Et voilà, c'est la rentrée. Je peux pas dire que je sois reposée (qui est reposé après avoir passé des vacances avec un enfant en bas âge ? On commence l'année avec des otites et une gamine qui s'est blessée à la bouche TT), mais j'avais vraiment hâte de revenir poster ce chapitre.

Je n'ai pas écrit autant que je l'aurais voulu cet été... C'est la première fois que je me prépare à terminer un truc aussi touffu, du coup ça me demande vraiment beaucoup de travail, à court, moyen et long terme. Des chapitres que je pensais être faciles à écrire s'avèrent être laborieux, et il reste encore beaucoup de choses à mettre en place sur la toute fin de l'histoire... Bref, je risque de devoir ralentir de nouveau le rythme de publication, le temps de reprendre de la marge et de caler tous les détails. Si je ne le fais pas, cela voudra dire que j'ai avancé dans l'écriture au détriment d'autres projets comme mon site ou la suite de Par la fenêtre (ou alors que j'ai tout à coup une productivité de dingue mais bizarrement, j'ai des doutes XD).

Mes projets n'avancent pas aussi vite que je le voudrais et c'est un peu frustrant, mais je préfère prendre plus de temps que prévu et faire quelque chose d'abouti plutôt que de bâcler. Et je pars du principe que vous préférerez aussi ! ;)

Sinon, côté convention, j'ai malheureusement été recalée à Art to Play, je n'exposerai donc pas à Nantes cet automne... Mais il reste la Ycon le weekend u 4/5 novembre, à Montreuil (banlieue parisienne). J'y aurai mon stand "les Bulles d'Astate" et je pense sortir pour l'occasion mon livre 2 de Répétitions, avec des BD et illustrations autour du cabaret Bigarré ! ^w^

Bref, assez blablaté, je vous laisse avec ce chapitre qui contient une scène que j'avais particulièrement hâte d'écrire, alors j'espère qu'il vous plaira ! J'ai hâte de savoir ce que vous en aurez pensé.


Chapitre 102 : Le moral des troupes (Steelblue)

— On est en vue de Solesbourg !

Le cri, amplement déformé par le mégaphone, venait d'un militaire qui avait escaladé la falaise nous faisant face pour avoir une vue d'ensemble du terrain et confirmer de quel côté passer.

Une clameur de joie se fit entendre parmi la marée d'uniformes, et Edward s'autorisa un sourire qui arrondit les estafilades qui bardaient ses joues. Quelques-unes des très nombreuses cicatrices dont il avait hérité durant l'attaque de Liore. Il avait retrouvé sa couleur de cheveux originelle et son uniforme de Fullmetal, habits noirs et manteau rouge, et il fallait admettre que le voir ainsi, bien vivant et tel qu'il avait toujours été, avait quelque chose de réconfortant.

Lui et Rose étaient assis à l'arrière d'un des fourgons qui roulaient au pas au milieu de l'imposant convoi, et ils échangèrent un regard complice, leurs jambes battant dans le vide. Rose avait desserré son écharpe pour allaiter sa fille, qui, à force de grandir dans des situations insensées, semblait s'habituer à tout tant qu'elle était dans les bras de sa mère. La présence de ces deux adolescents au milieu d'un régiment militaire semblait absurde, mais à y réfléchir, c'était loin d'être l'aspect le plus absurde de notre situation.

— Ça va, on est presque arrivés, je peux marcher maintenant ? demanda l'adolescent d'un ton espiègle.

— C'est hors de question, répondit Rose d'un ton sévère.

— Tu es encore en convalescence, et tes automails déraillent.

— Ça vaaa, je ne suis pas le seul à avoir été blessé dans la bataille… à un moment, il faut passer à autre chose, marmonna le petit blond.

Il lâcha un soupir blasé et repoussa en soufflant les mèches folles qui lui retombaient sur le nez. Il avait l'air négligent d'un ado parmi d'autres, mais cela faisait longtemps que son apparence ne me trompait plus. Et même si, depuis le succès retentissant de son plan, il avait des airs folâtres et blaguait à la moindre occasion, je voyais bien son regard se ternir dès qu'il se perdait dans ses pensées.

Il avait beaucoup souffert depuis mon départ de Central. Ses sourires ne me trompaient pas, mais malgré mes efforts, je sentais bien qu'il n'avait aucune intention de m'en parler.

— Dis, Ed, puisque tu es Alchimiste… pourquoi tu ne transmutes pas ton automail pour le réparer ?

Edward eut l'air surpris, puis se gratta la tête d'un air gêné avant de répondre à Rose.

— Ça m'arrive de transmuter mon avant-bras en lame, mais Winry hurlerait si elle le savait.

— Winry ?

— Ma mécanicienne, et mon amie d'enfance. C'est une brute, mais elle a un bon fond. Tu la verras à Youswell. Enfin, pour répondre à ta question, mon automail fait plus ou moins partie de mon corps, j'aurais un peu trop l'impression de faire une transmutation humaine si je m'attelais à le réparer. Je préfère faire appel à une professionnelle pour ça.

— Tu n'as pas fait une transmutation humaine il y a trois jours ?

— Ouais, et je suis pas prêt de recommencer. C'était un peu violent, avoua-t-il d'un ton léger.

J'étais resté extérieur au cercle et j'avais été un simple témoin de l'événement, mais j'avais bien vu que toutes les personnes présentes à l'intérieur avaient été affectées.

— Les Alchimistes ne peuvent pas tout faire, tout le temps, expliqua Edward. Izumi nous a toujours enseigné de chercher d'abord des solutions classiques pour réparer ou fabriquer les choses.

— Tant mieux… Sinon, on n'aurait pas de travail ! fis-je remarquer.

— C'est… pas faux. Mais tu pourrais le réparer, techniquement.

— Je pourrais, oui ! Tu as vu la transmutation de malade que j'ai faite l'autre jour ? ajouta Edward en souriant largement, dévoilant sa dent cassée.

— En effet, il fallait être malade pour avoir un plan pareil, confirmai-je avant de m'essuyer le front.

Edward grommela et le balança une boîte de balles que je lui jetai en retour.

— Range ça au lieu de faire l'idiot.

Edward hocha la tête et rangea lesdites munitions dans le casier d'où il les avait tirées. Nous avions désarmé les militaires et rassemblé les munitions dans le camion pour limiter les risques de mutinerie, et si Edward avait l'air de glander innocemment, sa présence suffisait à dissuader qui que ce soit d'essayer.

Je m'arrêtai quelques instants pour retirer mon manteau et le jeter sur l'épaule. Le temps s'était radouci, et entre l'absence de vent et le soleil qui avait échappé au voile de nuages qui le recouvrait dans la matinée, la marche me donnait chaud.

Le soldat qui avait annoncé que Solesbourg était en vue arriva à ma hauteur pour faire son rapport détaillé. Il nous confirma que nous avions intérêt à contourner la falaise du côté droit, ou les pentes étaient plus légères. Il ne restait plus que quelques heures de marche avant Solesbourg et la perspective d'arriver quelque part. Même si ce n'était pas notre destination finale, c'était une excellente nouvelle.

La promesse d'avoir de nouveau des vivres en rations suffisantes aussi.

Durant les derniers jours, j'avais été considérablement aidé par Izumi et Hohenheim pour maintenir le calme dans ces troupes sans dirigeant. Les Généraux qui avaient ordonné l'assaut de Liore, complices de Dante sans doute, s'étaient bien gardés de rentrer dans le cercle. Le plus haut gradé présent était donc un Colonel qui avait sans doute gagné sa place en s'illustrant pour sa capacité à faire exécuter les ordres, mais il ne brillait pas par son esprit d'initiative. Il avait donc été très reconnaissant que je lui donne des consignes concrètes à faire appliquer au sein de ses troupes.

Les militaires, à de rares exceptions près, s'étaient d'ailleurs montrés de bonne volonté, même quand on leur avait annoncé qu'il allait falloir marcher plusieurs jours et se contenter de rations minimales jusqu'à Solesbourg.

Bref, les choses se passaient étonnamment bien.

Et quand je pensais à la nuit de l'attaque, je devais avouer que je n'en espérais pas tant.


C'était aujourd'hui. Cette nuit.

Nous n'étions pas prêts.

Enfin, le plus gros l'était, mais dans un plan grossier, approximatif, et je savais que pour que les choses se passent sans le moindre accroc, il nous aurait bien fallu une semaine de plus.

L'attente était interminable, angoissante, lourde de silences que le combat au centre-ville n'arrivait pas à troubler jusqu'aux les murailles au sud-est, en périphérie du cercle. Je m'accrochai à une des radios volées sur les cadavres des militaires aux cours des batailles passées pour espionner l'avancement de la bataille. J'entendis les ordres être passés, le pont être pris d'assaut, son barrage brisé. J'entendis aussi des annonces décrivant un Alchimiste courant sur les toits, et je compris qu'il ne devait sûrement pas s'agir de Honhenheim. Je le connaissais peu, mais assez pour douter qu'il agisse comme ça.

En dépit du plan qu'ils avaient prévu ensemble, Edward était au cœur du cercle. Cette pensée m'inquiétait encore un peu plus, tandis que j'attendais, fébrile, le premier signal.

Alors qu'Edward risquait sa vie au cœur du cercle, fonçant vers la bataille, je me retrouvais en train de veiller sur cette muraille dans une obscurité totale, impuissant comme jamais.. Le fusil à l'épaule, la radio aux oreilles, je soufflais dans mes mains pour les réchauffer et priai en silence pour que les autres réussissent et ne me forcent pas à donner l'ordre de tirer sur mon meilleur ami.

Cette responsabilité terrible m'horrifiait. Si j'avais demandé à gérer cette équipe, c'était en partie parce que c'était là que l'évacuation allait être la plus complexe, mais aussi parce que j'avais cet espoir que, en cas d'échec, je parvienne à me débrouiller pour qu'il soit blessé et non tué.

Aurait-il compris la situation, s'il savait ? M'en voudrait-il d'être là, à espionner son arrivée et à préparer son éventuelle mise à mort ?

Je me raccrochais à l'idée que non. Il était le premier à dire que certains combats demandaient de gros sacrifices et sa propre vie n'avait pas tant de valeur à ses propres yeux. S'il avait eu connaissance du plan, s'il avait pu nous parler, j'étais convaincu qu'il aurait été capable de se proposer pour ce genre de sacrifice… mais ça ne rendait pas l'idée plus acceptable à mes yeux.

— Quel imbécile… toujours à en faire trop, murmurai-je.

Ça lui faisait un point commun avec Edward.

Je levais les yeux vers le ciel froid et la lune étincelante, puis tournai les yeux vers le centre-ville, légèrement en contrebas. D'ici, nous n'entendions pas les coups de feu, mais j'entrevoyais les lueurs d'un combat qui faisait rage à hauteur du pont et des barricades. J'avais travaillé d'arrache-pied, mais maintenant que ne pouvais plus rien faire d'autre qu'attendre, j'étais là, épuisé, impuissant, luttant contre une envie de pleurer à l'idée que deux amis très chers soient en train de risquer leur vie, chacun à leur manière.

Puis le premier signal arriva peu avant quatre heures trente, un larsen escaladant l'une des fréquences de la radio pendant une trentaine de secondes avant de s'arrêter. Je dus retirer mon casque pour échapper au son insupportable, mais je me sentis un peu soulagé.

Un peu seulement.

L'un des deux était en position, ce qui signifiait qu'Edward était sans doute arrivé à son poste.

Bien qu'ayant un certain nombre de radios en notre possession, volées à des soldats morts lors des batailles précédentes, nous ne pouvions pas utiliser les ondes radio pour échanger des informations sans trahir notre plan et notre installation souterraine avait déjà nécessité tout l'équipement téléphonique que nous avions pu récupérer.

Mais s'il restait une chose indispensable à savoir, c'était si les autres étaient prêts à activer le contre-cercle. Le « plan B » comme l'avaient appelé Scar et les autres, était un choix que je n'aurais jamais eu le courage de prendre par moi-même, et l'idée me répugnait trop pour que je le fasse simplement en cas de doute. Il fallait que je sache s'il était vraiment nécessaire d'attaquer mon meilleur ami pour protéger la vie de milliers de personnes.

Pour cela, la solution que nous avions trouvée était de provoquer des larsens sur certaines ondes de l'armée, en guise de signal. Un moyen de communiquer pour nous, qui serait assez peu fréquent pour être pris comme un problème matériel par l'ennemi.

J'avais laissé Izumi à proximité du tunnel, je savais donc qu'elle était en bonne position. Hohenheim avait transmis le signal, indiquant qu'il tenait sa position sur le cercle, du côté de la ville occupée.

Il restait Edward.

Ne m'obligez pas à buter mon meilleur ami, pitié. Il faut que vous réussissiez à arriver à temps, le suppliai-je intérieurement.

Je passai de fréquence en fréquence, entendant les ordres, les cris, revenant irrésistiblement aux ondes parlant de la poursuite de l'Homonculus.

— L'Alchimiste est bloqué sur les toits, à proximité de la barricade nord ! Un autre homme arrive. Très gros ! Ils semblent se battre ?

Je tendis l'oreille et le dos, me concentrant pour bien comprendre ce qu'annonçait le soldat, devinant que l'autre homme était Gluttony, quand un cri de surprise me donna la chair de poule.

— Ils sont tous les deux tombés du toit !

Je me sentis blêmir.

— Attendez, l'un des deux est toujours vivant. Le plus petit se relève. C'est une femme ! Elle se rend ! L'Alchimiste se rend !

— Faites -là évacuer au poste Ouest ! répondit une autre voix.

Quoi? Edward?!

Cela me confirmait qu'il avait échangé de place avec Hohenheim, que le plan ne se déroulait pas comme prévu, et mon angoisse monta d'un cran. Edward était au mauvais endroit, il n'avait pas l'expérience de son père, et… il se rendait ?! Après avoir dit que c'était hors de question de vouloir tuer Roy ?

Non, mais non tu peux pas me faire ça purée! C'est pas ton genre de te rendre sans combattre?

En même temps, s'il venait de tomber du toit, il était sûrement blessé. Il n'avait peut-être pas d'autre choix ? Mais dans ce cas, ça voulait dire que j'allais devoir…

Non, non, non!

Des cris de panique retentirent dans la radio, puis un bruit de chute, laissant deviner qu'il se passait quelque chose d'imprévu. Je restais là, le cœur battant, terrifié, en attendant d'apprendre quel était le destin d'Edward.

Puis quelqu'un reprit la radio, une autre voix.

— L'autre homme s'est relevé aussi. Il aurait dû être mort, les autres avaient juré qu'il était mort, mais il s'est relevé, même après qu'on lui ait tiré dessus. Ils ont tous les deux forcé le barrage et se dirigent vers le centre-ville. Avons plusieurs blessés graves à cause du deuxième ennemi ! Quels sont vos ordres ?

Je recommençai à respirer, soulagé de savoir Edward encore vivant et plutôt proche du but.

À ce moment-là, quelqu'un me tapota l'épaule, me faisant sursauter. Je repoussai l'un des côtés du casque pour garder une oreille sur les ondes que je faisais défiler, tout en écoutant ce qu'il avait à dire.

— Il y a du mouvement en bas, chuchota l'homme.

Je tendis les écouteurs à mon voisin, lui ordonnant de surveiller l'onde sur laquelle étaient réglées les radios d'Edward, puis me penchai discrètement par-dessus les créneaux.

Dans l'éclat laiteux de la lune, les silhouettes sombres des militaires se détachaient sur les bâtiments qui avaient perdu leur couleur ocre. Un petit attroupement s'approchait de la muraille. Tout comme nous, ils n'avaient allumé aucune lampe, sans doute pour éviter de se faire repérer. Ils étaient en contrebas, à portée de vue, à portée de tir.

Malgré la pénombre, je devinais plutôt aisément où était Roy au milieu de tous ces soldats sans prestance. Un homme à côté de lui lui parlait, à voix basse sans doute, tenant son épaule avec une certaine familiarité. Sans doute un supérieur venant surveiller le déroulement des opérations.

— Vous voyez ces deux hommes qui se parlent ? Ce sont eux, les cibles, murmurai-je.

Mon voisin hocha la tête et transmit l'information à son voisin. Le murmure se répandit le long de la muraille, sans attirer l'attention des militaires en contrebas. Et l'homme à qui j'avais confié la radio me tira la manche.

— Le signal ? espérai-je, tout en sachant qu'il était trop tôt pour y croire, surtout alors qu'Edward avait peiné à passer le barrage.

— Non, souffla-t-il. Mais l'Armée a percé les défenses au niveau du pont et de la barricade Nord. Ils sont en train d'envahir le quartier de l'église.

Putain, c'est trop tôt, Roy. Il ne faut pas actionner le cercle. Pas maintenant.

Comme s'il m'avait entendu, sa silhouette en contrebas s'était écartée de l'autre homme. Il semblait lui expliquer quelque chose, à l'écart des deux soldats.

Edward et son père me l'avaient expliqué, sur un cercle de cette ampleur, il était crucial d'être bien aussi équilibré que possible pour contrôler l'afflux d'énergie. De l'autre côté du barrage, un autre Alchimiste était en train d'en faire autant. La position idéale aurait obligé l'un des deux à entrer dans la ville occupée, mais à défaut, il s'en approchait le plus possible, se trouvant à pic des murailles.

L'autre homme tenait une radio et échangeait des mots que je ne distinguais pas malgré le silence qui nous entourait dans l'immédiat.

— C'est pour bientôt. Passez à ma gauche ! soufflai-je aux rebelles qui n'avaient pas encore quitté le cercle de transmutation.

En bas, les deux hauts gradés discutaient, tandis que la poignée de soldats qui les entouraient montait la garde tout autour d'eux. Je jetai un coup d'œil suppliant à l'homme tenant la radio, qui secoua négativement la tête.

— Allez, Ed… murmurai-je entre mes dents serrées. On n'attend plus que toi. M'oblige pas à faire ça.

Je refusais de penser à l'idée qu'Edward était sans doute blessé, toujours poursuivi par un ennemi immortel en pleine zone de guerre. Ses chances de réussite semblaient de plus en plus minces, surtout avec le peu de temps qui restait. La mort dans l'âme, j'ordonnai aux personnes qui m'accompagnaient de mettre en joue Roy et son complice.

— L'un des deux hommes va s'agenouiller. C'est celui qui doit déclencher le cercle, mais il répond surtout aux ordres de l'autre homme. Si vous pouvez vous contenter de le blesser, c'est bien suffisant. En revanche, son supérieur… vous pouvez le tuer sans hésiter.

À quoi en étais-je réduit pour ressayer de sauver mon meilleur ami ? Supplier des habitants meurtris par la guerre d'être cléments avec celui qui s'apprêtait à annihiler leur ville ? Comme si ça pouvait marcher !

— Attendez mon signal… soufflai-je en sentant la tension monter alors qu'il venait de s'agenouiller. Et vous, rendez-moi la radio.

Je remis le casque, réglant de nouveau sur l'onde d'Edward. Ça ne servait plus à rien d'écouter les soldats annoncer qu'ils entraient de plus en plus avant dans la ville, une seule chose comptait maintenant.

Allait-il arriver à temps ?

Je vis des éclairs changeants, du bleu au rouge, cascader le long des lignes tracées par Dante et ses complices. Je sentis les hommes se redresser imperceptiblement, prêts à tirer.

— Attendez.

J'avais dit ce mot d'un ton assez calme pour qu'ils obéissent, et la suite me donna raison. Roy lâcha le cercle, se redressa, et dit quelque chose à l'autre homme. Il semblait essayer gagner du temps, mais je ne voyais peut-être que ce que je voulais voir. Le destin tout entier ne tenait plus qu'à un fil, un fil blond, chaotique et coriace.

Puis, plus lentement encore, Roy se pencha de nouveau sur le cercle, et l'actionna pour de bon. Les éclats bicolores d'Alchimie illuminèrent la façade, et un mur de lumière rouge jaillit vers le ciel.

S'il existe un Dieu ou une connerie du genre, c'est le moment ou jamais de se manifester.

Je n'arrivais plus à respirer, mais il fallait quand même lancer le décompte, même si ma bouche était si sèche que j'avais du mal à parler. Mes yeux se brouillèrent. Il ne restait plus qu'une poignée de secondes avant qu'il ne soit trop tard.

— Cinq,

Pitié…

— Quatre,

Je ne veux pas tuer Roy

— Trois,

Un larsen particulièrement aigu me déchira les oreilles et j'arrachai mon casque, retenant un hurlement de joie.

— Stop !

Ils se tournèrent vers moi, incrédules, puis levèrent les yeux vers la lumière rouge qui essayait de traverser le ciel comme un rideau dansant.

— Il a réussi !

Je m'autorisai à parler fort — le bruit de la transmutation couvrait largement ma voix. D'énormes bourrasques se formèrent, soulevant des nuages de poussière rougeoyante parcourus de nombreux éclats bleus. Enfin, je sentis l'air changer. Une odeur âcre de brûlé et d'œuf pourri me fit comprendre que le lithium et le calcium que les Ishbals avaient mis tant de temps à extraire étaient en train de se consumer.

J'en étais sûr, maintenant.

C'était en train de marcher.

— Ils ont réussi ! Le plan a marché !

En contrebas, Roy continuait sa transmutation, les mains plongées dans la lumière, les cheveux dansants au vent, ignorant que, pour une fois, les choses se déroulaient comme nous l'avions prévu. Le devinait-il ? Sentait-il le roulement de la transmutation qu'Edward et ses mentors avaient minutieusement élaborée ?

Je n'en savais rien. Lointain, concentré à sa tâche, il semblait arraché du monde.

Il ignorait la menace qui pesait sur lui, il ignorait qu'un ange gardien avait lutté de toutes ses forces pour empêcher sa mort. Mes hommes baissaient leurs armes, levant les yeux vers cette lumière surnaturelle, incrédules, dépassés.

C'était le genre de choses qu'on ne voyait qu'une fois dans sa vie.

Alors je contemplai le spectacle, et j'éclatai de rire.

À ce rire se mêlèrent les larmes que j'avais retenues durant les heures passées. Les rideaux rouges dansèrent, faisant claquer le drapeau déployé sur la muraille, et de là où j'étais, je vis le sable s'envoler en grandes gerbes rouges et ocre, la terre fourmiller d'éclats de lumière bleue et se soulever comme une gigantesque vague qui allait engloutir toute vie sur son passage, inexorablement. J'entendis des voix hurler en contrebas, tandis que le sol s'ouvrait pour capturer toutes les âmes qui auraient dû être sacrifiées pour devenir une pierre philosophale.

Le trio d'Alchimistes avait bien tenté de m'expliquer en quoi constituait leur contre-attaque alchimique, mais je n'avais rien compris au fonctionnement des cercles et des formules utilisées, pas plus que leurs histoires de contrôle du flux et de ses rebonds. Edward avait beau avoir tracé des schémas pour m'expliquer les tenants et aboutissants, tout ce que j'avais retenu, c'était qu'en gros, le cercle du centre-ville servait à fragmenter l'Homonculus qu'il avait entraîné dans son sillage à et renvoyer son énergie vers l'extérieur. Ce retour à l'envoyeur devait restituer aux gens leur âme et provoquer la vague terrestre qui ferait disparaître tout la population de Liore sous terre, faisant croire à leur disparition totale. Puis l'énergie excédentaire devait se concentrer de nouveau au centre du cercle, formant une pierre philosophale composée des restes de l'Homonculus.

Elle ne serait pas complète, mais ce tour de passe-passe et une certaine manière de la structurer devraient être suffisants pour duper l'ennemi, au moins le temps de faire cesser le combat et évacuer la ville.

Le reste… le reste était entre les mains de Grummann.

En attendant, je contemplais le spectacle hallucinant de ces transmutations emboîtées les unes dans les autres, et le sol qui formait des vagues convergeant vers le centre du cercle, imitant les ondes d'une gigantesque goutte d'eau qui aurait remonté le temps.

Je jetai un coup d'œil en contrebas, puis vit la lumière décroître et Roy s'écraser au sol, face contre terre sur le tracé du cercle à la lumière rougeoyante. Des éclairs bleus jaillirent du cercle extérieur pour foncer vers le centre en crépitant, presque trop rapides pour l'œil humain, et, quelques secondes plus tard, j'entendis comme une explosion au niveau du centre-ville, accompagné d'un flash aveuglant.

Je clignai des yeux, sentant un coup de vent sec accompagner l'onde de choc qui traversa la muraille sous nos pieds.

La transmutation était terminée.

Je me penchai, les yeux troublés par d'éclat lumineux qui s'était imprimé sur ma rétine, et fouillai l'obscurité du regard, cherchant Roy des yeux. Gêné par la tache à la couleur inconstante qui allait mettre quelques minutes à disparaître, je devinai plus que je vis sa silhouette se remettre debout, aidée par un soldat. Je poussai un soupir de soulagement et me laissai retomber derrière le créneau pour éviter de me faire repérer par les militaires.

Roy était toujours vivant.

Merde! Les ondes!

Je repris la radio et testai les autres fréquences, constatant que la plupart étaient déjà brouillées par des larsens. Les autres n'avaient pas traîné. J'en trouvai une encore claire et installai la radio de manière à ce qu'elle capte le son de mes écouteurs, poussai le son à fond et abandonnai le tout sur la muraille.

Une ligne de moins pour permettre à l'Armée de communiquer.

J'entendis le son d'un moteur qui démarrait en contrebas et jetai un œil. En voyant les militaires poursuivre le véhicule, je compris que la rébellion prédite par Grummann avait déjà commencé.

Je n'arrivais pas encore à savoir si c'était une bonne ou une mauvaise chose.

— Allez, on se bouge ! fis-je en claquant des mains. On a une évacuation à faire les gars !

Notre petite équipe descendit de la muraille, puis rejoignit la bouche d'égout qu'Edward avait utilisée pour prolonger le cercle de transmutation. À peine descendu, j'allumai ma lampe, trouvai le terminal de télécommunication que nous avions installé, et le réglai pour diffuser l'enregistrement magnétique dans le secteur sud des souterrains.

Ma voix, fortement déformée par l'enregistrement et les micros de piètre qualité que nous avions volés partout où nous pouvions, commença à résonner au loin dans les galeries.

— Ici les secours ! Une transmutation vient d'avoir lieu à l'échelle de la ville, mais est maintenant terminée. Le danger est passé, nous allons commencer l'évacuation. La situation peut être inquiétante, mais vous n'êtes pas seuls. Je vous invite à rester calme pour éviter tout mouvement de panique. Regroupez-vous dans le calme, comptez-vous et rejoignez le micro le plus proche de la zone où vous êtes. Des équipes vont vous retrouver et vous guider vers la sortie la plus proche. En cas de blessure vous empêchant de vous déplacer, sifflez à intervalles réguliers, afin d'attirer l'attention. Si vous entendez un sifflement, rejoignez-les. Les blessés graves seront évacués en priorité. Personne ne sera laissé derrière, je répète, personne ne sera laissé derrière !

Je décrochai ensuite le téléphone pour communiquer avec les autres secteurs. Je tombai d'abord sur une fréquence vide, puis une seconde ou j'entendis du bruit en arrière-plan.

— Allô ?

— Allô ? Hohenheim ? Edward ?

— Ni l'un ni l'autre ! annonça une voix féminine.

— Izumi ?

— Rose, répondit-elle, coupant la devinette. J'ai rejoint Edward au point central pour lui donner un coup de main.

— Il va bien ?

Elle ne répondit pas, mais la voix de l'adolescent, amplifié par son mégaphone, s'en chargea très bien à sa place.

— ICI LE FULLMETAL ALCHEMIST. SANS VOULOIR VOUS FAIRE PANIQUER, ON VIENT DE VOUS ÉVITER DE MOURIR DANS UNE TRANSMUTATION HUMAINE. ON S'EST CASSÉ LE CUL POUR VOUS GARDER EN VIE, ALORS JE VOUS PRÉVIENS, LE PREMIER QUI ESSAIE DE BUTER SON VOISIN, JE VIENDRAI LUI PÉTER LES GENOUX EN PERSONNE ! COMPRIS ?

Je partis en fou rire, tandis que Rose reprenait la radio. Les instructions d'Edward — agrémentées de nombreux gros mots — perdirent en intensité. Les informations étaient à peu près les mêmes que la piste que j'avais enregistrée, mais le ton était bien différent.

— Il a l'air en forme.

— Il est bien amoché, mais il tient le coup, répondit-elle.

— Quelle est la situation dans le centre ? Des morts, des blessés ?

— Malheureusement, oui, c'était inévitable avec l'attaque de l'Armée. Mais le combat a coupé court avec la transmutation. De l'intérieur, ça… secouait pas mal.

— Je veux bien le croire.

— Je crois qu'on a tous plus ou moins le mal de mer, ça diminue la combativité des troupes… enfin, mis à part Edward, il est toujours aussi indestructible.

— Bon, tu me rassures ! Bon courage pour l'évacuation, j'espère qu'ils seront coopératifs.

— Ça devrait aller, ils sont assez désorientés, et je crois qu'Edward est plutôt persuasif.

Je raccrochai, contactai Izumi après avoir confirmé les instructions sur l'évacuation, puis me mis moi-même au boulot. Je donnai des ordres aux civils qui m'accompagnaient. Ils avaient rangé leur fusil pour s'armer d'une lampe de poche et prendre avec eux une corde chacun, dont l'extrémité était accrochée aux barreaux de l'échelle donnant sur la surface. Elle leur éviterait de se perdre dans les dédales du tunnel et servirait de guide aux civils. Nous n'avions pas les moyens d'éclairer le sous-sol intégralement ou de distribuer les lampes à tous les civils, il fallait faire des choix.

Leur mission était de passer le sous-sol au peigne fin pour faire évacuer la zone occupée, pendant que Izumi et Edward en faisaient autant dans les deux autres grandes zones. La première couvrait toute la partie libre de la ville à partir de la rive Est, la seconde, plus petite, concernait la rive ouest, et avec elle, le cœur de la zone de combat.

Ce rôle aurait dû être celui de Hohenheim, mais je n'avais pas réussi à le joindre. Je supposai qu'il s'était déjà mis au travail, mettant à profit ses compétences d'Alchimiste pour aider les gens à évacuer, mais je sentais quand même une petite pointe d'inquiétude à ne pas avoir eu la confirmation qu'il allait bien.

Après avoir donné des ordres aux quelques civils restés à l'entrée pour guider les gens une fois sortis de terre, en séparant les militaires des civils et en orientant les blessés, je m'encordai et m'activai à évacuer les gens moi aussi.

L'ambiance dans les tunnels était surréaliste. Ma propre voix résonnait de loin en loin, l'odeur lourde de la terre et l'air enrichi en oxygène par transmutation me faisaient tourner la tête. Heureusement, mon discours était bien rodé et je n'eus pas de difficulté à rassurer ceux qui m'entouraient et à me faire obéir. Je sentais derrière moi les tiraillements réguliers de dizaines de mains qui suivaient la cordée pour remonter vers la surface et je trouvais cette pensée étrangement touchante.

À part des écorchures ou contusions, je tombais sur peu de blessés, malgré la violence du processus. Ils avaient littéralement traversé le sol, et pour certains, avaient été tirés dans les entrailles de la Terre depuis les étages des bâtiments. Les Alchimistes avaient vraiment fait du bon travail, et j'étais admiratif de voir les choses se dérouler sans anicroche.

Je croisai un couple nu et embarrassé qui avait sans doute été interrompu en pleine action. Je pris sur moi pour ne pas rire et leur tendit, à l'une ma veste, à l'autre mon écharpe pour leur permettre d'être un minimum décent en attendant mieux.

Mis à part quelques situations embarrassantes, comme cet homme qui avait été tiré de sa douche ou cette femme qui s'était retrouvée dans le sous-sol en n'étant qu'à moitié habillé, rien de grave ne semblait être arrivé dans cette partie de la ville. Tout le monde était très calme et bien que je ne sache pas comment cela se passait pour les autres, j'avais le sentiment que les choses devaient se dérouler de manière similaire. Les gens étaient sans doute sonnés par le choc d'avoir été réveillés en pleine nuit pour finir jetés sous terre par une transmutation plutôt spectaculaire. Et ça pouvait se comprendre.

Pourtant, au fil des minutes, je compris qu'il n'y avait pas que ça. Dans les voix éthérées qui me répondaient et des visages confus sur lesquels se braquait ma lampe au fur et à mesure que je fouillai ces galeries improvisées, je sentais un flottement inhabituel.

Je supposai que ces gens étaient en état de dissociation, que la violence de la situation avait forcé leur esprit à se détacher de leur corps et de ses émotions pour répondre par automatisme. Puis peu à peu, j'eus ce sentiment encore plus intriguant qu'il ne s'agissait pas ce cela, mais plus d'une espèce d'état de rêverie indéfinissable.

— Qui suis-je ? murmura une vieille dame en levant les yeux vers moi. Est-ce que vous le savez ?

J'eus un sourire gêné. Je n'étais pas la meilleure personne pour répondre à cette question, je ne l'avais jamais vue.

— Vous êtes vivante, madame. C'est le plus important aujourd'hui.

C'est vrai. Je suis en vie… comme tous ces gens… tous ces souvenirs…

Ses yeux s'embuèrent et je posai sur son épaule une main que j'espérais solide.

— Suivez la cordée. Ce sera un peu long, mais vous arriverez dehors, avec tout le monde. D'autres personnes vous diront quoi faire.

— Merci.

Je laissai mon regard se perdre un instant dans la pénombre, suivant cette silhouette voûtée des yeux, et je repartis. Je supposais tout d'abord qu'elle était assez vieille pour glisser dans une douce démence, mais en croisant d'autres gens, à la fois désorientés et calmes, je compris confusément qu'il s'était passé au sein de ce cercle quelque chose d'étrange, que toutes les personnes qui le quittaient portaient en eux un sentiment indescriptible qu'ils partageaient tous et que je ne pourrais jamais comprendre.

Comme s'ils étaient liés.

Je laissai mes pensées vagabonder tout en marchant, fouillant, guidant ces personnes, sentant presque un petit pic idiot de frustration à l'idée que je ne comprendrai jamais vraiment ce qui s'était passé ici.

Puis j'atteignis secteur de Hohenheim, y découvris une équipe improvisée que je saluai pour avoir des informations.

Hohenheim allait bien. Il s'était présenté à eux, avait répondu à leurs peurs avec une justesse troublante et leur avait dit quoi faire pour évacuer la ville. Les soldats qu'il avait trouvés là lui avaient obéi — que pouvaient-ils faire d'autre dans un contexte aussi absurde ?

À la surface, les survivants s'étaient soulevés contre Bradley et ses soldats, les obligeant à battre en retraite. La gare était devenue une zone de combat, mais le train était parti. Cette information me laissa un sentiment mitigé : j'aurais été ravi si nous avions pu arrêter les plans de Bradley, mais aujourd'hui, mais l'idée que Roy puisse avoir fui par le train au lieu d'être réduit en pièces lors de mutinerie me soulageait.

Après une brève discussion, j'empoignai le dernier sac de produits de premiers soins restant et décidai de remonter vers le centre pour rejoindre Edward et faire un point avec lui. Rose m'avait dit qu'il était bien amoché, avoir du désinfectant sur moi me paraissait être le minimum. Sur la route, je croisai de nombreux blessés plus ou moins graves, et la douce euphorie que j'avais éprouvée jusque-là en guidant tous ces vivants s'évanouit.

Le plan d'Edward avait fonctionné, au-delà de nos espérances, même, mais une bataille n'en avait pas moins eu lieu. De nombreux militaires et civils s'étaient écharpés pendant que nous travaillions dans l'ombre à prendre le cercle de Dante à contre-pied.

C'était sûrement la meilleure solution que nous avions à disposition, mais en voyant passer des civières, je me sentis tout de même coupable d'avoir, avec les autres, sacrifié ces inconnus.

Je guidai les personnes que je croisai d'une voix forte, donnant quand je le pouvais l'élément urgent qu'il leur fallait. Je donnais ma gourde à un groupe, expliquai quoi faire, où aller, et ma progression, à contresens du courant général, fut laborieuse.

Et tout à coup, sans prévenir, je tombai sur Edward au détour d'un couloir souterrain.

— Ed ! m'exclamai-je.

— Hugues !

Il me happa le bras de toute sa poigne et ma lampe éclaira un visage sale et ensanglanté où ses yeux brillaient trop fort. Il avait retrouvé ses cheveux blonds et sa tenue de Fullmetal Alchemist, pour être plus facilement identifiable sans doute.

— Est-ce qu'il est en vie ? Mustang ?

J'ouvris la bouche sans répondre, pris au dépourvu de voir que c'était la première chose dont il se préoccupait. Il y avait pourtant tellement à dire !

— Tu es arrivé à temps. Ça a chauffé là-haut, donc je ne sais pas ce qu'il s'est passé ensuite, mais la dernière fois que je l'ai vu, il était indemne et venait de monter dans une voiture pour quitter les soldats qui commençaient à être menaçants.

Edward poussa un long soupir et je sentis sa main se relâcher, trahissant des tremblements.

— C'est un sacré bordel… soupirai-je en voyant les gens passer à nos côtés.

— Mais on s'en tire bien, non ? fit-il avec un large sourire, dévoilant une dent cassée.

J'y vis toute sa joie, toute sa fierté. Toute sa douleur, aussi. Il était couvert de poussière, de sang, le visage plein d'estafilades, les habits déchiquetés. Il était difficile de se faire une idée précise de l'ampleur de ses blessures avec sa tenue noire et la lumière vacillante de ma lampe torche, mais je me sentis estomaqué.

J'aurais voulu prendre sa place, avoir encaissé les coups pour lui. Ce n'était pas au gamin qu'il était de se mettre à ce point en danger, de subir toute cette violence…

Mais il était le seul à pouvoir faire ce qu'il avait fait.

Je me sentais bien inutile.

Fait chier.

— Bien joué, Edward. Tu as été fabuleux.

C'était tout ce que je pouvais faire, le remercier d'être ce qu'il était. Il éclata de rire, un rire à la fois joyeux et fragile, puis s'effondra à mes pieds sans signe avant-coureur.

— Ed !

— J'ai… un petit coup de barre avoua-t-il en rabattant ses cheveux en arrière.

Il retint son souffle quelques instants, figé, puis recommença à respirer en tremblant violemment. Il avait beau sourire, cela ne me dupait plus. En posant ma main sur son épaule, je l'avais sentie poisseuse, sans doute couverte de sang. Il ne tenait plus debout et sa joie flirtait dangereusement avec l'hystérie.

Il était à bout.

Alors je ne pris pas la peine de réfléchir davantage, passai un bras dans son dos, l'autre sous les genoux, et le soulevai de terre malgré ses protestations.

— Mais qu'est-ce que tu fous ?!

— On va chercher un médecin.

— Non, mais ça va pas ?! Repose-moi, je peux y aller tout seul !

— Tu ne tiens plus debout. J'ai pas envie que tu crèves d'une hémorragie interne ou je ne sais-quoi sous prétexte que tu veux faire les gros bras.

— Je ne —

— Ed. Arrête. Tu en as assez fait.

Je lui avais parlé sèchement tandis que je rebroussai chemin, porté par la foule, le cœur battant. L'adolescent pesait lourd de muscles et d'automails, et malgré la vie spartiate que j'avais vécu, le porter me demandait un certain effort. Mais en sentant la manière dont il se crispait par moments, le souffle coupé ou haletant de douleur, je sus qu'il était hors de question de le laisser repartir sans être soigné.

Edward était tout sauf douillet. S'il en était à tomber à genoux et à renoncer à râler pour que je le pose, il devait avoir vraiment très mal.

Je suivis la sortie et débouchai sur l'un des quais qui se trouvaient à ras de l'eau. La lumière m'éblouit le visage, l'air me tourna la tête, et je posais Edward moins délicatement que je l'aurais voulu au milieu d'autres blessés.

Quand je récupérai mes bras endoloris, je découvris que mes manches étaient trempées de sang et sentis mon cœur rater un battement. Le manteau rouge, qu'il avait sans doute enfilé après le combat, était déjà tacheté de zones plus sombres, indiquant de multiples blessures. L'adolescent se rassit avant de se recroqueviller sur lui-même, retenant un gémissement de douleur.

Oh bordel, bordel, bordel.

Combien de plaies dissimulaient ses habits noirs, tailladés ? Où étaient-elles ? À quel point était-ce grave ? Je n'en savais rien. Je levai les yeux pour chercher de l'aide autour de moi, mais les quelques médecins alentour semblaient tous plus débordés les uns que les autres.

— Où est-ce que tu as mal ? Edward ?

Le petit blond avait relevé la tête, et respirait péniblement, l'œil perdu dans le vague. Puis une nouvelle vague de douleur le happa. Il se plia en deux, serrant son ventre.

— OK… c'est peut-être plus sérieux que je le pensais, murmura-t-il entre ses dents crispées.

— J'AI BESOIN D'UN MÉDECIN ICI ! hurlai-je en sachant que c'était sans doute peine perdue.

Quelques cris agacés me répondirent et je serrai les dents. Tout le monde ici avait besoin d'un médecin, et comme toujours après une bataille, tout le monde ne serait pas sauvé.

Mais Edward…

C'est pas possible.

— Hugues… ça va aller, murmura-t-il.

Je ne savais pas si c'était pour me rassurer ou se rassurer lui-même… un peu des deux, sans doute. Mais le voir plié en deux, livide, le cœur au bord des lèvres, c'était terrifiant. Un instant je repensai à la promesse qu'il m'avait arrachée, celle de présenter ses excuses à Roy s'il mourait.

Je ne pouvais pas faire ça.

Edward ne pouvait pas mourir.

Pas maintenant, pas comme ça, alors qu'il avait sauvé tant de gens, alors qu'Al et Winry désespéraient de le retrouver.

Je le savais et j'étais là, aussi fébrile qu'inutile. De ce que j'entrevoyais entre les mains crispées d'Edward, il n'avait pas de blessure visible au ventre qui expliquerait sa douleur.

Si c'est une hémorragie interne, je peux rien faire… Putain, pourquoi j'ai pas fait médecine?

J'en étais là de mes pensées quand une main ferme m'empoigna et me repoussa en arrière. La silhouette d'Hohenheim prit ma place et s'agenouilla à côté de son fils qui leva vers lui des yeux embrumés.

— Ah, c'est toi, fit-il d'un ton pâteux.

— Allonge-toi.

Le père ne dit rien de plus et claqua des mains avant de les apposer sur le ventre de son fils. Une lueur rougeâtre me rappelant le cercle de la pierre philosophale en jaillit, et je clignai des yeux en comprenant qu'il était en train de le soigner par Alchimie.

Hohenheim blêmit et retira ses mains dans un sursaut. Puis il passa l'une d'elles sur son visage avec l'expression de quelqu'un qui venait de se prendre une énorme baffe.

— Il va… ? demandai-je, livide.

— … Non, il n'est pas en danger de mort. En tout cas, pas tant que je suis dans le coin, souffla l'Alchimiste. Mais… oh, Edward, qu'est-ce que tu as fichu ?

L'adolescent leva des yeux flous et endoloris vers son père, avec une expression confuse et presque coupable. Il n'y avait pourtant pas de colère dans la voix de l'adulte, seulement de la compassion. Après un instant de flottement, Hohenheim leva les yeux vers moi.

— Ça va aller, fit-il du ton calme et ferme qui était le sien. Je me charge de lui. Vous, occupez-vous des civils et des militaires. Donnez-leur quelque chose à faire avant qu'ils n'aient l'idée de provoquer de nouveaux conflits.

— Oui, vous avez raison. Prenez soin d'Ed.

— Bien sûr.

— Tiens le coup, Edward.

— Oui, chef.

Je fis me redressai et fis un signe de main auquel Edward parvint à répondre, me rassurant un peu. Mais en quittant l'infirmerie improvisée pour retourner à mon travail d'évacuation, je me sentis hanté par l'expression de tristesse indéfinissable de Hohenheim alors qu'il se penchait pour lui parler à voix basse.


L'arrivée à Solesbourg allait sans doute être spectaculaire pour les habitants. Izumi avait rejoint Rose, qu'elle traitait avec beaucoup de tendresse et d'attention, et pour distraire Edward que l'oisiveté rendait aussi agacé qu'agaçant, j'avais accepté de faire une petite leçon de conduite de moto. Il apprenait vite, mais était trop peu prudent à mon goût. En même temps, à quoi d'autre pouvais-je m'attendre avec lui ?

Après l'avoir un peu sermonné, j'étais remonté derrière lui pour former l'avant-garde de convoi, qui arrivait aux pieds de la ville. Je devinais que Solesbourg s'était mise en effervescence en voyant arriver une cohorte de militaires et je leur fis signe de s'arrêter à bonne distance avant de continuer ma route. Un militaire à cheval, fusil à la main, vint à ma rencontre.

— Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? fit l'homme d'une voix sévère.

— Général de Brigade Steelblue, répondis-je en mêlant mensonge et vérité. Nous sommes des survivants de Liore, répondis-je. Loyaux à Grumman. Il paraît qu'il a fait sécession.

— Et vous ?

— Fullmetal Alchemist, en cavale depuis que j'ai désobéi à King Bradey ! répondit Edward en pointant fièrement de ses deux pouces vers sa poitrine

L'homme nous scruta, ainsi que les militaires derrière nous. Nous n'étions pas agressifs, mais je comprenais sa méfiance. Il y avait assez d'hommes pour prendre une petite ville comme Solesbourg sans difficulté.

— Dites-moi, vous avez bien vu arriver des péniches chargées de vivres récemment, non ? fis-je avec un sourire en coin.

— Je… en effet.

— Qui ont été installées dans les docks près de la rivière, avec une poignée de gardiens qui ne vous ont rien dit sur leur usage prévu ?

L'homme resta silencieux, me fixant d'un air indécis.

— C'est notre commande ! répondis-je en claquant des mains avec mon plus large sourire. Plus sérieusement, vous n'avez rien à craindre de nous, notre intention est de bivouaquer près de la rivière, puis de continuer notre route vers le sud. Si vous voulez, je peux même prévenir mes troupes qu'ils se feront tirer dessus s'ils s'approchent de Solesbourg sans autorisation préalable. Ça vous va ?

— Euh… je… suppose.

L'homme était désarçonné. Ce n'était sans doute pas comme ça qu'il imaginait les survivants d'une ville disparue, encore moins un Général de Division. Mais comme il n'avait pas plus envie d'engager un combat que nous, l'accord fut rapidement accepté. Je revins vers les troupes, leur expliquai que personne n'avait le droit de monter en ville sans mon autorisation, au risque de provoquer un conflit ouvert. J'ajoutais aussitôt que les dérogations concerneraient uniquement les besoins médicaux urgents et qu'il était hors de question d'avoir des communications privées avant notre arrivée à Youswell.

La nouvelle fut accueillie tièdement, mais l'arrivée aux docks qui contenaient d'impressionnantes quantités de nourritures dérida bien vite les troupes. La découverte des tonneaux de bière et de whisky acheva de leur mettre du baume au cœur. Grummann avait pensé à tout.

Tout le monde commençait à s'installer pour bivouaquer ou vouloir taper dans les réserves, et il me fallut beaucoup d'autorité ainsi que le mégaphone d'Edward pour structurer l'installation, organiser les repas et gérer les demandes particulières. Mes ordres furent moins précis que je l'aurais voulu, m'obligeant à faire quelques correctifs, mais une fois les choses mises en place, je pus annoncer qu'une soirée se tiendrait dans le troisième hangar. Edward m'assura qu'il gérait l'animation, et comme j'avais d'autres chats à fouetter, je lui fis confiance sans creuser davantage.

Cavalant au milieu des militaires, il se mit en quête de musiciens parmi eux, puis me fit parvenir une liste d'instruments qu'il souhaitait récupérer pour organiser un concert. Je ne pouvais rien lui promettre, mais je parvins à en emprunter une partie en négociant dur à Solesbourg. Je repassai devant le bar où les piliers que j'avais vus une semaine plus tôt me reconnurent et me posèrent de nombreuses questions. Finalement, leur curiosité fut telle qu'ils se joignirent au petit convoi qui m'avait accompagné.

Ils ne furent pas déçus en découvrant qu'Edward avait transmuté une scène improvisée et se tenait au milieu, perché sur un tabouret au milieu d'une vingtaine de militaires qui s'étaient assis par terre et discutaient avec animation. Rose se tenait en retrait de la scène, sa fille toujours en écharpe, assise entre Izumi qui veillait toujours sur elle et une militaire qui lui parlait d'un ton inquiet.

— Ah, Hu – Steelblue ! Tu nous as trouvé quoi ?

— Deux guitares, un saxophone, un violon, une trompette, un hélicon… Par contre, une batterie, tu m'excuseras, mais c'était UN PEU ambitieux de transporter ça !

— On s'en arrangera, fit Edward avec son plus large sourire. Alors, les gars, vous avez des morceaux en commun ? On pourrait jouer High Hopes ? Qui la connaît ?

Trois personnes levèrent la main et Edward claqua les siennes d'un air satisfait.

— Parfait ! Ça va le faire ! Pour la batterie, ça ne sera pas l'idéal, mais je peux toujours transmuter quelque chose avec ce qui traîne ici. Ensuite…

Les pleurs de Dolly troublèrent les préparatifs, faisant tourner tous les regards. Rose la mit au sein avec une mine embarrassée, tandis que les militaires présents à proximité baissaient le nez, honteux de ce que l'Armée avait fait, il y a près d'un an. Après quelques murmures, l'un d'eux se leva pour lui parler et s'inclina devant elle. Je n'entendais pas ce qu'il disait, mais cela ressemblait à des excuses pour ce qu'avaient fait ses collègues. Un peu rassuré, je repartis m'occuper du reste du bivouac, sachant que dès que j'aurai poussé la porte du hangar, j'allais me faire assaillir par quelques centaines de questions.

J'étais le premier surpris de voir qu'Edward semblait avoir à ce point la situation en main, mais cette constatation me réjouissait. Pour autant, je n'étais pas prêt pour la soirée qui s'annonçait.


— Qui aurait pu deviner que le Fullmetal Alchemist savait chanter ? demanda mon voisin en éclatant de rire alors qu'Edward s'inclinait sous les applaudissements et les cris joyeux.

— Pas moi, avouai-je avant de boire à mon tour.

La soirée était bien avancée et la fête battait son plein. Grummann n'avait pas lésiné sur l'alcool et une partie des troupes avaient déjà perdu le combat face à une alliance d'éthanol et de fatigue. Beaucoup de militaires étaient partis dormir dans le hangar le plus éloigné. Hohenheim avait renoncé à la fête et veillait avec attention, surveillant d'éventuels fuyards qui voudraient quitter le camp pour annoncer que le régiment était toujours bien vivant, et Edward lui faisait manifestement tout à fait confiance.

Débordant d'enthousiasme, il chantait et dansait sur scène, oubliant ses blessures et ses automails grinçants, sortant son répertoire et improvisant sur le reste. Au cours de la soirée, je le découvris capable de chanter à trois voix avec Rose et la militaire présente plus tôt, de faire des claquettes entre deux pintes et même d'improviser des sketchs quand il annonçait un nouveau morceau en repliant avec emphase son majeur de métal qui ne se fermait plus depuis le combat. Bref, il semblait capable de tout et si plein d'énergie que cela en était presque épuisant.

Il était joyeux aussi, prenant manifestement plaisir à animer la soirée, ravi de voir les autres entonner Fanchon ou d'autres chants à boire. Il semblait parfaitement dans son élément dans ce spectacle improvisé, avec ses petits couacs qui ne le rendaient que plus authentique et festif. Ce soir, tout le monde mangeait à sa faim, buvait, et se réjouissait d'être en vie. Nous fêtions notre victoire dans les règles de l'art en refusant de penser à demain, à la gueule de bois et aux futurs combats qui se profilaient.

Edward lança un nouveau morceau, incitant les soldats à l'accompagner.

— QUI A LA PÈCHE ? s'exclama-t-il dans le mégaphone, soulevant une série de clameurs. OUAIS, SUPER ! ET QUI SE SENT LOURD ? OKAY ! VOUS N'INQUIÉTEZ PAS, ÇA VA LE FAIRE ! TEAM BALOURDS, ON TAPE DEUX FOIS DES PIEDS, UNE FOIS DES MAINS, ET UNE PAUSE ! ÇA VA, VOUS N'AVEZ PAS TROP BU, VOUS ARRIVEZ ENCORE À COMPTER ?

Les personnes qui avaient choisir leur camps s'exécutèrent, trouvant leur rythme et faisant résonner le hangar au milieu des rires, tandis qu'Edward fendait la scène de long en large.

— ET LA TEAM PÈCHUS ! ON CLAQUE CINQ FOIS DANS LES MAINS, COMME ÇA : TATATATATA ! AU TAQUET ! ET VOUS AVEZ UNE PAUSE APRÈS, SI VOUS ÊTES ASSEZ BALAISES VOUS POUVEZ BOIRE UNE GORGE DE BIÈRE À LA FIN DE CHAQUE MESURE ! ÇA VOUS VA ? PARFAIT ! CONTINUEZ ! VOUS AVEZ LE GROOVE ! YEAH ! C'EST PARFAIT, CONTINUEZ COMME ÇA !

Edward se tourna vers l'orchestre improvisé et lança le morceau, joyeux et plein d'énergie, puis, quelques mesures plus loin, se mit à chanter en bondissant sur scène avec une énergie qu'il n'était pas censé avoir. Un saut un peu trop ambitieux fit flancher son automail, il roula au sol, profita de son élan pour se rattraper par une pirouette et finir perché sur sa jambe valide, avant de se redresser et de jeter son automail en avant pour le retendre et recommencer à marcher en chantant.

Je n'arrivais pas à croire qu'il parvenait si facilement à mener un spectacle, lui découvrant un talent improbable, tout en sentant intuitivement qu'Edward avait le caractère et les compétences idéales pour ça. Je me jurais tout de même de lui demander quand il avait appris à faire tout ça.

— Du coup, qu'est-ce qu'on va faire, après ça ? demanda l'homme attablé à côté de moi entre deux gorgées de bière.

Il était moins bien gradé que moi, mais je le sentais bien et répondis en toute honnêteté.

— Je ne sais pas encore. Cela dépendra beaucoup de Grummann et de Bradley. J'aimerais éviter le conflit, mais…

— Le Généralissime nous voit comme un outil, hein ? Il était prêt à nous laisser crever dans cette transmutation.

Je hochai la tête. Annoncer ce genre de nouvelle n'était pas plaisant, mais il fallait avouer que ce fait avait rangé de notre côté de nombreux soldats qui, jusque-là, n'avaient pas d'opinion tranchée sur les relations entre Central-City et la région Est. Il y avait un ennemi clairement défini contre lequel se rassembler et c'était bien pratique.

— Moi, je suis prêt à me battre pour l'arrêter. Je vais être honnête, je n'ai jamais digéré la manière dont les choses se sont passées à Ishbal. Mais j'ai aussi des amis à Central, je n'ai pas envie de me battre contre eux. Alors… qu'est-ce qu'on va faire ?

— Chercher des alliés. Le plus d'alliés possible. Et faire un plan.

— Je pourrai vous aider ?

— En partie, oui. Mais il y a des choses que je ne peux pas vous dire.

— Pourquoi ? Vous ne me faites pas confiance ?

— C'est surtout que vous ne me croiriez pas, répondis-je avec un sourire en coin.

Le militaire s'apprêta à protester, mais s'arrêta.

— … Vous avez sans doute raison. Avant de vivre… ce qui s'est passé à Liore, je ne pensais pas que des choses pareilles pouvaient arriver.

Une vague de sifflements monta et je tournai la tête vers la scène, écarquillant les yeux en découvrant que la silhouette blonde était entourée par l'éclat bleu d'une fin de transmutation qui la laissa enveloppée dans des vêtements manifestement féminins et très avantageux. De son uniforme noir habituel, Edward avait créé une robe blanche aux ourlets d'un noir d'encre, plutôt couvrante, mais très moulante. Je restai figé, désarçonnée par cette silhouette totalement féminine qui se déhanchait sur un morceau aux airs de tango, et mal à l'aise de sentir que cette transmutation à vue avait échauffé l'esprit de plusieurs militaires autour de moi, qui avaient entrevu les lignes d'un corps féminin auquel je n'étais pas encore habitué.

À ce moment-là, Ed se tourna vers le fond de la scène, dévoilant un dos nu qui descendait beaucoup trop bas et provoquant une vague de cris enthousiastes.

— Sexyyy ! s'écria un militaire juste derrière moi.

— Eho ! fis-je en me retournant d'un ton indigné. Quinze ans, bordel !

L'homme se figea, interloqué, et je jetai un coup d'œil inquiet de voir Edward dans un rôle qui ne me plaisait plus du tout. Il dansait de manière trop lascive, avec des poses qui rentraient en contradiction avec la vision que j'avais de lui. Tout cela me semblait anormal, dangereux. Mais Edward aimait le danger, plus qu'il ne l'admettait. Le temps que la chorégraphie, je le fixai en silence, effaré. Je le scrutais en me rendant compte que, même avec tous les efforts du monde, en cet instant, je ne pouvais pas voir autre chose qu'une jeune femme sur scène.

Mais Edward était un homme, avait toujours été un homme.

À moins que…?

— Je ne comprends plus rien, marmonnai-je en buvant une pinte. Je suis peut-être trop vieux pour ces conneries.

Puis Edward salua à la fin de son numéro sous un tonnerre d'applaudissements, et annonça qu'il prenait une pause avant de lancer le mégaphone à l'un des militaires qui entonna une chanson à boire que les autres reprirent avec beaucoup de cœur et de fausses notes.

De mon côté, je me perdis dans des réflexions inquiètes sur la suite. En réalité, je ne savais pas trop ce que nous aillons faire après ça : nous avions retrouvé des ossements de beaucoup d'Homonculus et c'était une excellente nouvelle, mais… cela ne suffirait pas. S'il n'y avait eu qu'eux, et Dante, je ne me serai pas trop inquiété, mais avec le QG de Central et des Généraux véreux, ou tout simplement loyaux envers l'autorité, il ne fallait pas seulement s'attaquer à des ennemis immortels, mais aussi mener un coup d'État.

Un coup d'état, avec les inévitables combats qui l'accompagneraient, les morts, et, si nous réussissions, la terrible responsabilité de gérer l'après.

Je ne me sens pas prêt pour ça, pensai-je en me passant la main dans les cheveux. J'ai pas l'étoffe d'un chef, moi, je veux juste faire mon job tranquille et retrouver ma famille.

— TOURNÉE GÉNÉRALE !

— GÉNÉRAL !

Je tendis mon verre avec un sourire, décidant que ce problème attendrait demain et que je pouvais quand même célébrer cette victoire avec les autres. Je bus avec délice, avant qu'Edward déboule bruyamment sur scène, de nouveau habillé en homme, le visage fermé. Il arracha le mégaphone des mains du chanteur et la mélodie se disloqua tandis qu'il prenait la parole d'une voix vibrante de colère.

— Alors, y'a un militaire qui vient d'essayer de me prendre de force alors que je sortais chiottes. Si vous pensiez que c'était une idée, je vous préviens, il est encore en train de chercher ses dents.

Il parlait moins fort que tout à l'heure, quand il devait couvrir la musique et les cris, mais cela n'empêcha pas sa voix de résonner clairement aux alentours. Les rires et discussions restantes s'évanouirent en quelques secondes et je sentis un coup au ventre en constatant que mes inquiétudes étaient fondées. Ça n'aurait jamais dû arriver, et pourtant, c'était le cas.

— Je vais pas vous le cacher, je suis un peu énervé, et surtout, je me demande : comment c'est possible d'être des queutards pareils ? Vous pouvez pas DEMANDER avant, bordel ? ! Vous nous prenez pour quoi, des sacs de viande ? À quel moment vous croyez que forcer quelqu'un c'est sexy ? À quel moment vous pensez que c'est acceptable de faire ça ? À quel moment vous croyez que vous avez le droit de traiter quelqu'un comme un objet ?

Sa voix électrisée de colère résonna dans le hangar, faisant tomber un silence de mort.

— La prochaine fois que vous êtes intéressé par quelqu'un, avant de la sortir, commencez par vérifier que l'autre est bien d'accord. Et je vous préviens, je m'en fous que vous soyez un militaire ou pas, j'en ai rien à branler de votre âge, de votre grade ou du nombre de kilos de muscles que vous avez, si j'apprends que vous avez voulu violer quelqu'un, que vous ayez réussi ou non, je viendrai en personne vous arracher les couilles et vous les faire bouffer. Est-ce que c'est clair ?

L'adolescent, qui avait ralenti sur ces derniers mots, scruta la foule pétrifiée. On aurait pu entendre une mouche voler.

— Voilà, c'était tout ce que j'avais à dire.

Il tendit le mégaphone au militaire qui le prit machinalement et le regarda partir d'un air hébété, restant planté là sans savoir quoi faire après cette prise de parole. L'adolescent traversa l'estrade d'un pas inégal qui trahissait son taux d'alcoolémie élevé. Je me penchai pour rattraper ma bière et la boire cul sec pour faire passer l'amertume de ce qui venait de se passer, avec l'intention de le rejoindre juste après pour voir ce que je pouvais faire pour lui.

— Ah, et si vous vous posiez la question à mon sujet, je peux vous gagner du temps. À moins que vous soyez Roy Mustang, la réponse est « NON, je ne suis pas intéressé ».

En entendant ces mots, je recrachai ma bière par le nez et me retrouvai plié en deux par une violente quinte de toux, renversant une bonne part de mon verre.

— Je n'ai plus besoin d'être dépucelé, ajouta la voix de l'adolescent, et je sais déjà que vous ne tiendriez pas la comparaison.

ATTENDS, QUOI?!

— Donc n'insistez pas, me faites pas chier, passez une bonne soirée et tâchez d'être des humains décents, conclut-il avant de rendre de nouveau le mégaphone et de partir de la scène en faisant des pas chassés de claquettes.

Je le regardai parcourir les planches à travers des yeux baignés de larmes, essayant de retrouver mon souffle et un cerveau opérationnel.

QUOI?!

Non, mais non!

J'ai mal entendu, hein?

Ou c'est une blague? C'est ça, hein? Une blague…

En retrouvant Edward au campement Ishbal, avec sa teinture et son changement de sexe, j'avais eu le sentiment d'avoir loupé une marche ; mais avec ce que je venais d'entendre, je compris que c'était plutôt l'escalier tout entier.

Quand, comment?

Mais c'est pas possible!

Un truc comme ça n'a pas pu arriver! C'est pas possible, j'ai mal compris un truc…

Nos échanges à propos de mon meilleur ami me revinrent en mémoire avec un nouvel éclairage et je me sentis outré.

Je posai ma choppe, décidant de repasser à l'eau après les derniers événements, puis fendis la foule d'uniformes pour rejoindre Edward dans les coulisses. J'entrevis effectivement un militaire recroquevillé par terre, la gueule en sang, et me contentai d'un regard méprisant avant de repartir en quête d'Edward.

Je ne savais pas si j'étais plus admiratif de sa réaction violente, mais légitime, après son agression, ou effaré par tout le reste.

Par-dessus tout, j'étais inquiet qu'il arrive un problème à l'adolescent-e. La foule de militaires me paraissait tout à coup très menaçante.

Finalement, je le trouvai à la sortie des toilettes et l'attrapai par les épaules.

— C'était quoi, ça ?

— Ça quoi ? Le con qui a essayé de me foutre la main dans le slip ?

Je restai figé, incapable de savoir quoi répondre. Il vacillait, et je compris qu'il avait beaucoup trop bu.

Sobre, il aurait sans doute frappé son agresseur — et il aurait eu raison — mais il ne serait jamais revenu sur scène pour ajouter ces dernières remarques devant tout le monde.

— Je suis furax et j'ai soif.

Je lui tendis ma gourde qu'il attrapa pour la vider en trois gorgées, s'arrêtant aussitôt pour recracher.

— Mais c'est de l'eau ? ! s'indigna-t-il.

— Et c'est pas plus mal ! répondis-je d'un ton sévère. Je ne sais pas combien de litres d'alcool tu as dans le sang, mais je ne pense pas me tromper en disant qu'il y en a trop. En plus t'es mineur. Bois de l'eau si tu ne veux pas avoir la gueule de bois de ta vie demain matin.

— Rabat-joie.

— Et Edward… est-ce qu'on peut parler de ce qui vient de —

— OH ! J'ADORE CETTE CHANSON ! s'exclama l'adolescent, m'ignorant pour se précipiter vers la scène.

Il voulut y remonter et je l'attrapai par le col, refusant de le laisser partir aussi facilement. Il se laissa faire et se contenta de danser à mes côtés en rejoignant les autres, l'équilibre précaire. Il finit par tomber, rouler au sol et partir en fou rire, allongé dans la poussière, les bras en croix. Je le relevai et lui tendis de nouveau ma gourde en comprenant qu'il était plus atteint que je ne le pensais.

Je décidai aussitôt de le materner pour éviter qu'il ne vive ou fasse un malheur, et cela s'avéra vite être une expérience épuisante. En l'espace d'une demi-heure, il tenta de verser de la bière en passant le pichet par dessous sa jambe — un désastre — déclama un poème sorti de nulle part, éclata en sanglots sur mon épaule avant de s'arrêter instantanément pour attraper à manger dans un plat qui lui passait sous le nez, me fit un câlin en clamant toute l'affection qu'il avait pour moi, annonça bruyamment qu'il devait retourner aux chiottes, réclama de danser le rock, beugla une chanson grivoise en cœur avec les autres, vomit dans une caisse vide et finit par s'endormir sur mon épaule après avoir tenté de me partager des réflexions aussi pointues qu'incompréhensibles sur l'Alchimie.

Une fois sûr qu'il s'était endormi pour de bon, je poussai un très long soupir avec l'impression d'avoir essuyé un tsunami. Je n'avais évidemment obtenu aucune réponse à mes questions et je sentis que j'allais devoir veiller sur l'adolescent le temps qu'il dessoule pour avoir une vraie conversation.

Et boire beaucoup d'eau d'ici là.


Quand je me réveillai quelques heures plus tard, ce fut au milieu d'un type particulier de charnier, dans lequel les soldats étaient vivants quoique peu vaillants et où les cadavres étaient ceux des verres et bouteilles. J'avais porté sous le bras un Edward somnolent pour le traîner dans la zone que nous avions aménagée pour garder Rose et sa fille à l'écart des soldats et du danger qu'ils pouvaient représenter.

Ed y avait fini sa nuit en ronflant bruyamment, et en constatant que d'autres soldats s'animaient sous la lumière matinale, j'avais bien été obligé de reprendre la direction des opérations, même si j'avais moi-même un bon mal de crâne, la gorge pâteuse et la nausée. Les soldats les plus frais avaient commencé à reprendre en main le rangement des lieux. Je sentis chez certains un malin plaisir à faire du bruit, sans doute pour se venger du fait que le chaos de la soirée s'était prolongé tard dans la nuit. J'avais ensuite retrouvé Hohenheim qui m'avait fait un point sur les quelques soldats dissidents qu'il avait empêché de fuir durant la fête. Les choses se passaient plutôt bien, jusqu'à ce qu'un soldat édenté m'attrape par l'épaule.

— Efcufez-moi Général Fteelblue.

— Oui ? fis-je avec une pointe de méfiance.

Je n'en étais pas sûr à cent pour cent, mais il me semblait reconnaître le militaire qu'Edward avait frappé dans la nuit.

— Le vieil Alchimifte refufe de me foigner. J'ai un ami à qui il a refermé le ventre en un claquement de doigts, et lui, il refuse de me reffouder les dents !

Je me pinçai les lèvres, le comportement de Hohenheim confirmant mon intuition.

— Et… ?

— Fous ne foulez pas le confaincre de le faire ?

— Écoutez, si Hohenheim a refusé, c'est qu'il y a de bonnes raisons pour cela. Votre ami serait mort s'il ne l'avait pas soigné, mais je ne crois pas que l'Elexirologie soit une science qui se pratique à la légère.

— Mais ! Fous poufez pas me laiffer comme fa !

— Écoutez, je sais que c'est frustrant, mais il faudra attendre un peu et passer par des soins conventionnels.

Ça vous laissera le temps d'assimiler que vos actes ont des conséquences, me retins-je d'ajouter.

Ce n'était pas comme cela que j'étais censé gérer mes troupes, et même si je me réjouissais intérieurement de voir l'agresseur puni, je savais que c'était un mauvais penchant, qu'il fallait que je garde autant d'objectivité que possible pour prendre les bonnes décisions. Je coupai court à la conversation sous prétexte que j'avais autre chose à gérer et soupirai en m'éloignant de l'homme.

Pfff, quelles emmerdes de se retrouver en charge d'un régiment.

Je continuais à distribuer les ordres et à demander des points sur l'avancement, les stocks, l'organisation… J'aurais voulu partir dans la matinée, mais vu l'état des troupes, j'avais très vite compris que nous aurions de la chance si nous parvenions à décoller avant le soir. Il fallait trouver des solutions pour transporter les vivres et l'eau et remettre les lieux en état avant notre départ.

Il allait aussi falloir expliquer aux soldats ce que j'attendais d'eux à partir de maintenant… mais en vérité, mis à part « aller à Youswell », je n'avais pas de plan bien défini. J'ajoutai mentalement à ma liste qu'il fallait que je recontacte Shieska. Je n'avais pas communiqué avec elle depuis le bref télégramme « Allons bien. Voyageons en bonne compagnie avec grand frère. Embrasse ma fille. E. I. & H. N. » que je lui avais envoyé alors que nous étions encore à Liore, pour rassurer Roy.

Roy.

Bordel, c'est vrai.

Le souvenir de ce qu'Edward avait dit la veille me revint comme un coup de poing, et comme la matinée était déjà bien avancée, je me décidais à retourner le voir. Je le retrouvai assis en tailleur contre un mur, une gourde à la main, le visage défait par la fatigue et l'incertitude. Je m'assis à côté de lui.

— Ça va ? demandai-je à voix basse.

— … maloch'veux… marmonna-t-il, voûté sur sa gourde, le teint verdâtre et les cernes bien dessinées. Pourquoi j'ai fait çaaa ?

— Tu avais besoin de décompresser après ce qui s'est passé à Liore… tu n'es pas le seul à avoir abusé, mais je crois que tu y es allé vraiment fort.

Il hocha la tête, but péniblement une gorgée d'eau, lâcha un rot et conclut.

— Plus jamais je fais ça.

— Sage décision. J'espère que tu t'y tiendras, contrairement à d'autres.

Le silence retomba, Edward s'adossa à la tôle de l'entrepôt et laissa son regard se perdre dans le vide.

Une cuite n'était jamais une bonne idée, mais avec les événements, ses blessures et l'état de fatigue dans lequel il se trouvait, les effets étaient d'autant plus dévastateurs. En voyant dans quel état il était, je me sentis coupable à l'idée de ce que je m'apprêtais à faire.

Mais il fallait quand même que je lui pose la question.

— Edward… je sais tu n'es pas bien, mais il faut qu'on parle de ce que tu as dit hier.

— Ce que j'ai dit hier ?

— À propos de Roy.

Ed se figea et se tourna lentement vers moi d'un air inquiet.

— … J'ai parlé de Mustang ?

S'il avait été flamboyant durant la soirée, pétaradant même, ces derniers mots avaient été prononcés d'une toute petite voix, pétrie d'appréhension. Je soupirai avec un mélange de compassion et de malaise. Edward ne se souvenait pas, mais sa réaction montrait bien qu'il avait quelque chose à cacher.

— Tu ne te souviens pas ?

Il secoua négativement la tête, ralentissant avec une grimace endolorie.

Bon… je vais devoir tout expliquer…

— Un militaire avait essayé de te… il avait essayé d'abuser de toi, tu te souviens de ça ?

— Ça me dit… vaguement quelque chose.

— Tu lui as cassé les dents avant de beugler des menaces dans le mégaphone. Quelque chose comme « si j'apprends que vous avez voulu violer quelqu'un, que vous ayez réussi ou non, je viendrai vous arracher les couilles en personne. »

— J'ai dit ça, moi ? demanda-t-il avec une expression défaite. Putain, je me souviens pas…

Il plongea son visage sans ses mains, se massant le front à gestes las, visiblement mal à l'aise.

— Tu as tiré à boulets rouges sur les violeurs, en rappelant que la base c'était de demander aux gens leur avis — c'était utile, vu le contexte, même si ça a jeté un froid. Mais c'est surtout ce que tu as dit après dont je voulais discuter avec toi.

— … C'était pas fini ?

— Tu as annoncé en grande pompe que la seule personne qui t'intéressait était Roy Mustang. Et tu as rajouté autre chose à propos de dépucelage et de tenir la comparaison, mais je ne suis pas sûr d'avoir bien entendu… pour être honnête, j'étais en train de m'étouffer dans ma bière à ce moment-là.

Il y eu un très long silence suite à ma déclaration, puis il se redressa lentement et tourna vers moi des yeux effarés.

— … J'ai dit ça ?!

— Oui.

— … Dans le mégaphone ?

— Oui.

Je ne pensais pas avoir l'occasion de voir quelqu'un rougir et blêmir simultanément, mais ce fut à peu près sa réaction.

— Edward… Est-ce qu'il s'est passé quelque chose avec Roy ?

L'adolescent fit disparaître son visage dans ses mains, se frottant les yeux d'une telle manière que j'avais l'impression qu'il était à deux doigts d'éclater en sanglots. De mon côté, j'étais de plus en plus mal à l'aise d'avoir cette conversation.

— Putain, me laissez plus jamais boire, murmura l'adolescent.

— Ed…

— Oui. Oui, il s'est passé quelque chose avec Roy.

— Vous avez… ? demandai-je, encore trop choqué par l'idée pour parvenir à finir ma phrase.

— Oui.

Le silence retomba, le temps de digérer l'aveu, puis je pris une grande inspiration tâchant de reprendre la parole d'un ton calme.

— Bon… Edward, je crois qu'il faut qu'on ait une conversation.


Il me raconta tout. Enfin, ce que je supposais être tout. Sur sa fausse identité, l'aveuglement de Roy, son propre déni, la tournure romantique qu'avait prise leur relation entachée par le mensonge d'Edward. J'étais tellement choqué par la situation que je ne savais plus quoi dire, à part l'inciter à continuer, poser quelques questions sur des détails. Je découvrais, effaré, ce qu'avait traversé celui que je n'avais jamais cessé de voir comme un enfant, et découvrir ce qu'il avait vécu me brisait le cœur. Je n'arrivais pas à mesurer l'ampleur du choc qu'avait pu subir mon meilleur ami en découvrant la vérité à son sujet. Surtout après avoir… eu des relations sexuelles avec lui.

— Qu'est-ce que vous avez foutu ? soupira-t-il finalement.

— C'est de ma faute. Je lui ai menti, et..

Oh bordel… il doit se sentir tellement mal.

— Je sais… j'ai fait n'importe quoi, et…

— Et tu es un gosse, Ed.

— Hé ! Je ne suis plus un gamin !

— Oh que si ! Et ton affirmation en est la preuve.

Le petit blond fulmina en silence, et son expression boudeuse se transforma en tristesse.

— Il ne pardonnera jamais, n'est-ce pas ?

— Ça… il y a un risque, en effet.

Edward eut un sourire bordé de larmes qui aurait bouleversé n'importe qui.

— Est-ce que c'est ça, creuser sa propre tombe ? Je me disais que je ne pouvais plus imaginer ma vie sans lui, et maintenant…

Je restai là, silencieux, à encaisser le choc de ces révélations. Je sentais qu'Edward était mélancolique depuis la bataille de Liore, et même avant cela, je l'avais retrouvé éprouvé, nerveux derrière son comportement théâtral. J'avais l'intuition qu'il avait souffert, que ce qu'il traversait était dur, mais j'étais à mille lieues d'imaginer à quel point et de quelle manière. Comment les choses avaient pu déraper à ce point ? Comment Roy avait-il pu traverser ça sans rien m'en dire ? Je l'avais eu au téléphone plusieurs fois, et il ne m'en avait jamais parlé… pourquoi ?

Je savais pourquoi. Cet aveu me mettait terriblement mal à l'aise, et Roy l'avait sans doute pressenti, préférant me le cacher.

Comme si on pouvait espérer étouffer une histoire pareille.

La première émotion qui m'était venue était une vague de dégoût, suivi d'un mélange de tristesse et de colère. Edward était sincère, je le sentais dans son regard et dans sa voix nouée. Mais… l'idée que ces deux-là aient pu… aient pu…

Je n'arrivais pas à assimiler le concept tellement l'idée était dérangeante.

Était-ce parce que j'étais un père ? J'étais incapable de voir Edward autrement que comme un enfant, alors que Roy, comme moi, faisait partie du monde des adultes. Une génération d'écart, ou presque. La pensée d'un tel décalage me hérissait le poil, avec toute l'affection que je pouvais avoir pour l'un et l'autre. Sans compter que d'autres aspects de leur relation étaient tout aussi problématiques.

— … Tu l'aimes ?

— À en crever. Je sais que j'ai déconné, mais j'aimerais… s'il y a la moindre chance pour qu'il me pardonne un jour…

— Ed… Je vais être très honnête, coupai-je en voyant son regard suppliant. Sur ce coup-là, ne me demande pas de t'aider.

— Pourquoi ? souffla-t-il… Tu penses que je ne le mérite pas ?

Je restai silencieux quelques secondes et pris une grande inspiration, me préparant à me montrer sérieux comme rarement.

Je n'aimais pas être sérieux. Ce n'était jamais bon signe.

— Parce que tu lui as menti, que tu l'as trahi, et que le connaissant, c'est beaucoup lui demander de passer par-dessus une chose pareille. Parce que, même si tu n'en as jamais eu l'intention, tu l'as mis dans une situation intenable. Encore plus, si, comme ton récit le laisse penser, il a eu des sentiments pour toi.

Je repris mon souffle, le cœur serré de voir le petit blond de parer d'une expression de plus en plus défaite.

— Mais même si ça s'était passé différemment, je ne pourrais pas te soutenir, Ed. Ce serait indécent de ma part d'encourager quelqu'un d'aussi inexpérimenté que toi à sortir avec lui, même si je vous adore tous les deux. Comme tu dis, tu n'étais jamais tombé amoureux avant, et… Je fais partie des personnes qui le connaissent le mieux, je peux t'assurer qu'il n'est pas fait pour toi. Il a le double de ton âge, des responsabilités que tu n'imagines même pas et la mort de milliers de personnes sur la conscience. C'est un coureur de jupons qui a testé à peu près tout ce qu'il est imaginable de faire avec une ou plusieurs femmes consentantes, il est alcoolique et dépressif — réellement dépressif. Avoir une relation avec quelqu'un, ce n'est pas juste flirter ou s'envoyer en l'air, c'est aussi affronter les pires moments, les faces les plus sombres. Et crois-moi… tu n'es pas prêt à affronter la face obscure de Roy Mustang.

J'étais peut-être le pire ami du monde de le descendre en flammes devant la personne qui l'aimait, en tout cas, vu le regard étincelant et les sourcils froncés d'Edward, c'était son opinion. Mais ces mots étaient ceux d'un adulte qui voyait la marche immense qui les séparait et dont Edward n'avait pas conscience, obsédé par son mensonge. Moi qui avais porté Roy à bout de bras il y a des années, je savais à quel point c'était difficile à encaisser. Edward avait déjà bien assez à faire avec ses propres problèmes, et face au carnage émotionnel qu'il avait décrit, je ne pouvais tous simplement pas imaginer d'issue heureuse à leur histoire. Alors, le mieux à faire était de le dissuader à tout prix.

— Tu as fini ? fit sèchement l'adolescent d'un ton qui me donna un instant l'impression que c'était lui l'aîné de nous deux.

Je me redressai, surpris par sa réponse. Ce n'était pas de sentir affleurer une colère contenue qui m'étonnait. Le connaissant, c'était plutôt qu'il ne la laisse pas exploser. Il se tenait très droit et ses yeux semblaient presque lancer des éclairs, pourtant c'est d'une voix parfaitement calme qu'il répondit.

— Je sais que je suis la pire personne possible pour le job et que je lui ai fait plus de mal que de bien. Et je sais que tu as raison sur toute la ligne, sur le fait que je ne suis qu'un gosse et que Roy a des problèmes qui me dépassent sans doute très largement… Mais je suis aussi convaincu qu'il mérite à peu près tous les efforts que je pourrais faire pour lui. Et pour ce qui est d'être prêt…

Il fit une pause, prit une inspiration et continua d'une voix calme, mais ferme.

— Je n'étais pour à peu près aucune des choses qui me sont arrivées au cours de ma vie. Ni à l'abandon de mon père, ni à la mort de ma mère, ni à l'échec de notre transmutation, ni à ce qui est arrivé à Nina et Alexander, ni à ce que j'ai vécu dans le cinquième laboratoire et tout le reste… et je ne parle même pas de cette semaine. Pourtant, je suis toujours là.

Il y avait une fierté flamboyante, presque guerrière, dans le mouvement de tête qui avait ponctué sa dernière phrase. Je me sentis soudainement dominé par l'énergie brute qu'il dégageait et la résolution sans faille qui brûlait son regard. C'était comme si le voile s'était déchiré, et que son enveloppe d'adolescente vulnérable, écrasée par les événements, avait révélé une lame d'acier trempé.

J'avais beau connaître Edward depuis ses douze ans, à cet instant, je me sentis pétrifié.

— Je me suis juré d'être là pour lui… si lui veut bien de moi.

Et toute sa prestance et son assurance s'évanouirent dans ces derniers mots, laissant sa voix aussi ténue et nouée qu'au début de la conversation.

— Si ce n'est pas le cas — et je le comprendrai, continua-t-il précipitamment en ignorant la fragilité que laissait filtrer sa voix, si ce n'est pas le cas, je l'accepterai, parce que je sais que je l'aurai mérité et que je n'ai pas le droit d'attendre de lui qu'il me pardonne pour ce que j'ai fait. Et ça n'arrivera peut-être jamais… Mais ça, c'est à lui de le décider. Ni à moi… ni à toi. Meilleur ami ou pas.

Il y eut un long silence durant lequel je me mordis la lèvre, pianotant nerveusement sur mes genoux pour ne pas rester immobile, tandis qu'Edward croisait les bras, me fixant avec une telle intensité que j'évitais bientôt son regard. Je finis par lâcher un long soupir, puis retirer mes lunettes pour me masser l'arête du nez. Pour dire la vérité, je me sentais aussi assommé que si j'avais participé à un match de boxe… que j'avais sans doute perdu. Je soupirai de nouveau avant de reprendre la parole.

— Je voudrais juste qu'il soit heureux, avouai-je d'un ton plus calme et bien plus triste.

— Je sais… moi aussi.

— Je ne sais même pas si c'est seulement possible que ça arrive un jour.

— C'est ton meilleur ami, tu devrais avoir davantage confiance en lui, fit remarquer Edward. En tout cas, moi, je veux croire que ça arrivera. Quitte à avoir tort… ou que ça soit avec quelqu'un d'autre que moi, fit-il en haussant les épaules avec un sourire douloureux qui démentait sa nonchalance.

Le silence retomba une nouvelle fois, laissant la place au brouhaha des préparatifs un peu plus loin.

— Je suis désolé, je suis allé trop loin, soufflai-je, honteux d'avoir parlé de Roy d'une manière pareille. Je ne voulais pas être blessant.

— Ne soit pas désolé, ça m'a aidé à mettre mes pensées au clair, fit Ed en me lançant son premier vrai sourire depuis le début de la conversation. Maintenant, on devrait se remettre au boulot, après tout, on a un coup d'État à mener, n'est-ce pas ?

L'adolescent sauta sur ses pieds, vacilla, s'étira et repartit s'activer au milieu des soldats, discutant avec animation des préparatifs et de l'organisation à avoir. Je regardais partir sa petite silhouette blonde dont les cheveux dansaient au rythme de ses pas, happé par le sentiment dérangeant de ne pas comprendre qui il était réellement. Une image me vint en tête, celle d'une pierre composite aux reflets imprévisibles. Tantôt masculin, tantôt féminin, tantôt enfant, tantôt adulte, tantôt naïf, tantôt cynique, tantôt fragile, tantôt puissant. Sa vraie nature se trouvait sans doute quelque part dans l'alliage improbable de tout cela, mais elle m'échappait à chaque seconde.

Je me demandais quel genre de personne Edward allait devenir, une fois que toute cette folie serait terminée, dans quelles voies il s'engagerait et ce qu'il laisserait derrière lui, et je me rendis compte que j'étais incapable de le prédire.

Lui non plus, sans doute.

Je le vis éclater de rire en parlant avec les soldats et ne pus m'empêcher de sourire à mon tour. Peut-être que c'était à cause de ça que Roy était tombé amoureux. Parce qu'il avait le même éclat qu'une lampe au milieu de l'obscurité, une lumière si forte qu'elle déchirait ses propres ténèbres à défaut de les faire disparaître. Peut-être parce qu'il était aussi imprévisible et insaisissable qu'une flamme.

J'étais convaincu de mon discours quand je l'avais prononcé, et rien n'avait changé en pratique. Leur histoire était trop tortueuse pour bien finir, ils étaient trop blessés, l'un et l'autre.

Pourtant, sa réponse m'avait assez pris au dépourvu pour parvenir à me faire douter.

Je me rendis compte que j'avais envie qu'il me donne tort et secouai la tête en me levant à mon tour.

Je n'étais pas prêt à accepter cette idée.

Pas encore, du moins.

Je tâchai de faire abstraction de tout ce qu'Edward m'avait raconté pour me concentrer sur les préparatifs. Même s'ils étaient inoccupés pour le moment, je tenais à laisser les hangars en bon état. Par principe, mais aussi, pour me prouver que j'arrivais à garder un minimum d'emprise sur ces hommes que je dirigeais sans savoir de véritable autorité sur eux ni les connaître réellement.

S'ils décidaient de se rebeller contre leurs nouveaux donneurs d'ordre, des Alchimistes comme Edward, Izumi et Hohenheim pouvaient s'en tirer en vie… mais moi ?

Je n'avais aucune chance, et cette idée trottait dans un coin de ma tête. La plupart des soldats présents ici venaient tout droit de Lacosta, où ils étaient arrivés en masse et avaient fait reculer l'ennemi. À défaut d'avoir combattu à mes côtés, ils avaient eu des échos de mon implication dans les préparatifs de défense en tant que Steelblue… mais l'incartade de la veille m'avait rappelé que, même si j'avais davantage confiance dans les troupes de Grummann que celles de Bradley, elles restaient une masse d'individus, et qu'un individu parmi d'autres pouvait être capable du pire.

Il suffisait d'un homme, un seul, pour courir à la catastrophe.

Sans compter les soldats de Central-City qui avaient été sacrifiés dans la foulée, juste parce qu'ils étaient au mauvais endroit, et à qui je ne faisais pas franchement confiance.

Enfin, vu la cuite que tout le monde s'est prise la veille, je doute qu'ils soient très combatifs aujourd'hui.

J'espérais que la fête avait au moins permis de créer ou renforcer des liens. Pour ce qui était du discours qu'Edward avait tenu, il avait eu le mérite de faire réagir. En passant entre les soldats qui remballaient leurs affaires, j'entendais des échos de discussion, entre choc et malaise. Certains, comme moi, avaient toujours la nausée en pensant à ce qu'avaient subi les habitantes de Liore, mais d'autres avaient des réactions plus ambiguës à ce sujet… et ils étaient plus nombreux que je l'aurais voulu.

En dépit de cette ambiance un peu étrange, les préparatifs arrivèrent au bout — quelques heures plus tard que prévu — et nous étions prêts à partir pour Youswell. Restait la terrible question : qu'allions-nous faire une fois arrivés sur place ?

Il faut que je récupère des journaux, pour savoir quel traitement médiatique Central-City a réservé à la bataille de Liore et la disparition de ses habitants. Ce sera un tissu de mensonges, mais il faut tout de même savoir lesquels pour mieux les combattre. Et en savoir plus sur les relations entre la région Est et la capitale. Que je sache dans quel genre de guêpier on s'est mis…

Tout à mes pensées, je mis quelques secondes à comprendre que quelque chose d'anormal se passait. Des éclats de voix qui avaient un ton différent de celui de lieutenants préparant le départ. Une voix en colère, des cris… des coups peut-être.

— Et merde, sifflai-je entre mes dents.

Tout se passait trop bien, il fallait bien qu'il arrive quelque chose, n'est-ce pas ? Je jouais des coudes pour atteindre l'orée d'un cercle qui s'était formé entre des soldats et… Edward, qui venait de lancer son poing dans le visage de l'un d'entre eux en hurlant.

— TU MENS !

— ED ! ARRÊTE ! m'exclamai-je ne me précipitant dans le cercle.

Je ne savais pas ce qui s'était passé, mais en attendant de saisir le contexte, il fallait que je sorte l'adolescent de son état de rage dévastatrice. Il avait déjà distribué des coups, et il y avait dans son regard une rage animale, terrifiante, que je n'aurais jamais imaginée chez lui. En me jetant sur ses épaules pour le tirer en arrière et l'empêcher je rouer de coup son opposant, je sentis une peur sincère me nouer le ventre.

Edward était assez bon combattant pour me jeter à terre sans effort s'il le voulait vraiment. Je ne pouvais compter que sur mon autorité et l'affection qu'il m'accordait pour retenir ses coups.

— TU ! TE ! CALMES ! tonnai-je en serrant de toutes mes forces le fou furieux qui se débattait dans mes bras.

— MENTEUR ! cracha le petit blond. Tu dis ça parce que j'ai frappé ton pote, c'est ça ?! Parce que je ne tolère pas que vous soyez des salopards de violeurs ?

— Je mens pas, espèce de taré ! Tu crois que j'aurais inventé ça ?!

— « ça » quoi ? demandai-je en mettant toute mon autorité.

— Roy Mustang a tué le Général Hawkeye quand elle a essayé de s'évader.

Un vide intense m'envahit, et je manquai de lâcher Edward sous le choc. Je restai quelques secondes, incapable de parler, incapable de penser face à cette annonce d'une horreur inimaginable.

Il y a un truc, il a forcément un truc.

Roy n'aurait pas fait ça.

Jamais.

— Quand ? Comment ? demandai-je d'un ton froid, resserrant ma prise sur l'adolescent qui tremblait de tous ses membres.

— Il y a une dizaine de jours. Elle s'est évadée de sa cellule, elle est tombée sur lui en fuyant et il lui a tiré une balle dans la tête.

Edward eu un spasme dans mes bras, tandis que je restai calme, trop choqué pour réagir vraiment.

— Ça ne lui plaît pas, parce qu'il veut se le taper, mais c'est vraiment arrivé ! Il y a eu des témoins ! Et même eu un procès ! cracha l'homme, le nez en sang, l'index pointant Edward qui, faute de pouvoir le frapper, se décomposait dans mes bras.

— J'en ai entendu parler, oui, confirma un homme dans la foule. La prisonnière qui s'est fait tirer dessus au QG de Central.

Un autre confirma, puis d'autres encore, assassinant mon espoir qu'il ait menti dans le seul but de blesser Edward.

— Il y a eu un procès, et ce mec n'a rien eu ! Un pote de Bradley, oui ! On sait qu'il a activé le cercle !

Des murmures aux alentours affleurèrent. Nous, amis — ou plus — avec l'ennemi ? L'idée allait nous faire perdre toute autorité si elle se diffusait. C'était à peu près la pire chose qui pouvait nous arriver dans ce contexte.

Et moi, je devais gérer ça avec l'idée que mon meilleur ami en avait tué une autre.

Et Edward.

Qui ne disait plus rien et respirait trop vite, mal. En le tenant, je ne pouvais pas voir son visage, mais je percevais sa détresse. La situation était hors de contrôle et lui aussi.

— Qu'est-ce qui se passe ? Edward ?!

Rose, qui s'était faufilée devant l'attroupement, entra sans hésiter dans le cercle pour en tirer l'adolescent, qui se laissa faire comme un pantin sans âme. Le militaire face à lui protesta, mais elle se retourna avec un regard de rage flamboyante.

— Vous ! cracha-t-elle. Ne faites pas plus de mal que vous n'en avez déjà fait !

Elle n'avait pas eu besoin de parler très fort dans le silence électrique qui était tombé sur les lieux. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus, avec sa gamine en écharpe et ce je-ne-sais-quoi de douloureux et violent qui hantait la jeune femme, même pas majeure. Elle enveloppa Edward de son bras et ordonna aux autres de se pousser pour les laisser passer.

Je me redressai, tâchant de reprendre contenance, mais en réalité j'étais tout aussi sous le choc. Et avec les révélations qu'Edward m'avait faites dans la matinée, je comprenais qu'il ait pété un boulon dans cette situation.

C'était trop à gérer pour un gamin de quinze ans. Enfin, seize, comme il l'avait corrigé au cours de son récit.

C'était déjà trop à gérer pour quelqu'un comme moi.

Mais personne d'autre ne pouvait le faire à notre place.

— Vous savez quoi ? Le départ est reporté. Je vais enquêter sur le sujet. Je ne suis pas Roy Mustang et je ne veux pas « me le taper », comme vous l'avez dit si poétiquement, mais il me paraît peu probable qu'il ait tué sa collègue de sang froid. Mais si ce que vous dites est vrai, ça change beaucoup de choses. Et nous devons savoir qui nous devons combattre.

Il était impossible que Roy ait fait une chose pareille. Qu'il entre dans un état de folie meurtrière face à des ennemis, je l'avais déjà vu. Qu'il tente de se suicider aussi. Mais qu'il tue Hawkeye, une de ses plus proches amies ? Non, ça ne tenait pas debout. Si c'était réellement arrivé, Envy devait avoir été quelque part dans la balance. D'un côté ou de l'autre de l'arme. Je ne voyais pas d'autre explication. Je savais que, contrairement à moi, Roy serait capable de tirer sur Envy, quand bien même il prendrait l'apparence de la personne qu'il aimait le plus au monde.

En tout cas, une chose était sûre : j'avais besoin de savoir ce qui s'était passé. De savoir si Hawkeye était bel et bien morte. Si Roy était devenu fou ou pas.

De contacter Shieska, en espérant que cela ne nous mette pas davantage en danger.

— Vous, allez vous faire soigner en attendant mon retour. D'ici là, pas de combats de rue, rappelai-je à la ronde. Si vous avez un différend, adressez-vous à Hohenheim et réglez-le à l'amiable.

— Et si vous ne revenez pas ? lâcha le soldat, méfiant.

— Si je ne reviens pas ? C'est que l'on m'aura tué, répondis-je avec un sourire sans joie. Mais Hohenheim sera en charge. Il n'a aucun lien avec Central et vous a tous sauvé la vie, directement ou indirectement. Croyez le, à défaut de me croire, moi. Allez, j'y vais, répondis-je après un instant de flottement.

Je quittai le cercle au milieu d'une mer de murmures, sentant mes entrailles se retourner.

Je n'allais pas bourrer l'homme de coup de poing — on ne tirait pas sur le messager — mais la perspective de la mort de Riza m'horrifiait.

Si je ne pouvais rien faire pour changer le passé, il fallait que je prenne en main le futur. Et s'il y avait quelque chose d'autre qui m'inquiétait particulièrement, c'était la réaction d'Edward. Ce gamin portait déjà trop sur ses épaules, et une nouvelle pareille…

J'arpentais les hangars, cherchant où lui et Rose avaient pu disparaître, puis j'entendis des pleurs et une voix rassurante.

— Ça va aller, respire doucement. Ça va aller.

Je me précipitais dans le couloir, trouvant Rose accroupie et Edward, effondré comme je ne l'avais jamais vu, pleurant, suffocant, accroché à l'épaule de son amie comme un noyé à son radeau. Je compris qu'il s'était liquéfié dès qu'il avait échappé aux regards, et que l'information qu'on lui avait jetée en pleine tête était la violence de trop.

Je m'accroupis à mon tour, posant une main rassurante sur sa tête, la caressant dans l'espoir de l'aider à se calmer. Il se redressa légèrement, tenta d'articuler en vain, rattrapé par les hoquets, la toux et les larmes. Le visage rouge, la gorge nouée, dévasté, il donnait tous les signes d'une crise de panique et peinait même à respirer. Le voir comme ça me faisait mal au cœur, mais était-ce surprenant ?

Non, ce qui était anormal, c'était qu'il ait eu la force de tenir jusque-là sans sombrer.

Je me mis en retrait de mes propres émotions, de mes doutes, de ma peur face à un avenir encore plus incertain que je ne le pensais, et pris une grande inspiration.

— Edward… Il y a un truc. Je ne sais pas quoi, mais il y a forcément un truc. Ça ne peut pas s'être passé comme il l'a dit. Je le connais, tu le connais. Tu le sais.

Le petit blond hocha la tête sans parvenir à répondre, tandis que Rose le berçait doucement contre son épaule.

— Je ne peux pas te promettre que Riza est toujours en vie… mais la moindre des choses, c'est d'essayer de comprendre ce qui se passe. J'ai des contacts avec Shieska. Avec Grumann… Il y a bien quelqu'un qui pourra nous en dire plus… D'accord ?

— J-je veuxp-pas sav… Si…

Il articulait mal, mais je compris l'idée. Si c'était la vérité, il préférait encore l'ignorer. Je posai une main sur son épaule, la serrant doucement.

— Je vais aller à Solesbourg pour contacter les autres. Je peux y aller seul, ou attendre que tu te sentes mieux pour m'accompagner. Comme tu préfères.

L'adolescent leva vers moi ses yeux dorés, baignés de larmes, perdus. Ce n'était plus un héros, un alchimiste, un guerrier ou une meneuse de revues. Il n'était plus rien d'autre qu'un gosse, effondré, perdu, incapable même de choisir entre m'accompagner ou me laisser partir.

Je réalisai que, si le soldat avait dit la vérité, et qu'il en entendait la confirmation en direct, il ne le supporterait pas.

Que c'était à moi, en tant qu'adulte, d'aller chercher la vérité. Seul.

Je n'avais pas pu le protéger de l'assaut de Liore… mais c'était mon devoir, aujourd'hui, de faire barrage entre lui et la mort d'Hawkeye, le crime de Roy. De faire tampon entre lui et la réalité, de faire le tri des événements avant lui annoncer les choses aussi délicatement que possible.

— Je ne veux pas que Riza s-soit morte, sanglota-t-il.

— Je sais… répondis-je. Moi non plus, Ed. Moi non plus.

Je le serrai dans mes bras quelques secondes, le sentant fragile comme jamais, puis me redressai.

— Je vais y aller seul. Reste avec Rose, tu as besoin de te remettre de tout ce qui s'est passé.

Edward hocha la tête, visiblement soulagé que je décide pour lui, et renifla bruyamment. Le bébé, qui dormait jusque-là en écharpe, se réveilla et se mit à pleurer à chaudes larmes. L'adolescent, les joues encore trempées de larmes, lui caressa la tête, prenant sur lui pour parler d'un ton rassurant malgré sa voix rauque.

— Oh non, Dolly, ne t'y mets pas aussi… Rose ne va jamais s'en sortir si on pleure tous les deux !

— Elle doit avoir soif, souffla sa mère d'un ton d'excuse.

Je me sentais rassuré de voir Edward retrouver un peu de contenance, même s'il était toujours sous le choc.

— Je vais enquêter à Solesbourg, je reviens te dire ce que j'ai appris le plus vite possible. Tiens le coup, ajoutai-je en lui serrant l'épaule.

— Chef oui chef, murmura-t-il en s'adossant à la paroi tandis que Rose s'installait pour allaiter à côté de lui.

Qu'il semblait fragile à cet instant… plus encore que quand je l'avais retrouvé gravement blessé après l'assaut de Liore.

— Bon, Rose, je te le confie… essaie de l'empêcher de casser des dents d'ici mon retour.

— Je ne promets rien, fit-elle avec un soupir. J'ai du mal à lui donner tort quand il le fait.

J'esquissai un sourire, leur fis un dernier salut, croisai Hohenheim à qui je résumai la situation, puis partis récupérer la moto pour rejoindre la ville. Nous n'étions pas loin, j'espérais régler ça vite. Malgré tout, en démarrant le moteur, je sentis la peur me rattraper. Qu'allais-je apprendre ? Si Roy en était réellement à tuer une proche comme Riza, Shieska n'était-elle pas en danger ? Et moi, étais-je encore son ami, ou m'avait-il trahi en même temps que ses valeurs ? Comment les choses avaient-elles pu en arriver là ?

Est-ce que je n'étais pas exactement en train de foncer dans un piège ?

Je serrai les dents en roulant à toute vitesse en direction de la ville.

Déconne pas, Roy.

Dis-moi qu'il y a un truc.

On a trop besoin de toi.

Ed a besoin de toi.