Vous l'attendiez, hein ? Le point de vue de Roy ? :D Ce chapitre n'a pas été facile à écrire, mais j'espère qu'il vous plaira (bon, je dis ça, je sais déjà que vous allez me haïr XD).
Sinon, j'avais tenté le Nanowrimo en juillet, mais j'ai vite été rattrapé par mon planning plutôt intense pour réaliser les planches de Par la fenêtre, ainsi que le fait que j'ai encore énormément de choses à affiner sur la suite et fin de l'histoire. J'ai vite abandonné l'écriture pour passer des heures à faire du brainstorming dans tous les coins et avoir une intrigue qui me plaise. Même si je dois encore organiser tout ça, j'ai les lignes directrices. Je pars en vacances dans 2 jours, donc je compte bien en profiter pour écrire durant les siestes de la Crevette, maintenant que les choses se calent peu à peu.
Sinon, j'ai remis une "chanson de chapitre" sur la playlist Youtube de Bras de fer. Je ne sais pas si vous y jetez un œil de temps temps (j'avoue qu'elle est trèèèès éclectique), mais comme je suis un peu obsédée par celle de ce chapitre, je vous reglisse le nom ici : il s'agit de Melody X, de Bonaparte.
Enfin, j'ai continué mes planches de "Par la fenêtre", dont l'épisode 3 sortira la semaine prochaine, et que vous pouvez lire ici :
www . webtoons fr/challenge/par-la-fen/list?title_no=882269
ça faisait longtemps que je n'avais pas fait de BD et le changement de format est très perturbant, mais je suis contente de pouvoir vous partager ce projet que j'ai en tête depuis si longtemps !
Sur ce vous laisse avec ces deux lectures et vous souhaite de bonnes vacances !
Chapitre 101 : Meurtrier (Roy)
- Général ? Général !
La voix du militaire qui me secouait était pressante, et en sentant mon corps sans résistance entre ses mains, je pouvais le comprendre.
J'étais encore conscient, mais il s'en fallait de peu. Mon corps tout entier me brûlait et des paillettes dansaient devant mes yeux, formant un brouillard translucide. J'avais l'impression qu'on m'avait arraché le cerveau pour le pétrir avant de le jeter de nouveau dans ma boite crânienne, et mes entrailles étaient à peu près dans le même état.
Finalement, je retrouvai assez de contrôle de mon corps pour me maintenir à genoux, appuyé sur mes bras tremblants. J'avais une telle nausée que je ne comprenais pas par quel miracle je n'avais pas encore vomi, et à dire vrai, je regrettais que ça ne soit pas le cas.
- ça… ça va, bafouillai-je avec la sensation que ma bouche n'était plus la mienne.
En réalité, ça n'allait pas du tout.
Je me sentais débordé par la violence indescriptible de la transmutation que je venais de faire, et je refusais de penser au cercle qui se trouvait, juste devant moi, à ce qu'il était censé faire. J'étais divisé, émietté, écœuré… incertain aussi, face au torrent d'énergie qui m'avait traversé, aux vagues d'émotions étrangères, aux reflux de souvenirs qui n'étaient pas les miens, à ce courant qui avait failli m'arracher à mon propre corps.
C'était donc ça, une transmutation humaine ?
Je restais immobile, me réintégrant douloureusement en moi-même avec la sensation de ne plus être tout à fait comme avant, le cerveau survolté de pensées et de sensations dont je me serais bien passé.
Par-dessus tout, l'incrédulité.
Je pensais que cela échouerait.
J'étais convaincu que cela échouerait.
Pourtant, cet éclat d'un rouge intense qui avait entouré le cercle, soulevant avec lui des torrents de poussière, de sable et de hurlements n'avait pas cessé avant la fin.
Je pensais qu'il y aurait quelque chose, ou plus exactement quelqu'un, pour m'arrêter.
Quelqu'un qui m'avait jeté cette montre gravée de deux symboles que j'avais cru comprendre instinctivement. La lune, puissance incontrôlable, imprévisible, représentant les courants invisibles, m'avait fait croire que d'autres forces étaient à l'œuvre. Le sablier, lié au temps, évidemment. J'étais persuadé que je devais simplement gagner du temps pour que son plan entre en action, coupant net les projets de Dante.
Mais il n'y avait eu personne, aucun garde-fou, et je m'étais retrouvé happé par le chaos, frappé par des vagues d'énergies qui se succédaient, cherchant à survivre dans le maleström d'Alchimie que j'avais moi-même déclenché et qui me dépassait complètement.
Je n'étais pas prêt pour ça.
Je n'étais pas prêt non plus pour le silence sourd qui était ensuite tombé sur la ville. Je n'entendais plus un coup de feu, plus un cri dans le quartier qui s'étendait devant moi, et le bruit des bottes des quelques militaires qui piétinaient à côté de moi résonnait trop bruyamment, échouant à combler le silence vertigineux qui nous entourait.
Un coup de vent fit crisser le sable sur le bitume, sifflant le long des façades, faisant claquer le drapeau de la ville qu'un rebelle avait planté sur les fortifications qui nous surplombaient.
Je refusai de penser.
- Ou sont les autres ? murmura le militaire qui m'avait secoué et m'aidait à me relever, maintenant que le brouillard et la nausée commençaient à s'estomper.
Je ne répondis rien, pas plus que Higgins, le Général de Division qui se tenait debout à côté de moi. L'homme, qui avait près du double de mon âge, me fixa de ses yeux trop clairs, et alluma la radio qui répondit par un sifflement insupportable. Il la coupa aussitôt, puis changea de fréquence avec le même résultat.
- Les ondes sont inutilisables.
- Qu'est-ce qu'on fait ? bredouilla le militaire, qui tenait mal son fusil.
- On va au centre, répondit notre supérieur.
Je hochai la tête, silencieux. J'étais encore trop sous le choc pour parler, et je savais que je n'avais pas le droit à l'erreur. La situation était trop tendue. Refluant profondément à l'intérieur de moi-même, je me laissai traîner aux côtés des autres militaires. Les soldats derrière moi, ceux qui étaient restés à l'extérieur du cercle pour me protéger d'une attaque rebelle, sortaient progressivement de leur stupeur. Un grondement commençait à frémir.
- Où sont les autres ?
- Les militaires… ils ont disparu ?
- C'était quoi cette lumière ?
- C'était quoi ce cercle ?
- OU SONT LES AUTRES ?
Le Général Higgins continuait à tracer sa route, me tenant fermement par le galon, et le soldat qui m'avait tiré de terre nous suivait, désemparé. Autour de nous, les survivants, hébétés, prenaient la mesure de ce que la transmutation avait arraché au monde.
Tout comme les civils et rebelles à l'intérieur du cercle, les soldats avaient disparus, par centaines, milliers, même.
La ville de Liore tout entière était morte, et c'était de ma faute.
Je savais à quoi servait ce cercle. Je savais quel était le but de Dante, Houston. Je savais même qu'elle était ici. J'étais sur le fil, avant même mon arrivée, entre ce qu'on attendait de moi et ce que dictait ma conscience. J'étais déjà allé si loin, fallait-il vraiment que j'aille plus loin encore pour atteindre mon but ?
Si je n'allais pas au bout de mon objectif, tout cela n'aurait servi à rien.
Et je pensais ne pas être seul.
Alors j'avais fait un choix. J'avais fait ce que j'avais cru être le bon choix.
Une silhouette aux cheveux noirs et à la voix si reconnaissable me hantait, mais il ne fallait pas y penser. Ce n'était pas le moment.
Autour de nous, l'incrédulité des gens se muait en lucidité, la lucidité en une profonde colère qui enfla, invisible sourde et puissante comme une lame de fond.
La fureur n'allait pas tarder à nous exploser au visage.
- Vous. Prenez le volant, ordonna Higgins au soldat qui était toujours sous ses ordres.
Celui-ci se jeta sur la portière de la voiture, les mains tremblantes, ne sachant pas qui craindre le plus entre nous et les soldats qui nous faisaient face. L'un d'eux arma son fusil.
- C'est vous qui avez fait ça. Vous les avez tués. Vous les avez tous tués !
Higgins arma son pistolet à son tour et le mit en joue.
- Vous ne savez rien, répondit-il simplement.
Je me retrouvais au milieu d'un champ de ruines, dans le mauvais camp, face à des survivants tellement outrés qu'ils en oubliaient la hiérarchie. D'autres nous mirent en joue, et je compris que si je ne faisais rien, j'allais, moi aussi, mourir ici.
Je claquai des doigts, faisant jaillir une gerbe de flammes qui traça un arc de cercle entre nous et les soldats, les obligeant à reculer.
- Vite ! soufflai-je.
Je bondis dans la voiture et Higgins en fit autant.
- Démarrez ! rugit-il.
Le soldat mis le pied au plancher et les coups de feu claquèrent tout autour de nous.
- Ils s'enfuient ! Poursuivez-les !
Le conducteur poussa un gémissement et appuya sur l'accélérateur avant de tourner brusquement le volant, semant rapidement les soldats qui, pour la plupart, étaient encore à pieds.
À croire qu'ils avaient tout prévu en laissant une voiture ici, pensai-je en me redressant.
- Joli travail, Général. Vous êtes bel et bien un génie de l'Alchimie.
- Merci, répondis-je poliment en m'époussetant.
Je jetai un œil par la vitre, contemplant le désastre.
La ville toute entière avait été vidée de son essence. Il n'y avait plus âme qui vive, seulement des façades fissurées par les secousses, des vitres dépolies ou cassées, des voitures garées de travers, des objets épars sur le sol. Un vélo à terre, une vitrine cassée derrière son rideau de fer, un sac de kraft qui traversait l'avenue, portée par un vent sinistre qui charriait des déchets ici et là…
Et moi, je me gavais de ce paysage de désolation, me sentant aussi extérieur au spectacle que si j'étais un simple témoin de la situation au lieu de l'avoir provoquée.
Je n'arrivais pas à concevoir que tout ceci était réel.
Je refusais l'idée que tout ceci soit réel.
À côté de moi, Higgins souriait, manifestement très satisfait de la tournure de la situation. Il déplia une carte de la ville sur laquelle était tracé le cercle et donna des ordres pour suivre le chemin prévu. Le conducteur, lui, blêmissait de minute en minute et me jetait des coups d'œil dans le rétroviseur, tandis que l'aube pointait et qu'il découvrait, incrédule, que la ville toute entière n'était plus qu'une terre déserte et désolée.
Nous roulions sur un tombeau.
- C'est vous qui avez fait ça ?
- À droite, Lloyd.
Higgins était imperturbable, et je choisis de garder le silence.
- Ou sont les gens ? Il y avait des milliers de gens dans la ville, pourquoi ils ont tous disparu ? Il n'y a personne… il n'y a même pas de c-cadavres… bredouilla-t-il. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Plus que de la colère, c'était la peur qui l'empêchait de parler, au fur et à mesure qui réalisait ce qui s'était passé, et qui nous étions.
Il ouvrait la route au Général Higgins, un des chouchous de Bradley, celui qui avait dirigé l'opération, et au Flame Alchimist.
Un meurtrier qui avait, à lui seul contribué largement au génocide qui venait d'avoir lieu.
Un Alchimiste d'état, qui, une dizaine d'années après, s'était de nouveau acquitté de la monstrueuse mission que l'Armée lui avait confiée.
Pourquoi ?
Pourquoi avais-je recommencé ?
Pourquoi mes actions avaient à ce point dévié du but que je m'étais fixé à la fin de la guerre ?
Je pensais que les choses allaient changer, que j'allais changer.
Mais dans cette ville morte, il n'y avait plus personne pour me le confirmer.
Pas même le Fullmetal.
Je repensai à Hawkeye, qui m'avait fait la promesse de ne pas me laisser m'écarter du droit chemin, quitte à me tirer dessus s'il le fallait.
Je ne lui en avais pas laissé la possibilité.
Emprisonné dans mes propres contraintes, j'avais façonné la réalité à mon image. Cruelle et froide.
Monstrueuse.
Nous nous rapprochions du centre du cercle, comme me le confirma un coup d'œil sur la carte que le Général de Division tenait, assis à côté de moi, les jambes croisées. Il semblait confiant, serein.
Moi, je pensais sans penser.
Il était trop tôt pour penser.
Je devais jouer mon rôle, et après, après seulement, je pourrai chercher à comprendre ce qui s'était réellement passé, ce qui s'était caché derrière le cri de provocation du Fullmetal et les torrents d'énergie charriés par le cercle.
Est-ce que j'étais tombé dans le piège ?
Où avais-je commis une erreur ?
Aurais-je pu faire autrement ?
Qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ?
La vérité, je le savais, c'était que je n'avais pas vraiment le choix. Je ne pouvais pas céder maintenant, pas avec tout ce qui s'était passé jusque-là et ce qui se profilait dans les semaines à venir.
Je n'avais pas le choix.
La voiture passa le pont désert, roulant sur des fusils abandonnés, des taches de sang éparses au milieu du sable et de la poussière. Les rayons du soleil levant faisaient scintiller les centaines de douilles de balles qui jonchaient le sol, traces d'un combat violent qui avait disparu dans un souffle.
Au moins, tout était fini.
La vie s'était enfuie, la souffrance avec elle.
Je me laissai tomber contre la portière, la vitre froide vibrant désagréablement contre mon crâne.
J'étais épuisé, vidé de toute force, de toute émotion.
La nuit avait été longue.
- À droite.
En levant les yeux, j'entrevis l'imposante croix qui surplombait l'église, lieu de culte du prêtre Cornello, là où tout avait commencé, le jour où un petit blond trop impertinent était venu poser les mauvaises questions.
Là où tout avait terminé, aussi.
La voiture roula encore un peu et s'arrêta une centaine de mètres plus loin.
Même sans avoir vu le plan, j'aurais deviné que nous étions à l'épicentre du cercle. Les murs ici étaient plus fissurés que jamais, certains bâtiments écroulés, et des gravats de pierre, de terre et de sable formaient une demi-douzaine de trainées courbes qui convergeaient en spirale vers un même point. Celui-ci se trouvait au pied d'un escalier barrant en deux un parc aux pelouses autrefois bien entretenues, aujourd'hui dévastées.
Certains arbres s'étaient cassés, d'autres, déracinés, laissaient voir une terre ocre et sableuse. Une camionnette au pare-brise fracassé était garée là, et un son assourdissant en provenait. Je m'y dirigeais, fasciné malgré moi par cette atmosphère lourde, et découvris une paire de radio attachées ensemble, l'une réglée pour émettre, l'autre pour recevoir, créant cet horrible effet de larsen. Je les éteignis, puis me tournai vers Higgins.
- Nous devrions récupérer au moins une fréquence.
Les portes claquèrent, et nous nous dirigeâmes vers le point central. Higgins, une mallette à la main, masquait mal son impatience, tandis que le soldat qui nous accompagnait bien malgré lui semblait toujours plus mal à l'aise. Je fus le premier à arriver en haut de la volée de marches et restai figé.
Quelques mètres en contrebas se trouvait un amas de pierre, d'un rouge tellement intense qu'il en était presque lumineux, palpitant légèrement.
Ce n'était pas la première fois que je voyais une pierre philosophale. Mais celle que j'avais sous les yeux était complète. Les vies qu'elle contenait semblaient presque tangibles, et ses dimensions me donnait le vertige.
Tellement de vies…
Tellement de morts.
Je descendis les marches d'un pas mécanique, comprenant que mes espoirs d'échappatoires était morts en voyant le résultat de la transmutation.
Elle avait réussi.
Edward avait échoué.
Et je pouvais avoir tous les regrets du monde, ces faits ne changeraient pas.
À partir de cet instant, tout sembla irréel.
- C'est bien cela que vous cherchez, Général Higgins ?
- En effet, répondit-il en descendant les marches à pas vifs. C'est parfait, parfait. Le Généralissime va être ravi.
Je jetai un coup d'œil au soldat qui se tenait en haut des marches, tremblant des genoux. Il devait être tellement dépassé par les événements, simple pion qu'il était. Higgins, lui, attrapait la pierre à pleines mains pour la mettre dans la valise. Je la devinais chaude, vivante entre ses doigts, mais évitai de regarder la matérialisation de ce désastre, préférant parcourir du regard le parc qui nous entourait. J'entrevis l'éclat rouge d'un écureuil dans l'un des arbres encore debout, signe que la vie n'avait pas totalement déserté la surface de la ville. Malgré tout, je savais que Liore ne s'en relèverait jamais.
- Qu'est-ce que c'est que cette chose ? Où sont les gens ? Où sont les civils ? Où sont les régiments qui attaquaient ?
La voix du soldat vrillait dans les aigus, signe qu'il perdait le contrôle de ses émotions.
Mauvaise idée, pensai-je.
- C'est vous qui avez fait ça ! rugit-il en braquant son arme vers moi en tremblant.
Son visage était déformé par un mélange de peur et de haine. Je continuai à le regarder, les mains dans les poches, et il dû sentir qu'à cet instant, l'idée de mourir ne me faisait absolument aucun effet. Alors qu'il me scrutait, terrifié, cherchant du sens dans ce qui venait de se passer, un autre coup de feu résonna, tiré par Higgins. Le soldat, touché dans le torse, s'effondra dans un râle, tandis que le Général remontait les marches, la mallette dans une main, le pistolet dans l'autre.
- Je suis désolé, mais votre rôle s'arrête ici, Lloyd.
Il s'arrêta, les bottes à quelques centimètres de son visage, le surplombant avec un petit sourire narquois. Le soldat, cloué au sol, leva vers lui un visage blême, ahuri par la douleur et la mort imminente.
- Mais ne vous inquiétez pas… la mission est un succès.
Il se remit en marche, laissant derrière lui le soldat agonisant, et après un dernier coup d'œil vers lui, je suivis le général qui ouvrit la porte du conducteur.
- Vous conduirez. Vous semblez bien remis maintenant.
- Au moins, vous ne me tuerez pas au volant, répondis-je.
- Voyons, pouffa-t-il. Je ne vais pas vous tuer, à moins que vous ne me laissiez pas le choix. Vous nous êtes trop utile pour ça.
- Vous m'en voyez touché, répondis-je m'installant à la place du conducteur à geste machinaux.
Il me guida tandis que je conduisais dans cette ville fantôme. Luttant contre la fatigue et un mal de crâne qui promettait de s'installer, je scrutai les façades, les rues vides, les voitures, les armes, toutes ces traces d'une humanité disparue, en ayant l'impression de les contempler à travers un voile. Les sons me semblaient étrangement lointains.
C'est sans doute à ça que ressemble la fin du monde.
- Merci de m'avoir maintenu en vie.
- Je vous l'ai dit, vous nous êtes trop utile. Tout droit.
- Vous auriez tué Lloyd de toute façon, n'est-ce pas ?
- Il en savait trop. La seconde à droite. En l'absence de preuves de la pierre philosophale, cette nuit deviendra une légende effrayante qui donnera à la ville une aura de malédiction… C'est presque poétique.
- Qui est au courant à part, nous deux ?
- Patience… nous reparlerons de ça à Central-city, à l'occasion de votre promotion. À gauche.
Je hochai la tête, renonçant à parler. Je n'obtiendrai rien de plus de lui pour le moment.
Je commençai à entendre des coups de feu mal couverts par le grondement du moteur et me redressai légèrement.
Encore un combat ?
Higgins semblait l'avoir entendu à son tour et tourna les yeux vers moi.
- Soyez prudent, Flame Alchemist. Il semblerait que les troupes de Grummann n'aient pas apprécié la tournure qu'ont prise les événements.
- Quelle est votre stratégie ?
- Atteindre la gare pour retrouver Bradley et ses troupes. Un train est sur le départ, ils n'attendent plus que nous.
- Plus que la pierre, rectifiai-je.
- Sans doute. En tout cas, je vous conseille de faire attention.
Il avait rechargé son arme, tandis que j'accélérai le long de l'avenue. La gare n'était pas très loin, mais c'était sans compter le barrage qui se révéla au tournant suivant. Le bifurquai au carrefour pour longer une succession de rues condamnées.
- Je n'avais pas pensé à ça, siffla Higgins. Nous aurions dû prendre le pont et retraverser un peu plus loin.
- Là, il y a une percée ! fis-je en montrant du doigt une zone ou la barrière s'était effondrée.
Je me garai juste à côté, étudiant du regard la barricade éventrée. La zone avait été forcée dans notre direction, et les débris avaient jailli aux alentours, trop lointains et nombreux pour être dû à la force humaine, trop peu pour avoir été causé par une bombe. Tout ce qui comptait, c'était qu'elle s'était suffisamment effondrée pour que nous puissions espérer l'escalader rapidement.
Les clameurs et coups de feu devenaient de plus en plus proches et Higgins commençait à se montrer nerveux.
Il est plus à l'aise à l'idée de sacrifier la vie des autres plutôt que la sienne…
- Attention !
Il tira un coup de feu et toucha sa cible, mais d'autres arrivaient déjà. Je coupai la route à ceux qui arrivaient par une rue transverse d'un claquement de doigts. Un rideau de flammes se dressa entre eux et nous, les dissuadant de nous poursuivre, et je me mis à courir en direction de la gare, traversant une large flaque de sang baignant le bitume fissuré d'une manière étrange, sur laquelle je ne m'attardai pas pour autant.
La situation était plus tendue que je le pensais. Les clameurs étaient d'autant plus fortes que les ondes radios étaient presque toutes inutilisables et tout le monde s'arrangeait comme il pouvait, hurlant des ordres à l'ancienne. Les troupes se retournaient contre leurs propres supérieurs dans une atmosphère aussi violente que chaotique.
- Les galons ! m'exclamai-je.
Higgins compris en me voyant arracher mes épaulettes et en fit autant. Ne plus avoir un grade aussi visible nous permit de créer une confusion suffisante pour traverser quelques rues de plus. L'odeur des gaz lacrymogènes me piqua le nez, puis nous fit tousser et pleurer avant même d'arriver sur la place noyée dans un épais nuage d'un blanc sale.
Des silhouettes en uniformes, indiscernables, criaient et se menaçaient, des coups de feu claquaient dans la confusion la plus totale… et une immense pente inclinée partait des toits du bâtiment pour traverser la place.
Ça, ça n'était pas là avant.
Un Alchimiste était passé par là, mais je n'avais pas le temps de me poser davantage de questions : la survie avant tout.
Nous étions en train de courir vers le hall quand le Général s'effondra à côté de moi dans un cri. Je reculai d'un pas pour le voir se tenir la jambe, l'autre main crispée sur la poignée de sa mallette.
- Je suis touché !
- Ça arrive. Bougez-vous où je pars sans vous, répondis-je en lui tenant la main.
Il l'attrapa bien vite et s'appuya sur mon épaule tandis que je le traînais dans mon sillage. Je ne savais pas si c'était le meilleur choix stratégique. J'aurais peut-être mieux fait de prendre la valise et de le laisser derrière moi.
C'était sûrement ce qu'il aurait fait si les rôles étaient inversés.
Enfin, c'est trop tard. On verra si on arrive à survivre à ce trajet.
Dans le nuage de gaz dont j'ignorais la composition exacte, mes transmutations de feu risquaient de se retourner contre moi. Je décidai donc de longer les arches de la pente, espérant que nous nous fondions dans le décor au milieu de la brume. De toute façon, avec les lacrymogènes, personne ne voyait rien, et je finis par bousculer un soldat sans l'avoir vu venir. Je décidai de ne rien dire et tracer ma route aussi vite que le permettait le poids mort que je traînais avec moi. Puis ma main toucha une des portes du hall.
Le plus dur est fait. Je suppose.
La porte était bloquée par des militaires, sans doute en train de défendre la gare des rebelles. Je tambourinais en criant.
- C'est vos généraux ! Le Flame Alchemist et le Général Higgins.
Avoir inspiré largement pour parvenir à couvrir les cris et coup de feu me fit partir dans une violente quinte de toux, mais les soldats ouvrirent et nous tirèrent à l'intérieur avant de refermer la porte et se mettre à la barricader. Quelques secondes plus tard, d'autres soldats, bien plus agressifs, se mirent à tirer à travers les vitres, nous obligeant à courir pliés en deux.
L'atmosphère dans la gare était presque aussi irrespirable, mais à priori, nous avions dépassé les lignes ennemies. En tout cas, un soldat masqué m'avait empoigné l'épaule et semblait nous guider vers la silhouette d'un train, que j'entrevis malgré le torrent de larmes qui inondait mes yeux endoloris.
- On a les généraux ! cria-t-il à un collègue.
J'entendis dis des débris de verre crisser sous mes bottes et continuai à tracer ma route.
- ON A LES GÉNÉRAUX ! s'exclama une voix déformée par un mégaphone. RETRAITE ! RETRAITE ! REJOIGNEZ LE QUAI TROIS !
Des dizaines de bottes cavalèrent bruyamment sur le hall marbré de la gare, d'autres cris résonnèrent, tandis que je sentais le contact familier de la porte d'un wagon. Je tâtonnai pour attraper la rampe, butai sur les marches, et montai sans parvenir à m'arrêter de tousser. Higgins était à deux pas derrière moi, et se laissa tomber, sa mallette à la main. Je le soulevai d'une poigne ferme, avant qu'il se fasse piétiner par les soldats qui montaient en catastrophe dans le train qui commençait déjà à s'ébranler. Des coups de feu résonnaient dans le hall au plafond haut, émaillés d'insultes et de menaces.
- TRAITRES ! SALAUDS !
- ON VA VOUS FAIRE LA PEAU !
- ON VOUS PARDONNERA JAMAIS !
- VENDUS ! ON S'EN SOUVIENDRA !
- ON VA VOUS BUTER !
Ils pouvaient menacer et tirer sur les wagons métalliques, le train partait de toute manière. Quelques vitres volèrent en éclat sous les coups de feu et des soldats échouèrent à tirer sur les marches un congénère courant sur le quai alors que le train accélérait inexorablement. Ils finirent par lâcher avec un cri d'horreur, abandonné à un destin qui lui laissait peu d'espoir, étant donné la rage pure et légitime des soldats qui avaient vu leurs amis être sacrifiés par l'Armée.
La confusion resta bien présente à bord, tandis que les portes restées ouvertes laissaient entrer de larges bourrasques qui chassaient le gaz. Au bout d'une minute, un soldat força pour la fermer. Quelqu'un me tendit une gourde d'eau et je l'utilisai aussitôt pour me laver les mains et le visage, soulageant la brûlure de mes yeux. Higgins poussa un râle de douleur. Son pantalon était trempé de sang, signe que sa blessure était plutôt sérieuse, mais cela ne me faisait ni chaud ni froid dans ce contexte.
Peu à peu, les choses s'organisèrent, les toux s'estompant, les soldats en état de marcher se répartissant dans les compartiments en amont du train, cherchant un médecin pour les blessés. Je ne fus pas surpris en voyant arriver Pearl Houston, qui repoussa ses cheveux en arrière et s'agenouilla à côté du Général blessé.
- Vous avez survécu à ce désastre ? me demanda-elle.
- Il semblerait, répondis-je avec un sourire creux.
Je la vis lorgner sur la valise de Higgins et eus un fin sourire.
- Donnez-moi cette mallette, ordonnai-je.
Je sentais chez la femme le désir presque maladif de s'en emparer, ainsi que la possessivité du Général qui en faisait une affaire personnelle, mais je prétendais encore ignorer qui était réellement Houston et le rôle qu'elle avait dans la transmutation. Rien ne pouvait combler le vide qu'elle avait laissé, mais il y avait quelque chose de vaguement satisfaisant à empêcher Dante de tenir entre ses mains le résultat de son plan et Higgins d'avoir accès à la gratification qu'il estimait mériter.
- Vous n'êtes pas en état de marcher, Higgins. J'ai conscience de l'importance de cette mallette. Laissez-moi l'apporter à Bradley. Il doit être impatient de connaître le résultat de son expérience… Je lui transmettrai la dévotion dont vous avez fait preuve.
Il hocha la tête à contrecœur et me tendit la précieuse mallette, que j'empoignai avec un sourire.
- Remettez-vous bien. On en reparlera à Central.
Je lui fis un de ces petits saluts militaires trop brouillons pour être respectueux, puis remontai le train vers les wagons de tête, dans lesquels les Généraux s'étaient sûrement réfugiés les premiers.
- Où est le Généralissime ?
- Dans la troisième voiture, je crois.
Je passai entre les compartiments, entrevoyant les soldats éprouvés, blessés parfois, avec une absence de compassion vertigineuse. Ils me semblaient à peine humains. Tout d'abord, parce qu'ils avaient continué à protéger leurs supérieurs malgré ce qui s'était déroulés sous leurs yeux. Ensuite, parce que, s'ils étaient humains, il fallait que j'admette que les troupes mortes dans la transmutation, dont les âmes n'étaient plus qu'une masse d'énergie tenant dans cette petite mallette l'étaient aussi.
Rien de tout cela n'est réel.
C'était la meilleure conclusion à tirer de la situation.
Quand j'atteignis la cabine du Généralissime, j'étais dans un état de sérénité surnaturelle. À travers la porte du compartiment, je l'entrevis se tenir le front d'un air las, avant de reprendre contenance en entendant les trois petit coups que j'avais toqué sur la vitre. Je le saluai, respectueusement cette fois, et lui tendis gravement la mallette.
- Voici le résultat de cette campagne, de la part du Général Higgins et de moi-même.
- Je pensais qu'il me la remettrait lui-même… est-il ?
- à l'arrière du train. Il a pris une balle dans la jambe, mais est en train de recevoir des soins.
- Bien, bien.
Le Généralissime posa la mallette sur ses genoux et l'ouvrit pour en regarder le contenu, dont l'éclat rouge se refléta sur le visage. Il la referma dans un claquement et fit un de ses sourires dont il avait le secret. Il aurait pu passer pour un aimable père de famille s'il n'était pas connu pour sa tendance à choisir la solution la plus sanglante pour régler un conflit.
- Parfait. Je vous remercie, Flame Alchemist. Vous avez obéi aux ordres jusqu'au bout et vous êtes acquitté de votre mission, cela ne sera pas oublié à notre retour à Central-city.
Je hochai la tête, claquant des talons.
- Vous savez ce que contient cette valise ?
- Une pierre philosophale complète.
- Vous n'êtes décidément pas idiot.
- Je suis Alchimiste. Et comme vous le savez, j'ai déjà eu quelques occasions de manipuler une pierre philosophale incomplète par le passé.
- Vous ne vous demandez pas à quel usage elle est destinée ?
- Vous êtes le Généralissime. Si vous souhaitez m'en informer, vous le ferez. D'ici-là, le mieux à faire pour moi est sans doute de m'en montrer digne.
- En effet. Et étant donné vos actions, votre entrée au Grand Conseil me paraît de plus en plus judicieuse… mais nous en reparlerons à Central. Pour l'heure, reposez-vous, et faites-vous soigner.
Je clignai des yeux, tandis que le Généralissime désignait l'uniforme rougit à mon flanc. Une balle m'avait éraflé, et même si j'en avais vaguement senti la brûlure, je n'y avais pas vraiment fait attention jusqu'à maintenant.
- C'est bénin, Généralissime.
- Une future infection n'est jamais béguine. Allez vous faire soigner.
- Oui, Généralissime.
Je fis un salut militaire, puis quittai le compartiment, pris par une sensation croissante de brouillard. La réalité semblait s'estomper toujours plus… à moins que cette blessure, qui me semblait superficielle, fût en réalité plus grave que je le croyais.
Entrer au Grand Conseil…hum.
Si mon but était de me rapprocher du pouvoir, il ne faisait aucun doute que mes dernières actions avaient été d'une efficacité redoutable… et dans ma situation, je ne pouvais plus me permettre de vouloir autre chose.
J'en savais déjà trop sur leurs plans. Si je montrais le moindre doute, ils me supprimeraient avec aussi peu d'hésitation que Higgins n'en avait eu en tirant sur les soldats tout à l'heure.
Je suis un outil. Un simple outil.
L'essentiel est d'en avoir conscience… et de me rendre indispensable.
Je signalai avoir besoin de soins sans que ce soit urgent, puis me trouvai un compartiment vide dans lequel m'installer. Je jetai un coup d'œil au paysage désolé qui se déroulait sous mes yeux, puis me calai contre la vitre et m'endormis aussitôt.
La porte du compartiment s'ouvrit dans un grincement, me réveillant en sursaut et laissant passer une silhouette devenue familière.
- Je vous ai enfin retrouvé ! fit Houston avec son sourire le plus doux.
Je répondis par un hochement de tête, incapable de savoir quelle émotion je devais afficher devant elle. Elle entra dans le compartiment et s'assit à côté de moi.
- J'ai entendu dire que vous aviez besoin de soins…
- Une simple estafilade, répondis-je en tâtant mon flanc gauche, maintenant brûlant.
- Déshabillez-vous, je vais voir ça.
J'obtempérai et grimaçai légèrement, réalisant trop tard que je venais d'arracher la croûte fraîchement formée sur ma plaie en tirant sur ma chemise gorgée de sang coagulé. Houston se pencha et tâta la plaie qui saignait de nouveau.
- ça n'a pas l'air trop méchant, mais il faudra recoudre. Je vais commencer par nettoyer et désinfecter ça.
Elle s'activa à faire ses soins, et hors de moi-même, je contemplais d'absurdité de la situation. Houston, ou plutôt Dante, penchée sur ma plaie pour la soigner à geste doux, quelques heures après le génocide qu'elle avait orchestré. Impossible, en voyant cette femme encore jeune, avec sa voix douce et ses gestes appliqués, d'imaginer qu'il s'agissait d'un monstre pareil.
Rien ne l'empêchait de me tuer, ici et maintenant… à part l'espoir que je puisse encore lui être utile.
- Comment vous sentez-vous ? La transmutation, puis le soulèvement des soldats... Vous devez être un peu secoué par les évènements.
Je hochai la tête de nouveau.
- J'ai obéi aux ordres et je suis toujours en vie... Je suppose que c'est ce qui compte.
- C'est vous qui avez déclenché tout ça ? La transmutation ?
Je tournai la tête vers elle, constatant un regard chargé de compassion, une proximité troublante… mais tout ce que je me demandais, c'était quelle était la réponse la plus stratégique.
- Vous n'êtes pas de l'Armée, je n'ai pas le droit de répondre à votre question.
Elle me lança un regard un peu las qui me donna presque l'impression qu'elle savait que je l'avais percée à jour, et soupira.
- Vous pouvez me dire si vous étiez impliqués, au moins ?
- Disons que ce n'est pas la première tuerie de masse à laquelle je participe.
Un sourire froid, cynique, s'était dessiné sur mes lèvres. Houston garda le silence, et je devinais un léger malaise.
- Je vous fais peur ?
- Je devrais avoir peur de vous ? renvoya-t-elle.
Je restai silencieux, puis secouai la tête avec un sourire.
- Vous êtes médecin, il n'y a aucune raison que je vous fasse du mal… à moins que mes supérieurs ne me l'ordonnent.
- Je tâcherai de ne pas les fâcher, dans ce cas, fit-elle en baissant les yeux.
Les cils baissés, l'expression vertueuse et humble, on lui aurait donné le bon dieu sans confession. Je sentais un élan qui ne m'appartenait pas me donner envie de lui promettre de la protéger.
Elle est vraiment redoutable.
Le silence retomba tandis qu'elle poursuivait les soins.
- Vous avez entendu la rumeur ? reprit-elle.
- Je ne pense pas… j'étais très concentré sur ma tâche.
- Certains prétendent que le Fullmetal Alchemist était à l'intérieur de la ville quand la transmutation a eu lieu.
Un silence passa, me laissant immobile. Je savais qu'elle voulait tester ma réaction en me disant ça. Je serais sans doute devenu blême si mes émotions ne s'étaient pas déjà évaporées quelques heures auparavant, mais j'étais tellement anesthésié que je me contentai de garder un silence inexpressif.
- Enfin, rien ne prouve qu'il s'agissait bien de lui, reprit-elle au bout d'un moment, comme pour se rassurer. Les soldats qui ont vu l'Alchimiste ont décrit une femme de petite taille et aux cheveux noirs. Même si j'ai entendu dire qu'il avait pris une apparence féminine, cela ne correspondait pas vraiment à sa description… Enfin, il paraît qu'elle a transmuté sans cercle à plusieurs reprises, et s'est battue farouchement. Ce genre de transmutation est plutôt rare, n'est-ce pas ?
- En effet, c'est très rare. J'en suis moi-même incapable.
- Quel gâchis… soupira-t-elle en laissant son regard se perdre derrière les vitres du compartiment.
- Vous parlez d'un terroriste, rappelai-je froidement.
Elle se tourna vers moi, réellement surprise, puis pris une expression soucieuse.
- … Vous n'avez pas l'air très ébranlé par la nouvelle. Vous le connaissiez plutôt bien, pourtant ?
- En effet. C'est ce qui lui a permis de me trahir.
Houston rangea ses affaires dans sa mallette de médecin et remonta ses genoux contre sa poitrine, les pieds appuyés sur le rebord de la banquette de cuir dans une pose presque enfantine, à la vulnérabilité soigneusement étudiée.
- Il ne faut pas vous mettre en colère, constata-t-elle.
- Vous commencez à me cerner, répondis-je avec un sourire.
Mon corps répondait par automatisme, coquille vide égrenant les réactions que la situation exigeait.
- Les allégeances ont changé, ajoutai-je. Je ne peux plus accorder ma confiance à ceux qui m'ont trahi pour le passé, et je pense que vous le sentez autant que moi… une nouvelle ère commence.
- Espérons que ce soit une ère plus paisible, souffla-t-elle d'un ton triste qui ne me trompait pas.
Elle se leva, attrapant ses affaires pour aller soigner d'autres militaires… ou pour discuter avec Bradley.
- J'en doute, répondis-je simplement.
Il aurait fallu être une imbécile pour penser que ce qui s'était passé à Liore n'allait pas avoir de conséquences. Une personne comme Dante, qui avait utilisé la nature humaine pour embraser de nombreux conflits, en avait parfaitement conscience.
Mais elle jouait un rôle, tout comme moi.
Etait-elle dupe ? La suite me le dirait.
Moi-même, je n'étais plus très sûr de qui j'étais…
Les faits ne parlaient pas en ma faveur.
Une fois seul dans le compartiment, je m'accoudai à mes genoux pour regarder par la fenêtre. Une pluie battante s'était abattue sur la plaine, criblant la vitre de petits coups secs. Le train ralentit à l'approche de Posterim, puis accéléra de nouveau pour traverser les quais à toute vitesse. J'aperçus une foule de militaires et de civils, hurlant et tirant des projectiles ou des coups de feu. Je m'accroupi pour rester hors de vue et éviter d'être blessé et aperçu une pierre étoiler la vitre.
Puis un coup violent se répercuta dans tout le train, me jetant sur le plancher du wagon et j'entrevis des planches de bois mêlée d'éclaboussures de sable voler de l'autre côté de la fenêtre. Le train venait de forcer un barrage ; sans dérailler, apparemment. Puis le calme revint et je me rassis, confirmant ce dont je m'étais douté à partir du moment où les soldats avaient commencé à se soulever à Liore.
Le train ne pourrait plus s'arrêter avant d'avoir quitté la région Est.
Les choses ne seraient plus jamais comme avant.
Je restai là, silencieux, essayant de me représenter la suite, le contrecoup politique de l'annihilation de Liore. Grummann allait sans doute se rebeller contre Central ; c'était une perspective qui devait le tenter depuis un moment, et l'indignation des habitants de la région Est face au massacre de Liore devrait lui donner un certain poids.
Qu'allait faire Bradley et son Grand Conseil face à cette crise ?
Comptait-il mater la région Est à tout prix, quitte à embraser le pays, ou laisser le conflit pourrir en jouant sur l'opinion publique dans le reste du pays pour saper tout le soutient qu'ils pourraient avoir ? Comment les autres régions périphériques allaient se positionner face au conflit ? Le Nord pouvait La région Sud avait elle aussi ses tensions entre l'Armée et la population… Mais ils avaient aussi leur frontière à protéger. Quelle place allait prendre Aerugo au milieu de tout ça ? Allaient-ils tenter une nouvelle invasion pour profiter du chaos ?
Je tâchai de me concentrer sur ces hypothèses, chassant dans les profondeurs de mon esprit l'image douloureuse d'une silhouette dressée sur les murailles, les cheveux aux vents et la voix éclatante de fierté et de rage.
Houston n'avait pas donné cette information sans raison. Elle voulait sonder ma réaction. Je n'avais aucune raison de lui faire confiance. Cela pouvait aussi bien être un mensonge…
Mais…
Le souvenir de l'immense plan incliné qui traversait la place me revint en mémoire, contredisant cet espoir, et je me rabattis derrière mes derniers retranchements.
Rien de tout ceci n'est vrai.
Le reste du voyage fut long. Après avoir forcé le barrage à la gare de Posterim, le train avait roulé à pleine vitesse jusqu'à Lumcan, traversant la frontière qui nous séparait de la région Nord. Nous avions ensuite été débarqués, puis amenés à des camionnettes ou, pour les plus grièvement blessés, à l'hôpital. Puis les véhicules étaient partis dans un long convoi, tournant longuement dans les routes en lacet de la région montagneuse qui séparait la ligne de train secondaire d'un accès direct à Central-city. Pour cela, il aurait fallu changer de train à Posterim, ce dont on ne nous avait pas laissé le loisir.
Les fourgons, mal isolés bringuebalaient sur les routes verglacés, plongeant les troupes dans une apathie froide et nauséeuse. J'avais beau, privilégié par mon grade, avoir une place à l'avant, à côté du conducteur, le trajet ne m'en parut pas moins lancinant — avec cette pensée, dans un coin de la tête, que même ici, il n'était pas impossible que nous soyons attaqués.
Finalement, la journée était bien avancée quand nous arrivâmes sans encombre à proximité de la gare de Lumcan. J'aurais voulu m'effondrer dans un lit d'hôtel et y dormir mille ans, mais devant les tensions avec la région Est, les dirigeant préférèrent nous fourrer dans le premier train de nuit en direction de North-City, pour éviter qu'un nouveau conflit éclate dans leur ville.
En attendant l'embarquement, le hall noyé d'uniformes fut secoué par des rumeurs de toutes sortes autour de la ville morte. J'acceptai une cigarette qu'on me proposait pour tuer la faim écœurante qui me sciait le ventre, écoutant ce qui se murmurait autour de moi. On parlait déjà de Sécession, que Grummann aurait rejeté l'autorité de Central. La disparition des habitants et soldats au centre du cercle furent attribués à un piège de l'ennemi, ou un tragique accident.
Personne n'osait accuser explicitment l'Armée ; la présence du Généralissime dans les rangs devait y être pour quelque chose. Celui-ci s'était installé dans le bar de la gare, réquisitionné pour l'occasion, et dressait des plans avec son état-major. Comptait-il reprendre par la force la région Est ? C'était assez probable, le connaissant… mais pas aujourd'hui, pas avec ces troupes diminuées, horrifiées par les hommes qui s'étaient évanouis sous leurs yeux et ceux qui s'étaient retournés contre l'autorité de Central, attaquant leur propre camp.
Sirotant un des cafés chauds mais aqueux que l'on nous avait servis à la chaîne et mâchonnant une brioche à la viande qui avait goût de carton, je laissai traîner les oreilles aux alentours. Peut-être était-ce parce que je ne ressentais plus rien, peut-être était-ce parce que je n'avais plus mes galons pour faire autorité… Toujours est-il qu'à côté de moi, les soldats partageaient leurs hypothèses en les présentant comme des vérités, sans se soucier d'être entendu par le Général que j'étais.
J'entendis presque en direct des rumeurs, parfois absurdes, devenir vérité d'état. L'attaque de Liore était un piège, un attentat suicide d'une ampleur jamais vue, qui avait coûté la vie de nombreux soldats et d'habitants innocents. Grummann était dans le coup, d'une manière ou d'une autre, et voulait utiliser ce drame pour attaquer l'autorité de la capitale et renverser le Généralissime. Les soldats de l'Est, devenus fous, avaient tués à main nues leurs compagnons d'armes. Un militaire raconta même, avec une conviction contagieuse, que l'un d'eux l'avait mordu comme une bête enragé, et brandissait sa main bandée en guise de preuve. Ces hommes étaient devenus des bêtes sauvages, plus dangereux qu'une meute de loups, disait-il.
Il était sans doute trop insupportable d'accepter la vérité de ce qui s'était passé : que ces gens étaient morts de manière inutile parce qu'ils avaient suivi les ordres de King Bradley, et que les survivants rassemblés dans la gare avaient sans doute eux-mêmes du sang sur les mains. Comme Higgins l'avait prédit, ces soldats pétris de peur et de colère transformaient l'histoire de Liore en conte macabre, comme pour donner une touche de poésie à ce massacre insupportable.
Je ne parvins pas à terminer le maigre repas que l'on nous avait fourni. Tout avait goût de cendre, et même si mon corps avait besoin de se nourrir, il le refusait de nouveau. Je levai les yeux vers les arches de verre et d'acier de la gare et poussai un petit soupir. Je ne voulais pas retourner à l'hôpital à cause de ça. Ce n'était pas le moment.
Puis le train arriva en gare et tout le monde se mit en branle pour embarquer. Les civils chargés descendant du train virent arriver cet afflux de militaires avec des yeux ronds, certains trottant avec une inquiétude mal dissimulée pour s'éloigner de ces soldats couverts de sang.
Moi-même, je n'avais pas eu le luxe de récupérer mes bagages, et portais toujours ma veste d'uniforme auréolée d'une large tache rouge. La femme qui me croisa sur le quai leva les yeux vers moi un instant et sautilla sur le côté pour me laisser passer avec des airs d'oiseau effarouché.
Je devais avoir une tête à faire peur.
Une fois de nouveau installé dans un compartiment, en compagnie de deux lieutenants qui, faute de pouvoir lire mon grade sur les galons que j'avais arrachés la veille, évitèrent soigneusement d'engager la conversation. Cela me convenait tout à fait et je restai calé dans un coin, les écoutant distraitement, contemplant les paysages de la région Nord qui défilaient derrière la vitre, plongés dans la pénombre.
Au début, les fenêtres des compartiments voisins éclairaient les broussailles de losanges de lumières dansants dans les branches nues, qui finirent par disparaître les uns après les autres. Mes camarades de voyages m'adressèrent la parole pour savoir s'ils pouvaient éteindre dans notre compartiment et je hochai simplement la tête. Quelques minutes plus tard, ils ronflaient sur la banquette d'en face et il ne resta plus que moi, le menton calé dans la paume de ma main, fixant le paysage baigné de lune. Mon souffle formait de la buée sur la vitre, rappelant que s'il faisait plutôt froid dans le wagon, ce n'était sans doute rien comparé à ce qui nous attendait dehors.
Le ciel était dégagé, d'une clarté froide qui découpait le paysage en ombres d'un noir profond. Si la lune n'avait pas été pleine, elle aurait sans doute laissé place à un ciel étoilé aussi incroyable que celui que j'avais contemplé, quelques mois plus tôt, allongé dans un champ au milieu de nulle part, aux côté d'une personne qui m'avait été si précieuse et qui, aujourd'hui, n'était plus qu'un gramme de pierre rougeoyante au fond d'une valise.
Je ne verrai plus jamais les étoiles.
Cette pensée était trop terrible pour que je l'accepte, et alors que j'aurais dû être triste, désespéré même, je ne ressentais plus rien du tout, anesthésié par ce qui s'était passé.
Je ne suis pas mieux que les soldats qui se racontent des histoires de bonne femme pour ne pas voir la réalité en face.
La fatigue m'avait terrassé quelques heures auparavant, une fois l'adrénaline retombée, mais à présent, même si mes yeux me piquaient et se floutaient, m'obligeant à cligner régulièrement pour empêcher ma vision de trop se brouiller, j'étais incapable de lâcher prise et de retomber dans les griffes du sommeil. Une silhouette aux cheveux noirs claquant dans le vent, perchée sur les créneaux d'une forteresse, apparaissaient dès que je baissais les paupières. Son cri gravé dans ma mémoire résonnait dans le silence, tandis que j'y cherchais un sens, une explication à mon erreur.
Hé ! Chien de l'Armée ! On est là, et on vous laissera jamais la ville ! Vous pouvez toujours essayer d'attaquer, on vous attend de pied ferme !
J'y avais cru. J'avais commis l'erreur d'y croire. Je n'aurais dû compter que sur moi-même… Je ne pouvais plus compter que sur moi-même.
Le trajet jusqu'à North-city dura toute la nuit.
Celle-ci me parut très longue.
L'escale à North-city fut plus courte, d'autant plus que Bradley m'avait convié avec d'autres hauts gradés à un petit déjeuner dans un café plutôt chic, à quelques pas de la gare. Trop fatigué pour participer autrement qu'en disant des politesses, je me contentai d'écouter la conversation en luttant contre les haut-le-cœur que provoquaient la moindre bouchée avalée. Pourtant, dans un autre contexte, je me serais régalé des œufs brouillés au lard, viennoiseries, fromages, pâtisseries proposées à volonté. Les autres haut gradés ne s'en privaient pas, à commencer par Higgins qui avait retrouvé des couleurs, mais avala une paire de comprimés au milieu du repas.
Puis nous embarquâmes de nouveau, et je ne dormis pas davantage. J'avais le sentiment que le temps s'était arrêté à l'intérieur de moi, et que plus rien ni personne ne le ferait jamais bouger de nouveau. Je pouvais toujours réfléchir, dresser des plans… mais ressentir des émotions ? Plus jamais.
Ce temps, figé et vide, m'abandonna sur le quai de la gare Est de Central-city, au milieu de son animation habituelle. Je n'avais plus qu'à rentrer chez moi, ce que je fis à pas mécaniques, hébété au milieu de tous ces civils qui vivaient leur vie, faisaient leurs courses, ou affrontaient le vent froid pour prendre leur premier café en terrasse de l'année, pelotonnés dans leurs manteaux.
Il faisait beau et un ciel d'un bleu parfait surplombait ma tête. J'attendis le trolley, vacillant, ignorant les regards lourds d'inquiétude de mes voisins qui lorgnaient mon uniforme couvert de poussière et de sang, mon visage encore marqué par les coups de poing que Havoc m'avait asséné peu avant mon départ pour Liore.
En temps normal, j'aurais accordé de l'importance à mon expression et mon apparence, parce que celle-ci était intimement liée au pouvoir et à l'autorité que l'on pouvait avoir auprès des autres.
En temps normal.
J'arrivai devant chez moi, ouvrant la boite aux lettres sans y trouver grand-chose. J'avais l'impression d'être parti dix ans, mais ça ne faisait en réalité que quelques jours.
Plus rien ne me semblait réel.
- Eh bien, vous revoilà ! C'est pas dommage !
La voix claire du concierge ne me fit même pas sursauter.
- J'ai quelque chose pour vous, et je dois avouer que j'avais hâte de m'en débarrasser ! Tenez !
Glissant les lettres dans ma poche, je tournai la tête vers l'homme qui traversait le couloir à pas rageurs. Son expression colérique se décomposa tandis qu'il découvrait la mienne, puis réalisait que j'étais couvert de sang.
Il se figea finalement à quelques pas de moi avec une posture de colère tuée dans l'œuf, brandissant une cage qui se balançait légèrement au bout de sa main immobile.
À l'intérieur de celle-ci, un pigeon blanc et roux me fixait de son œil stupide, roucoulant comme pour se présenter.
Je le contemplai quelques instants, puis me tournai vers le concierge.
- C'est quoi, ça ?
- Un foutu pigeon, voilà ce que c'est ! Je ne sais pas qui vous l'a envoyé, mais une chose est sûre, c'était à votre nom ! Et cette sale bête m'a empêché de dormir depuis son arrivée !
- Je n'ai jamais demandé à recevoir un pigeon.
- Moi non plus ! fit-il en me la fourrant dans les mains. Si vous n'êtes pas content, retournez-le à l'envoyeur. Moi, j'ai eu mon lot de gardiennage. ajouta-t-il en jetant une main rageuse par-dessus sa tête. Et que ça roucoule en pleine nuit. Et que ça chie partout. C'est pas marqué ménagerie ici !
Il reparti en claquant la porte et je me retrouvais là, la cage dans les mains, l'oiseau me picorant timidement les doigts à travers les barreaux.
Le concierge de mon immeuble était tout sauf poli. Ce qui était considéré par la plupart comme un défaut était pour moi une qualité. J'avais toujours trouvé qu'il y avait quelque chose de réconfortant à me dire que, quel que soit mon grade, cet homme n'aurait aucun scrupule à m'engueuler comme du poisson pourri si je ne respectais pas les règles de la copropriété.
Bref, il me rappelait, de temps à autres, que je n'étais pas au-dessus des autres.
Seulement, en cet instant précis, j'aurais eu besoin d'autre chose que d'un concierge agressif et d'un animal, dont, bien que je devinais la provenance, je ne savais absolument pas m'occuper.
- Bon… soupirai-je finalement en baissant les yeux vers la cage. Qu'est-ce que je vais faire de toi ?
Dimanche, quatorze heures. Après une nuit laborieuse, je m'étais préparé pour aller au rendez-vous prévu avant mon départ. Je grimaçai en voyant mon reflet dans la glace. Entre mes traits tirés, mon nez gonflé et mon œil encore bleui par les coups que Havoc m'avait portés, il y avait de quoi regretter d'être un homme et ne pas avoir de maquillage pour cacher la misère.
À défaut, je me rasais, me recoiffais, me parfumais et m'habillais aussi proprement que possible, sans pouvoir voir autre chose qu'un étranger dans la glace. Il y avait quelque chose d'irréel à être là, dans ma salle de bain à carreaux bleus, alors que là-bas, des gens étaient morts, et que dans le bureau de Bradley ou ailleurs, se trouvait une mallette contenant une pierre philosophale.
Qu'est-ce que je fous là ?
Je détournai le regard et quittai la pièce. Ce que je foutais là : enfiler ma veste, mon manteau, prendre mon chapeau pour me protéger d'un possible crachin et fermer la porte de chez moi à clé, après y avoir coincé une allumette cassée.
Ce geste, qui était devenu un réflexe depuis que j'avais compris qu'on était entré chez moi par effraction et mis sous écoute, ne suffisait pas à me rassurer, mais je continuai quand même à le faire.
Le temps gris tranchait avec celui, radieux, de la veille, et les rues étaient plus calmes. Les rares personnes que je croisais me semblaient incroyablement distantes, comme si un voile m'en séparait. Je me demandais si c'était moi qui avait changé et m'imaginais des choses après cette nuit terrible, ou si les gens me scrutaient comme s'ils pressentaient que j'étais un monstre.
Je ne le saurai jamais.
Enfin, je suis fixé sur l'opinion que Havoc a de moi, pensai-je en renfonçant mes poings dans les poches de ma veste.
Je ne pouvais pas lui donner tort. J'étais bel et bien un enfoiré.
Mon équipe s'était complètement disloquée, c'était de ma faute.
Si j'avais compris qui était réellement Angie, l'enquête sur Harfang aurait pu être bouclée tellement plus vite. Nous aurions eu davantage de temps pour enquêter sur les Homonculus, et peut-être que nous aurions pu éviter l'attaque du Bigarré.
Et Hawkeye serait encore à mes côtés.
Peut-être même qu'Edward aurait encore été à mes côtés.
Quelle aurait été sa réaction en apprenant ce que j'avais fait ? Quelque chose dans le même goût que Havoc, sans doute… Ça aurait été la réaction la plus logique de sa part, il avait toujours été sanguin.
Mais je ne le saurai jamais.
Il était mort.
Et moi, je creusais ma propre tombe, regardant disparaître ceux qui avaient été mes alliés, tout ça pour m'approcher du pouvoir dans l'espoir de le renverser.
Il était trop tard pour se demander si c'était vraiment la peine de faire ça.
Une silhouette en tailleur bordeaux me fit signe et je m'approchai pour retrouver Heather Robinson. Avec son chapeau épinglé sur un chignon brun impeccable et son sourire souligné de rouge à lèvres qui avait un je-ne-sais-quoi de gourmand, elle aurait pu figurer en couverture de magazine. Mais en me voyant s'approcher, son expression joyeuse se décomposa. Elle me happa l'épaule et me scruta d'un air inquiet.
- Que t'est-il arrivé ?
- Je n'ai pas envie d'en parler maintenant, répondis-je en échouant à sourire.
Depuis ma convalescence, j'avais retrouvé contact avec elle, un peu par hasard. Elle avait joué les infirmières sans chercher à déterrer des détails sordides sur ma relation avec Angie — dont je ne lui aurais de toute façon pas parlé — et j'avais apprécié qu'elle mette de côté sa curiosité journalistique pour respecter mon intimité. Je l'avais gardé à mes côtés, en partie parce qu'elle était devenue une de ces rares personnes qui ne me rejetaient pas encore, en partie parce qu'elle pouvait m'être utile.
Notre histoire qui en était à peine une, était absurdement charnelle et professionnelle à la fois… Mais elle le savait et y trouvait son propre intérêt.
- Il faudra bien que tu parles de certaines choses, tôt ou tard, fit-elle d'un ton las.
- Mh… Il paraît, répondis-je en posant à mon tour ma main sur la sienne, l'incitant à marcher.
Sachant que c'était peine perdue, Heather dessina son plus beau sourire de façade en traversant les rues, accrochée à mon bras comme une journaliste arriviste pendue à un militaire à la carrière prometteuse.
Nous avions un rôle à jouer, l'un et l'autre.
Nous allions trouver un hôtel que je choisirai à la volée, boire un thé à son restaurant et louer une chambre à l'heure. Comme d'habitude.
Et je lui parlerai de certaines choses.
Mais pas d'autres.
- OH !
L'exclamation enfantine résonna dans la rue, et je me retournai instinctivement.
- Elysia !
- Tonton Roy !
La fillette, reconnaissable entre mille, se précipita vers moi et fourra la tête dans mes genoux pour les câliner, amenant un sourire plus sincère chez Heather. Un peu plus loin, Gracia, les bras chargés de courses, s'indignait en s'approchant à grands pas.
- Elysia, qu'est-ce que je t'ai dit ! On ne court pas dans la rue ! Il y a des voitures, et…
- Tonton Roy, tu m'as manqué ! Ça fait trop longtemps que tu n'es pas venu à la maison !
Je poussai un soupir et m'accroupis pour me mettre à sa hauteur et lui répondre.
- C'est vrai, ça fait un moment que je ne suis pas venu. J'ai eu beaucoup de travail, tu sais ? Mais ta maman a raison, il faut faire attention dans la rue.
La fillette s'écarta un peu et se raccrocha à ma veste en se retenant de sautiller.
- Tu viens à la maison ? Dis ? Tu viens ? Maman va faire des gaufres !
Elle était si innocente et joyeuse, inconsciente de tout ce qui se passait dans le pays... Qu'il faisait bon avoir quatre ans.
Pour ma part, je sentais parfaitement le malaise de Gracia, qui serrait fort son sac de courses et me regardait avec un mélange de compassion et…
De peur.
Evidemment.
Elle avait appris pour Hawkeye.
- Elysia, Roy est avec une dame, il est occupé.
Je sentis tout le jugement derrière ces mots.
- Sinon, on invite la dame aussi ? fit-elle en levant ses yeux bleus vers sa mère.
Heather éclata de rire.
- C'est très gentil de vouloir m'inviter, mais ça serait un peu bizarre. Ta maman ne me connait pas, tu sais ?
- Tu es une copine de tonton Roy, donc c'est comme si on te connaissait, non ?
Heather répondit à la fillette, me laissant l'opportunité de me redresser et d'affronter le regard de Gracia.
Un jour, j'allais devoir m'expliquer avec elle… mais le moment était mal choisi.
- Je vois que tu as l'air de ne pas trop mal te porter, fit-elle d'un ton raide.
- Ecoute, Gracia… soufflai-je.
- Je n'ai pas envie de savoir quelle justification tu pourrais me donner pour ce qui est arrivé. Ce sont des choses qui me dépassent, et je renonce. J'ai bien compris que Maes est mort parce qu'il en savait trop, je ne compte pas commettre la même erreur. Je ne peux pas faire ça à Elysia.
J'ouvris la bouche sans savoir quoi répondre. Je savais que ce que j'avais fait était inimaginable, injustifiable.
Je n'avais simplement pas pensé au fait qu'avoir tiré sur Hawkeye était trop, même pour l'infinie bonté de Gracia.
- Un jour, si je le peux, je te dirai toute la vérité.
- Ne me fait pas ce genre de promesses, Roy. Je te connais trop bien.
J'étais sincère, pourtant, mais je savais que je méritais cette réponse. Gracia était là, fière et droite, malgré ses sacs de courses qui lui encombraient les bras, malgré leurs légers tremblements et un je-ne-sais-quoi dans son expression qui trahissaient sa peur.
Elle avait peur de moi…
Et elle avait raison.
- Laisse juste Elysia en dehors de ça. Elle et moi, je préfère que tu…
- Que je sorte de vos vies, répondis-je en hochant la tête avec un sourire creux. Je comprends.
De quoi avais-je l'air, après tout ce que nous avions vécu ensemble, tout ce que je lui avais confié, après son soutien indéfectible ? J'avais tué une de mes meilleures amies devant témoins, provoqué un génocide, et maintenant, elle me croisait au bras d'une inconnue alors que je lui avais avoué mes sentiments dévastateurs pour Angie moins de deux mois plus tôt…
Quel genre de salaud étais-je devenu ?
Il avait fallu l'instinct protecteur d'une mère pour avoir le courage de me dire en face qu'elle ne voulait plus me voir. Je ne la respectais que davantage.
Je me penchai de nouveau pour parler à Elysia, interrompant sa grande explication sur "la belle robe que Maman a cousue, elle a cousu des plis pour que je puisse la mettre même quand je serai plus grande !"
- Elysia, je vais devoir te laisser. Nous avons un rendez-vous avec Heather.
C'était un mensonge, mais c'était ce que Gracia voulait. Que je coupe la discussion, que je disparaisse de leur vie avant de les blesser, elles aussi.
- Oh, nooon. On n'a pas eu le temps de jouer !
- C'est vrai. Je suis désolé. Mais tu l'as dit, tu vas avoir des gaufres !
- Des gaufres !
Je me retins de lui caresser la tête. Gracia avait peur de moi, même si sa fille ne le réalisait pas. Je pouvais au moins respecter ça.
- Je compte sur toi pour être gentille avec ta Maman, d'accord ? Elle aussi, elle a beaucoup de travail.
- Oui tontooon ! Mais tu sais, moi aussi j'ai BEAUCOUP de travail à l'école !
Je lâchai un petit rire, m'attendant à ce qu'elle m'imite comme elle l'aurait fait habituellement. à la place, elle me regarda fixement.
- Tonton Roy ?
- Oui ?
- Pourquoi tes yeux ne sourient pas quand tu ris ?
Sa phrase, entre innocence et inquiétude, me sabra aussitôt. Je tentai de sourire pour la rassurer, mais ça ne marchait pas. Elle sentait que quelque chose n'allait pas chez moi, avec l'instinct franc des jeunes enfants.
- Je suis fatigué, et il m'est arrivé des choses compliquées ces derniers temps… Mais ne t'inquiète pas pour moi, je vais me débrouiller, d'accord ?
Ses grands yeux bleus, perdus, cherchaient à s'accrocher à moi, au vrai moi, celui qui n'existait plus. Je posai finalement une main sur son épaule, percevant le malaise de Gracia.
- Quand tout sera fini, peut-être que ta mère m'invitera manger des gaufres.
- Tu crois ?
- Peut-être. Dans longtemps. Parce que j'ai encore beaucoup, beaucoup de choses à faire.
- Tu ne pourras pas jouer avec moi, alors ?
Je secouai négativement la tête.
- Ni me lire des livres ?
- Non plus.
Elle se jeta dans mes bras pour me faire un câlin, me laissant dans une situation inconfortable en pensant à Gracia, à ses inquiétudes.
- ça a l'air nul d'être un grand… grommela la petite.
- Elysia ! !
- C'est vrai, soufflai-je. C'est souvent nul. Mais pas toujours.
Je tentais de savourer ce dernier câlin, son affection naïve, mais je me sentais trop détaché pour ça. À la place, il n'y avait que ce sentiment de vide et d'irréel.
J'aurais dû me sentir coupable de lui mentir, même si c'était une gamine, mais aucune de mes émotions n'était réelle. Et de toute façon… qu'aurais-je pu faire d'autre ?
Gracia prit congé, nous saluant avec distance et traînant Elysia derrière elle. Celle-ci me regardait avec l'inquiétude de l'enfant qui sentait ce qui se passait sans le comprendre, et son regard s'ajouta à ma longue liste d'échecs.
Je me remis en marche aux côtés de Heather, qui repoussait délicatement une mèche derrière ses oreilles.
Elle était belle, avec l'élégance mature d'une trentenaire qui avait eu le temps de se connaître et d'apprendre à se mettre en valeur sous son meilleur jour. Elle était intelligente, brillante, même, comme le laissait voir chacune de nos discussions sur l'oreiller.
Mais je n'éprouvais rien pour elle, et elle le savait.
De toute façon, depuis mon départ de Liore, je ne ressentais plus rien tout court.
- Une ex ? demanda-t-elle finalement.
- Jamais de la vie ! soufflai-je, avant de reprendre plus sérieusement. La femme de mon meilleur ami.
- La discussion n'avait pas l'air…
- Elle m'a demandé de prendre les distances, à cause de… ce que j'ai fait.
- Vous aviez l'air proches.
- Nous l'étions.
- Cela doit te blesser qu'elle te dise ça.
Je hochai les épaules.
- Elle a raison. Je ne lui apporterai que des problèmes, si je continue à passer du temps avec elle. Ils risquent de… je lui ai déjà parlé de trop de choses.
- C'était ta confidente ?
- Ce qui s'en rapprochait le plus.
- Tu dois te sentir seul.
- Je t'ai toi, répondis-je sans duper personne.
D'ailleurs, un silence gênant retomba, et nous marchâmes pendant quelques minutes.
- Roy ?
- Oui ?
- Tu as besoin d'Ed.
Je me figeai dans la rue, ébranlé par ses mots inattendus, qui me rappelait le crime que j'avais commis, l'absence que j'avais provoquée… avant de comprendre ma méprise.
J'ai besoin d'aide.
D'aide.
J'expirai lentement et me remis à marcher, sentant dans son regard une interrogation à laquelle je ne comptais pas répondre.
- Tu n'es pas la première à me dire ça. Et tu ne seras sans doute pas la dernière. Mais je ne suis pas la priorité.
- Je sais, je sais. Tu as d'autres plans… mais est-ce qu'ils valent la peine de tout sacrifier ?
- Il faudra bien. C'est tout ce qui me reste, à présent.
Sans surprise, le lundi suivant ne me vit pas plus reposé, mais quand je traversai les couloirs du QG pour rejoindre mon bureau, j'avais au moins le mérite d'être propre et rasé de près. Pour le reste, le pigeon dont j'avais hérité m'avait fait passer un très mauvais weekend, se révélant effectivement bruyant et ayant réussi à s'échapper quand j'avais eu le malheur de vouloir nettoyer sa cage malodorante. J'avais fini par le rattraper au terme d'une épuisante course poursuite qui avait abouti dans les toilettes, après avoir occasionné pas mal de dégâts dans le reste de l'appartement.
Les retrouvailles avec Heather avaient été à l'image de ce à quoi je m'attendais, mais l'abandon de Gracia avait fait grossir un peu plus l'abîme qui m'habitait. Les mots prononcés avec inquiétude par Elysia résonnaient encore dans un coin de ma tête.
Tonton Roy, pourquoi tes yeux sourient plus quand tu ris ?
J'avais eu beau me forcer à jouer mon rôle, cette enfant de quatre ans n'était pas dupe… peut-être même moins que les adultes, d'ailleurs.
Dans tous les cas, j'étais rentré chez moi, plus seul que jamais et conscient que ce qui venait de se passer n'était que les conséquences logiques de mes actes, que je n'avais pas le droit de m'en plaindre. J'aurais pu me justifier, mais à quoi bon prendre le risque ? Je savais dès le début que ce que je m'apprêtais à faire allait me coûter cher.
Et je l'avais fait malgré tout.
Je n'allais pas parler à Gracia de ce qui se tramait alors que Hugues avait sacrifié son identité pour les protéger, elle et sa fille, de la menace qui pesait sur Amestris.
J'allais devoir m'en charger moi-même.
Seul.
Avec tout cela, trois jours s'étaient déjà écoulés depuis la transmutation de Liore, et je me sentais toujours aussi décalé, hors du monde. Maintenu dans le flou par les informations parcellaires que Bradley et Higgins avaient bien voulu me glisser, incapable de penser à une véritable stratégie ni de me rebeller contre les événements, je me laissais porter par l'inertie de ce que j'avais fait jusque-là, hanté par le cri de provocation, la lune et le sablier.
De l'extérieur, mes airs détachés et mon épuisement me donnait sans doute un air plus sévère que jamais, car les militaires que je croisai osèrent à peine me regarder, encore moins m'adresser la parole. Ma plaie, superficielle mais douloureuse malgré tout, me faisait serrer les dents par moments.
Quand j'ouvris la porte de mon bureau, je le retrouvai exactement tel que je l'avais laissé. Je le traversai à pas lent, me laissai tomber dans le large fauteuil de cuir, puis levai les yeux vers le plafond décoré de moulures.
À quoi bon ?
Je massai ma nuque endolorie, puis regardai les papiers qui traînaient sur mon bureau. D'autres allaient sans doute m'être apportés par une ou plusieurs secrétaires… La paperasse aurait de quoi m'occuper un moment.
Je pris mon stylo et me penchai sur les dossiers pour signer les accords, valider les rapports, bref, m'acquitter de la partie la plus mécanique de mon travail. Pour l'instant, j'étais incapable de faire quoi que ce soit d'autre, de toute manière. Je scrutais les lignes tapées à la machine, sentant mes yeux lutter pour mettre au point, les lettres disparaissant dans un flou embrumé auquel se mêlait des mèches brunes volant au vent.
Je luttais un long moment, puis renonçai quand je compris que je n'arrivais pas à comprendre ce que je peinais déjà à lire. Je laissai ma tête basculer en arrière, mes yeux se perdant dans le vide, m'égarant à rêver de ma propre disparition.
Le revolver était dans mon tiroir, il n'y avait que trois gestes à faire…
Mais ce n'était le moment.
Au lieu de ça, je caresser l'idée de sortir la montre de ma poche pour observer une fois de plus ces symboles, dans un élan de masochisme.
Quand j'avais rendu compte de l'incident des remparts à Higgins, j'avais répété mot pour mot ce que j'avais entendu… mais j'avais donné ma propre montre à la place de celle d'Edward, conservant sa trace et protégeant le message qui y était gravé.
Mais cela n'avait servi à rien.
Edward était mort.
Et tirer la montre de ma poche pour la regarder encore une fois, chercher un nouveau sens à ses signes grossiers, n'y changerait rien.
Je la connaissais déjà par cœur, jusque dans la moindre marque d'usure, à force de l'avoir fait tourner entre mes doigts ce weekend. Au dos de la montre cabossée et couverte de rayures avait été gravée une lune grossière, et un sablier qui l'était plus encore. Je m'étais dit que je m'étais peut-être trompé — Edward n'avait jamais brillé par ses compétences en dessin — mais je ne voyais pas ce que cela pouvait être d'autre, et je revenais toujours sur ces deux symboles.
À l'intérieur, deux dates, précédées d'un "n'oublie jamais", lui avaient rappelé sa culpabilité, tout comme hériter de cet objet aujourd'hui me rappelait la mienne.
Le 3 octobre 1911 — la date ou il avait quitté sa maison, si je me souvenais bien — et le 30 janvier 1915, qui m'avait marqué tout autant que lui.
Le jour ou tout avait basculé, quand le Bigarré avait été attaqué, que ses amis étaient morts, et que j'avais compris la vérité à propos d'Angie.
Angie aussi est morte.
La pensée était toujours aussi abstraite. Malgré toute la colère, tout le dégoût que me provoquait le souvenir de cette histoire, l'idée de ne plus jamais la revoir me tuait un peu plus. J'avais été furieux contre lui, qu'il m'abandonne. Furieux contre elle et cette relation maladroite, entre attirance et rejet, dans ce jeu dont j'ignorais les règles. Furieux contre Harfang, de l'avoir fait chanter, l'avoir enlevée et presque tuée. Et par-dessus tout, furieux de cet ultime mensonge, d'avoir été maintenu jusqu'au bout dans l'ignorance de toute ce que cette relation avait d'anormal et de malsain.
Malgré tout, je l'aimais encore.
Je l'avais aimée.
J'avais beau le savoir depuis des semaines maintenant, je n'arrivais toujours pas à voir Edward et Angie autrement que comme deux identités distinctes… ce qui voulait dire que j'avais perdu deux personnes au lieu d'une.
Que je les avais tués, l'une et l'autre.
J'aurais dû être ravagé, mais je n'arrivais pas à l'exprimer, pas même intérieurement. Aussi, quand quelqu'un toqua à la porte, je n'eus aucune difficulté à avoir une expression neutre tout en rangeant la montre d'un geste vif. Je ne me sentis même pas surpris quand je vis la silhouette élégante de Juliett Douglas passer le seuil. Je me levai simplement de mon siège pour la saluer comme l'exigeait son rang.
- Général de Division Mustang ? fit-elle d'une voix douce.
- C'est moi, répondis-je machinalement.
Je l'observais de l'air plat et poli de la personne qui n'avait pas d'idée préconçue, ni bonne ni mauvaise, de ce que la femme venait m'annoncer. Malgré tout, une part de moi me soufflait de se méfier. Je n'avais pas oublié que c'était une Homonculus.
- Je viens de la part du Généralissime, qui souhaite vous convier à une réunion cette après-midi à seize heures trente, avec d'autres Généraux. Il a une bonne nouvelle à vous annoncer.
- S'agit-il du Grand Conseil ?
Les yeux de Douglas s'élargirent légèrement, trahissant sa surprise, puis elle s'autorisa un sourire.
- En effet, il s'agit du Grand Conseil. Le Généralissime souhaite vous y intégrer officiellement.
- Vous m'en voyez honoré, répondis-je en m'inclinant.
Mes efforts pour être la pire des pourritures portaient ses fruits. Bradley me prenait enfin au sérieux. J'allais rentrer dans une nouvelle sphère de pouvoir, la plus proche du Généralissime et des Homonculus, et obtenir les informations pour lesquelles j'avais lutté si longtemps. J'allais enfin connaître leur plan, savoir dans quel but Dante avait forgé cette pierre, ou, à défaut, sous quel prétexte elle avait motivé des Généraux humain à la suivre dans ce projet macabre. Je m'approchais un peu plus de la victoire.
À quel prix ?
- Général Mustang, Je dois tout de même vous signaler que vous n'auriez pas dû me poser cette question. Le Grand Conseil est tenu secret, même au sein de l'Armée. En l'intégrant, vous vous engagez à ne pas divulguer cette information à qui que ce soit.
- Bien sûr. Je n'y suis pas encore, mais j'ai cru comprendre que ce conseil traite des sujets particulièrement sensibles… Je ne l'aurais pas évoqué si vous aviez pu ignorer son existence, mais en tant que secrétaire du Généralissime…
- J'y siège également, en effet. Malgré tout, j'insiste : soyez discret sur cette promotion. Vous vous êtes illustré par vos actions à Liore, mais vous serez — de loin — le moins gradé du Conseil. Tout le monde ne verra pas votre arrivée d'un bon oeil… sans compter que si cela s'ébruite, vous risquez de faire des jaloux chez ceux qui n'ont pas réussi à y avoir une place.
- Je serai une tombe.
- Bien, fit-elle avec un sourire. J'en profite pour vous confier ces dossiers qui se sont accumulés en votre absence. Je me suis proposée pour vous les apporter en personne, puisque je devais vous parler de cette réunion.
- C'est très aimable à vous, merci, répondis-je en prenant les dossiers qu'elle me tendait. Je suis impatient d'avoir l'occasion de travailler à vos côtés.
- Moi de même.
Elle partit en refermant méticuleusement la porte derrière elle, me laissant seul dans le bureau trop grand.
J'avais réussi.
J'avais enfin réussi à infiltrer la tête du pouvoir.
Je n'en retirais aucune satisfaction, mais j'avais réussi.
Je restai silencieux quelques instants, puis me giflai pour sortir de mon inertie et jeter un œil aux dossiers que Juliett Douglas m'avait apportés. Des affaires en cours, des changements d'équipes, des dépenses à valider, des compte-rendu…
Il va falloir que je fasse mon propre compte-rendu sur les événements de Liore… je devrai sans doute en faire deux, l'officiel et l'officieux. Ils doivent bien garder une trace de ce genre d'évènements… pas dans les bibliothèques de l'Armée, bien sûr… mais où, dans ce cas ? Il faut que je réussisse à obtenir cette information, fouiller les archives serait un bon moyen de connaître les tenants et aboutissants de l'affaire. Cela s'est sans doute joué sur des décennies… Enfin, chaque chose en son temps. Mon rendez-vous de cette après-midi sera une bonne occasion de savoir qui est complice de Dante et ce qu'elle et mes supérieurs attendent de moi au juste.
Je signai quelques papiers, consultai l'heure, bouclai un dossier de plus, puis me levai pour me rendre à une réunion imminente.
J'étais en train de fermer la porte derrière moi, quand Shieska passa à pas bruyants.
- Général, on m'a dit de vous vouliez consulter ceci, fit-elle en me jetant d'autorité un dossier entre les mains.
Je la laissai faire et la regardai repartir. Elle ne m'avait pas adressé un regard, visiblement furieuse, et continua son chemin dans le couloir en me tournant ostensiblement le dos, manquant de bousculer un collègue. Elle n'avait même pas ralenti pour me donner la pochette, et j'avais renoncé à dire que je n'avais pas demandé à consulter de dossier.
Elle ne pouvait pas faire mieux, pas alors que tous me haïssaient, à juste titre.
Je l'ouvris machinalement en me dirigeant à pas lents vers le lieu du rendez-vous. Il s'agissait d'un ordre de mission pour le Lieutenant Yoki, qui se voyait attribuer la gestion de la ville minière de Youswell. Le document datait de plusieurs années au moins.
Et au milieu, une petite page de carnet arrachée, avec une cote de dossier grossièrement annotée.
Victor M. E.
598.14
Mon cœur rata un battement. Je pris la page que je froissai dans ma poche et refermai le dossier dans un claquement sec, puis entrai dans la salle de réunion.
Je me contrefichais royalement de l'ordre du jour, le cerveau obsédé par ces quelques caractères qui tournaient en boucle dans ma tête, mais je fis de mon mieux pour prétendre suivre la réunion et poser les questions acides qui révélaient telle ou telle faille de l'organisation du transfert de prisonniers.
Puis, la réunion terminée, je quittai mes collègues et retournai au bureau, luttant pour ne pas trembler.
Je fermai la porte à clé derrière moi, m'assis au bureau et défroissai le papier, caressant les initiales du bout des doigts.
C'était codé, évidemment, Shieska n'était pas idiote au point de l'écrire en toutes lettres. Mais le message était limpide.
Je n'arrivais pas à respirer. J'avais si mal, parce que je ne savais pas si j'avais de raison de croire le message. Mais ma vie s'était arrêtée depuis cette nuit ou j'avais planté mes mains dans la terre, à Liore.
Je me retins de murmurer leurs noms à voix haute, de peur que mon bureau soit lui aussi sur écoute, mais je les articulais en silence, pour moi-même.
Edward
Maes.
Victorieux.
Le nombre me fit hésiter, mais après ces trois premiers mots, j'avais envie d'y croire.
59 814 survivants.
Ce n'était pas possible. J'avais vu la ville déserte, j'avais déclenché la transmutation, j'avais été secouée jusqu'au cœur de mes os, et ils s'en seraient sortis en vie ?
Comment ?
Comment ?
Je pris le papier, le passai sous la flamme pour vérifier qu'il n'y avait pas de message supplémentaire à l'encre sympathique, puis y mis feu. De toute façon, ces deux lignes étaient gravées dans ma mémoire. Pris de tremblements, le souffle court, j'osais enfin tirer la montre de ma poche pour la contempler encore une fois.
La montre d'Edward.
La lune, signe d'une force invisible à l'œuvre, d'un chaos souterrain… et le sablier.
Le sablier.
Tout à coup, je revis la transmutation, l'éclat rouge de l'Alchimie et le sable volant dans son sillage, et je retins un juron tandis que le sens apparaissait enfin, limpide.
Ce n'était pas le temps.
Ça n'avait jamais été le temps.
C'était le mouvement.
L'image du cercle explosa dans ma tête, non pas en deux dimensions et inerte, comme je me l'étais toujours représenté, mais en volume, pulsant comme un cœur gorgé de vie. Je ressentis de nouveau les flux violents d'énergie qui avaient failli m'assommer, ce courant qui m'avait traversé, arraché à moi-même et qui avait ravagé le centre du cercle, ébranlant les bâtiments, déracinant les arbres… et j'esquissais dans mon esprit ce qui s'était passé, sans pouvoir l'expliquer ni le comprendre totalement. Trop de détails m'échappaient, tout comme ces grains de temps insaisissables qui coulaient inexorablement vers le bas d'un sablier. Je ne m'expliquais toujours pas la pierre que Higgins avait récoltée au centre du cercle, comment tout le monde avait disparu, ni comment tout ceci avait pu être provoqué. Je ne savais pas comment il avait fait…
Mais Edward était vivant.
Et tous ces gens restés dans le cercle de Liore étaient encore en vie.
En un claquement de doigts, j'éprouvais de nouveau la peur, la haine, la douleur, le dégoût, l'espoir, l'épuisement, le soulagement, la rage, le désespoir… l'amour.
Tout.
Je me sentis écrasé par la violence des émotions qui me revenaient tout-à-coup en pleine face et je crus un instant que ressentir autant de choses allait me tuer. C'était douloureux comme un corps fourmillant qui redécouvrait sa sensibilité, comme des extrémités glacées qui retrouvaient la chaleur juste avant que leur perte soit irréversible.
Edward était vivant.
Je revivais, moi aussi.
Je me penchai en avant sur mon bureau, serrant la montre entre mes mains tremblantes, contre mon front froissé par la douleur, incapable de garder le contrôle de mon corps trop éprouvé, de parler ou de faire le tri dans l'intensité de tout ce que je ressentais.
Mes côtes me lançaient, mes yeux me brûlaient, et je devais lutter pour empêcher les sanglots qui me nouaient la gorge de se faire trop bruyants, refusant de laisser un éventuel micro capter ma réaction.
Mes larmes se perdirent dans mes manches, étouffées comme tout le reste de mes émotions, que l'ennemi ne devait pas connaître.
Mais j'étais vivant.
Edward était vivant.
