Le chapitre 100 est là ! Et il est épique ! :P
J'avoue que je n'en reviens pas moi-même de me retrouver à écrire une fic aussi longue... Dire que quand je l'ai commencée, j'avais la candeur de croire que je pourrai la terminer en 5 Nanos ! X'D Je reprends ce mois-ci en me disant que la fin approche, petit à petit... Si je ne me suis pas découragée en cours de route sur cette monstrofic, c'est en grande partie grâce à vos commentaires et messages privés qui me motivent à continuer et à tâcher d'écrire la meilleure fin possible. Alors un gros merci à tout ceux qui envoient des messages, petits ou grands !
Sinon, comme c'est connu que j'aime souffrir, j'ai commencé un autre projet long, format BD cette fois ! J'en avait déjà parlé, mais ça y est, c'est officiel : l'épisode 1 de Par la fenêtre sort aujourd'hui sur Webtoon. Je glisse le lien ici et en profil (à copier-coller et en enlevant les espaces), j'espère que ça vous plaira (le style est très différents, on sera vraiment dans de la tranche de vie)
www . webtoons fr/challenge/par-la-fen/list?title_no=882269
Dans tous les cas, je vous laisse découvrir ce chapitre, et vous souhaite une bonne lecture. J'ai hâte de savoir ce que vous en aurez pensé !
Chapitre 100 : Sacrifices (Edward)
— Eve ? Ça va ?
Je ne m'attendais pas à ça, je ne m'attendais pas à Roy. Ça ne pouvait pas être lui. Pas lui, pas ça, pas maintenant.
L'espace d'un instant, une avalanche de souvenirs traversa mon esprit. Nos discussions quand je venais chez lui à des heures indues, le jour où je l'avais appelé avant de disparaître, les sourires et les danses, Sen Uang et les drames, la colère brute dans son regard quand je l'avais maladroitement rembarré après notre premier baiser, sa souffrance, ses lèvres contre mon cou… la découverte du cercle et le moment où Scar avait suggéré d'un ton neutre de tuer les alchimistes censés l'activer.
Je relevai les yeux vers Hugues qui me regardait avec une inquiétude sincère. J'avais l'air faible, je l'inquiétais. Je n'avais pas le droit d'avoir l'air si faible, pas dans ce contexte. Il fallait être fort, être courageux, être malin, aussi…
— Non, ça ne va pas.
Les mots franchirent mes lèvres sans me demander mon avis et je me sentis soulagé d'être honnête. Alphonse était honnête. Et même si Hugues ne savait rien de ma relation avec Roy, il semblait comprendre que je sois bouleversé.
— Un cercle de transmutation, ça ne s'active jamais tout seul, expliquai-je à contrecœur. Il faut un Alchimiste, ou même plusieurs. S'il est ici, avec l'Armée, ça veut dire que Bradley l'a envoyé pour déclencher le cercle.
— Roy… doit transmuter la pierre philosophale ?
Hugues se laissa tomber à côté de moi, adossé à la rambarde, et passa une main lasse sur son front.
— Comment as-tu pu te mettre dans une merde pareille, mon pote ?
Je restai silencieux, foudroyé par l'information. J'étais trop bouleversé pour réfléchir, envahi par des pulsions contradictoires, et j'avais l'impression que mon cœur était tombé par-dessus bord quand je m'étais penché de la fortification pour découvrir l'homme que j'aimais dans le camp de l'ennemi.
Je pris une grande inspiration, puis soufflai en tremblant. Je n'étais pas la bonne personne pour prendre une décision à cet instant.
Al.
Al, pourquoi tu n'es pas là? pensai-je en retenant un gémissement.
Al n'aimait pas Mustang, il me l'avait fait sentir plus d'une fois. Il serait peut-être peu surpris de le voir là, au service de l'ennemi, mais il ne se sentirait pas personnellement trahi…
Mais au fond, la question n'était pas de savoir si Mustang nous trahissait en étant là, c'était de savoir s'il se trahissait lui-même.
Je me relevai pour jeter un coup d'œil prudent par-dessus la rambarde, et fixai l'homme avec une attention brûlante. Quelle expression avait-il sous ses mèches noires ?
En regardant plus attentivement, je me rendis compte qu'il avait pris des coups. Il avait le visage tuméfié, et cette constatation fit jaillir une nouvelle série de questions angoissées dans mon esprit. Que lui était-il arrivé depuis notre séparation ? Je sentis plus que je ne vis sa mâchoire serrée, les sourcils froncés, et j'y lus une expression résolue et torturée à la fois. En m'attardant à le détailler du regard, en essayant de déchiffrer les émotions comme Al le faisait si bien, je crus voir une profonde souffrance, une profonde colère.
Mes propres entrailles me faisaient mal. Je voulais le voir, oui, mais sans la violence cruelle de ce monde qui nous entourait et nous séparait.
Il me haïssait sûrement.
Je m'ébrouai me rassis à côté de Hugues.
Il fait que je reste calme. Calme, réfléchi… emphatique.
— Mustang est l'un des meilleurs Alchimistes du pays, énonçai-je. Et après le ménage qu'a fait Scar, c'est sans doute le meilleur Alchimiste d'état — après moi, bien sûr, ajoutai-je avec un sourire forcé pour tenter de désamorcer l'angoisse que me procurait cette situation.
Hugues pouffa nerveusement.
— C'est logique qu'ils fassent appel à lui. Il a obéi aux ordres, il a massacré la population d'Ishbal et c'est le meilleur Alchimiste qu'ils ont sous la main, énumérai-je. J'aurais dû m'en douter, en fait. La question, ce n'est pas « pourquoi il est là, la question c'est… « Qu'est-ce qu'il compte faire, maintenant ? »
— Ses intentions ?
— Est-ce qu'il est là pour obéir aux ordres, ou est-ce qu'il compte contrecarrer les plans de Dante ?
Hugues ouvrit grand la bouche, puis la referma, tâchant de suivre le même raisonnement que moi.
— Actionner ce cercle serait une trahison pour lui. Il a juré de protéger les habitants d'Amestris et de renverser Bradley, lâcha-t-il finalement.
— Alors il est en danger. S'il actionne le cercle, il se trahit lui-même, mais s'il refuse, il trahit l'autorité.
Mon esprit se remettait en place au fur et à mesure que j'essayais de prendre du recul, de me déplacer hors de mes propres émotions pour me demander ce que vivaient les autres, comme l'aurait fait Al. Et si je me projetais à la place de Mustang… je me sentais dans une merde noire.
Mais voilà.
Il y avait sa colère.
Il y avait le souvenir cuisant du jour où il m'avait fait descendre de sa voiture en hurlant.
Il y avait les morts d'Ishbal, la haine, la rage de vivre.
Il y avait eu les parents de Winry.
Roy avait déjà commis des atrocités, qu'est-ce qui me disait qu'il n'en commettrait pas encore ?
Ce n'était pas parce que j'étais fou amoureux que c'était une bonne personne, n'est-ce pas ? Que dirait Al ? Lui ferait-il confiance ?
Non. Si. Peut-être. Je ne savais pas.
— Hugues ?
— Oui.
— À quel point as-tu confiance en lui ?
Hugues sourit.
— Tu le sais déjà. Je suis prêt à mourir pour lui.
Je lui répondis par un sourire endolori, qui tardait à venir. J'avais besoin de cette réponse.
— Il est dans l'intérêt de Mustang d'actionner le cercle, énonçai-je lentement. S'il ne le fait pas, il trahira les ordres de Bradley et se mettra en danger.
— Oui.
— Et étant donné notre plan, il est dans notre intérêt aussi qu'il actionne le cercle, pour que tout se déroule comme prévu et que Dante pense avoir obtenu ce qu'elle souhaite. Elle ne laissera pas Liore en paix tant que ça ne sera pas arrivé.
— … ça se tient.
— Alors nous avons un allié.
Je me penchai sur mon sac pour fouiller dedans, l'esprit limpide comme si mon âme avait tout à coup appris à surfer sur la vague de mes émotions les plus incontrôlables.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je l'aide à résoudre son dilemme, répondis-je. Passe-moi ton couteau.
Hugues me le tendit, interloqué, et me regarda l'empoigner, tenant ma montre d'Alchimiste d'état dans l'autre main.
— Je ne crois pas que l'Armée soit fan de ce genre de personnalisation, commenta-t-il en me voyant graver maladroitement des symboles sur l'envers de celle-ci.
— Ça va, ce n'est pas la première fois… Elle n'en est plus à ça près.
Je me sentais sourire malgré le chaos de la situation. Je ne pourrais peut-être pas le voir, le toucher, l'embrasser, mais Roy était là, et j'avais fait le choix de décider que c'était une bonne nouvelle. Il ne m'aimerait sans doute plus jamais, mais j'avais confiance en Hugues, et Hugues avait confiance en lui. C'était le plus important.
Si Roy était là, c'était en allié, ça devait être en allié.
Son contact me manquait, laissant une plaie béante, alors à défaut de mieux, je m'enivrais de l'idée que nous partagions le même combat. Je serrais la montre de toutes mes forces en la gravant durement. La lame dérapa une ou deux fois, éraflant mon gant et la peau de latex de mon automail, tandis que Hugues surveillait les allées et venues en contrebas.
— Tu reconnais ? demandai-je en brandissant la montre argentée.
— Une lune et… un sablier ?
— Bien.
— C'est moche. T'aurais pas pu le faire par Alchimie ?
— Les éclairs de transmutations auraient été trop suspects.
— Et ta montre ne l'est pas ?
— Un Alchimiste d'état a été tué ici. Ils auront toutes les raisons de croire que cette montre est une manœuvre d'intimidation.
— Il va comprendre ton… message ?
— S'il n'est pas idiot.
— Qu'est-ce que tu vas faire ?
Je me mis sur mes deux pieds, puis commençai à escalader la rambarde, devinant la chair de poule qui traversait Hugues en me voyant. Je refusais de réfléchir aux implications de mes actes, au danger et aux émotions trop personnelles, préférant retomber dans cet état qui m'avait permis, jour après jour, de monter sur les planches du Bigarré.
J'étais en représentation.
— HE ! CHIEN DE L'ARMÉE !
J'avais gonflé mes poumons pour crier comme on chante, et ma voix éclata plus fort que je ne l'aurai cru moi-même. Tout le monde sursauta : les militaires, Hugues et les guerriers de Liore, qui me regardaient d'un air médusé, se demandant pourquoi une adolescente s'était perchée sur l'un des créneaux de la muraille.
Moi, je fixai Roy, qui avait levé la tête et semblé avoir planté son regard dans le mien. Je ne pouvais pas lire le détail de ses émotions, mais à sa posture figée, je devinais que j'avais toute son attention. Alors je repris une grande inspiration.
— ON EST LÀ ET ON VOUS LAISSERA JAMAIS LA VILLE ! VOUS POUVEZ TOUJOURS ESSAYER D'ATTAQUER, ON VOUS ATTEND DE PIED FERME !
J'avais ponctué cette dernière phrase en lançant ladite montre de toutes mes forces. Elle fendit l'air en sifflant et atterrit aux pieds de Mustang dans une gerbe de poussière ocre, tandis que les hommes sur les murailles accompagnaient mon discours de clameurs enthousiastes, levant leur fusil et huant les militaires à leurs pieds qui les avaient mis en joue. La tension se cristallisa, autour de nous, et je me rendis compte trop tard qu'une bataille était à deux doigts d'éclater par ma faute.
Mais les militaires n'ouvrirent pas le feu, obéissant aux ordres de leurs supérieurs, tandis que je me sentais vaciller sous les bourrasques.
Roy se pencha pour ramasser la montre, puis leva de nouveau les yeux vers moi. Malgré la distance, je compris qu'il me voyait, et me sentis traversée de part en part par l'intensité de son regard.
Il m'a reconnue. Je suis sûre qu'il m'a reconnu.
Le souffle court, le cœur battant, rattrapé par le vertige en percevant le vide qui me séparait de lui, je me sentis pris d'un mélange de colère et d'ivresse.
Mon objectif était atteint, il fallait que je redescende.
Hugues me tendit la main avec une expression crispée, se retenant sans doute de m'engueuler comme un enfant pour avoir joué avec le danger en me tenant débout au-dessus du vide, à portée de tir de l'ennemi.
— Tu ne seras pas passé inaperçu, commenta-t-il avec une neutralité forcée.
Autour de nous, les civils pris par la rage commençaient à jeter des pierres, et les militaires s'éloignèrent plutôt que d'ouvrir le feu. En jetant un coup d'œil en contrebas, j'entrevis Roy se retourner vers la muraille une dernière fois, avant de disparaître dans les rues de la ville basse. Mon cœur se serra.
J'aurais voulu être la montre qu'il tenait dans son poing fermé.
— Bon, repris-je aussitôt en claquant des mains. On a une promesse à tenir maintenant ! Et on a pris du retard sur notre planning. Je file, on se retrouve ce soir.
Hugues n'avait visiblement pas clos le sujet, mais je quittai la muraille pour rejoindre le tunnel que je devais prolonger. Je descendis dans la bouche d'égout à toute vitesse, les mains tremblantes, et ne parvins plus à m'empêcher d'éclater en sanglots une fois arrivé en bas. Je lâchai prise quelques instants, le front posé contre le barreau de métal rouillé, puis, dès que la vague d'excès d'émotions fut passée, je me redressai et pris une grosse inspiration.
Je n'avais — presque pas — perdu la face devant Hugues. Je n'avais pas le temps de m'apitoyer sur mon sort comme je l'avais fait ces derniers mois, alors je me mis une paire de claques, me forçai à respirer profondément et m'essuyai les yeux. Puis j'allumai ma lampe et me mis au travail.
La tâche était titanesque, et le fait d'être en zone ennemie, même si c'était en sous-sol, m'obligeait à sonder bien plus que je ne créais de tunnel. Suivre le contour du cercle tracé par Dante et ses acolytes, contourner les canalisations, les câbles, consolider, trouver comment continuer à tracer le cercle quand je tombais sur une cave ou un égout dont la traversée était rude pour mon odorat trop développé. L'air était lourd, moite, sentait si fort la terre et le fer que j'en avais régulièrement la nausée. La solitude était intense, lancinante, et je ne pouvais plus vraiment regarder l'heure maintenant que j'avais jeté ma montre à terre…
Est-ce qu'elle marchait encore ?
Cette question était tellement triviale.
Je sentais mes pensées en équilibre précaire, tentées de glisser à chaque instant vers le souvenir de ses mains blanches, de ses cheveux noirs et de ses lèvres qui…
Je me giflai pour me remettre les idées en place. Oui, l'idée que Mustang soit plus proche qu'il ne l'avait jamais été depuis des semaines était obsédante, mais je n'avais pas le temps de m'égarer dans mes fantasmes, encore moins de me préoccuper de tous les problèmes associés à notre relation.
Face à l'urgence de la situation et l'importance des enjeux, la seule chose qui importait, c'était de finir d'exécuter ce cercle à temps. Les autres s'activaient tout autant, Hohenheim et Izumi à leurs propres préparatifs des cercles de transmutation, Hugues à chercher des alliés pour organiser l'évacuation de la ville, Scar à déblayer le terrain, d'autres Ishbals à chercher des gisements de pegmatite…
Il allait falloir l'aide de tous pour arriver à quelque chose. Je ne voulais pas penser aux conséquences, si l'un d'entre nous échouait…
Et, plus que tout, je ne voulais pas être celui qui échouait.
Je ne voulais plus jamais vivre la honte d'avoir menti, trahi, de voir des gens être blessés ou mourir par ma faute.
Je m'en voulais terriblement pour ce qui était arrivé au Bigarré, à Liore, et même si je savais que ni Hohenheim, ni Izumi, ni Hugues ne voulaient ça, je me jugeais que je serai prêt à tout faire pour sauver ses habitants.
Quitte à en mourir.
Après avoir fait à moi-même cette promesse que je n'avais pas le droit de rompre, je me remis au travail, coulant comme une pierre dans cet état de concentration intense, paisible et efficace à la fois. J'y perdis la notion du temps. Quand je retrouvai la zone occupée, et que j'eus la satisfaction de rejoindre la partie du cercle creusée par Izumi, je sentis un soulagement immense tomber sur mes épaules.
Le contre-cercle était complet. La partie centrale, plus petite, mais aussi bien plus complexe, était prise en main par Hohenheim, qui devait avoir bien avancé, lui aussi. Après cela, nous nous étions accordés à dire qu'il fallait que chacun d'entre nous vérifie le travail des deux autres. Nous avions travaillé dans l'urgence, sur des échelles immenses, et la moindre erreur serait un drame d'une ampleur trop monstrueuse pour laisser la moindre part de chance.
En remontant l'échelle pour ressortir à l'air libre, la distance qui me séparait de la surface me sembla infinie. Au fur et à mesure que je sortais de cet état de concentration hypnotique dans lequel j'avais été plongé, mes limites physiques se rappelaient à moi.
La faim, la soif, ainsi qu'un profond épuisement se jetèrent sur moi, me faisant vaciller. Se frayer une telle distance sous terre par Alchimie, en suivant un tracé complexe de surcroît, avait poussé mon corps à ses limites, et je tremblais de tous ses membres, pris par un vertige et la sensation que je pourrais retomber dans cette obscurité rauque qui s'ouvrait peut-être sur l'enfer de la Porte.
Puis j'atteignis la surface, et un coup de vent froid me sauva de cette sensation de chute imminente. Je sortis de la bouche d'égout, la refermai derrière moi et levai les yeux vers le ciel étoilé.
La nuit était tombée, depuis longtemps peut-être, tandis que je ressortais ma carte et ma lampe dont l'éclat vacillant annonçait la fin imminente des piles pour retrouver l'emplacement de la frontière nord. Je cherchai le nom de la rue, l'itinéraire, puis après l'avoir mémorisé, éteignis la lampe pour éviter d'attirer l'attention et rôdai en direction du point de rendez-vous proposé à Hugues.
Si la partie occupée de la ville était abondamment éclairée, la partie libre était plongée dans l'obscurité, sans doute pour éviter de donner à voir ce qu'il s'y passait. Sans doute aussi parce que l'Armée s'était sans doute appliquée à saboter une grande partie des installations électriques pour limiter les résistants.
Le résultat, dans tous les cas, était qu'une spectaculaire coulée d'étoiles me surplombait. En levant les yeux, je ne pus m'empêcher de penser que Roy était tout ce même ciel, qu'il le contemplait peut-être à cet instant. Cette pensée était aussi déchirante que réconfortante.
Une fois arrivé au point de rendez-vous, ou Hugues n'était pas encore, je me pelotonnai contre un muret et laissai ma tête basculer en arrière pour regarder ce ciel. Pour la première fois depuis le repas que j'avais mangé d'une main, mettant à jour le plan du cercle, je pris le temps de me reposer. Je sentis mon corps se relâcher péniblement, la douleur des muscles éprouvés. Ma mâchoire trop serrée m'avait fichu un mal au crâne qui semblait avoir été mis en attente le temps de mon ouvrage pour m'être ensuite livré d'un coup.
Je tremblais, j'avais faim — j'aurais dû prévoir davantage, mais les réserves collectives étaient basses et je ne pouvais pas être égoïste au point de prendre plus que ma part quand je faisais face à des enfants qui avaient au moins autant besoin que moi de manger — soif et aussi, terriblement froid.
Comme, pour quelques minutes au moins, je ne pouvais plus rien faire, je m'autorisai à me replonger dans mes souvenirs, comparant le froid que j'éprouvais ce soir, causé moins par le temps qui s'était radouci que part l'épuisement, et celui, mordant et vif, que nous avions décidé de mépriser cette nuit-là, quand nous avions regardé les étoiles en pleine nuit, blottis l'un contre l'autre.
À l'époque, je n'avais pas pris le temps d'y réfléchir, mais j'aurais dû savourer ce moment d'autant plus fort qu'il ne se reproduirait plus jamais. Ce sentiment grisant de vulnérabilité, quand il avait passé son bras contre mes épaules et m'avait attiré contre moi…
J'aurais donné cher pour qu'il puisse avoir de nouveau ce même geste, pour que nous soyons ensemble dans ces derniers moments avant le grand combat que je m'apprêtais à mener.
Je m'enveloppai de mes bras pour empêcher ce souvenir de s'échapper et pour me réchauffer… en vain.
Ce soir, pour l'instant du moins, j'étais seul.
Je me perdis à essayer d'imaginer à quoi Roy pouvait penser en cet instant, s'il se sentait seul, lui aussi. S'il m'avait reconnu. J'en avais eu l'impression, mais rétrospectivement, je n'avais aucune preuve tangible.
Je me demandais si la vie me permettrait de le revoir face à face, sans combat, sans témoins gênants, si j'allais un jour pouvoir lui présenter des excuses pour tout le mal que je lui avais fait.
Peut-être, si nous survivions à demain, si nous survivions à tout ça.
Que ressentait-on après une bataille ? De la fierté, de la honte ? Du dégoût pour ce que nous avions fait ? Le sentiment d'avoir fait de son mieux, ou celui d'avoir tout perdu ? Ou serions-nous juste trop épuisés pour penser ?
J'avais participé à de nombreux combats, mais c'était la première fois que je pouvais prendre le temps de me représenter ma propre mort et ses conséquences.
— Il fout quoi, Hugues ? murmurai-je pour moi-même, transi de froid.
Je voulais quitter ce silence, retrouver l'effervescence des préparatifs. Je voulais faire pour ne pas penser. Je pas penser au fait que je ne serai peut-être plus en vie à la fin de la semaine.
Qu'allait-il se passer si je mourais ?
Tout à coup, je me demandai quel ciel voyait Alphonse, comment il allait. Avait-il retrouvé Youswell ? Avait-il retrouvé Winry et Roxane ?
Je l'espérais sincèrement qu'ils étaient sains et saufs et ensemble, et je me rappelai ma promesse.
Je m'étais juré de sauver Liore à tout prix, sans savoir comment concilier cette promesse avec celle de rester en vie pour ceux que j'aimais…
Les yeux remplis d'étoiles brouillées, terrassé par mon mal de crâne, je me rendis compte avec une angoisse indolente que je ne trouvais pas de réponse à cette question.
Je suppose que finalement je vais juste faire comme tout le monde fait en pratique…
Me démerder comme je peux sur le moment et prier pour que ça marche.
— Eve, —
La voix était un chuchotement, mais le contact étranger sur mon épaule me réveilla si brutalement que je répondis par un coup. Le temps de reprendre pied avec la réalité, la présence familière poussa un gémissement de douleur, plié en deux à côté de moi.
— Ah la vache… siffla-t-il, se tenant le ventre.
— Je suis désolé ! fis-je en me précipitant vers lui, mortifié. Mauvais réflexe !
— Ah le chameau ! Dire que je m'inquiétais pour toi…
Il resta plié en deux pendant une petite minute, tandis que je me confondais en excuses, puis il reprit contenance, la douleur finissant par passer.
— Je suis vraiment désolé, je suis nerveux au réveil en ce moment.
— … Tu ne t'es quand même pas endormi dehors en pleine nuit, sur le trottoir d'une ville en guerre ?
Je répondis par un silence gêné. La vérité, c'est que le contrecoup d'une journée entière passée à faire de l'Alchimie était plus violent que ce à quoi je pouvais m'attendre.
— Et tu ne t'es pas réveillé quand j'ai garé la moto à dix mètres d'ici ?
Je me grattai la tête.
— Tu devais être en retard ? supposai-je. Une fois que je suis endormi, je peux avoir le sommeil lourd…
— En retard ?! Je suis arrivé cinq minutes après l'horaire donné, c'est pas non plus… Attends, tu es arrivé à quelle heure ?
— Je… ne sais pas. J'ai balancé ma montre à une certaine personne, tu te souviens ?
Hugues secoua la tête, dépité, et marmonna.
— Quand même, il faut que tu fasses attention à toi, Eve. Tu as un corps de femme, tu te souviens ?
— M'en parle pas ! grognai-je en me levant. Là maintenant, j'ai surtout un corps de vieux.
Je m'étais endormi adossé à un muret aux pierres inégales et mon corps me faisait regretter amèrement mes choix de vie. En me voyant grimacer, Hugues se radoucit.
— Ça a donné quoi, ton cercle ?
— Je suis arrivé avant toi, donc je suppose qu'on peut dire que j'ai bien bossé. Et toi ? demandai-je avant de faire claquer ma langue. Il te reste de l'eau ?
Ma brève sieste m'avait redonné un coup de fouet, mais la fatigue était loin d'être mon seul problème. J'avais l'estomac dans les talons et la bouche pâteuse.
— Tiens, répondit Hugues en me tendant sa gourde avant de continuer. Moi, j'ai pas arrêté, mais j'aurai fait à peu près tout ce que je m'étais fixé pour aujourd'hui. Il y avait du monde à la réunion — j'espère simplement qu'il n'y aura pas de mouchards de Dante dans les rangs.
— Un simple mouchard n'aura pas plus envie de mourir que les autres, et Hohenheim a dit que les Homonculus qu'il percevait étaient peu nombreux. Deux seulement. Et qu'ils sont dans la ville occupée…
— Oui, espérons. Bref, j'ai exposé brièvement la situation aux habitants, beaucoup avaient tiqué sur les tracés du cercle, donc ils n'ont pas eu trop de problèmes pour admettre ça. L'idée d'évacuer n'enthousiasme pas tout le monde, par contre. Certains refusent de quitter la ville…
— Des combattants ? demandai-je en montant derrière lui sur la moto qu'il redémarrait.
— Pas seulement, mais essentiellement, oui. Quelques vieux, aussi, des personnes trop attachées à la ville, ou trop en colère pour céder du terrain à l'Armée, même si cela fait partie d'une stratégie plus grande… Enfin, les quelques chefs de quartiers que j'ai vus ont compris l'intérêt du plan, je pense qu'ils devraient réussir à convaincre les personnes qui sont sous leur responsabilité de nous aider, au moins provisoirement.
— Chefs de quartiers ?
— En l'absence d'Armée dans la zone occupée, il a bien fallu s'organiser, ne serait-ce que pour limiter les conflits. J'avoue que ça me gagne du temps de ne pas avoir à créer toute une hiérarchie pour l'évacuation. En gros, la ville assiégée est découpée par quartier, elle-même découpée en zones. Chaque zone est structurée de manière à ce que tout le monde s'organise en unités de plus en plus petites. L'idée c'est qu'il est plus facile de veiller d'abord sur une personne, puis de retrouver un groupe d'une vingtaine, que de faire l'appel sur toute la ville.
— Ça se tient, répondis-je.
— Enfin, ça, c'est pour la partie libre. Cette zone-là au moins devrait ne pas trop poser problème. La zone occupée, en revanche…
Hugues poussa un soupir las.
— L'idéal, ce serait que ceux qui sont de ce côté-ci de la barrière s'autogèrent… Entre la zone de conflit et la zone occupée, il reste encore beaucoup choses difficiles à anticiper de l'autre côté. Tu m'as gâté niveau responsabilité.
— Tu as l'air de gérer ça comme un chef, répondis-je d'un ton encourageant.
Un silence me répondit, Hugues étant concentré sur la route pour ne pas se perdre dans les dédales de la ville. Pour être honnête, j'aurais bien aimé qu'il me renvoie le compliment, car après cette journée exigeante et les voyants de mon état physique au rouge, j'avais du mal à avoir une vision positive de la situation, de mes actions et de ma propre personne.
Je repensai à Roy et laissai mon front tomber contre le dos de Hugues dans un accès de dépit.
— Hé, tu es fatigué à ce point ? s'inquiéta le barbu.
— Désolé. Il est temps qu'on rentre au camp, je crois.
— On dirait bien. Tombe pas sur la route, c'est tout ce que je te demande.
J'eus un petit sourire purement réflexe, qu'il ne pouvait pas voir, et restai seul avec mes ruminations. J'avais envie, besoin même, de parler de Mustang et de sa présence ici, du rôle qu'il allait jouer dans des plans qu'il n'avait pas choisis.
Mais je savais que si je commençais à parler de lui, je risquais de me trahir. Le manque, la culpabilité, tout ça, ça allait finir par se voir… il valait mieux passer sous silence tout ce qui s'était passé entre nous, tout ce qui était derrière nous.
Si je parlais de ce que j'avais perdu, je risquais de pleurer, et non seulement je n'avais pas envie de me montrer faible, mais en plus, vraiment, personne n'avait besoin de ça ces jours-ci.
Je n'avais pas le temps pour ces conneries.
Alors je pensai à Al pour me donner du courage. Al qui avait dit des mots pleins de réconfort au téléphone, Al qui s'était battu bec et ongles pour défendre Lacosta de l'envahisseur. Al qui était quelque part, en vie, m'avait promis Hohenheim.
Avant, dans ce qui semblait être une autre vie, j'avais été le grand frère, et lui, plus petit, plus jeune, toujours légèrement à la traîne, courait de toutes ses forces pour me rattraper…
Depuis quand était-il devenu plus fort que moi ? Plus courageux, plus solide, plus malin ?
Il me surpassait au combat depuis longtemps, mais aujourd'hui, il devait l'avoir fait aussi en Alchimie, en taille…
Que restait-il de grand chez moi, à part mes échecs ?
En arrivant au camp, je vis Izumi s'approcher de nous, deux écuelles à la main, et nous faire signe de rentrer dans la tente d'un geste de menton.
— Il faut qu'on parle, annonça-t-elle.
Je sentis un frisson parcourir ma colonne vertébrale, et me pressai à sa suite, échangeant un coup d'œil inquiet avec Hugues. Nous entrâmes tous les trois dans la tente et la chaleur du feu ne fit que rendre le froid accumulé dans mon corps plus sensible. Je serrai les dents, puis vint m'asseoir aux côtés de Hohenheim et Scar. Un peu plus loin, Rose était assise en tailleur, allaitant sa fille enveloppée dans un bras, l'autre tenant un sandwich qu'elle mâchait avec application. Elle suivait la discussion avec une attention inquiète et me jeta un coup d'œil.
— Je pense que nous sommes d'accord sur ce point.
— Quel point ? demandai-je d'un ton inquiet.
— Il nous faut un plan B, annonça Hohenheim.
— Mais on n'a déjà pas le temps de mettre en place le plan A ! m'étranglai-je. À partir de demain soir, tout peut arriver…
— Je sais, mais justement. Les préparatifs sont difficiles, et l'exécution du plan le sera encore plus. Si nous réussissons, ce sera une immense victoire, mais en cas d'échec…
Je me redressai, jetant un coup d'œil aux différentes personnes attablées.
— Et du coup, c'est quoi, votre plan B ? Parce qu'on n'a pas beaucoup de ressources pour lui.
— C'est plutôt simple, et ça ne devrait pas nous demander trop d'efforts supplémentaires, Edward. Rassure-toi.
— Un plan B, au cas où il y ait un problème avec le cercle, c'est ça ? demanda Hugues.
— Exactement. En cas d'échec, la perte serait trop grande. J'ai beaucoup de respect pour vos compétences en Alchimie, fit Scar. Mais je ne veux pas voir un peuple cousin être exterminé comme l'a été le mien.
— Ça se comprend.
— Il faut pouvoir arrêter net la transmutation en cas de problème. Et pour ça, la solution la plus simple, ce sera d'abattre les Alchimistes qui l'auront provoqué.
— C'est hors de question.
Je me rendis compte après-coup que c'était moi qui avais parlé et sentis le sang battre à mes tempes. Je jetai un coup d'œil à Hugues qui avait blêmi, lui aussi.
Il était hors de question que l'on tire sur Roy. C'était une réponse brute, viscérale, irrationnelle, mais je ne pouvais pas faire autrement.
Je pouvais encore moins l'expliquer. Je ne pouvais pas parler des sentiments que j'avais pour lui, de ce que nous avions vécu. Je ne pouvais pas dire « je ne veux pas que vous tiriez sur Roy Mustang, parce que je le connais personnellement, que c'est notre ami, à Hugues et moi, et parce que je l'aime ».
L'argument aurait peut-être pu avoir un poids chez Hohenheim ou Izumi, mais Scar, oh, Scar…
Il s'était assagi en apprenant qui se tramait derrière la guerre d'Ishbal, mais il avait tout de même essayé de me tuer lors de notre première rencontre, parce que je portais la montre d'Alchimiste d'État. Il ne faisait aucun de doute que si nous lui disions « Roy Mustang est l'un des Alchimistes qui doivent déclencher le cercle », il aurait compté ça comme une excellente raison supplémentaire d'exécuter le plan. Il avait de bonnes raisons de lui en vouloir personnellement à celui qui avait exterminé son peuple.
Et il m'aurait jugé pour avoir envoyé un message, si codé soit-il, à l'Alchimiste de Flamme, qui restait à ses yeux un ennemi mortel.
Bref, je ne pouvais pas dire pourquoi j'avais répondu comme ça, et maintenant, tout le monde me fixait d'une expression allant de la surprise au jugement.
Il fallait que je trouve une bonne explication pour avoir lâché ces mots sans hésiter.
— On ne peut pas faire ça, ajoutai-je nerveusement. Si on attaque les Alchimistes, qu'on bloque le cercle, le plan tout entier tombe à l'eau, et ça ne fait que reporter le problème. La bataille continuera, avec les morts qui vont avec, et le conflit va continuer à s'enliser…
— Et si on échoue, on condamne entre trente-cinq et quarante mille habitants de Liore à mourir, sans compter les soldats… pour quoi ? Pour une histoire de mise en scène ? Pour une affaire d'ego ? C'est bien une réaction de privilégié, ça, de croire qu'on a droit à l'erreur, souffla Scar d'un ton méprisant.
— Edward… je sais que l'idée ne te plaît pas, continua Izumi d'un ton plus compatissant, mais si tu y réfléchis, tu comprends bien que l'on a besoin d'un filet de sécurité. On est en état de guerre, on joue tous nos vies ici. Tu connais le niveau de complexité du cercle… Il suffit de la moindre erreur, d'un imprévu… On ne peut juste pas se le permettre.
J'ouvris la bouche, cherchant un argument que je ne trouvais pas, sentant mes entrailles se changer en plomb. Je priai pour avoir une échappatoire, j'avais du mal à respirer, envie d'éclater en sanglots, foudroyé par cette vérité atroce.
Pour le bien commun, il fallait mettre une cible sur la tête de Roy Mustang.
Je ne voulais pas, pouvais pas supporter ce fait, mais ça en était un.
Et qu'ils ne sachent pas ce qu'ils me demandaient de sacrifier en acceptant ce plan B n'y changeait rien.
Ils avaient raison.
Je jetai un regard suppliant à Hugues, y vis un écho. Le silence autour de la table était si pesant qu'on n'entendait plus que le vent sifflant au-dehors et les craquements du bois dans le feu.
Puis Hugues hocha la tête et détourna le regard, me laissant seul face aux autres.
J'essayai de répondre, d'accepter, la mort dans l'âme, mais en ouvrant la bouche de nouveau, je sus que je n'en étais pas capable. Je déglutis trois fois, en vain, puis me levai et quittai la tente.
— Ed !
La voix d'Izumi ne parvint pas à me retenir, pas plus que celle de Scar. Ma tête tournait, j'avais du mal à voir ou j'allais, je me noyais dans cette panique sans fond, une panique mêlée de honte, parce que quand mon esprit mettait en balance la vie de Roy avec celle de milliers d'inconnus, elle penchait du mauvais côté.
J'aurais voulu m'arracher à ce monde et disparaître pour ne plus faire face à cette pensée et au dégoût que j'éprouvais envers moi-même.
Je bousculai quelqu'un et m'y raccrochai pour l'empêcher de tomber, m'empêcher de sombrer. Je sentis des mains m'attraper en retour, et vis le regard inquiet d'une Ishbale à travers mes larmes.
— Eve ?
Je levai les yeux vers elle, reconnus le visage marqué par la tristesse de celle qui avait pris la responsabilité de chercher des gisements de pegmalite dans les falaises au nord de Liore. Asma, c'était son nom. Elle me scruta avec l'acuité d'un aigle et la douceur d'une mère, sentant visiblement le chaos qui m'habitait.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? Je peux faire quelque chose ?
J'ouvrais la bouche et restai planté là, sonné, incapable de parler de celui qui avait massacré son peuple.
Vouloir sauver Roy était encore plus horrible en étant entouré par ceux qu'il avait échoué à tuer des années plus tôt.
Elle dut sentir à quel point j'étais bouleversé, car elle se contenta de poser sa main sur mon épaule pour l'attirer doucement contre moi. Je me perdis dans les larmes, la colère et la honte, tandis qu'elle me tapotait le dos, présence à peine connue et pourtant réconfortante. Il y avait quelque chose de doux et d'infiniment triste dans sa présence. Je ne comprendrais qu'après coup que c'était parce qu'elle avait perdu ses enfants dans la guerre qu'elle me traitait comme l'un d'eux.
— Eve ?
La voix de mon père n'avait été qu'un souffle, mais j'y sentis toute sa compassion. Je me retournai à contrecœur, et croisai un regard plein d'acuité et de douleur.
— Hugues nous a expliqué, à Izumi et moi. Je suis désolé. Je suis vraiment désolé.
Il y eut un silence tandis que nous restions face à face, les yeux dans les yeux.
Je parvins à penser de nouveau, à ce que ma réaction avait d'excessif, au fait que Hohenheim percevait mes émotions, que si j'avais espéré avoir réussi à lui masquer ce que je ressentais pour Roy, il ne devait plus avoir de doute maintenant.
Il sentait que je l'aimais, que je l'aimais tellement que j'aurais presque été prêt à sacrifier la vie de centaines d'inconnus pour lui. J'en avais honte, je me haïssais pour ça, mais une chose était sûre : ça ne servait plus à rien d'essayer de lui cacher. Il avait le regard de celui qui savait tout et ne dirait rien.
Il savait que ce plan que j'avais imaginé quelques jours plus tôt, enivré par un sentiment de puissance combative, me paraissait maintenant insurmontable, que le poids des responsabilités que j'avais prises m'écrasait.
Je ne voulais pas avoir à faire ce genre de choix, à penser à ce genre de choses.
— Je peux pas, c'est trop dur, lâchai-je finalement d'une voix rauque.
— Je sais que c'est dur.
— Je sais quel est le bon choix, mais…
Je ne finis pas ma phrase et me figeai.
La situation m'obligeait à accepter de jouer la vie de la personne que j'aimais pour sauver un maximum de gens.
Hohenheim avait vécu exactement la même chose, des années plus tôt. Le souvenir de cette nuit durant laquelle il raconté à Izumi comment il avait tardé à revenir vers ma famille, arrêté par la détresse et la misère, jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour retrouver ma mère et la guérir avant qu'elle ne meure, me sauta au visage.
Je l'avais haï pour ça.
Et pourtant, aujourd'hui je voyais bien à quel point il était inacceptable de faire l'autre choix.
Je gardai le silence, sachant que je ne trouverais pas les mots pour exprimer cette prise de conscience. Je n'en avais de toute façon pas envie. Mais j'eus l'impression de contempler mon père pour la première fois.
Alors que je pensais que cela n'arriverait jamais, je compris ce qu'il avait ressenti en nous abandonnant. Et quand il posa une main rassurante sur mon épaule, je ne le repoussai pas.
— Je sais que c'est dur, Edward… mais ça va aller. On va y arriver, d'accord ?
Je hochai la tête, reprenant le contrôle, furieux envers moi-même de m'être laissé aller à m'énerver, à pleurer.
— Ça n'arrivera que si on échoue. Et je sais que tu n'échoueras pas, fit-il en souriant.
Dans son regard, je vis un mélange de douceur et de fierté. Je sentis l'amour et la confiance qu'il avait en moi, et en retour, je fis la chose la plus folle et indispensable à la fois.
Je décidai d'y croire.
Le temps qui resta avant les préparatifs s'écrasa étrangement, interminable et insaisissable à la fois. Il restait mille choses à faire, à organiser, à transmuter, et beaucoup trop de questions en suspens pour l'après.
Je n'eus presque pas l'occasion de reparler à Hugues par la suite, hormis pour échanger sur l'organisation du tunnel ou de l'évacuation, et aucun de nous deux n'osa reparler du fait que Roy était maintenant menacé par notre plan. J'aurais voulu savoir comment il faisait pour accepter cette idée… de mon côté, la seule solution que j'avais trouvée était de m'acharner au travail — et cela tombait bien, il y avait de quoi faire.
Je n'arrivais plus à dormir, mis à part de rares siestes dont un spasme d'angoisse me tirait rapidement, et compensai en mangeant autant que nos vivres pouvaient me le permettre.
Quand jeudi soir arriva à sa fin, nous avions mis en place le plus important. Hohnenheim, qui sentait la nervosité monter tout autour de nous sans en détecter la source, m'annonça qu'il valait mieux se pencher sur le dernier ingrédient sans attendre.
Nous nous étions mis d'accord pour partir tous les deux dans la nuit après un diner à l'ambiance étrange. Au moment de quitter le camp, Izumi, Rose, Hugues, me serrèrent à tour de bras comme si c'était la dernière fois.
Ce qui pouvait tout à fait être le cas.
Durant la traversée de la zone en siège de la ville, je ne pus m'empêcher de penser à Rose, hanté par l'idée de ce qu'elle avait subi et mon impuissance à l'aider véritablement aujourd'hui. J'avais au moins le réconfort de la voir retrouver un peu vie au fil des jours. Elle qui était effondrée lors de nos retrouvailles, semblait avoir retrouvé un but… et de la pugnacité. Elle aurait sûrement mérité beaucoup plus de repos, mais j'avais l'impression que le fait de participer à la mise en place du plan lui faisait du bien d'une autre manière.
Sans doute que, comme moi, elle avait besoin de retrouver le pouvoir sur quelque chose.
Je m'en voulais pour mon comportement de la veille. Beaucoup reposait sur mes épaules, tout le monde ici le savait, et elle n'avait pas besoin de me voir douter ou me comporter de manière irresponsable.
Je me représentais les un et les autres qui se dirigeaient vers leurs postes respectifs. Izumi, au nord-est de la ville, supervisant une bonne partie de l'évacuation de la zone assiégée. Hugues et Scar travaillant à la stratégie de défense de la ville avec ceux qui avaient décidé de rester et de se battre malgré le danger, et allaient rejoindre la périphérie du cercle pour pouvoir agir en cas de problème.
La présence de Roy Mustang à la frontière sud-est semblait confirmer ce dont Hohenheim était convaincu : Dante avait dû faire appel à deux Alchimistes pour stabiliser ce cercle qui était d'une trop grande ampleur pour une personne seule.
Ils se répartissaient donc en deux équipes, Scar au nord-ouest, Hugues au sud-est, tous les deux prêts à attaquer si besoin.
Quant à Hohenheim et moi, nous avions la responsabilité d'entrer discrètement dans la ville occupée, lui pour capturer l'un des Homonculus présents et le ramener au centre du cercle, moi pour me tenir prêt à l'activer le moment venu.
— Alors, prêt pour le grand plongeon ? demanda Hohneheim d'un ton amusé.
— Je préfère me noyer plutôt que d'écouter tes jeux de mots, répondis-je avec un rictus.
Ma rancœur envers lui s'était effritée après ma crise de conscience de la veille, mais l'habitude de l'envoyer paître était trop présente pour que j'arrête du jour au lendemain. Il répondit par un sourire, pas dupe pour un sou, tandis que nous enfilions les combinaisons et masques que nous avions transmutés au cours de la journée.
— Je te préviens, Edward. C'est pour bientôt.
Je compris qu'il parlait de l'assaut de l'Armée et hochai la tête, le visage fermé.
Le fleuve traversait la ville et délimitait en partie la frontière qui séparait l'Armée des rebelles, et l'Homonculus visé par Hohenheim se situant du côté ouest, il nous était apparu comme une évidence de prendre la voie des eaux pour ne pas se faire repérer. L'eau était peu profonde, j'étais naturellement lesté, et nous avions créé des tubas qui suffisaient pour respirer, tant que nous restions moins d'un mètre sous la surface.
En plongeant dans l'eau noire, je me sentis poussé en avant par le courant et glacé malgré la combinaison étanche. Un silence lourd pesait sur mes oreilles, coupant une partie de mes pensées. J'allumai la lampe étanche et vis Hohenheim me faire signe d'avancer dans l'éclat bleu-vert. Puis nous nous mîmes en route, conscients que nos corps se refroidissaient vite et qu'il fallait éviter de perdre du temps. Le courant nous poussait naturellement dans la bonne direction, et j'étais dans un état second, plongé dans un état d'isolement aussi inquiétant qu'apaisant.
On est nombreux à avoir besoin du Fullmetal Alchemist, et un paquet de monde sera heureux de te revoir en un seul morceau. À commencer par ton frère.
Prends soin de toi en attendant qu'on se retrouve, Ed.
Ça n'arrivera que si on échoue. Et je sais que tu n'échoueras pas.
Le temps ralentissait, et la douleur provoquée par le froid n'avait plus de prise sur moi. Quand nous sortirions, de l'eau, le vent nous glacerait, nous trouverions ou nous sécher par alchimie, et Hohenheim terminerait de pister l'Homonculus. Nous le prendrions au piège, et mon père le conduirait au centre du cercle pendant que je me planquerai avec la radio pour être prêt à activer le contre-cercle en même temps d'Izumi.
À ce moment-là, les dés seraient jetés.
Hohenheim m'empoigna le bras, la chaleur de sa main à travers le tissu me mordit la peau.
J'étais glacé.
C'était peut-être pour ça qu'il me tira hors de l'eau. En me retrouvant à l'air libre, grelottant, pris de vertige, je compris que mon corps était en hypothermie et me demandai tout à coup à quel moment j'avais cessé de marcher au fond de l'eau pour me laisser pousser par le courant.
— Ça va ? chuchota-t-il.
— J-je c-comprends p-pourquoi ils ne sur-v-veillent p-pas le f-f-fleuve…
Mon père me traina dans l'ombre d'un des tuyaux qui débouchaient sur la rivière et claqua des mains, une première fois pour sécher mes vêtements, une seconde pour réchauffer mon corps. Je repris mon souffle, revigoré pour le compte.
— Tu te sens mieux ?
— Beaucoup mieux, admis-je en me redressant. Désolé pour le coup de mou.
— Il faut le dire, quand tu es mal, Edward.
— … Je ne m'en suis pas rendu compte.
Je n'avais pas besoin de lumière pour me représenter ses sourcils froncés, mi-inquiets, mi-moralisateurs. Il soupira.
— Fais attention à toi.
— Bon, on part à la chasse ?
Hohenheim hocha la tête et me suivit hors du tuyau pour escalader discrètement les quais. Son corps était plus grand et noueux que le mien, mais il était moins malhabile qu'il n'en avait l'air. Il n'y avait pas d'éclairage dans cette zone, mais la pleine lune était éclatante et baignait les quais d'un éclairage froid, se reflétant ici et là, taillant des ombres anguleuses sur les bâtiments.
— Alors… soufflai-je. Tu sens où il est ?
Hohenheim ne répondit pas, mais désigna une direction et je m'y dirigeai à pas vifs, comme si je savais mieux que lui où aller. Nous étions dans le quartier de la gare, une des zones auxquelles nous avions déjà accès en tant que pattes blanches, et il fut facile de se repérer. Bientôt, nous longions les rails dans une zone de triage étendue et pauvre en éclairage, battue par des vents froids et imprévisibles. Je sentais mon cœur battre, mon corps se mobiliser après être passé trop près d'un endormissement mortel.
Évidemment, ce que nous nous apprêtions à faire était terrifiant… mais en même temps, je sentais une fébrilité presque impatiente à l'idée de monter au combat.
Je doutais de tout, de ma capacité à tenir mes promesses, de mon plan, de qui j'étais réellement, mais s'il y avait une chose qui ne m'avait pas encore trahi récemment, c'était la force de mes poings.
— Oh non, souffla tout à coup Hohenheim.
— Quoi ?
Il n'eut pas le temps de répondre qu'une explosion se fit entendre, suivie de coups de feu lointains. L'attaque avait commencé.
— Quoi, déjà ?! m'étranglai-je. Mais on est encore en pleine nuit !
— Je pensais qu'on aurait plus de temps…
Il se mit à courir et je le suivis, pestant intérieurement sur sa lenteur. Je l'aurais déjà dépassé si je savais où aller… mais ce n'était pas le cas.
Il faut qu'on le capture, vite. Il faut qu'on mette en place notre plan, sinon…
Le vent me fouettait le visage, et en courant dans l'obscurité, je sentais le vertige m'assaillir à l'idée de ce que je risquais.
Pas Roy.
Il fallait réussir.
— Il est tout proche !
Nous étions arrivés dans une de ces ruelles étroites à proximité de la gare, et Hohenheim se figea, l'air confus, comme s'il ne savait plus où aller. Je fis demi-tour pour revenir sur mes pas et compris une seconde trop tard.
Hohenheim, en se fiant uniquement à son instinct, nous avait fait tourner en rond.
Je sentis quelque chose d'énorme tomber derrière moi et me retournai, blême, pour voir la silhouette de Glutonny se relever. Malgré l'éclairage ténu de la lune au-dessus de nous, je le vis me fixer droit dans les yeux avec un intérêt tout animal, avant de sourire.
— Trouvé !
— Un piège ? soufflai-je.
— Par ici !
Des bruits de course m'informèrent que nous n'étions pas seuls. Je sentis la panique monter en comprenant que l'on était recherchés, ce qui signifiait que Dante savait que nous étions à Liore.
Que savait-elle d'autre ?
Notre contre-attaque était-elle vouée à l'échec ?
Roy.
Rose.
Hugues.
Est-ce que j'ai fait une erreur en jetant la montre? Est-ce que je nous ai trahis à ce moment-là?
Hohenheim empoigna mon avant-bras, comme pour me maintenir dans la réalité et répondit.
— Il faut suivre le plan. Il ne pourra pas nous poursuivre tous les deux. Celui qu'il poursuivra va au centre du cercle. Et l'autre…
Des lampes se braquèrent sur nous, m'éblouissant.
— Haut les mains !
Très lentement, j'obéis à l'ordre, tout en coulant un regard du côté de mon père. Coincés entre L'Homonculus d'un côté, une escouade de militaires de l'autre, nous étions a priori en bien mauvaise posture.
Mais nous étions des Alchimistes.
D'un geste le plus vif possible, je claquai des mains et me jetai par terre pour transmuter un mur de pierre, sur lesquels les balles ricochèrent en vain, tandis que Honhenheim attaquait Glutonny d'une gerbe d'Alchimie. Celui-ci recula avec un grondement de bête blessée. Les cris résonnaient derrière la muraille et je compris que si la bataille faisait déjà rage à la frontière, ils étaient aussi en train de dresser un barrage pour nous capturer, Hohenheim et moi.
Je bondis sur l'Homonculus qui roula pour parer le coup et sembla surpris de me voir prendre élan sur lui pour passer par-dessus lui dans une pirouette.
— Hé, gros lard ! Il va falloir faire mieux que ça si tu veux m'attraper !
Glutonny se rua vers moi, et j'entrevis le regard torturé de Hohenheim, avant qu'il ne claque des mains pour traverser le mur de l'immeuble contre lequel il était. Je parai le coup de poing de l'Homonculus, puissant comme un bélier, puis lui adressai une grimace avant de me mettre à courir.
À l'autre bout de la rue, des lumières dansaient, annonçant l'arrivée d'autres militaires. J'obliquai et courus vers le mur de l'immeuble à ma droite, avisant une gouttière à laquelle je m'accrochai pour grimper à toute vitesse. Quelques coups de feu tailladèrent le mur autour de moi, mais aucun coup ne me toucha, à l'exception d'une balle qui se logea dans la fausse chair de ma jambe avec un crissement métallique, et j'atteignis les toits sans encombre. Je me penchai un instant vers mes ennemis et vis Glutonny bondir de fenêtre en fenêtre avec la puissance d'un gorille.
Il en faudrait plus pour le semer, et tant mieux, puisque mon but était de l'amener à deux kilomètres d'ici. Je courus sur les toits de tuiles, scrutant la ville du regard. Le fleuve traçait une ligne étincelante sous la lune, tandis que la zone des barrages rougeoyait.
L'Armée avait sans doute incendié les barrières de fortune avant de forcer le passage, dans le but officiel de reprendre la ville des mains des rebelles.
Officieusement, l'objectif était surtout d'équilibrer les nombreuses vies présentes dans le cercle en les amenant plus au nord.
Je pensais à tout ça en courant, et compris que je n'avais plus le temps d'avoir peur.
Les coups lourds des pas de Glutonny fendaient les tuiles derrière moi, tandis que j'escaladais et sautais de toit en toit, en direction de la zone de combat.
Hohenheim allait se débrouiller. Il était immortel, comme Dante et les Homonculus, et suffisamment doué en Alchimie pour s'évaporer facilement. Il fallait juste qu'il atteigne le cercle à temps, mais c'était une tâche beaucoup plus facile que la mienne.
Je devais amener Gluttonny au centre du cercle, à l'épicentre du conflit… et survivre. Mais moi… je n'avais qu'une seule vie à ma disposition. Et si je n'arrivais pas à temps, non seulement je risquais ma vie, mais aussi celle de Roy et de tous les autres.
Je n'ai pas le droit d'échouer. Je n'ai pas le droit d'échouer.
Je m'approchai du bord des toits à toute vitesse et compris que l'avenue qui me séparait des toits de la gare était bien trop grande pour espérer la traverser d'un saut. Et derrière moi, Gluttonny était bien trop proche. Sans cesser de courir, je fouillai des yeux le décor, voyant la place qui s'étendait à mes pieds et les lampes les militaires qui s'approchaient en courant, éclairant les murs et le sol alentour. Je fonçai sans échappatoire, jusqu'à ce que j'avise un câble d'électricité ou de téléphone qui partait du toit.
C'est solide ce truc?
Je n'avais pas le temps de vérifier et sautai dans le vide, échappant de peu à Glutonny, me raccrochant au câble de ma main droite.
Celui-ci tanga sans céder et fila dans mes doigts de métal, sifflant et chauffant fortement. Je jetai la main gauche par-dessus la droite pour raffermir ma prise sur mon automail et retrouver un peu d'équilibre. En dessous, les militaires s'agitaient, et de nouveaux coups de feu éclatèrent.
Ils savent que c'est moi? Est-ce qu'ils savent que je suis le Fullmetal?
Alors que la façade de la gare s'approchait dangereusement, le câble fut pris d'une violente secousse et je compris que Glutonny avait décidé de m'imiter.
Je lâchai le câble et claquai des mains, me laissant tomber dans le vide un instant avant de tendre les mains vers le sol, déjà trop proche. Mon explosion me rejeta en l'air et je fermai les yeux un instant sous le choc, refusant de penser au danger insensé de ce que j'étais en train de faire.
Par je ne sais quel miracle, je parvins à me raccrocher à la façade sud de la gare. De nouveaux coups de feu résonnèrent tandis que je me jetai mon poing à travers la vitre du premier étage. Les éclats de verre m'éclaboussèrent et je me frayai un chemin à travers la fenêtre que je venais de fracasser, me coupant au passage sans y faire attention.
Il faut que je reste en hauteur. Ça n'empêchera pas Glutonny de me suivre, mais au moins, j'éviterai de me battre avec les militaires.
Je traversai la salle de restaurant installée à l'étage de la gare, forçai la porte en bois d'un coup d'Alchimie et me jetai vers la galerie qui longeait le hall de la gare, cherchant dans l'obscurité comment rejoindre les toits. Tout à coup, un éclat aveuglant baigna les quais, m'éblouissant et m'obligeant à détourner la tête.
Les militaires avaient remis le courant dans le bâtiment, sans doute pour me retrouver plus facilement.
Tant pis pour la discrétion, pensai-je en entendant de nouveaux ordres criés à travers le hall.
Je claquai des mains pour transmuter un trou au-dessus de moi et escaladai le pilier le plus proche pour passer au travers. Aussitôt debout, je courus en glissant sur les plaques pentues de verre qui formaient des toits successifs au-dessus des quais illuminés.
Un bruit de verre brisé résonna derrière moi et je sus que Glutonny courait à ma suite. J'entendais les vitres se fendre, les poutres de métal grincer sous le poids de mon ennemi et la peur monta d'un cran.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
Je continuai ma course en diagonale, fonçant vers le barrage. Je me disais qu'une fois en zone libre, au moins, je serais à peu près débarrassée des militaires dont les tirs traversaient les plaques de verre.
L'une d'elles explosa juste devant moi et je dus bondir en arrière, en équilibre précaire au-dessus du vide et des rails. La distance n'était pas si grande, mais mon expérience du passage Floriane m'avait appris à éviter de sauter à travers les verrières. Je bondis sur le côté et poursuivis ma route en courant sur l'une des poutres de métal en priant pour qu'on ne me tire pas comme un lapin.
Le hall de pierre de la gare était de plus en plus proche. Je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait après, mais il fallait que je l'atteigne.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
Une nouvelle plaque de verre explosa, sous mes pieds cette fois, et je me raccrochai au bord dans un cri de peur et douleur mêlée tandis que les éclats pleuvaient autour de moi.
Glutonny était à quelques pas de moi et je sus que je n'avais pas le temps de remonter. Je me laissai glisser contre l'acier et le verre éclaté pour attraper la poutre, et me jetai en avant pour atteindre la poutre suivante, puis celle d'après. J'étais tout près de la galerie nord, si je l'atteignais, j'allais pouvoir utiliser l'Alchimie de nouveau…
Un bras monstrueux traversa la vitre devant moi d'un coup de poing et m'attrapa pour me tirer au travers. Je n'eus pas d'autre choix que de me protéger la tête en étant tiré à travers les dents de verre éclaté.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
Glutonny eut à peine eu le temps de me soulever complètement que je claquai des mains, les jetant devant moi pour lui exploser la tête. Il me lâcha, le sang gicla, éclaboussures en contrejour sur le verre illuminé, et je jetai son corps dans le trou d'un violent coup de pied, avant de bondir sur le côté pour éviter les coups de fusil.
Vite.
Pour que Dante décide de lancer la transmutation, il fallait que l'Armée atteigne le quartier de l'église, et que les âmes se concentrent sur le centre du cercle. Du moins c'était ce que soutenait Hohenheim.
Tant que les rebelles arrivaient à tenir le barrage, tout n'était pas perdu… mais rien n'était gagné pour autant.
Je courais de toutes mes forces, atteignant la partie de la gare montée en pierre et escaladant la pierre pour rejoindre les toits. Je pris conscience que j'étais couvert d'estafilades, certaines profondes, et que mon cœur tambourinait bien trop fort contre ma poitrine. En me retournant du haut des toits du hall, je vis que Glutonny escaladait lourdement l'un des piliers pour traverser la vitre. Des coups de feu l'accompagnaient sans le ralentir, signe que les militaires étaient sans doute terrifiés par son apparition monstrueuse.
Si seulement ils pouvaient se concentrer sur lui et m'oublier.
J'avais atteint mon premier objectif… mais le chemin qui me séparait de la destination semblait inatteignable.
Debout face à l'immensité de l'esplanade qui se trouvait devant la gare, et aux dizaines de soldats rassemblés, je sentis le cœur me manquer. Je n'allais jamais pouvoir tenir comme ça jusqu'à l'église. En levant les yeux dans sa direction, je vis les quais incendiés, et les éclats blancs des coups de feu qui résonnaient de part et d'autre, me rappelant qu'à cet instant, des gens mouraient.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
Je pris une grande inspiration et claquai des mains pour transmuter une immense pente traversant la place. Les militaires refluèrent de part et d'autre en se bousculant, effrayés par les éclats bleutés qui remodelaient le sol jusque sous leurs pieds, et je bondis sur le toboggan de pierre, seule solution que j'avais trouvée pour traverser l'esplanade en ayant un espoir d'échapper aux balles.
L'élan me fit traverser la zone en un clin d'œil, et je terminai en roulé-boulé dans une ruelle, les soldats bien loin derrière moi. Aussitôt, je claquai des mains pour condamner le passage et me ruai en avant, vers le barrage. La poitrine me brûlait, je savais que Glutonny aurait la force d'abattre ce mur à coups de poing, mais si je pouvais le ralentir…
Puis je vis, au carrefour suivant, un soldat se camper face à moi. Dans le contrejour du lampadaire, il ajusta son tir, trop lentement pour que je ne le voie pas venir, trop vite pour que je puisse l'en empêcher, pris par mon élan.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
Le coup partit avant ma transmutation et me jeta au sol. Il m'avait touché en plein ventre, me laissant là, le souffle coupé, éperdu de peur et d'angoisse à l'idée de mourir maintenant. Je portai une main tremblante à mon ventre et, malgré la douleur, ne sentis pas le sang couler. À la place, la rigidité de la combinaison de plongée me sauta aux yeux.
Papa.
Il ne m'avait pas seulement séché et réchauffé tout à l'heure. Il avait aussi renforcé mes habits pour me protéger des balles.
L'homme qui avait tiré s'approchait en courant pendant je restais affalé là, reprenant mon souffle quelques instants, assimilant ma douleur et ma découverte. Puis il se pencha sur moi pour vérifier qu'il m'avait bien eu. Je me jetai sur lui, le lançant à terre, le désarmant et l'assommant avec la crosse de son fusil.
Puis je repris ma course, entendant le mur s'effondrer derrière moi.
Glutonny me suivait toujours.
C'était à la fois une bonne nouvelle et un véritable cauchemar.
Il faut que j'atteigne le barrage. Une fois qu'on aura passé le barrage, ce sera plus facile, je n'aurai plus à m'inquiéter des soldats.…
D'autres arrivaient déjà, sans doute alertés par radio. Repérant un garage, je bondis pour m'accrocher à la gouttière, grimper sur le toit et escalader la façade pour reprendre de la hauteur. J'avais beau connaître un peu la ville, c'était encore perché que je retrouvais le mieux mon chemin ; et si cela pouvait m'éviter de me confronter à l'Armée en plus de l'Homonculus qui s'acharnait à me poursuivre…
La tôle grinça derrière moi et j'accélérai. La lune éclairait les toits de tuiles plats d'un éclat blanchâtre aux contours bien dessinés. Les explosions étaient de plus en plus proches, et après avoir sauté par-dessus une ruelle grouillant de soldats, je commençais à voir les éclairs des coups de feu sur la rive sud. Le pont que j'avais traversé de nombreuses fois en tant que patte blanche grouillait maintenant de soldats qui chargeaient pour prendre la ville. J'entrevis des silhouettes tomber dans le fleuve et frissonnai.
Le barrage!
Il était tout près, mais entre les deux, un vide vertigineux, et une forêt d'uniformes qui tenaient les toits en joue. Je me figeai juste à temps et reculai pour éviter les coups de feu, le cœur battant.
Glutonny était juste derrière moi.
Je l'esquivai à l'instinct, bondis entre ses jambes et levai les poings, prêt à contre-attaquer. Celui-ci avait manqué de perdre l'équilibre en jetant son poing vers moi, ce qui l'empêcha de se tourner assez vite pour se protéger du coup de pied que je lui portai et le fit rouler sur les tuiles.
Le temps qu'il se relève, je faisais tourner mon cerveau à toute vitesse, cherchant la solution la moins dangereuse et meurtrière pour traverser le barrage. Une fois de l'autre côté, Gluttonny et son immortalité suivraient, je n'en doutais pas une seconde.
Mais moi, je n'étais pas immortel.
Les soldats prêts à me tuer, quelques mètres plus bas, ne l'étaient pas plus.
Je combattais Glutonny, donnant et esquivant les coups, sans trouver de solution magique.
Dante, le cercle, Roy.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
— Merde ! pestai-je.
Je sentais la fatigue me rattraper, et j'étais pris en étau entre un ennemi immortel et des dizaines d'autres que je ne voulais pas tuer. Je frappai un nouveau coup, trop peu puissant pour ébranler la masse de muscles qui me faisait face. Celle-ci répondit par un crochet du droit qui aurait pu me tuer. Je volai en arrière dans un cri de douleur, tombant lourdement sur les tuiles. Il ne me laissa pas le temps de me relever avant de me donner un autre coup de poing en plein ventre, qui me souleva et m'envoya rouler jusqu'au bord du toit, le corps étalé dessus, le nez dans la gouttière.
Je repris mon souffle et toussai avec l'impression de cracher mes dents. En contrebas, les soldats qui s'agitaient et poussaient des cris en désignant notre direction se perdaient dans un brouillard flou.
J'allais mourir si je ne faisais rien.
J'allais vraiment mourir, et Roy aussi.
C'était hors de question.
Al, aide-moi.
Al se mettait toujours à la place de l'autre, et j'aurais bien échangé ma place contre celle de Gluttony à cet instant. Il s'était arrêté, comme s'il hésitait sur la conduite à tenir.
Devait-il me tuer ? Jusque-là, Dante leur avait ordonné de me garder en vie, au grand désespoir d'Envy. Mais peut-être que les ordres avaient changé ?
Et maintenant ?
Rebondissant comme une balle, mes pensées sautèrent d'un élément à l'autre, de moi à Glutonny, aux soldats combattant sur le pont, au cercle qui n'attendait plus que le barrage cède pour se déclencher, à ceux qui étaient prêts à me tuer, en bas. Je sentis la peur me recouvrir, pas seulement la mienne, mais celle de tous ceux qui jouaient leur vie à cet instant.
Par dessous tout ça, l'effroi mêlé de dégoût que m'inspirait Glutonny me sauta à l'esprit.
Il était terrifiant, même pour les militaires.
Tandis qu'il se pencha vers moi, presque lentement, pour empoigner mes vêtements et me soulever, je sus ce que je devais faire.
Ça va faire mal.
D'un geste vif, je glissai ma jambe entre celles de l'Homonculus pour prendre appui et pousser de toutes mes forces, me jetant en arrière et l'emportant dans son élan.
Dans le vide derrière moi.
La chute me sembla infinie alors que Glutonny, pris au dépourvu, bascula sans me lâcher et décrivit un arc de cercle autour de moi.
Puis le choc m'ébranla au plus profond de mes os et je me sentais m'enfoncer dans le corps trop gros de l'Homonculus qui s'était écrasé sous moi. La nausée me soulevait les entrailles en sentant que je baignais dans son sang et ses tripes. Mes oreilles sonnaient, l'automail de ma jambe avait dérapé de son ventre pour se ficher dans le bitume fendu par le choc…
Mais j'étais vivant pour quelques secondes de plus.
Ça risquait de ne pas durer, si j'en croyais les dizaines de fusils braqués sur nous. Je restai immobile, reprenant mon souffle, sentant tout le poids du danger qui pesait sur moi, puis, avant même de me redresser, je levai des mains tremblantes.
— Ne tirez pas… je me rends !
Les soldats, incrédules, se regardèrent entre eux, tandis que je tentais de me lever, le corps tremblant, tellement secoué de spasmes que j'y arrivais à peine. Ma jambe de métal se déplia dans un grincement, et céda sur mon poids quand je tentai de marcher. Je compris que mon automail était cassé, tandis que certains se précipitaient vers moi pour me capturer. Ils n'eurent aucun mal à mettre la main sur moi, à m'éloigner rudement du cadavre de Glutonny qui commençait déjà à crépiter. Marchant péniblement, j'étudiai les nouvelles limites de mon automail, qui cédait sous mon poids dès que je pliais trop le genou.
Couverte de sang, à bout de souffle et boiteuse, je n'avais plus l'air d'être une menace très sérieuse, mais ils se méfiaient tout de même et commencèrent à me menotter.
— Une femme ?!
— Qui es-tu, Alchimiste ?
— Il me poursuit, répondis-je en laissant jaillir toute ma peur. C'est un monstre. Il va m'attaquer, encore.
— Qui ?
— Lui, répondis-je en tendant du bout du menton l'Homonculus qui se redressait.
La vision arracha un cri d'horreur aux militaires les plus proches. Gluttony bondit en s'appuyant sur ses poings et se mit à courir vers moi, et les soldats qui me tenaient me lâchèrent pour fuir. Ils l'avaient vu éventré au sol, le fait qu'il soit de nouveau debout était une vision sortie tout droit des enfers. Les militaires qui me tenaient en joue se ravisèrent et visèrent l'Homonculus, qui s'effondra une première fois, criblé de balles, et se releva de nouveau.
— Qu'est-ce que… ?!
— Putain !
— C'est quoi ce monstre ?!
Les cris fusaient chez ces soldats qui n'avaient pas eu l'occasion de faire face aux Homonculus, et je profitai de la confusion pour me faufiler entre les militaires qui ralentissaient Glutonny et me rapprocher de la barricade. D'un claquement de mains, je me débarrassai des menottes, grimaçant en sentant à quel point mes automails étaient amochés. De l'autre côté, le quartier de l'église, la guerre, encore, et la victoire, peut-être. Certains militaires comprirent mon manège et tentèrent de me couper la route. L'un se prit un croche-pied, l'autre un coup de boule. Personne n'osait tirer au milieu de cette foule d'uniformes bleus et quand je transmutai mon automail pour transformer mon bras en lame, les militaires renoncèrent pour de bon à me bloquer.
Une nouvelle transmutation troua la défense de la ville occupée dans un éclat bleu. Le bois, la pierre et les sacs de sable se déchirèrent, s'effondrant en même temps que je passai.
Derrière moi, les hurlements d'horreur, devant moi, le champ de bataille, et au-dessus, les cris paniqués des rebelles qui refluaient de chaque côté de la barricade en train de se disloquer.
— Ils ont percé les défenses ! hurla une voix au-dessus de moi. Ils ont dépassé le pont !
J'avais brisé leurs défenses ici aussi, et cela devait les terrifier… mais le combat était bientôt fini, pour le meilleur ou pour le pire.
Je me remis à courir, boitant, épuisé, du sang plein la bouche, de l'espoir plein le cœur.
J'étais de l'autre côté. Et si des militaires tentaient de me suivre, ils seraient aux prises avec les rebelles.
Une gerbe de cris me fit deviner que Glutonny avait sans doute percé la défense à son tour, agrandissant la brèche à grands coups d'épaules.
Un coup d'œil me confirma qu'il me suivait toujours, mais maintenant que j'étais en zone libre, les rues ne m'opposaient plus de résistance. Je n'avais plus d'autre objectif que de courir aussi vite que je pouvais jusqu'au cercle central.
Il fallait juste arriver à temps.
En entendant les cris et les coups de feu, toujours plus proches, je compris que l'Armée avait bel et bien commencé à envahir le quartier de l'église, et avec lui, le centre du cercle.
Ce qui voulait dire que la transmutation était imminente.
La distance qui me restait à parcourir semblait tout à coup immense, mes entrailles toutes entières étaient prises en un seul et même bloc de douleurs superposées, mélange des coups que j'avais reçus et de points de côté.
Malgré moi, je me sentais ralentir et cette idée me terrifiait presque plus que celle de mourir.
Le son de la bataille plus proche m'envahissait, coulant dans mon cerveau, y plantant l'idée que des gens étaient en train de mourir, là, à quelques dizaines de mètres, et que je ne faisais rien pour les en empêcher.
Je n'ai pas le droit d'échouer.
Un jardin aux grilles saccagées par les combats passés se dressa devant moi et je décidai de ne pas en faire le tour pour gagner du temps. Je bondis sur mes jambes pour prendre mon élan et escalader la grille d'un saut, et…
Mon genou gauche, que j'avais trop tendu, se bloqua net, me faisant perdre l'équilibre. Au lieu de bondir comme un chat sur les barres de fer forgé, je roulai et percutai lamentablement le muret de pierre.
Mais quel con!
Le coup me sonna à la tête, et mon cerveau peinait à analyser la silhouette de Gluttony qui se rapprochait de moi en courant.
Je me redressai comme je pouvais, tentai de décoincer ma jambe de métal qui refusait de répondre jusqu'à ce que je donne un gros coup de poing dessus. Le temps d'être debout, Glutonny était presque sur moi, et je ressentis toute l'impuissance de l'animal pris dans les phares d'une voiture. Je pouvais toujours rouler, contre-attaquer, esquiver quelques coups de plus… mais si je n'étais plus capable de courir sans que mon automail cède, il fallait que je fasse une raison.
C'était foutu.
Merde… je veux pas… ça peut pas… finir comme ça.
Roy.
J'aurai même pas pu lui dire… que j'étais désolé.
Un coup de feu résonna, suivi d'un fort crissement de pneus, et la silhouette de Glutonny s'effondra, me laissant figé. Dans un brouillard flou, je vis une camionnette au pare-brise brisé foncer dans ma direction, percuter l'Homonculus qui vola quelques mètres plus loin et s'arrêter juste à côté de moi dans un crissement de freins. La porte latérale s'ouvrit largement, laissant jaillir un bras bronzé et les pleurs caractéristiques d'un nourrisson.
Coincé entre le muret et le véhicule, je n'avais plus vraiment d'échappatoire, mais je compris que ce n'était pas nécessaire. J'attrapai la main tendue et celle-ci me tira à l'intérieur de la camionnette comme si je ne pesais rien.
— On décolle ! annonça la voix claire de Rose.
Je me laissai retomber, à bout de forces, éperdu de soulagement, secoué par les cahots qui secouaient la camionnette. Rose se tenait debout devant moi, l'écharpe rouge chargée d'un bébé hurlant, le fusil sur l'épaule. Elle s'agrippait fermement à la fenêtre séparant le conducteur de l'arrière de la camionnette. Elle était ouverte et laissait entrer de grandes bourrasques qui battaient ses cheveux noirs comme un esprit sauvage.
Et, malgré le chaos ambiant, elle souriait.
— C… comment ? bredouillai-je.
— Les radios. Quand j'ai entendu que l'Armée t'avait mis la main dessus, j'ai compris qu'il fallait qu'on vienne te chercher. Il faut que tu réussisses, n'est-ce pas ?
— Mais tu es en danger ! Et Dolly !
— La pauvre, c'est pas les premiers coups de feu qu'elle entend, fit-elle avec un rire nerveux.
Cela dit, elle l'enveloppa de ses bras et le berça pour essayer de la calmer, une cause perdue dans ce contexte. La petite hurlait de tous ses poumons.
— Il nous suit ! annonça le conducteur pour couvrir les cris du nourrisson.
— C'est très bien ! Il faut l'amener au centre du cercle ! annonçai-je en me penchant par-dessus le rebord pour lui parler. Dans le parc Vince, en contrebas de l'église !
— Je passe par le nord !
— On n'a pas le temps pour ça ! m'exclamai-je. Il faut couper tout droit !
— Au milieu des militaires ?!
— Pas le choix !
— Ed, passe-moi ça ! s'exclama Rose en désignant un fusil massif qui traînait par terre. Et ouvre la porte droite !
J'obéis — Rose m'inspirait le plus grand respect à cet instant — et elle mit en joue par-dessus mon épaule, tirant ce qui s'avéra être un projectile lacrymogène. Il jaillit dans un nuage de fumée que nous traversâmes quelques secondes après. Je toussai quelques instants, la gorge et les yeux pris par le gaz, mais la camionnette était déjà loin. Quelques coups de feu claquèrent sans nous atteindre.
Après avoir lutté pour courir et distancer Glutonny, me retrouver à genoux dans le véhicule filant comme le vent était grisant à un point indescriptible. Le fait d'être vivant aussi, sans doute.
— Je vois le cercle ! s'exclama le conducteur.
Un instant après, la réalité elle-même eu une secousse, comme si j'avais failli me décrocher de moi-même. L'ivresse fut remplacée par une sensation d'urgence.
— Ça commence ! m'exclamai-je. Le cercle !
Rose me jeta un regard, et je sentis la peur derrière son expression résolue.
— Qu'est-ce que je peux faire ? cria-t-elle pour couvrir les hurlements de Dolly.
— Provoquer un larsen, répondis-je en lui jetant les deux radios attachées ensemble que j'avais transportées dans la boite accrochée à ma ceinture. C'est le signal pour dire qu'on a réussi. Dès que Glutonny sera dans le cercle…
— J'allume les deux radios et je les colle l'une contre l'autre, c'est ça ?
— C'est ça ! Pour brouiller le signal, ta fille fera le reste, répondis-je en bondissant de la camionnette en marche pour tomber dans le cercle.
Je me mis à courir maladroitement et bondis pour glisser le long de la rampe de l'escalier et me placer en plein centre. Tant que mon automail restait à peu près tendu, ça allait encore… mais j'étais lent, et je n'aurais pas survécu à un autre combat. J'étais physiquement à bout, même si mon passage dans la camionnette m'avait au moins permis de reprendre mon souffle.
En voyant Glutonny arriver, courant à toute vitesse, me surplombant du haut des marches, l'air plus sauvage que jamais, je sentis le vertige me reprendre et l'air se déformer autour de moi. Des éclats d'Alchimie nous traversaient déjà, et en levant les yeux vers le ciel noir qui pâlissait à l'est, je vis celui-ci se déchirer, tandis qu'une lueur rouge sang se déployait tout autour de la ville.
Ça y est.
La nausée me happa et je perdis l'équilibre, terrassé par une sensation de bouillonnement indescriptible, et Glutonny bondit dans le cercle. Je sentis un haut-le-cœur me traverser et ne sus même pas dire si j'avais vomi ou non, pris dans une sensation de chaos bourdonnant d'émotions et de cris qui n'étaient pas les miens.
Je n'avais jamais été aussi près de mourir.
Il était trop tard pour se demander si ça avait marché, si ça allait marcher, si Roy était encore en vie.
Je luttai pour inspirer une grande goulée d'air, la dernière peut-être.
Et je claquai des mains.
