, cette expédition en ville est la seule que je pourrai faire, je ne dois rien oublier d'important.

Il y a des courses à prendre, des vivres…

Mais la première chose, c'est de contacter Grumman.

Lorsque j'avais appelé Shieska en catastrophe une fois les lignes téléphoniques de Lacosta rétablies, elle m'avait transmis toutes les informations dont nous avions besoin sur les bombes du projet Manticore, mais aussi un moyen semi-privé de contacter Grummann en cas d'urgence. Roy avait eu le nez creux en lui partageant cette information avec elle, j'allais en avoir grandement besoin.

Je devais rendre compte à Grummann de ce qui se passait à Liore, le motiver à agir pour le bien de sa population… mais sachant qu'il avait envoyé des troupes pour Lacosta au plus vite, je ne doutais pas de ses efforts pour empêcher les choses de dégénérer.

Je devrais aussi mettre au point ce qui était arrivé à toutes ces femmes. Comment avait-il pu laisser faire ça ?

Je repensais à Rose, cette fille-mère qu'Edward avait traînée dans son sillage en rejoignant le camp Ishbal. À peine sortie de l'adolescence, épuisée, vidée de toute joie, elle portait son enfant qu'elle allaitait et haïssait sas doute. Le reste du camp avait aussitôt apporté son aide à petite échelle, en la nourrissant, lui apportant à boire, lui portant sa fille, la changeant, ou la berçant à sa place quand elle hurlait le soir. Malgré tout l'amour que j'avais pour Elysia, je me souvenais du brouillard flou de ses premiers mois de vie, et surtout d'un manque criant de sommeil, qui ternissait et endolorissait tout. C'était dur, et pourtant, nous étions deux parents éperdus d'amour pour nous occuper d'elle…

Rose, de son côté, était seule. La pauvre jeune fille avait vécu un enfer et, comme beaucoup d'autres, n'avait pas eu d'autre choix que porter un enfant non voulu.

Cette pensait me révoltait, et quand Edward m'avait expliqué que ce n'était sans doute pas de simples dommages collatéraux, mais un coup stratégique de la part de Dante, ma haine pour notre ennemi de l'ombre avait prit des proportions délirantes. En provoquant cela, elle avait à la fois mis le feu aux poudres, justifiant une intervention musclée de l'Armée, et fait naître des enfants qui n'étaient là que pour nourrir une pierre philosophale. C'était efficace, sans doute, mais la monstruosité de ses actions me dépassait.

J'étais plutôt du genre pacifique — ou je l'aurais été, si le monde dans lequel je vivais m'avait laissé ce luxe — mais cette femme méritait de mourir, de préférence dans d'atroces souffrances.

Voilà ce que je me disais en traversant à moto le plateau rocailleux qui s'étendait à perte de vue au nord de Liore, en direction de Solesbourg, la ville la plus proche de là où était établi le camp Ishbal. Je n'aurais pas été contre un peu de repos après ce long trajet au milieu de rien, mais nous l'avions pas le temps pour ça. Alors je traçais ma route, m'arrêtant de temps à autre pour consulter montre, plan et boussole, m'assurant que j'étais toujours sur la bonne voie. La zone, coupée du monde par une haute falaise d'un côté, un canyon profond de l'autre, était totalement déserte jusqu'à ce qu'on baisse en attitude et rejoigne les plaines couvertes de bruyère du nord-est.

Cette austérité me laissa tout le temps de répéter mon futur dialogue avec Grummann avant d'arriver aux abords de la ville.

Solesbourg tenait plus de la bourgade qu'autre chose. Perchée sur un promontoire dominant les hautes plaines aux alentours, la ville fortifiée s'était peu étendue, enroulée sur elle-même dans l'indolence de ces villes jusqu'où les trains ne parvenaient pas. Dans cette région reculée, il restait le commerce local ou avec les nomades du désert, l'élevage des moutons et une certaine technique de soufflage de verre qui semblaient faire la fierté de la ville, si j'en croyais les échoppes. Je mis pied à terre et déambulant dans les rues, cherchant mes repères dans cette ville ou nous n'avions fait qu'une brève escale avec Samina en remontant vers Liore.

— Bonjour, fis-je en m'arrêtant devant un bar devant lequel quelques habitants s'étaient installés en terrasse pour profiter des derniers rayons d'une des premières journées ensoleillées de printemps.

— Bonjour, répondit l'un de ces hommes aux visages tannés par le sommeil et l'excès d'alcool. Vous êtes pas du coin, vous.

— En effet, répondis-je. J'étais en voyage, et je crois bien que je me suis perdu…

— Ah ça, pour arriver jusqu'ici, vous êtes sacrément perdu, oui ! fit l'homme.

Ses collègues et lui rirent grassement, mais sans méchanceté et je répondis par un sourire penaud. Il fallait avouer que c'était une de ces villes frontalières où l'on arrivait rarement par hasard. Mais si je pouvais avoir l'air paumé et inoffensif, cela serait aussi bien.

— Vous savez comment je peux quitter la ville ? S'il y a d'autres moyens de voyager ?

— Déjà, si vous voulez faire le plein pour votre engin, il faut aller au garage de Jojo.

— Et c'est où, exactement ?

L'homme me décrivit le chemin, mettant à mal ma mémoire déjà saturée d'information, avant de conclure.

— C'est juste à côté du QG. Logique, vu qu'ici, c'est surtout l'armée qui s'en sert !

— D'accord. Et il y a d'autres moyens ?

— Si vous voulez quitter le pays, il faut aller au marché. Vous trouverez peut-être une caravane pour vous prendre, mais ne comptez pas trop sur votre moto pour traverser le désert, elle ne ferait pas long feu.

— Et si vous voulez rejoindre la civilisation, il y a le fleuve qui passe au sud de la ville. C'est un peu loin, mais c'est le point le plus haut où peuvent arriver les péniches.

— Et encore, pas toutes ! rappela un autre. Les Freycinet ne passent pas jusqu'ici.

En faisant mine de m'intéresser sincèrement aux lieux, les locaux m'informèrent de tout ce dont j'avais besoin et même plus : une auberge dont j'oubliai immédiatement le nom, le garagiste, un bazar pour acheter toute la quincaillerie nécessaire au plan, où acheter à manger, et enfin, l'existence de docks rustiques près du fleuve, inoccupés depuis que le conflit de Liore avait limité les voyages et l'économie de la région.

Et bien sûr, où téléphoner.

Dans ce coin reculé et rural, le téléphone était vu comme un caprice de notables, et le seul moyen qu'ils connaissaient pour joindre East-City était d'aller à l'office des postes dans lequel se trouvaient des téléphones publics.

Je commençai mon trajet par là. J'aurais préféré mener cette discussion plus à l'écart, dans un lieu sans passage et sans oreilles indiscrètes, mais en réalité, mis à part les quelques personnes travaillant ici, les lieux étaient déserts. Je pus sortir mon carnet à mon aise pour noter ce qu'on venait de me dire, puis retrouver ce que j'y avais écrit lors de mon dernier appel avec Shieszka, et composai le numéro qu'elle m'avait transmis. Je dus ensuite égrener le code sans queue ni tête qui séparait les généraux des communs des mortels, songeant un instant que Roy avait peut-être cette protection à présent. Si les choses étaient restées normales, il aurait été ravi de l'utiliser pour échapper à mes appels pendant ses horaires de travail.

— Secrétariat du Général Grummann, bonsoir ? Que puis-je pour vous ?

— Bonsoir, j'aurais besoin de parler au Général.

— Maintenant ? Vous avez rendez-vous ?

— Non, mais c'est une urgence.

— Je suis désolé, si vous n'avez pas de créneau réservé, il va falloir attendre où contacter un militaire moins gradé pour faire remonter l'information…

— Cavalier en F6.

La femme qui parlait au téléphone d'un ton aimable, mais inflexible se tut un instant, puis reprit d'un ton plus sérieux.

— Attendez quelques instants s'il vous plaît.

J'entendis un bruit sec, presque cassant, et devinai qu'elle avait posé le combiné. J'avais noté des questions en vrac dans mon carnet et j'en profitais pour je les relire et noter une ou deux choses à la hâte, mais je ne me sentais pas du tout aussi prêt que je l'aurais voulu pour cette conversation. Et même si je donnais l'impression d'être assez insouciant face à l'autorité, l'idée de parler à une personne aussi haut gradé me rendait nerveux.

— Le Général Grummann ne peut pas vous prendre pour le moment, mais il vous rappellera dès qu'il se sera libéré. Pouvez-vous me donner un numéro auquel vous joindre ?

— Oui… attendez un instant. Excusez-moi ? fis-je d'une voix forte pour interpeller l'agent de poste qui s'ennuyait manifestement. Pourriez-vous me donner le numéro de cette cabine téléphonique ?

L'homme me dicta le numéro et je le répétai soigneusement. J'étais mi-soulagé, mi-inquiet. Que Grummann veuille me rappeler était une bonne chose, mais j'avais l'intuition que s'il ne prenait pas immédiatement l'appel, c'était moins parce qu'il était occupé que pour contourner des lignes de l'Armée dans lesquelles il n'avait pas entièrement confiance.

— C'est noté, je lui transmets dès que possible.

— Avez-vous une idée de quand il pourra rappeler ?

— Il me l'a dit, oui. Dans une demi-heure environ.

— Très bien, merci à vous.

La tonalité m'annonça qu'elle avait raccroché, et je regardai fébrilement ma montre après avoir reposé le téléphone.

— Est-ce que vous pourrez réserver cette cabine téléphonique pour moi ? Je reviens dans une demi-heure.

— Oh, si vous voulez… mais vous savez, vous n'aurez pas beaucoup de concurrence, répondit le guichetier en me rendant ma monnaie.

Je profitai de l'intervalle de temps pour faire une partie de mes courses et revins avec un peu d'avance, profitant de l'attente pour étoffer mes notes, assis par terre dans la cabine. Enfin, le téléphone sonna, me faisant sursauter. Je me levai pour décrocher, stressé par la conversation qui s'annonçait.

Une voix sèche et vieille, mais à l'intonation plutôt joyeuse m'apostropha.

— Hé bien jeune homme ? Ça faisait longtemps que j'attendais la suite de notre partie en cours, mais je ne pensais pas que vous frapperiez si fort ! Vous me mettez à mal… je dois vieillir. Enfin, c'est sans importance. Quel bon vent vous amène à m'appeler ?

— Navré de vous décevoir, il ne s'agit pas de Mustang à l'appareil, mais un de ses amis. Et c'est un avis de tempête qui me pousse à vous joindre de cette façon.

— … Steelblue, je suppose ?

— Moi-même.

— J'ai eu des échos de votre bravoure sur le front de Lactosta. Je tiens à vous remercier, vous et vos collaborateurs, pour avoir si bien protégé la frontière. Je n'aurais pas fait mieux.

— Merci Général, mais nous avons un autre problème qui se profile.

— À Liore ? Ne soyez pas surpris, ajouta-t-il. Le déplacement du Généralissime en province ne passe jamais inaperçu. D'autant plus quand il ordonne de mobiliser mes troupes en vue d'un assaut en fin de semaine.

— Vous savez donc une bonne partie du problème.

— Oh, une partie seulement ?

Je pris une grande inspiration, et tâchai de lui résumer, sans trembler ni bafouiller, ce que nous avions découvert. Les viols, le travail de Lynn Ackerman pour maintenir en vie les victimes et leur descendance, les soupçons autour des motivations cachées derrière l'Alter, et enfin, le cercle de transmutation. À cette dernière mention, il poussa un profond soupir à l'autre bout du fil.

— Ah… c'était donc ça, lâcha-t-il d'un ton détaché, comme si le choc était trop grand pour qu'il exprime une émotion.

— Vous saviez, pour les viols ?

— Oui… j'en ai été informé par une délégation plutôt pugnace qui est venue me demander des comptes jusque dans mon bureau. Il semblerait que ce soient les troisièmes à être partis et les seuls à avoir survécu au périple. Dès que j'ai été informé du comportement inacceptable de ces unités, j'ai ordonné leur retrait et repris en main la gestion du conflit. J'avais commis l'erreur de laisser la gestion de la crise à un Général qui s'est avéré plus loyal à Bradley qu'à sa région natale. Il avait fait venir des troupes de Central-City, et… J'ai fait de mon mieux pour apaiser le conflit, mais le mal était fait. Les directives de Central sont devenues de plus en plus pressantes ces dernières semaines, et ce qui s'est passé à Lacosta n'arrange rien aux tensions dans la région Est.

Il poussa un soupir las, prenant progressivement l'ampleur de l'information.

— Nous avons un plan. Un plan qui, si tout va bien, pourrait berner Dante, au moins pour un temps. Mais pour l'exécuter, nous avions besoin de votre aide.

— Je suis tout ouïe.

— Nous devrons évacuer toute la population de la ville, possiblement les militaires aussi. Je pensais répartir les personnes sur toute une série de villages autour de Posterim, ainsi qu'à Solesbourg… certains souhaiteront sûrement quitter Amestris après ce qui s'est passé.

— Je ne peux pas leur jeter la pierre.

— Je suis chargé de la logistique de l'évacuation, mais je vais avoir besoin de ressources pour toutes ses personnes. Des logements, de la nourriture, des soins sans doute. Il faudra peut-être affréter un train, si cela vous parait possible de le faire discrètement. Les victimes de l'Armée auront besoin d'une attention toute particulière, il faut compter un certain nombre de nouveau-nés dans l'équation.

— Ou, quand, combien ?

— Je n'ai pas encore les chiffres exacts, mais je dirais entre trente-cinq et quarante mille civils. Rose, une femme qui a été prise en charge a donné un ordre d'idée de quatre cents femmes enceintes ou ayant accouché, mais il y en a sûrement aussi dans la partie occupée de la ville… Pour les militaires, vous serez sans doute en meilleure position que moi pour estimer les quantités… Après tout il s'agira essentiellement de vos troupes.

— C'est noté. Que comptez-vous faire des militaires ?

— En faire un convoi à part et les faire descendre le long de la frontière vers Youswell. Nous aimerions éviter d'attirer l'attention sur eux dans le contexte. De la même manière, le but est de diluer le plus possible les réfugiés aux alentours, dans les villes proches, mais aussi les villages, afin que Central mette le plus longtemps possible pour réaliser qu'il ne s'agit pas de survivants isolés.

— Oh, je ne leur laisserai pas l'occasion d'enquêter sur le sujet.

Il avait lâché ses mots d'un ton qui me fit comprendre pourquoi, malgré sa petite taille et ses côtés excentriques, Grummann était monté si haut dans la hiérarchie.

— Planifier quelque chose d'aussi criminel dans ma région, permettez que je le prenne personnellement. Des guerres ont éclaté pour moins que ça.

Je me représentai la colère grondante d'un Général prêt à tout pour protéger une région qui, depuis des années, avait été régulièrement malmenée par le pouvoir en place, et je me sentis tout à coup intimidé, effaré même, à l'idée du tsunami qui se préparait.

— Il y a des guerres qui semblent impossibles à gagner.

— Et des batailles indispensables à mener. Concentrez-vous sur votre propre combat, jeune homme, et laissez-moi le reste. Vous aurez bien assez à faire.

— Oui mon Général !

La conversation dura encore un long moment, moi lui donnant toutes les informations dont je disposais, m'excusant de leur côté parcellaire, lui me transmettant en retour tout le savoir qui pourrait m'être utile. En nous entendant sur des quantités, des lieux, des dates, j'eus l'impression qu'il me parlait comme à un égal et ne le respectai que davantage. Quand enfin, je raccrochai, un long moment après, ce fut avec l'impression d'avoir fait le tour de la question… et un bon mal de crâne.

— Hé bien, vous en aviez des trucs à dire, commenta le guichetier pendant que je sortais des billets pour régler le prix de l'appel.

— Je suis un grand bavard, on me le dit souvent, répondis-je en riant, me forçant à avoir l'air léger.

Je sortis de l'office des postes un peu allégé. Il restait beaucoup à faire, mais trouver un soutien moral et logistique chez Grummann était vraiment réconfortant. Je n'avais plus l'impression que la survie de la ville entière ne reposait que sur mes épaules.

Bien sûr, il me restait de nombreuses questions : comment les nourrir le temps d'arriver à leurs destinations respectives ? Comment les soigner ? Comment les protéger du froid et des intempéries ? Comment éviter les conflits ? Comment maintenir un niveau d'hygiène suffisant dans les rangs pour éviter les maladies ?

Où allaient-ils pouvoir chier ?

Je me massai brièvement le visage, passant mes doigts sous mes lunettes pour masser mes yeux endoloris. J'avais peu dormi et il restait beaucoup à faire d'ici jeudi soir.

Trop.

Bon, j'ai fait la leçon à Ed, en expliquant que faute de temps, il fallait aller à l'essentiel plutôt que courir le risque de s'éparpiller en voulant bien faire et se retrouver dépassé. Il est temps que je montre l'exemple. Ils se démerderont, il faudra bien.

Fort de cette résolution, je me concentrai sur mes objectifs. D'abord, faire le plein. J'étais un peu nerveux, mais les militaires, quoique lourdement armés d'un fusil avec leur fusil en bandoulière et leur sabre au côté — une particularité locale — paraissaient plutôt détendus et roulaient des cigarettes en discutant. Je supposai que même s'ils représentaient l'autorité de l'État, ils surtout attachés à protéger leur ville et les terres alentour des attaquants de tout poil et ce contrecarrait de la politique de la capitale. En tout cas, ils ne me prêtèrent aucune attention quand je passai à côté d'eux.

Je fis ensuite les courses, empilant tout ce que je pouvais sur ma moto de plus en plus chargée. Des mètres et des mètres de toile enduite, un mégaphone, quelques kilomètres de câble téléphonique, deux micros… Je terminai par deux sacs de riz de vingt-cinq kilos chacun. Quand je les fis tomber sur le porte-bagages de la moto, elle émit un grincement de protestation. J'arrimai ensuite l'ensemble comme je pouvais, pestant beaucoup pour trouver un empilage à la fois stable et pas trop encombrant.

Le temps que j'arrive à quelque chose, la nuit était largement tombée, et je dus me contenter de la lumière du bar ouvert un peu plus loin pour voir si ce que je sanglais tenait correctement. Je sentais que je commençais à intriguer un peu trop les clients, plus nombreux que ce matin. L'un deux se leva et vient me parler, les mains calées des les poches de son gilet rustique.

— Hé bien, vous en avez acheté des choses. Vous allez faire quoi avec tout ça ?

— C'est une longue histoire, et je n'ai pas le temps de vous l'expliquer aujourd'hui, répondis-je d'un ton aimable. Mais je repasserai peut-être ici, et si c'est le cas, je vous la raconterai.

Mon ton était poli, mon sourire tranquille, et je mis toute mon aura de père de famille sans histoires dans ma réponse pour bien lui faire sentir à quel point j'étais inoffensif.

Quand je repartis après avoir refusé poliment le gîte et le couvert, je sus que ma venue allait soulever des questions et provoquer des rumeurs… mais je doutais qu'elles atteignent Liore, encore moins Central. Je fendis la nuit avec pour seul éclairage le phare de la moto qui bringuebalait lourdement sur le moindre cahot de la route. Allait-elle arriver à destination en un seul morceau ? Je me posai la question avec légèreté, comme si cela ne me concernait pas vraiment, avant de plonger dans un état second. Concentré sur la route, je structurai ma pensée autour de ce qu'il restait à faire sans ressentir d'émotion particulière.

C'est seulement une fois revenu au camp que je sortis de ma léthargie et compris que j'étais épuisé. Les Ishbals qui ne dormaient pas me saluèrent et proposèrent de décharger et ranger la moto pour moi, ce que j'acceptai avec plaisir, avant de me diriger dans une tente qu'Edward ou un autre avait agrandie par Alchimie. Une lumière tamisée projetait ses ombres sur le tissu tendu, et je retrouvai les alchimistes attablés devant des plans de la ville mêlés de notes et de crayon. Edward s'était endormi au milieu de ce bazar, le compas lui tombant de la main, pendant que Hohenheim et Izumi continuaient à discuter à mi-voix. Rose, elle, était pelotonnée sur un matelas de fortune en retrait et ronflait d'épuisement, son bébé blotti contre elle.

La douceur âpre qui se dégageait de la scène avait quelque chose de réconfortant, et je fis le moins de bruit possible en me joignant à la tablée pour leur raconter mon expédition.

— J'ai pu acheter la plupart de ce dont nous avions besoin et contacter Grumman. Il semble bien remonté contre Bradley, il a dit qu'il nous apporterait tout le soutien dont nous avons besoin. Quant à Solesbourg, la ville est coupée du monde, mais ses habitants ne sont pas hostiles. Je pense que ce sera un bon point de chute, conclus-je. Et vous, ça a bien avancé ?

— On a calé les détails techniques, mais il reste beaucoup à faire sur le terrain. Les prochains jours vont être exigeants.

— Une grosse difficulté va être de gérer l'évacuation de la zone occupée.

— Les troupes présentes actuellement devraient être loyales à Grummann, ça devrait nous aider… un peu.

— Ça reste des soldats. Ce qui m'inquiète, ce n'est pas seulement le cercle, mais aussi ce qui va se passer après… si on réussi, les choses ne seront pas simples pour autant.

Je hochai la tête. J'étais bien placé pour le savoir. J'avais eu le temps de me demander ce que nous pouvions faire pour éviter que civils et militaires profitent du chaos pour régler leurs comptes et envenimer le conflit. Puis le silence retomba. Je regardai Edward, terrassé par la fatigue, ses cheveux noirs attachés à la hâte par un chignon dans lequel il avait piqué un crayon ; puis Rose, qui serrait son enfant contre elle, le visage agité d'émotions furtives, sourcils froncés, bouche pincée, fugace comme un nuage masquant le soleil avant d'être emporté par le vent.

— Comment vont-ils ? murmurai-je.

— Ils sont fatigués, tous les deux, répondit Izumi. Mais cela fait du bien à Edward de retrouver une prise sur les événements. Quant à Rose… Elle n'arrive pas à savoir si elle aime ou déteste Dolly, c'est assez douloureux à voir.

— Je crois qu'elle l'aime ET la déteste, soupira Hohenheim.

— Comment va grandir cette enfant ? Et tous les autres ? demandai-je d'un ton inquiet.

Je le savais, que le monde était profondément injuste, que notre destin était dicté en grande partie par son lieu de naissance… mais je ne m'étais jamais pris pleinement dans la face ce que cela signifiait. Je réalisais maintenant à quel point ma petite Elysia était privilégiée, même avec un père soi-disant mort. Je la chérissais et il me paraissait évident que tout enfant méritait de l'être tout autant, mais ce n'était pas ce qui se passait en réalité. Cette perspective me donnait envie de pleurer.

— Avant de se demander ça, on va déjà essayer de les garder en vie.

Hoheheim avait dit ça avec une expression douce, l'esquisse d'un sourire, et sans savoir pourquoi, je sentis toute sa tristesse.

— Vous comptez faire d'autres choses ce soir ? ajouta-t-il. Parce que dans le cas contraire, je vous invite à vous coucher dès maintenant.

— Vous avez raison, fis-je en m'ébrouant.

M'arrachant à la léthargie qui me retombait dessus dès que je ne parlais plus, je pris mon sac à dos, mon manteau, et me blottis à proximité du feu, bercé par ses petits craquements, les murmures des alchimistes et la respiration de toutes ces personnes vivantes.


Je fus réveillé en sursaut par les pleurs caractéristiques du nourrisson, aigus, rauques et saccadés à la fois. Le feu s'était presque éteint, ne laissant plus que quelques braises rougeoyantes pour éclairer la tente. Je me redressai, voyant Rose s'agiter.

— Merde, souffla-t-elle.

— Besoin d'aide ?

Elle sursauta en entendant ma voix d'homme et je me sentis aussitôt honteux de l'avoir effrayée. Elle se tourna vers moi, le dos roulé comme un chat sur la défensive, et se détendit un peu en me reconnaissant, puis répondit, honteuse.

— Je crois qu'elle a besoin d'être changée.

— Restez allongé, je peux m'en occuper. J'ai de l'expérience, ajoutai-je d'un ton rassurant.

Je me levai et allumai la lampe tempête pour chercher où étaient les affaires de change tandis que le bébé continuait à hurler et que résonnaient quelques grognements semi-endormis, puis la calait contre un sac pour prendre l'enfant dans mes bras avec précautions.

— Là, là, ça va aller vite, tu vas retrouver ta maman, petite Dolly.

Je lui caressai le front d'une main en la déshabillant de l'autre, et elle happa mon petit doigt pour le téter vigoureusement.

— Je crois qu'elle a faim, annonçai-je avec un sourire.

Cela faisait longtemps que je n'avais plus changé Elysia, mais un bébé si jeune bougeait assez peu, et je ne tardai pas à retrouver mes marques. Je la changeai à gestes sûrs, sentant le regard intense de sa mère qui me regardait faire, puis la lui tendis pour qu'elle la rallonge contre elle et la nourrisse. Je détournai les yeux pour ménager sa pudeur, puis quand le silence retomba, je me tournai de nouveau vers elle.

— Vous aviez l'air sûr de vous, murmura-t-elle.

— J'ai une petite fille de quatre ans. Elysia.

— Je vois. Elle a de la chance.

— Oui, admis-je sans hésiter. Beaucoup de chance. Même si je ne suis plus à ses côtés, je sais que sa mère prend soin d'elle. Non pas que pense que vous ne prenez pas soin de votre petite, ajoutai-je maladroitement en réalisant ma bourde.

Rose eu un sourire triste en secouant la tête, comme pour dire qu'elle ne m'en voulait pas d'avoir dit ça, puis le silence retomba.

— C'est toujours aussi dur ? souffla-t-elle. Où ça va mieux, au bout d'un moment ?

— Les premiers mois sont durs, mais ça finit par passer. Ma mère disait : « neuf mois pour faire, neuf mois pour défaire »… Elle a quel âge ?

— Un peu plus de deux mois.

— Elle pleure beaucoup le soir, n'est-ce pas ?

— Tous les soirs. C'est horrible. À chaque fois, je regrette qu'elle existe.

Elle disait ça, pourtant, mais enveloppait l'enfant en train de téter d'un bras protecteur.

— C'est une mauvaise période. Si ça peut vous réconforter, les bébés pleurent beaucoup vers cet âge-là, mais ça finit par se tasser. En attendant… ce n'est pas grand-chose, mais j'ai acheté ça, en ville.

Je lui tendis le tout petit sachet qu'elle prit d'une main perplexe.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Des bouchons à oreilles. Ce n'est pas grand-chose, mais d'expérience, cela peut aider à rendre les pleurs plus supportables de les étouffer un peu. Ne vous inquiétez pas, vous l'entendrez quand même, ajoutai-je en retenant un rire un peu ironique.

— Ça, je pense que tout le camp se réveille en même temps qu'elle à chaque fois, soupira-t-elle. Merci.

Je sentis qu'elle était touchée par l'attention, que cela contredisait un peu l'image terrible des militaires qui l'avaient violé, même si cela n'allait pas l'effacer. Rien ne pouvait effacer ça.

Je gardai le silence, la regardant tout en restant à bonne distance d'elles.

— Que pensez-vous faire… après ?

— Je ne sais pas, répondit-elle. C'est… compliqué. Je ne me sens pas capable de m'occuper d'elle, j'ai juste envie de m'allonger et dormir mille ans. Quand elle se met à pleurer et à hurler, j'ai l'impression de voir un monstre, qu'elle n'est là que pour me faire souffrir. Des fois, j'ai envie qu'elle meure. C'est horrible de penser ça, non ?

— C'est humain, répondis-je.

— C'est horrible, parce que je ne veux pas d'elle, mais elle a trop besoin de moi. Si je l'abandonne maintenant, au milieu de la guerre, je la condamne à mort. Je ne voulais pas qu'elle naisse, mais je n'ai pas envie qu'elle meure. Et je n'ai pas le courage de l'élever. Je suis trop jeune pour ça, je ne m'en sens pas capable… et puis si… si elle ressemblait à l'un de ces hommes en grandissant ? Je ne le supporterai pas.

Je ne pouvais qu'imaginer être à sa place, mais je comprenais ses angoisses.

— Si c'était un garçon qui était né, je ne sais pas ce que j'aurais fait… Mais c'est une fille. Cette petite chose, qui ne sait pas encore que ce monde est séparé en victimes et en bourreaux. Il aurait mieux valu qu'elle ne naisse jamais, plutôt que de devoir le découvrir en grandissant qu'elle est née du côté des victimes… Je crois que je ne pourrai jamais l'aimer normalement, vous savez ? fit Rose en levant vers moi un visage froissé par le chagrin.

Je hochai la tête. Je ne savais pas quoi répondre. Il n'y avait rien à répondre à ça, et le petit sachet que je venais de lui donner ne changerait rien à l'affaire. Tous mes efforts seraient un pansement sur une jambe de bois.

Dolly s'était endormie au sein, et Rose baissa les yeux vers elle, l'enveloppant un peu plus de ses bras.

— Mais je suis sa seule famille, et c'est tout ce qu'il me reste. Mes parents sont morts quand j'étais enfant, et mon petit ami a eu un accident. On m'a fait croire qu'on pouvait le ramener à la vie, mais… ça n'arrivera pas. Il ne reste personne, à part elle. J'ai grandi seule, je ne souhaite ça à personne… c'est pour ça que… je ne sais pas quoi faire.

Sa voix s'était brisée à ces derniers mots, et elle tourna de nouveau les yeux vers moi, toutes barrières baissées, laissant son désespoir me heurter en pleine face. Elle attendait une réponse, de ma part à moi, le papa gâteau qui avait eu des parents aimants et vu son rêve se réaliser quand Elysia était venue au monde.

Je me sentais tellement peu légitime à lui donner des conseils là dessus.

— Je ne sais pas ce que vous devez faire non plus. Je ne suis pas vous, alors je serai mal placé pour dicter votre vie… mais je peux vous dire ce que je vois. Vous dites que vous ne pourrez pas l'aimer normalement, mais je crois que vous l'aimez déjà, justement. Comme vous pouvez, avec vos blessures. Avoir un enfant, c'est dur, même quand on l'a voulu, alors c'est normal que vous ayez l'impression de vivre un enfer aujourd'hui. Mais ça ne dure pas toujours. On a l'impression que ça n'arrivera jamais, pourtant, un jour, cet enfant se met debout, parle et attache ses chaussures tout seul. Moi, je vois que vous l'aimez autant que vous pouvez, alors je pense que vous saurez quoi faire. Et si votre décision est de la confier à quelqu'un parce que vous ne pensez pas pouvoir vous en sortir autrement, c'est que vous aurez raison de faire ce choix.

Une idée me traversa l'esprit, et je restai figé, bouche entrouverte, le temps de déterminer à quel point ce que je m'apprêtais à dire était susceptible de mettre ma femme en colère.

— Si vous avez vraiment besoin d'aide, que vous pouvez aller à Central, cherchez Gracia Hugues. C'est ma femme. Elle me croit mort — c'est compliqué, comme toujours quand Edward est dans les parages — mais si vous venez de ma part et que vous lui racontez ce qui vous est arrivé, elle vous aidera autant qu'elle le pourra. Il se pourrait même qu'elle vous adopte toutes les deux, ajoutai-je d'un ton léger.

Ma remarque lui arracha un rire, nerveux, mêlé de larmes, mais un rire tout de même.

— Enfin, je crois qu'il est un peu tôt pour penser à tout cela. Il y a une ville à sauver, et vous avez besoin de vous reposer. En attendant, nous veillons sur vous, Eve, Izumi et les autres.

Elle hocha la tête et se cala sur le matelas pour se rendormir. Je partis me rallonger à mon tour. La journée de demain allait être longue, il fallait que j'économise mes forces. En fermant les yeux, j'entendis un dernier murmure.

— Merci.


— Hé, tu voudras bien m'apprendre à conduire ta moto ? cria Edward pour couvrir le vent qui faisait claquer nos vêtements.

— C'est pas ma moto, répondis-je.

— Quoi tu l'as volée ?

— Presque.

Je devinais qu'il était sans doute en train sourire, accroché à moi pendant que nous filions vers la ville le plus proche pour nous équiper.

— Mais tu voudras bien m'apprendre ?

— Si on a le temps pour ça… mais on risque d'avoir d'autres chats à fouetter dans les prochains jours, non ?

— Après la bataille, alors !

— Vendu.

Après avoir été réveillés avant l'aube par les pleurs de Dolly, nous nous étions tous activés pour avancer les préparatifs, et après un repas chaud, mais peu abondant, nous étions partis ensemble, lui pour travailler sur le cercle, moi pour préparer l'évacuation de la ville. Depuis mon retour au camp, j'avais adopté un rythme de vie similaire au sien : dormant peu, travaillant beaucoup, et ne cessant jamais vraiment de penser à l'attaque imminente.

Comme nous approchions de notre destination, je ralentis, fouillant le paysage des yeux. Sur le plateau qui surplombait Liore, le vent fouettait sans rien pour le stopper et la végétation peinait à s'accrocher à la pierre nue. J'avisai quand même quelques bosquets ça et là, qui auraient dû me servir de point de repère, mais je n'étais plus très sûr de là ou j'allais. Je ralentis et m'arrêtai sur le bas-côté pour mettre pied à terre.

— J'ai peur de nous avoir perdus. Tu peux sortir la carte ?

— Il faut rouler un peu plus à l'est pour rejoindre le tunnel, annonça Ed d'un ton assuré en désignant une crevasse se dessinant un peu plus loin sur notre gauche.

Je hochai la tête et fis redémarrer le moteur, et effectivement, quelques centaines de mètres plus loin, je reconnus les lieux. Mais avant d'atteindre le tunnel, j'eus la surprise de découvrir plusieurs silhouettes chargées, marchant côte à côte. Je compris que certains habitants ne nous avaient pas attendus pour découvrir le tunnel et s'en servir. Je ralentis en approchant de ces réfugiés qui avaient décidé de quitter le pays et allaient sans doute grossir le camp Ishbal. Ils fuyaient la guerre civile, en quête d'un ailleurs plus clément. Peut-être que, comme beaucoup d'Ishbals du camp, ils étaient résolus à rejoindre Aerugo, dont le pays, cosmopolite, laissait cohabiter les religions, alors qu'à Amestris, les lois étaient dictées uniquement par l'Armée… ou l'argent.

Ils étaient une vingtaine, se connaissant sans doute tous. De quoi demander une grosse réorganisation dans le camp de Scar… et pourtant, c'était si peu en regard de l'ensemble des habitants à évacuer, qui devaient être aux alentours de trente-cinq ou quarante mille, sans compter les militaires…

Oh putain, les militaires… Ed m'a vraiment filé le pire des rôles dans ce plan.

Comme nous approchions, je ralentis et m'arrêtai pour parler à l'homme qui m'avait fait signe.

— On a découvert un tunnel et décidé de partir, mais on ne s'attendait pas à croiser qui que ce soit… ce n'est que le désert ici.

— Pas tout à fait, répondis-je. Si vous continuez vers le nord-ouest, vous trouverez un campement Ishbal à quelques kilomètres d'ici. Ils vous accueilleront et pourront vous expliquer quoi faire pour quitter le pays.

— Et si on ne veut pas quitter le pays, juste trouver un endroit en paix ? demanda une mère chargée d'un gros sac à dos, qui tenait la main d'une paire d'enfants qui marchaient courageusement à ses côtés.

— On y travaille, répondis-je d'un ton aussi rassurant. Notre objectif est d'évacuer la ville et de vous rediriger vers Solesbourg, Posterim… mais pour l'instant, atteignez le camp et reposez-vous, ça sera déjà un bon début.

La femme hocha la tête, tâchant d'avoir l'air digne et forte. Son enfant le plus jeune leva vers moi des yeux embués de fatigue, et je me rendis compte qu'il était sans doute à peine plus âgé qu'Elysia.

— C'est loin le camp madame ?

Ed se mit à genoux pour être à sa hauteur.

— Je suis désolé, mais il faudra marcher encore… mais même si ça n'est pas facile, je suis sûr que tu vas y arriver. Et quand tu seras arrivé, tu pourras manger, te reposer… et surtout, tu pourras être très fier de toi, parce que ce que tu fais est très courageux. D'accord ?

Il hocha la tête, ravalant son découragement, et raffermit sa prise sur la main de sa mère.

— Tu as entendu ? Il y aura à manger, Maman.

Derrière eux, je voyais d'autres personnes, prêtes à poser d'autres questions

— Il faut qu'on avance, soufflai-je.

— Je sais, grommela-t-il.

La moto se remit en marche, et je slalomai entre roches, roulant moins vite qu'il l'aurait fallu.

— On n'a pas le temps de parler à chaque personne individuellement.

— Je sais, lâcha sèchement Ed.

Il y eut un silence un peu gêné tandis que nous nous engouffrions dans le tunnel qu'Edward avait transmuté et qui débouchait au pied de la falaise, dans la ville déchue, puis je repris la parole.

— Je sais que c'est dur. Moi aussi, ça me fait mal de les voir comme ça.

— Ça aurait pu être n'importe qui. Ça aurait pu être ma famille… ou la tienne.

Un chaos sur la route l'obligea à raffermir sa prise.

— Je sais…

— Tous ces gens qui dépendent de nous…

— C'est justement pour ça qu'il faut prendre de la hauteur. Pour réussir à exécuter ton plan, il faut accepter qu'on ne peut pas les aider individuellement, répondis-je en me forçant à avoir l'air sûr de moi. On ne peut pas parler à trois personnes pendant une demi-heure et en condamner des centaines d'autres par manque de temps.

— Tu crois que j'en suis capable ? souffla l'adolescent du bout des lèvres, au point que je l'entendis à peine.

— Toi, Edward ? Honnêtement, plus je te connais, plus je me dis que tu es capable de tout… et surtout du meilleur.

J'espérais que cette réponse le ferait sourire, même si je n'avais aucun moyen de le voir.

— Je suis pas fait pour ce job, fit-il d'un ton anxieux. Moi, je débarque, je fiche le boxon et je repars après avoir tout cassé.

— Est-ce que ce n'est pas exactement ce qu'on s'apprête à faire ? fis-je remarquer d'un ton léger.

— Mais j'ai pas le droit à l'erreur, Hugues… pas cette fois.

— Depuis quand tu te poses ce genre de question ?

— Depuis que j'ai tout foiré.

Le vrombissement du moteur était amplifié et faisait un roulement de tonnerre contre les parois du tunnel, couvrant le silence honteux qui s'était abattu derrière moi. Je méditai sur cet accès de vulnérabilité qui ne lui ressemblait pas.

— Déjà, tu m'as sauvé la vie il y a quelques mois, c'est un truc pas foiré. Et en faisant ça, tu as protégé ma famille. Je ne te remercierai jamais assez pour ça. Et si tu te poses ce genre de questions, c'est que tu tiens à bien faire.

— Si tu le dis.

L'ado garda le silence, peu convaincu.

— On s'est engueulés avec mon père.

J'avais beau savoir, j'étais tellement peu habitué à ce qu'il désigne Hohenheim comme tel que je mis un instant à comprendre de qui il parlait.

— Ah ? Et pourquoi ça ?

— Il refuse que je me charge du cercle central, le moment venu. Il dit que je serai trop en danger là-bas.

— J'avoue ne pas comprendre toutes les subtilités alchimiques de votre plan, mais même sans ça, je vois bien que ça sera un endroit dangereux… surtout si Dante agit comme ton père s'y attend et y envoie des troupes

— C'est de ma faute si les choses se sont passées comme ça à Liore… si je n'étais pas venu…

— Si tu n'étais pas venu, il se serait passé autre chose, ici ou à un autre endroit. À Lacosta, à Central, je n'en sais rien… mais ça aurait mal tourné de toute façon, ici ou ailleurs. Ce n'est pas toi qui fous la merde, c'est Dante, Bradley et les autres Homonculus.

Je ralentis en voyant la lumière au bout du tunnel et mis pied à terre, imité par Edward, pour arriver discrètement dans la partie haute de la ville. En sortant, le soleil m'aveugla et je détournai les yeux, les baissant vers l'adolescent aux cheveux noirs, qui m'accompagnait en serrant les dents. Le voir ainsi me faisait mal au cœur, et, au bout de quelques secondes de flou, je compris pourquoi.

— Tu me fais penser à Roy quand tu es comme ça… soupirai-je.

— … Mustang ? bafouilla Edward.

— Je sais que vos relations sont un peu tendues, mais… Roy est du genre à porter toute la culpabilité du monde sur ses épaules et considérer que dans un monde juste, il mériterait de mourir. Je le comprends, vu les saloperies que l'Armée l'a obligé à faire… mais si tu commences à raisonner comme ça, tu finiras par perdre de vue quelque chose d'important.

— Quoi ?

— Le monde ne se portera pas mieux si tu meurs.

Je gardai le silence un instant, espérant que cette phrase s'enfoncerait dans sa caboche d'adolescent chaotique.

— On est nombreux à avoir besoin du Fullmetal Alchemist, et un paquet de monde sera heureux de te revoir en un seul morceau. À commencer par ton frère.

Edward médita mes paroles, gardant le silence, et je me sentis tout à coup gêné et inquiet à l'idée d'avoir dit quelque chose de trop pompeux, ou maladroit. Je baissai les yeux vers la moto pour redémarrer le moteur et éviter son regard.

— Enfin, ce que je veux dire, c'est que… ouais, on est en guerre, il y a du danger. Peut-être que c'est indispensable d'aller au cœur du cyclone, comme on l'a fait à Lacosta avec ton frère et tes amis. Et peut-être que c'est objectivement le meilleur plan… mais si ton but est de te mettre volontairement en danger pour te faire expier je-ne-sais-quels-péchés, je rejoins le point de vue de ton père : arrête tes conneries tout de suite.

Le silence derrière moi s'appesantit, me mettant de plus en plus mal à l'aise. C'était lui dirigeait les opérations, et il se faisait sermonner comme un gamin ? Allait-il se mettre en colère ?

Finalement, il poussa un long soupir et monta derrière moi en disant simplement.

— Tu fais chier quand tu as raison. Je laisserai faire mon père… Je suppose.

Sa réponse m'arracha un rire.

— Roy te l'a déjà dit, non ? Je suis un sacré chieur !

— Quand tu appelais sur la ligne officielle de l'Armée pour parler de ta fille pendant des heures ? Oui, je l'ai entendu se plaindre plus d'une fois.

— À d'autres ! Il disait ça, mais il était bien content d'avoir un prétexte pour faire une pause dans ses dossiers. C'est juste qu'il n'assumait pas de le dire. Moi, tu vois, je suis un bon ami, expliquai-je d'un ton vertueux. Je lui fournissais l'alibi parfait.

J'arrachai un rire à Edward, et souris à mon tour derrière mon casque, avec l'impression d'avoir rempli mon rôle.

Il allait falloir reprendre des nouvelles de Roy, je n'avais pas pu l'appeler directement depuis des semaines, avec son appartement sous écoute et mon errance incessante. Heureusement, il me restait Shieska comme intermédiaire fiable, qui m'avait sauvé la mise pour avoir les informations dont j'avais besoin. Ce n'était pas pareil que de parler directement à mon meilleur ami, mais…

Enfin, dans l'immédiat, je n'ai pas le temps d'entretenir mes relations amicales.

J'avais la logistique de l'évacuation à gérer et c'était un véritable cauchemar à organiser. J'aurais pu maudire Edward de m'avoir embarqué dans ce traquenard…

Mais lui avait la responsabilité de garder tout le monde en vie.

C'était une tâche bien lourde pour un gamin de quinze ans, si génial soit-il.

Il était encore plus jeune que quand Roy s'était retrouvé en première ligne à Ishbal, et se retrouvait à la tête d'une opération d'ampleur. Moi-même, malgré mon expérience dans l'Armée, je n'avais jamais eu à diriger et encadrer tant de monde.

J'aimais mieux quand il se montrait assuré et qu'il gueulait fort qu'il allait lui montrer, à Dante, de quel bois il se chauffait…

Mais en réalité il était terrifié, tout comme moi.

Sans doute bien plus que moi.

Je m'en plaignais en riant, l'humour étant ma principale parade à tous les problèmes de ma vie. Lui ne pouvait pas se montrer vulnérable face à ses mentors qui voulaient déjà l'écarter du conflit comme l'auraient fait n'importe quels parents. Moi-même, si Edward avait été mon enfant, je n'aurais pas supporté qu'il soit ici, en première ligne, même s'il était une pièce maîtresse et que ne pas utiliser ses compétences d'Alchimie mènerait sans doute de nombreuses personnes à la mort…

Je comprenais le dilemme de son père, entre faire ce qui était juste et protéger son fils… Surtout quand, entre tous les enfants que je connaissais, Edward et Alphonse étaient sans doute les plus suicidaires dans leur choix de vie.

— Dis, Hugues.

— Oui ?

— Si ça tourne mal pour moi…

— Je compte sur toi pour te tirer du pétrin, hein ?

— Oui, j'ai compris ta leçon de morale, t'inquiètes, fit-il d'un ton un peu agacé. J'essaierai de pas crever cette semaine, promis. Mais, malgré tout, si ça devait arriver… est-ce que tu pourras dire à Mustang que je suis désolé ?

Sa demande me pris au dépourvu.

— Parce que tu ne lui as pas dit la vérité ?

— Ouais… Il doit être furieux contre moi.

— Mh, il peut être susceptible quand il s'y met… mais bon, même s'il est sans doute vexé de ne pas avoir été mis au courant, il comprendra sûrement tes raisons. Il faut juste lui laisser un peu de temps.

— Si tu le dis…

Je le sentais peu convaincu, mais le moment me paraissait mal choisi pour insister. La fin du trajet se déroula dans le silence, tandis que je roulai dans les quartiers bombardés de l'Est. Nos objectifs respectifs étaient, pour Edward, de travailler en sous-sol pour tracer le contre-cercle, pour moi, de sillonner les quartiers abandonnés de la ville pour voler les câbles téléphoniques nécessaires à notre plan, ainsi que d'entrer en contact avec un groupe de rebelles que Rose connaissait bien et jugeait digne de confiance. J'avais besoin de matériel, mais surtout de bras pour mettre en branle un chantier d'ampleur.

Nous étions mercredi. L'Alter, un organisme caritatif qui distribuait des colis de nourriture, allait cesser de livrer dès jeudi soir. Selon Edward et ses mentors, cela voulait dire que l'activation du cercle aurait lieu d'ici la fin de la semaine, peut-être même dès le vendredi. Les rumeurs sur la fin des livraisons avaient commencé à fuiter, sans doute par le biais des pattes blanches qui livraient ces précieux cartons de nourriture. Les tensions montaient déjà dans la ville à la perspective de l'après, et certains nous regardaient passer d'un mauvais œil.

Le temps qu'il me restait pour encadrer ce flot de gens était ridiculement court, et la quantité de choses à faire astronomique.

Edward devait, tout comme son père, reprendre les fondations mêmes du cercle de transmutation qui entourait la ville, mais de mon côté, je devais me frotter aux gens, avec leurs propres intérêts, leurs rancœurs, leurs doutes et leurs irrationalités.

Allais-je être à la hauteur, moi aussi ?

J'allais devoir trouver les mots justes, et je tâchai de ne pas trop y penser pour ne pas être assailli par le vertige que me donnait cette responsabilité. Faire confiance aux bonnes personnes, et surtout, les convaincre de ce plan absolument fou.

— On se donne rendez-vous à quelle heure ? demandai-je à Edward, préférant me pencher sur un aspect plus pragmatique.

— Moi, je bosse aussi longtemps que je peux… ça va me prendre du temps de transmuter le contre-cercle. C'est plutôt toi, combien de temps penses-tu que la réunion du soir va durer ?

— Trois bonnes heures, je pense…

— Alors on se donne rendez-vous vers vingt-deux heures trente à la frontière nord ? Ce sera un bon point de rendez-vous. Si tu as besoin de convaincre les gens qu'un cercle a été tracé à l'échelle de la ville, le panorama est superbe à cet endroit-là.

— Je note… ça peut être une information utile, en effet !

Comme j'arrivai à proximité de la falaise qui formait une séparation naturelle entre la partie haute de la ville avec son siège et ses bombardements, et la partie basse, occupée par l'armée, je mis pied à terre. À quelques mètres de là, la ligne bien dessinée du cercle de transmutation traversait la rue et les décombres. Un peu plus loin, une bouche d'égout restée entrouverte béait sur une obscurité peu engageante. C'était là qu'Edward reprendrait ses travaux d'Alchimie souterraine. De mon côté, je comptais commencer mon démarchage par un passage sur les murailles bordées de gardes calés sur leur fusil, qui se trouvait à quelques dizaines de mètres d'ici.

— Bon courage, Eve, et soit prudent. Tu seras en territoire ennemi toute la journée.

— Merci de me rappeler ce charmant détail.

Il retira ses lunettes pour les mettre dans sa poche et s'apprêta à descendre dans les entrailles de la terre, quand une exclamation à quelques mètres de là le coupa dans son élan.

— Des militaires s'approchent ! En position les gars !

Nous échangeâmes un regard.

— Je vais voir… je t'appelle si ça en vaut la peine.

— Ça marche.

Je me dirigeai vers la fortification, jouant des coudes au milieu de la guérilla qui s'organisait, montrant mon arme en guise de bonne fois, pour prouver que j'étais prêt à prendre part au combat, et après avoir monté l'escalier de pierre, parvins à me trouver un bon angle de vue.

— Y'a des hauts gradés ! C'est notre jour de chance. Qui veut faire un concours de tir ? commenta l'un des hommes.

— Il ne faut pas attaquer, rappela celui qui donnait les ordres d'un ton sévère. Ça briserait le statu quo et l'accord de laissez-passer les pattes blanches !

— Il a bon dos, le statu quo !

— Surtout si l'Alter a vraiment décidé de nous lâcher.

Je sentais des vagues de rage contenue secouer les rangs de ceux qui guettaient l'Armée en contrebas, et croisais les doigts pour ne pas me retrouver au beau milieu d'un conflit ouvert. Il était trop tôt pour ça.

Pendant que les combattants qui m'entouraient lançaient des mots assassins à défaut d'avoir le droit de tirer à vue, je scrutai le rassemblement d'uniformes bleu roi qui se trouvait une trentaine de mètres en contrebas, et sentis mon cœur rater un battement. J'avais une mauvaise vue, oui, et la silhouette aux cheveux noirs qui se trouvait au centre d'un cercle hérissé de fusils avait maigri par rapport à mes souvenirs, mais malgré tout je reconnus instantanément sa posture. Je remontai mes lunettes, plissant des yeux tandis que l'homme tournait la tête vers la falaise.

— Putain, soufflai-je entre les dents.

Je dévalai la barricade pour rejoindre Edward, l'appelai en beuglant avant de remonter aussi sec.

— Eve ! Il faut que tu viennes !

Il me rejoignit en courant sans hésiter une seconde, escaladant l'escalier trop raide de la muraille à toute vitesse, même si je ne lui avais pas dit pourquoi. Sans doute avait-il perçu à quel point je me sentais dépassé par ce que je venais de voir.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il en se penchant par-dessus la rambarde.

Incapable d'expliquer ce qui me passait par la tête, doutant de moi-même et des conclusions que je devais tirer de l'événement, je me contentai de tendre le bras pour indiquer où regarder.

— Tu vois ce que je vois ?

Son visage se décomposa au-delà de ce que je l'imaginais capable, et il me confirma que j'avais bien vu en lâchant dans un souffle un simple mot.

— Roy…

— Qu'est-ce qu'il fout là ? pestai-je à mi-voix pour ne pas attirer l'attention de nos voisins. Il devrait être à Central.

Ed, à côté de moi, se laissa tomber à genoux, tremblant, tête baissée. Je sentis mon inquiétude monter d'un cran, m'incitant à m'accroupir à côté de lui.

— Eve ? Ça va ?

L'adolescent tourna vers moi des yeux bouleversés.

— Non, ça ne va pas, murmura-t-il. Un cercle de transmutation, ça ne s'active jamais tout seul. Il faut un Alchimiste pour ça, ou même plusieurs.

Ses mains se refermèrent sur la pierre polie par les ans du chemin de ronde, tandis qu'il m'expliquait, m'avouait, du bout des lèvres.

— S'il est ici, avec l'Armée, ça veut dire que Bradley l'a envoyé pour déclencher le cercle.