Bonne année !

Je trouve ça hyper carré et satisfaisant que 2024 commence par un lundi, pas vous ?

Plus sérieusement, je vous souhaite une belle année à venir, pleine de joie et d'accomplissements. De mon côté, mon but est simple : continuer à raconter des histoires, à commencer par celle-ci.

à ce sujet... vous vous souvenez que ça fait des années que je dis que la septième partie sera la dernière de Bras de fer ? Hé bien, vous allez rire... J'ai beaucoup bossé sur le scénario et notamment le découpage durant cette fin d'année, et un nombre conséquent de chapitres a poppé avec cette "mise à jour" de l'arc final. Tellement de chapitres que je me suis rendu compte que la partie 7 risquait de dépasser le nombre limite de pages imprimables...

Du coup... ça vous dit, une 8e partie ? :D (j'espère que ça vous dit, parce que sinon je suis mal barrée XD)

En terme de publication, ça ne change pas grand-chose ici, puisque je tâcherai de continuer à poster au même rythme. C'est juste que vous avez encore pas mal de chapitres en perspective avant la fin. C'est surtout pour le projet de version papier que ça change les choses.

Parce que oui, je n'ai pas abandonné l'idée de sortir l'intégrale au format papier. J'ai étudié la question et je pense passer par de l'impression sur demande, qui devrait me permettre de ne pas avoir à gérer de stock, puisque chacun pourra passer commande comme il le souhaite via le site de l'imprimeur et le recevoir directement chez lui. Soyons honnêtes, ça restera pas donné, entre l'inflation du papier et le nombre conséquent de pages des livres, mais c'est la meilleure option pour tout le monde. Au moins, elle ne dépendra pas du nombre de gens intéressés par le projet, comme l'aurait été un Ulule, et vous pourrez vous arranger à votre rythme au lieu de devoir lâcher une grosse somme d'un coup.

Et EVIDEMMENT, rien ne vous obligera à acheter cette version papier, l'histoire restera disponible intégralement ici.

En tout cas, j'ai relu et commencé à mettre en page la première partie, et je vais tâcher d'avancer la suite petit à petit. Comme je veux faire un dessin continu sur le dos des livres, je serai obligé d'attendre d'avoir fini et de sortir tout en même temps. Ce n'est donc pas pour tout de suite !

Bref, assez d'annonces, revenons au chapitre. Je l'ai coupé en deux parce qu'il était très long et qu'il contenait beaucoup d'infos. En relisant, je me suis dit qu'il passerait mieux en deux partie, mais ça ne sera pas le cas des chapitres suivants qui devraient rester dans un seul morceau. (Moi, en faire trop ? Je ne vois pas de quoi vous voulez parler...)

Bref, bonne année et bonne lecture ! 3


Chapitre 105 : Sincérité — partie 1 (Edward)

— Ça va aller, Ed. On est ensemble, toi et moi. Tout va bien se passer, maintenant.

C'était faux, je savais bien que c'était faux, mais je m'en fichais. Al était là.

Mon frère était là, et j'étais infoutu d'arrêter de pleurer.

— Je suis désolé… soufflai-je d'une voix nouée.

— T'inquiètes pas, Ed.

J'étais incapable de calmer les sanglots qui me secouaient. Le soulagement que j'avais à retrouver Alphonse était infini et je n'arrivais pas à reprendre la main après avoir lâché prise. La honte me rattrapait et je regrettais déjà de m'être laissé aller.

Tu parles d'un héros…

Des mois que j'espérais le revoir et je n'avais même pas été fichu de faire autre chose que d'éclater lamentablement en sanglots dans ses bras. Moi, le grand frère, l'aîné, le tapageur, je m'étais montré faible alors qu'il n'en avait pas besoin. Il avait combattu à Lacosta, il avait souffert et portait encore des cicatrices de son combat, et moi…

— Je suis désolé, répétai-je, ce n'était pas comme ça que j'imaginais nos retrouvailles.

— Je suis juste heureux de te revoir, Ed.

Il s'en fichait. Il s'en fichait réellement, et j'aurais dû m'en douter. Al était là, près de moi, aussi doux et chaleureux qu'il l'avait toujours été. Mais il me semblait différent. Plus fort, plus…

Je me dégageai de ses bras pour lever les yeux vers lui.

— Putain, mais tu m'as dépassé !

Al ouvrit des yeux ronds, réalisant tout à coup qu'il baissait son regard vers moi, puis parti dans un grand fou rire.

— Et toi, t'as pas changé d'un poil !

C'était faux et nous le savions tous les deux, mais son affirmation me fit du bien. Je n'avais plus que deux alternatives : ruminer sans fin sur le fait que mon petit frère m'avait dépassé en taille pour la deuxième fois — quoique, le temps où il était en armure pouvait être considéré comme de la triche — ou accepter que je ne pouvais rien changer à cela et me laisser emporter par son rire contagieux.

Son rire eut raison de moi, et je me laissai aller à la joie d'être là, avec lui.

Al était différent, mais aussi lumineux que dans mon souvenir, avec ses cheveux trop longs, son visage rouge et ses joues brillantes de larmes. Je réalisai que lui aussi avait pleuré et me sentis soulagé de ne pas être le seul.

— On est encore loin de Youswell… Tu nous attendais ?

— Je t'ai senti venir.

— Oh…

Comme Hohenheim?

— Toi aussi, bafouillai-je, tu… ?

Je restai en suspens, bien incapable de formuler ma question.

— Al ! s'exclama Hugues avant de se précipiter pour le serrer dans ses bras, le soulevant de terre avant de le relâcher pour poser les mains sur ses épaules. Je suis tellement soulagé de te retrouver entier ! Tu nous as fait peur, tu sais ? Tu n'imagines pas la tête qu'Ed a tiré quand j'ai dû lui raconter la bataille et lui dire que je ne savais pas ce que tu étais devenu…

— Oh, j'imagine très bien, répondit mon frère avec un sourire coupable.

— On s'est fait un sang d'encre pour toi, fis-je en le serrant dans mes bras une nouvelle fois, attirant sa tête contre mon épaule, l'obligeant inconsciemment à se baisser pour être à ma taille.

— Et moi, alors ! se rebiffa-t-il. C'est à cette heure-là que tu arrives ?! Comment tu as fait pour mettre trois semaines à aller de New Optain à Youswell ? Tu as fait le trajet sur les mains ou quoi ?

— Je suis passé par Liore, répondis-je.

À son visage fermé, je compris qu'il avait eu vent des derniers événements qui avaient eu lieu là-bas, ou du moins de la version officielle. Il tourna les yeux vers la foule de militaires qui avaient eu le temps de nous rattraper durant nos embrassades.

— Je te présente la pierre philosophale de Dante, fis-je en déployant mon bras. Enfin, une partie seulement, les civils de Liore se sont réfugiés plus au Nord.

— Oh…

— Ouais.

Je m'autorisai un sourire un peu trop fier, tandis que le visage de mon frère s'éclairait.

— C'était vrai alors, toutes ces rumeurs ? Tu as réussi ?! Tu les as tous sauvés ?

— Pas tous… mais beaucoup.

Pas tous

— Purée, tu es un héros.

Je sentis mon cœur rater un battement, et réalisai à quel point j'avais eu besoin de ça.

Al m'avait manqué plus que tout — ou presque. Pas seulement parce que c'était mon frère, mais aussi parce que j'existais en partie dans ses yeux, dans l'admiration qu'il pouvait avoir pour moi. C'était lui qui avait fait de moi le Fullmetal Alchemist, en me poussant à être chaque jour un peu plus le héros qu'il voyait en moi. Je ne méritais plus cette admiration depuis longtemps, mais ce regard me faisait du bien quand même.

— J'étais pas tout seul, hein. J'aurais jamais réussi sans Hugues, Izumi et… Hohenheim.

Un instant, j'eus l'impression que j'aurais pu dire « notre père », mais je ne parvenais pas à m'y résoudre.

— Papa est là ?!

— Quelque part là-dedans, oui.

Al ouvrit de grands yeux et se précipita au milieu des militaires, sans aucune peur, redevenant en un claquement de doigts ce petit enfant que j'avais vu grandir, contrairement au père qu'il partait chercher en m'abandonnant sans hésiter. Je me retrouvai là, seul avec Hugues et la moto, dans un silence gêné.

— … Je te sens un peu vexé, commenta-t-il.

— Mais attends ?! T'as vu ça ? m'indignai-je en désignant la foule. Ça fait des mois qu'on ne s'est pas vus, et…

— Et ça fait combien d'années qu'il ne l'a pas vu ?

Je refermai la bouche, plus ulcéré que je ne voulais l'admettre. Je savais bien que Hugues avait raison. Mais tout de même…

J'étais peut-être trop rancunier, mais mon frère ne l'était décidément pas assez.

— Va le rejoindre, souffla Hugues d'un ton réconfortant. Je vais continuer à guider les troupes.

Je hochai la tête et avançai au milieu des uniformes, fouillant des yeux les silhouettes sans trop savoir où les trouver. Puis, je les vis. Al était tombé dans les bras de notre père, qui le serrait doucement contre lui. Il y avait dans cette vision une tendresse insupportable.

Contrairement à moi, mon frère lui avait pardonné d'être parti. Il avait toujours eu cet amour inconditionnel, sans même savoir ce qui s'était réellement passé. Le voir ainsi me fit réaliser à quel point j'en étais moi-même incapable. Je me sentis jaloux.

Allez, merde, j'ai plus douze ans! Mon frère est heureux de le retrouver, et c'est sans doute réciproque. Je ferais mieux de me réjouir de ça.

Malgré tout, en m'approchant d'eux qui parlaient à toute vitesse, les yeux brillants de se retrouver, je me sentis mal à l'aise, comme si je n'avais pas ma place. Ils se parlaient comme s'ils s'étaient quittés la veille et cela me dépassait encore plus. Comment Alphonse pouvait discuter avec lui aussi naturellement, alors qu'il avait été absent de nos vies pendant si longtemps ?

— Oh, vous avez utilisé l'effet de rebond pour le cercle de transmutation ? Mais c'est génial !

— J'ai enseigné ça à ton frère, mais je ne savais pas que tu connaissais cette technique.

— Je l'ai apprise de la Porte, et j'ai essayé de le mettre en pratique de temps en temps, mais… oh, Ed ! Papa m'a expliqué ton plan, c'était vraiment brillant !

— Je ne sais pas combien de temps l'illusion tiendra, mais on a réussi à mettre les bâtons dans les roues de Dante et sauver les autres, c'est déjà ça…

— Je suis impressionné !

Al se tourna vers moi et son visage se teinta d'inquiétude en réalisant que je boitais lourdement. Son regard remonta de mon automail défectueux à mon visage, encore couvert de cicatrices et de contusions. J'avais beau guérir vite, toutes ces blessures étaient profondes, et Hohenheim s'était contenté de stopper les hémorragies, gardant de ses forces pour soigner tous les autres.

— Glutonny ne t'a pas loupé…

— Il s'est donné du mal, mais c'est moi qui l'ai eu !

Malgré mon sourire victorieux, le regard de mon frère s'appesantit, et j'eus l'impression qu'il me sondait, son expression se décomposant. Comme s'il savait. Cette idée me fit remonter des choses auxquelles je n'avais pas envie de penser dans un spasme.

Pas maintenant.

Détourner l'attention.

— Tu sais qu'il Izumi est là aussi, Al ? Et, oh, j'ai aussi retrouvé Rose.

— Oh, Rose ! Elle va bien ?

J'essayai de sourire, mais n'y parvins pas vraiment.

— Elle va. Elle a changé. Viens, on va les voir.

— Al, je suis heureux de te revoir, souffla Hohenheim. On se retrouve tout à l'heure, je vais aider à guider et installer les troupes. Profite bien de tes retrouvailles.

Mon frère hocha la tête, me suivant presque à regret. Tandis que nous traversions la foule, main dans la main, je sentis qu'il me retenait un peu, regardant en arrière malgré lui.

— Je n'arrive pas à croire qu'il soit vraiment là. En plus, il n'a pas changé…

— Non, hein ? Toujours la même tête de nœuds super lâche.

— Tu es encore en colère contre lui, Ed ?

Comment ne pas l'être?

Je serrai les dents, puis me forçai à relâcher la mâchoire. Oui, j'étais encore en colère… mais ce n'était pas cela que je voulais partager avec lui. Sentir sa main dans la mienne, voir sa silhouette aux épaules bien plus larges que lors de notre séparation me mit un coup au cœur. Une nouvelle fois, je réalisai à quel point mon petit frère avait changé.

À quel point il avait grandi.

Sans moi.

Et de mon côté, pendant ce temps…

Je poussai un soupir, chassant mes ruminations et l'idée cruelle que, si heureux que je sois, je n'étais peut-être pas encore prêt à le retrouver. Pas avec ce qui s'était passé à Liore.

Il faudra que tu en parles.

Mes entrailles se nouaient de nouveau et je sentis la main d'Al se resserrer sur la mienne.

— Ça va ? s'inquiéta-t-il.

Je me retournai, ouvris la bouche pour répondre oui, et me figeai. Dans ses yeux brillait un éclat de tristesse qui donna l'impression qu'il savait tout avant même que je lui aie dit quoi que ce soit. Comme s'il avait le même don que Hohenheim. Cette pensée me retourna l'estomac. Je ne pouvais pas lui parler de ça. Je ne pouvais pas lui parler de Roy, de tout ce qui s'était passé et me faisait tant honte…

Seulement, la dernière fois que je m'étais interdit d'avouer la vérité à une personne que j'aimais, les choses avaient très, très mal fini. Je ne voulais plus jamais recommencer cette erreur.

Plus jamais.

Soit honnête.

— Ça… j'en ai bavé ces dernières semaines. Il faudra que je t'en parle, mais… pas maintenant. Je n'ai pas le courage. Quand on sera au calme.

— D'accord. On va déjà retrouver Rose et Izumi, que je leur dise bonjour. Tu me raconteras quand tu te sentiras prêt.

C'est tout?

Je ne savais pas si je devais être soulagé ou déçu de son manque de curiosité apparent. Puis je me souvins que mon frère n'était jamais indifférent.

— … merci.

Il continua à avancer, bien qu'il ne sache pas vraiment comment était organisé le convoi, et je le rejoignis après un instant d'hésitation. Je me sentais désarçonné par la simplicité de sa réponse, son acceptation sans condition.

— Tu as dû en baver aussi, soufflai-je.

— Un peu, avoua-t-il. Mais je te raconterai ce soir.

Je hochai la tête, trouvant cela logique, et désignai le fourgon d'un grand geste de main. Al obliqua vers lui et s'étouffa tout à coup dans une quinte de toux aussi inattendue que violente. Il m'éloigna d'un geste de main le temps qu'elle se calme, puis reprit sa marche comme si de rien n'était.

— Ça va ? Qu'est-ce qui t'arrive ?

Il avait l'air de trouver ça banal.

— Rien de grave. C'est juste un contrecoup de la bataille de Lacosta, minimisa-t-il.

Je fronçai les sourcils, avant de réaliser ce qu'il voulait dire par là. Hugues m'avait parlé du gaz utilisé par l'ennemi durant la bataille, héritage volé du projet Manticore. J'avais, sans le savoir, contribué à l'évasion de son créateur, et voilà que cela s'était retourné contre mon frère quelques mois après.

Encore une erreur à ajouter à ma longue liste.

Mortifié, je le guidai sans me sentir capable de relancer la conversation. Al parla pour deux, plus loquace que dans mon souvenir.

— Elle est là, finis-je par dire.

Je sautai à côté de Rose à l'arrière du fourgon en marche.

— Monte, ça sera plus simple.

Elle était en train de changer Dolly qui se tortillait sur le drap de laine, protestant de ses pleurs criards.

— Oui, je sais que tu as faim, mais il faut te changer d'abord, tu es trempée ! Merde !

Elle avait laissé échapper un juron en même temps que le lange qu'elle tenait à la main. Celui-ci tomba, se défaisant au passage. Je le ramassai et le repliai sans peine avant de le lui rendre, fort de nos semaines de cohabitation.

Et avec, toujours, ce petit pincement au cœur.

Al, lui, ouvrit des yeux ronds, regardant la brune empaqueter le petit être dans les langes avant de le mettre au sein.

— Rose ?

La fille-mère releva les yeux et le regarda d'un air surpris.

— … Qui es-tu ?

— C'est moi, Al !

— … Le Al ? Le frère d'Ed ?

— Mais oui ! Tu ne reconnais pas ma voix ? fit mon frère en se désignant avec un sourire gêné.

Rose cligna des yeux trois fois, puis s'autorisa un sourire.

— Si, je te reconnais maintenant. Excuse-moi, mais tu as tellement changé, c'est très perturbant ! Il va falloir arrêter d'être méconnaissables, tous les deux ! Comment voulez-vous que je m'en sorte sinon ?

Al éclata de rire et je complétai à son intention.

— Quand on s'est retrouvées, j'avais encore une teinture noire et j'étais dans un endroit réservé aux femmes, alors tu imagines qu'elle était un peu surprise !

— … Tu es devenue maman… bredouilla Al.

— Je n'ai pas vraiment choisi, souffla-t-elle.

Mon frère, qui comprenait facilement, se laissa tomber à genoux à côté d'elle, la regardant, regardant son enfant d'un air endolori, et, malgré tout, un peu émerveillé. Comme toute personne faisant face à Dolorès, il ne savait pas comment réagir devant ce petit paquet de chair et de pleurs qui portait malgré lui l'ambiguïté d'une vie pleine de promesses et d'une souffrance qui ne s'effacerait pas. Cette enfant non désirée, que Rose aurait préféré ne jamais porter et qu'elle ne voulait pourtant pas détester.

En écho, le jour de la naissance d'Elysia me revint en tête. Je n'avais pas oublié le rire incrédule de Gracia quand elle avait pu tenir dans ses bras son enfant, son regard débordant d'un amour sans bornes qui me rappelait que c'était comme ça qu'une naissance devrait se passer… même si nous étions seuls avec elles, que nous avions paniqué face aux hurlements de douleurs qui avaient précédé sa naissance et à notre méconnaissance profonde du miracle de la vie. Les années étaient passées, et j'étais presque aussi ignorant qu'à l'époque. Cela me fit réaliser une nouvelle fois à quel point Al, Rose et moi étions jeunes, trop jeunes pour ce que nous avions traversé.

Des gosses dans un monde d'adultes, avec des problèmes d'adultes que nous trainions derrière nous, malgré nous.

— C'est un garçon ou une fille ?

— Une fille. Je l'ai appelée Dolorès… mais tu peux l'appeler Dolly.

Elle avait soufflé ces mots du bout des lèvres.

Ce surnom, Rose l'acceptait davantage avec le temps, comme pour adoucir la souffrance de sa naissance. Comment haïr cette petite tête qui avait lâché le sein pour s'y pelotonner, prête à s'endormir ? En en même temps, comment l'aimer, alors qu'elle ne l'avait pas voulu ? Son ressentiment ne disparaîtrait jamais tout à fait, et personne ne pouvait le lui reprocher.

— Bonjour petite Dolly, murmura Al de sa voix la plus douce, tendant timidement la main vers elle pour faire sa connaissance.

L'image que mon frère penché vers elles me brisa le cœur et je détournai les yeux.

Je ne pouvais plus ignorer la douleur dans ma poitrine, alors que la réalité de ce souvenir remontait malgré moi.


— Oh, Edward, qu'est-ce que tu as fichu ?

Perdu dans des spasmes de douleur, je levai les yeux vers mon père qui me regardait avec une expression défaite. Qu'est-ce que j'avais fichu ? Je m'étais battu avec Glutony, je m'étais frayé un chemin au milieu des soldats malgré mes blessures et j'avais mis mes tripes dans la transmutation pour sauver tout le monde. Qu'aurais-je pu faire d'autre ?

À présent que l'urgence s'estompait, mon corps me le faisait payer. Tremblant de tous mes membres, j'avais mal partout, la tête qui tournait, et par moments, des vagues de douleur venaient me clouer au sol, me tétanisant des jambes à la taille et me coupant le souffle.

C'était une douleur que je ne connaissais pas, malgré mes nombreux combats et mes multiples blessures. Face à ce séisme que je ne comprenais pas, je sentais une terreur ancestrale remonter.

Qu'est-ce qui m'arrive?

Pourquoi il me regarde comme ça?

— Ça va aller. Je me charge de lui.

Hugues était là, les bras ballants, baissant des yeux apeurés sur moi. Il partit à contrecœur et me laissa avec mon père. Je sentais que quelque chose n'allait pas, à son regard qui luttait pour ne pas fuir, à ses mains tremblantes.

Est-ce que je vais mourir?

— Je vais te soigner, mais… je ne vais pas pouvoir tout faire.

— D'accord, mururmai-je. Tant que tu te débrouilles pour que j'aie moins mal…

— Justement, je crois qu'il va falloir que tu affrontes cette douleur-là.

— Tu sers à rien, alors, lâchai-je d'une voix blanche.

J'avais tellement mal que j'avais l'impression que j'allais vomir. Je n'étais pourtant pas si blessé… Si ?

Si.

— … Tant que je meurs pas, ça me va, rectifiai-je.

Hohenheim ne répondit pas, concentré à soigner mes plaies les plus graves. Je voyais bien qu'il était préoccupé, que ce n'était pas seulement à cause des dizaines de blessés qui s'accumulaient autour de nous et qu'il craignait de ne pas soigner à temps.

— Je ne vais pas pouvoir rester avec toi après.

— Je sais.

— Edward…

Il me soignait, je le voyais, je sentais les plaies se refermer ici et là, mais j'avais toujours aussi mal.

— C'est quoi mon problème ? Qu'est-ce qui m'arrive ? demandai-je d'une voix pâteuse.

Hohenheim poussa un très long soupir et s'assit pour me faire face.

— Je ne sais pas comment te l'annoncer, honnêtement.

— Accouche.

La douleur me rendait impatient et acide, le voir se tortiller avec une expression mal à l'aise m'agaçait.

— Justement, Ed. Tu as… tu es… tu étais…

— J'étais… ?

— Tu étais enceinte.

Je sentis un grand blanc envahir ma tête et me demandai si je n'étais pas en train de m'évanouir. Je devais avoir mal entendu. Ça ne pouvait pas être vrai. Je ne pouvais pas, je n'étais pas…

— Non, murmurai-je.

— Je suis désolé, mais si…

Les souvenirs remontèrent en désordre, me donnant le vertige. Le ventre rond de Gracia et la naissance d'Elysia. Rose et Dolly. Les hurlements de douleur, terrifiants, l'eau chaude quand j'avais transmuté sans cercle pour la première fois. L'examen médical qu'on voulait me faire passer, juste avant que j'apprenne l'arrivée de Dante au Poulailler. Mon corps d'enfant, masculin. Mon corps actuel, anormal. Fonctionnel. Riza m'expliquant le fonctionnement des règles. Ian Landry pesant sur moi. Le dégoût. Le désespoir ambigu de Rose face à son enfant non voulu.

Roy.

Le souvenir de son corps contre le mien aurait sans doute fait exploser le rouge à mes joues si je n'avais pas perdu autant de sang dans la bataille.

J'avais du mal à respirer, alors qu'une conséquence supplémentaire s'ajoutait à la pile déjà bien trop grande de mes erreurs.

J'aurais dû comprendre, j'aurais dû m'en méfier. J'aurais dû m'en rendre compte. Je connaissais le principe, au moins un peu… mais cela me paraissait tellement irréel et absurde que cela puisse me concerner, moi, que je ne l'avais pas envisagé une seconde. C'était hors du champ des possibles.

Un homme ne pouvait pas tomber enceinte.

Mais aujourd'hui, j'étais bien forcé d'admettre que je n'étais plus vraiment un homme.

— Tu l'ignorais, Ed ?

— … Oui.

J'avais la bouche desséchée, les tempes vrillant de douleur.

C'est pas possible.

— J'imaginais pas… que…

Je me sentais pris de vertige à cette idée. Je me représentais, comme Rose, avec un bébé dont je n'aurais tellement pas su quoi faire. Un petit être qui n'était plus là avant même d'avoir pu exister, dont je ne savais rien, que je n'aurais pas été capable de maintenir en vie, moi qui peinais déjà à m'occuper de moi-même. En un claquement de doigts, je paniquai à l'idée d'être responsable d'un enfant qui porterait en lui le souvenir de son père, un souvenir qui me labourait déjà assez les entrailles. J'avais le vertige face à l'idée d'une responsabilité qui me dépassait largement, si largement qu'elle me terrifia presque plus que l'idée d'affronter Dante et Bradley réunis.

Je n'étais pas prêt pour ça.

Mais ça…

Ça… était mort. Hohenheim me le disait.

— C'est… c'est vraiment fini ?

— Oui… c'est fini. Je peux te soigner toi, et ton corps est résistant, mais… pour lui… je ne pouvais rien faire. Tu as pris trop de coups. C'était… trop.

— D'accord.

J'avais dit ces mots comme si j'avais signé quelque chose, donné un accord. Il s'était passé ce qui devait se passer.

La peur retomba, remplacée par un soulagement mêlé de désespoir. Je me retrouvais là, seul face à quelque chose qui était terminé avant d'avoir commencé, une nouvelle fois, avec une pointe de regret qui m'était étrangère. Je ne comprenais pas pourquoi je me sentais si triste, si coupable. Je n'avais pas fait exprès, je ne le savais même pas !

Mais j'avais honte de ne pas l'avoir su, de ne pas avoir pu faire quelque chose…

Pourtant, je le savais : quand bien même je l'aurais su, qu'est-ce que j'aurais pu faire ? Ça n'aurait rien changé à la situation à Liore, au fait que je devais monter au combat. Et au-delà… comment est-ce que j'aurais pu me sortir d'une situation pareille ?

Ça ne pouvait de toute façon pas arriver. Je ne pouvais pas faire ça.

Je ne pouvais pasêtre ça.

J'adorais les enfants. Jouer avec eux. Faire des batailles de boule de neige avec Nina ou trimballer Elysia sur mon dos faisait partie de mes souvenirs les plus doux. Je m'étais émerveillé de la voir à sa naissance, toute rouge et fripée, laide et fabuleuse à la fois, avec ses tout petits doigts et son tout petit nez.

Pour autant, je ne me sentais pas du tout capable d'être parent, encore moins mère.

Pour ça, il aurait déjà fallu accepter pleinement d'être une femme, alors que je n'étais qu'un enfant dans un corps qui l'avait trahi.

Je croyais que j'étais devenu un adulte, juste parce que j'en avais bavé autant que ceux qui m'entouraient.

Je me rendais compte que c'était faux.

J'encaissais le choc en silence. Hohenheim ne disait rien de plus, n'osant pas me poser de questions ni tenter me réconforter. Il se contentait de m'ausculter pour stopper mes nombreuses hémorragies. Je crois que, quoi qu'il ait pu dire, je l'aurais haï.

Les douleurs étaient d'amples vagues, me laissant tantôt pétrifié pendant une bonne minute, tantôt fourmillant de spasmes endoloris.

— Ça va passer, souffla-t-il. Mais tu risques d'avoir mal encore un moment. Et tu vas perdre encore pas mal de sang. Il faut que tu t'équipes pour ça… et que tu te reposes, d'accord ?

— J'ai pas le choix, hein ? soufflai-je.

— Pas trop, non. Je suis… je suis vraiment désolé.

— Va soigner les autres.

Je roulai sur le côté pour me recroqueviller et échapper à son regard, mais lui resta immobile. Sa présence m'angoissait.

Je ne voulais pas faire face à ça, ni lui rendre des comptes. En tant qu'adulte, il allait m'engueuler pour ne pas avoir fait attention, non ? Pour avoir fait quel quelque chose que je n'aurais pas dû faire ? Ou il allait avoir encore plus pitié de moi qu'avant… et ça n'était pas mieux.

— Edward… tu voulais ce qui est arrivé ?

— Être enceinte ? crachai-je Non, vraiment pas.

— Je te parle d'avant. Ce n'était pas… la personne avec qui… on ne t'a pas forcé ?

J'ouvris de grands yeux, choqué par la question.

L'idée même était inconcevable.

D'autres personnes que lui auraient pu essayer de me violer — certaines avaient tenté d'ailleurs, et s'en étaient mordu les doigts — mais Roy.

Roy, me forcer à… ?

Jamais.

— Non. Pas du tout, fis-je du bout des lèvres.

J'étais tout de même mortifié de devoir avouer à mon père que j'avais couché avec quelqu'un. Que je l'avais voulu.

Que j'avais été assez stupide pour ça.

Je ne m'étais jamais senti aussi misérable.

— D'accord. C'est tout ce que je voulais savoir.

Il était soulagé, et le ton de sa voix me rappela que je n'étais pas comme Rose.

Ce qui m'arrivait aujourd'hui n'était que les conséquences de mes — très mauvais — choix personnels. Ça ne rendait pas les choses plus faciles à assumer, mais je me rendis compte, malgré le choc et la douleur, que j'avais au moins cette chance-là.

— Je me doute que ce n'est pas avec moi que tu auras envie de le faire, mais… parles-en à quelqu'un, souffla-t-il. N'importe qui. Je suis là pour t'écouter si besoin, d'accord ?

— J'ai pas envie de te parler de ça, crachai-je.

— Je sais. Mais si tu continues à tout garder pour toi, tu vas craquer. Certains poids ne sont pas faits pour être portés seuls, Ed.

Je haussai une épaule, comme pour dire à quoi bon, puis le silence retomba. Au bout de quelques minutes, je me retournai pour constater qu'il s'était éloigné pour stopper d'autres hémorragies et sauver autant de gens qu'il le pouvait.

Il avait raison de le faire.

Il n'aurait même pas dû me consacrer autant de temps, alors que chaque minute comptait.

Il l'avait fait parce que j'étais trop important pour lui, parce qu'il m'aimait.

Ça m'énervait quand même.

Je me retournai pour enfouir mon visage dans mes manches et dissimuler mes sanglots d'un geste rageur. J'en avais marre de pleurer, marre de me sentir faible. Au milieu des hurlements de mourants que je croyais avoir sauvés à coup d'alchimie tapageuse, je me sentais plus faible, épuisé et insignifiant que jamais. J'aurais voulu me relever, me donner une paire de claques et me remettre au boulot, il y avait tant à faire… mais je n'y arrivais pas. C'était insupportable. Je m'étais battu, je croyais avoir gagné, et maintenant…

Fait chier.


— Oh, elle m'a attrapé le doigt !

L'exclamation enfantine de mon frère m'arracha à mes souvenirs. Après une grande inspiration, je revins à la discussion, un sourire pas encore sincère fixé au visage.

Ça n'aurait pas été gérable. C'est mieux comme ça.

Je me répétais intérieurement ces mots pour faire taire ce mélange de soulagement coupable et de regrets diffus qui restait dans un coin de ma tête depuis cette discussion avec mon père.

— Ed ?

— Oui ?

Al levait les yeux vers moi, avec l'expression inquiète de celui qui sentait que j'allais mal.

Al savait toujours quand j'allais mal.

— Désolé, je ne suis pas bavard, fis-je en m'accroupissant à côté d'eux. Je crois que je suis encore fatigué du combat de Liore.

— Qui ne le serait pas ? Tu étais repeint de sang quand je t'ai retrouvé, rappela Rose.

— C'est vrai… Et tu m'as bien sauvé les miches ! Est-ce que je t'ai remercié pour ça d'ailleurs ?

— Écoute, tu nous as empêchés de mourir, ça me va comme remerciements !

J'eus un rire un peu faux, tâchant de me raccrocher à cet instant, à la présence d'Al, si magique et pourtant incapable de combler ce vide béant, l'absence de ce que je n'avais pas voulu. Il me lança un de ces regards qui disait qu'il savait que ça n'allait pas, tout en jouant le jeu et répondant avec légèreté. La conversation continua, entre Rose, lui et moi, puis Izumi nous rejoignit et la fin du voyage sembla passer en un claquement de doigts.

Pourtant, il était presque midi quand je me retrouvai face à l'auberge de Youswell, celle-là même dont j'avais été chassé à coups des pieds au cul un an auparavant. Winry en sortit en courant et se jeta dans mes bras avec un cri de joie.

— Edward ! Enfin, tu es là !

— J'ai mis le temps, mais oui, je suis là.

J'avais parlé à mi-voix, avec un ton posé qui ne me ressemblait sans doute pas. Elle me serra contre elle quelques secondes, puis s'écarta de moi pour me contempler des pieds à la tête. J'en profitais pour faire autant.

Elle avait troqué son habituelle queue de cheval contre un chignon maladroit, et portait des vêtements de travail qui n'étaient pas les siens, mais lui allaient tout de même bien. Je la trouvais changée, plus grande que dans mon souvenir — mais peut-être était-ce une idée que je me faisais. Elle me semblait aussi plus forte, plus adulte, plus… femme, aussi.

— Tu as sacrément changé, commenta-t-elle.

— Comment je dois le prendre ? demandai-je, sur la défensive.

Est-ce qu'elle avait dit cela parce que j'avais davantage l'air d'être une femme qu'avant ? L'idée me taraudait, surtout quand mon corps se remettait péniblement de ce qui était arrivé. J'avais beau avoir remis mon uniforme personnel — habits noirs et manteau rouge — j'avais renoncé à me bander la poitrine, autant par confort que par manque de temps à consacrer à quelque chose d'aussi futile que mon apparence. Et comme je m'étais égaré à me travestir au cours de la soirée à Solesbourg, les militaires du convoi avaient sans doute constaté qu'il y avait quelque chose de particulier avec mon corps… mais aucun n'avait osé faire la moindre remarque à ce sujet. Au point de m'avoir laissé penser que les autres s'en fichaient réellement.

J'avais voulu croire qu'il suffisait que je remette ces habits pour être de nouveau perçu comme un homme, mais je me rendais compte que j'avais trop changé dans les yeux de mon amie d'enfance pour la duper encore.

— On voit que tu t'es battu, fit-elle d'un ton d'excuse.

Était-ce vraiment ce qu'elle se disait, ou cherchait-elle à éviter de me vexer en me renvoyant malgré elle à cette féminité dont je ne voulais pas ? Je n'eus pas le temps de me morfondre trop longtemps à ce sujet, puisque la silhouette large et rousse de Roxane passa le pas de la porte à son tour. Elle m'approcha plus calmement, me scruta avec compassion avant de me serrer dans les bras plus délicatement que les deux autres.

— Roxane… tu m'as manqué, fis-je, la gorge plus nouée que je l'aurais cru.

— Eh bien, tu es dans un état…

— C'est sûr que je t'ai habituée à des standards plus élevés quand on était au Bigarré, fis-je avec un sourire coupable. Désolé, je dois sentir le chacal.

Mes habits étaient poussiéreux, et cela faisait des jours que me contentais, comme les autres, de toilettes au gant. Elles étaient d'autant plus minimales qu'il faisait encore froid dans la région et que j'appréhendais toujours que quelqu'un surprenne mon corps féminin durant mes ablutions. Entre une hygiène imparfaite et des pertes de sang abondantes que j'avais gérées comme je pouvais avec les moyens du bord, je me sentais extrêmement sale et malodorant.

— Oh, ne t'inquiètes pas, mes standards en ont pris un coup aussi pendant ma cavale avec les Snake and Panthers.

— Oh, tu les as rencontrés ?

— Oui, et ce que tu m'as raconté d'eux m'a été très utile pour éviter de retourner en prison ! fit-elle en m'assénant une claque dans le dos. Ah, et Dolchatte est adorable.

— Je ne connais que Martel, et encore, très vaguement. La bande va bien ?

— Oh, ils sont en pleine forme. Ils tournent à quoi… un sabotage par semaine ? fit Roxane en riant.

— Je suis contente que ce que je t'ai raconté t'ait aidée à t'en sortir.

Retrouver Roxane réveillait mon habitude de parler de moi au féminin, et je sentis un mouvement de surprise chez Winry.

— Tu dois avoir beaucoup de choses à nous raconter.

— Pas tant que ça…

— Trois fois rien à part partir en cavale, retrouver Izumi et sauver la population d'une ville en bernant Dante, résuma Al d'un ton faussement négligent.

— Et, toi aussi, tu as des choses à raconter ! Monsieur le héros de Lacosta… je veux les détails !

— Avant toute chose… tu ne voudrais pas prendre une douche ? suggéra Roxane. Quand les habitants de Youswell seront au courant que tu es là, tu n'auras plus une minute à toi.

— Genre, une douche chaude? Avec du savon qui ne sent pas le fiel de bœuf ?

— Genre ça, oui.

— Ouuuh, tu m'envoies du rêve, frissonnai-je de manière théâtrale en arrachant un rire aux autres.

Un rire d'autant plus sincère que toutes les personnes ici avaient testé de voyager « à la dure » récemment et comprenaient tout à fait ma réaction.

Roxane n'attendit pas plus avant de me trainer dans l'auberge, où je fus accueilli en héros par Kyle et ses parents.

— Hé bien, qui nous aurait dit que le Fullmetal Alchemist reviendrait chez nous ?

— Vous auriez une chambre pour moi ?

— Toujours ! répondit madame Halling en souriant. Je laisse tes amis te guider.

Je savourai le bonheur de prendre une douche chaude et de me débarrasser de toute la crasse, la poussière, le sang et les pansements qui s'étaient accumulés sur mon corps. Aucune plaie ne saignait, même si ma peau était encore bardée de cicatrices encore fraîches. Je me dépêchais de me décrasser, à la fois pour retrouver mes proches et pour ne pas faire face à ma propre nudité. Le reflet que j'avais surpris dans le miroir en allant attraper ma serviette était celui d'une femme aux multiples blessures, et même si j'étais fier de ne pas m'être défilé à Liore, cette image me laissait mal à l'aise.

Je me séchai vigoureusement, enfilai des vêtements d'homme que Halling m'avait dégottés. Je flottais très largement dedans, mais ils sentaient bon la lessive à la lavande et je trouvais beaucoup de réconfort dans ce petit détail. Puis je rejoignis les autres, me laissant aller de bras en bras dans des retrouvailles qui n'en finissait pas de se réjouir, avant de redescendre pieds nus dans cette chemise rouge trop grande et ce pantalon retroussé trois fois sur mes chevilles.

Comme Roxane l'avait prédit, les habitants de Youswell étaient ravis de me revoir, et s'ils restaient méfiants face aux militaires, la nouvelle que les habitants de Liore étaient sains et saufs les mirent en liesse. Le maire et sa femme improvisèrent une fête tout en organisant les logements du régiment pour la nuit, et l'on me servit à boire sans attendre. J'avais beau m'être juré de ne plus jamais consommer d'alcool après ma monumentale cuite à Solesbourg, je finis par en boire presque malgré moi à force de me retrouver avec une choppe de bière à la main quoi que je fasse.

Au milieu des refrains à boire, des discussions et récits, je tentais de résumer à Alphonse les derniers événements, tandis que lui essayait de me raconter sa fuite, sa maladie, son séjour sur une péniche et son passage à Lacosta. Nous étions constamment interrompus par les chants, les rires et les questions des uns et des autres, rendant la discussion décousue et fragmentaire et nous interdisant de nous appesantir sur ces sujets difficiles. Cette ambiance festive me rappela le Bigarré, et — cela me serra le cœur — la dernière nuit que j'avais passée là-bas. J'étais heureux de retrouver Al, Winry et Roxane, mais une pointe d'angoisse me taraudait à l'idée que les choses puissent mal tourner, une fois encore.

Il y avait trop de monde et je ne passais pas inaperçu, même sans ma tenue habituelle. Après cette fête, il faudrait partir, encore, avant qu'il soit trop tard et que je mette les autres en danger par ma simple présence…

Heureusement, Hohenheim était là, avec son empathie surnaturelle, et il souriait, heureux et calme au milieu des hommes. Je tâchai de faire confiance à la sérénité dont il faisait preuve, de croire que, pour ce soir au moins, je ne risquais rien.

— Hephephep ! Vous, vous restez à l'eau ! s'exclama Hugues, interceptant nos chopes pour les remplacer par des verres plus adaptés à nos âges.

— Hé ! se rebiffa Al. On n'est plus des gosses !

— Non, mais il a raison, Al. Merci, ajoutai-je à l'intention du barbu. J'ai cru que je n'allais jamais pouvoir attraper un truc sans alcool.

— Tu n'as pas envie de te lâcher un peu ? commenta Roxane avec un clin d'œil. Après tout, tu ne t'es pas privé de boire certains soirs au Bigarré !

— Je crois qu'il s'est assez lâché à Solesbourg pour l'année à suivre, répondit Hugues.

— Oh, il s'est passé des choses là-bas ? Ang — Edward a pris une cuite ?

— Ce qui s'est passé à Solesbourg reste à Solesbourg, coupai-je aussitôt, cramoisi.

— Oooooh… Des potiiins ? Tu sais que j'adore ça ? Je vais pas te lâcher tant que je n'aurais pas le fin mot.

— Hugues, si tu parles, je te rase la tête, sifflai-je en cherchant la première menace qui me venait à l'esprit.

— Oh, la rabat-joie.

Roxane, qui s'était accoudée au bar de fortune pour faire des yeux de biche en espérant arracher des informations au militaire, fit une petite moue dépitée.

— Franchement, il y a des choses qu'on préfère ne pas savoir, lâcha Hugues avant d'être happé par un militaire qui lui demandait de l'aide pour l'organisation du repas.

— Je suis encore plus intriguée maintenant…

— Étant donné que mon identité est éventée, tu peux reparler de moi au masculin, s'il te plaît ?

— Oh, désolé… j'essaie, mais les habitudes ont la peau dure. Je ferai plus attention, promis. Mais sinon… il s'est passé quoiiiiiiiiiii ?

— Oui, il s'est passé quoiiii ? renchérit Winry.

Al me regardait en silence, tout sourire et les yeux pétillants. Il ne tentait pas de me faire parler, mais était aussi curieux que les deux autres. Je grimaçai à l'idée que ces trois-là apprennent ce qui s'était passé, ce que j'avais fait et surtout dit ce soir-là.

Ils s'attendaient à une anecdote embarrassante et hilarante, mais la vérité n'avait rien de drôle.

Roxane connaissait mon histoire avec Roy, mais elle était la seule et ignorait le plus important. Quand elle saurait ce que je lui avais caché à propos de ce soir-là, et les conséquences, elle risquait de se sentir blessée par mes mensonges, et je m'en voulais d'avoir gardé le silence auprès de celle qui restait une très bonne amie. D'ailleurs, durant le peu de temps que j'avais pu passer seule avec elle depuis le début de la soirée, elle m'avait dit que si elle avait raconté beaucoup de choses de ce qui s'était passé au Bigarré, elle avait passé sous silence mon « histoire avec Mustang », estimant que c'était à moi d'en parler et qu'elle ne voulait pas me mettre dans une situation embarrassante vis-à-vis de Winry.

Winry, qui n'avait sans doute envie d'apprendre que j'avais couché avec l'assassin de ses parents.

Sans compter… ce dont je n'avais parlé qu'à Rose et Hohneheim.

Putain, quelle situation de merde.

Je pris une grande inspiration, angoissé de ne pas savoir comment garder ces secrets, entouré de militaires qui m'avaient vu ivre et pourraient vendre la mèche d'un instant à l'autre… avant de réaliser que c'était justement parce que cela posait problème qu'il fallait que je le dise.

Pour ne plus jamais être faible comme Angie l'avait été face à Sen Uang.

Je devais dire la vérité.

Mais pas ce soir, pas comme ça, au milieu de la fête.

J'avais besoin d'oublier tout ça, juste ce soir.

Demain, je leur dirai.

— Je vous raconterai une autre fois, annonçai-je d'un ton assuré. Winry, tu viens danser ?

Elle sembla surprise, mais accepta avec joie. Tandis que nous jouions des coudes pour atteindre la piste de danse improvisée dans le hall du marché, je surpris un peu de tristesse dans le regard de mon frère que nous laissions derrière nous.

Un regard qui me ramena longtemps en arrière.

— Tu sais que je ne sais pas plus danser qu'avant ?

— C'est pas grave, on va improviser ! répondis-je gaiement.

Et c'est exactement ce qui se passa. Au milieu des danseurs — beaucoup de duos de militaires, qui ne trouvaient pas forcément de filles à inviter dans cette toute petite ville — je parvins à la faire rire, et à rire moi-même.

Ils étaient là. Ils allaient bien.

Nous étions bien vivants.

C'était une chance, alors, je tâchais d'en profiter.

Une fois bien essoufflé, je libérai Winry et me faufilai au bar avec elle pour aller commander à boire aux Halling. Les pauvres devaient être en train de vider leur réserve trimestrielle de bière avec ce régiment arrivé par surprise.

— Hé, Irvin, tu aurais un truc sans alcool à me servir ?

— Sans alcool ? Euh… hésita le mineur converti en barman.

Je le vis jeter un coup d'œil autour de lui, et se précipita vers une rangée de sirops.

— Sirop de menthe artisanal, ça vous va ? demanda-t-il.

— Parfait !

— Je prendrais la même chose, ajouta Winry.

Je m'étonnais de son vouvoiement alors qu'il me connaissait, et sentis le malaise quand il baissa brièvement les yeux vers ma poitrine au moment de tendre les verres vers nous.

Le Fullmetal Alchemist avec des seins.

Cette idée le mettait mal à l'aise.

Encore

Je voyais que ce simple détail lui faisait douter de mon identité et je me sentis blessé.

J'avais fini par ne plus y penser, ou du moins vivre avec. J'avais décidé de m'en foutre. L'apparence de mon corps n'avait plus d'importance quand il s'agissait de faire de l'Alchimie ou de combattre pour ma vie et celle des autres. L'urgence du combat était grisante, et j'avais presque envie de retourner au front, juste pour qu'on oublie tous que j'avais l'apparence d'une femme.

J'avais soif et chaud, et pourtant, tout ce à quoi je pensais à présent, c'était de récupérer ma veste pour masquer mes épaules trop étroite et ma poitrine. Comme pour mettre la poussière sous le tapis. Je ne voulais pas repenser à mon corps. Pas ce soir.

Winry, à côté de moi, buvait son verre à grandes goulées avant de pousser un soupir d'aise.

— Aaah. Ça fait du bien. On rejoint Al ?

— Oui, fis-je avec un sourire.

Eux, au moins, s'étaient habitués. Ils avaient presque oublié mon changement, et, trop heureux de me retrouver, me parlaient presque comme si rien n'avait changé.

Mais si je leur parlais de ce qui s'était passé, alors, ça ne serait sans doute plus le cas.

Allaient-ils se mettre en colère contre moi ? Me prendre en pitié ? Me trouver dégoûtant ?

Je ne voulais pas que ça change.

— Ça va, Ed ?

— Ça va, mentis-je avec un sourire.

Je ne voulais pas que leur regard change… et pourtant, j'allais devoir provoquer ce changement, être honnête sans attendre que la vie ne me laisse plus d'autre choix que de leur dévoiler ma trahison.

Je n'eus pas le temps de m'appesantir, car à ce moment-là de mes réflexions, Roxane déboula pour m'attraper par les épaules.

— Alors comme ça tu as fait un show aux militaires, et moi, j'ai même pas eu droit à un duo en bonne et due forme avec toi depuis le début de la soirée ?!

— M-mais ! Qu'est-ce que Hugues t'a dit ? bafouillai-je tandis qu'elle me secouait plus que nécessaire.

— Que tu avais un peu bu et beaucoup dansé.

C'était plutôt l'inverse…

— Allez, en scène ! s'exclama-t-elle en me trainant dans son sillage. Comme au bon vieux temps !

— Laisse-moi finir mon verre au moins ! clamai-je. En plus, chanter, mais quoi ?

— On n'a qu'à reprendre le répertoire du Bigarré !

— Tu comptes refaire ici ton numéro de strip-tease ?

— Pas avant trois heures du matin, répondit la rouquine du tac au tac.

— Ooooh, vous allez nous faire un spectacle ? s'exclama Winry.

— Apparemment, capitulai-je avant de finir ma boisson cul sec. Allez. On va brûler les planches.

— Tu nous refais la Pistol ? Je devrais pouvoir me débrouiller pour retrouver les paroles.

— Je suis pas sûre de me souvenir encore de la chorée de Pistol, fis-je remarquer.

— Une tête comme toi ? Je suis sûre que tu te souviens ! répondit la rouquine en m'assénant une claque dans le dos. Est-ce qu'il y a des musiciens dans la salle ?

C'est ainsi que je me retrouvais bientôt hissé sur une table dont j'écorchai un peu le bois à coup de fers transmutés à la dernière minute sur mes chaussures, sous l'œil ébahi de Winry et des autres. Je sentais une ivresse remonter alors que je commençai à chanter et danser, une joie libératrice qui me donnait l'impression de pouvoir être moi-même, de pouvoir tout faire. Ce sentiment grisant fut vite tempéré par un sursaut de méfiance.

Cette fois, hors de question de me travestir, encore moins de dire des conneries.

La chorégraphie me revint plus facilement que je le pensais, mais la sensation de danser dans ces habits d'homme était très étrange. Je réalisais, un peu surpris, que ces pas n'avaient pas besoin d'être accompagnés d'une robe en lamé rouge et noir pour exister pleinement. Ils étaient juste différents. Ces habits trop grands, qui n'avaient rien de sexy ou tapageur, suivaient tout de même mes mouvements, et me permettaient d'être libre.

Je ne dansais pas moins en étant habillé comme d'habitude. Au contraire, j'étais moi. Quoi que cela veuille dire.

Pendant quelques instants, je me perdis dans la joie de la danse, les chants, les cris et les rires, oubliant toutes les peines, toutes les peurs, pour plonger dans cette joie de maîtriser le moindre geste de mon corps pour créer quelque chose plutôt que combattre. Je devais me concentrer pour ne pas coincer ma main et mon genou de métal. Cet effort supplémentaire noyait le flot de pensées et d'angoisses contre lequel je luttais depuis si longtemps.

Et je me sentais vivant.