C'est le premier lundi du mois ! Yay !
Je profite de la publication de cette deuxième partie pour souffler que je serai à Pictasia à Poitiers le weekend du 17/18 février ! Je serai sur le stand "Alwine & Astate", que je partagerai avec ma jumelle bénéfique, et comme toujours, vous êtes bienvenus pour papoter, découvrir mes illus et faire des suppositions sur la suite (j'adore vos suppositions et questions, même si j'évite d'y répondre pour éviter de vous gâcher la surprise à la lecture). Bref, j'aime beaucoup faire des convs alors j'ai hâte d'y être !
Sinon, ce chapitre contient des scènes que j'ai vraiment adorées écrire, j'espère que vous aurez plaisir à les découvrir. Je n'en dis pas plus et vous souhaite une bonne lecture !
Chapitre 106 : Sincérité — partie 2 (Edward)
J'étais fourbu, pourtant je savais déjà que je n'arriverais pas à m'endormir. La soirée s'était prolongée tard dans la nuit — mais pas assez pour que Roxane fasse son numéro — jusqu'à ce que le maire finisse par sonner la fin de la récréation et envoyer tout le monde au lit, par égard pour les nombreux soldats logés dans la halle où se tenaient les festivités. À côté, partager la chambre occupée par Alphonse et Winry était un luxe immense. Constater qu'ils partageaient le lit me fit hausser un sourcil.
Peut-être qu'eux aussi ont des trucs à me raconter ?
Je repensais à madame Halling qui s'excusait de ne pas réserver une chambre digne de ce nom pour le héros de Liore. Je lui avais répondu que prendre une douche et dormir dans un bâtiment chauffé était déjà un luxe, que nous étions assez peu épais pour tenir à trois dans cette petite chambre.
Je n'avais pas prévu que Winry allait se mettre à ronfler si vite.
Je levai les yeux au plafond avec un soupir.
Je savais que j'avais besoin de me reposer, mais mon cerveau tournait à toute allure. Dans ces conditions, je n'avais plus aucun espoir.
Je restai quand même allongé pendant un moment, espérant que les ronflements intermittents de mon amie finiraient par cesser, puis finis par renoncer, envoyant valser les draps pour me relever avec l'intention de me pelotonner sur l'une des banquettes du rez-de-chaussée.
C'était sans prévoir que le rez-de-chaussée de l'auberge tout entier était devenu un dortoir de fortune. Je remontais l'escalier à pas de loup pour aller chercher mes chaussures avec l'idée de marcher un peu dehors, espérant que le ciel nocturne me laverait la tête après cette soirée trop intense.
En vérité, être seul me ferait du bien. L'omniprésence des autres, même quand c'était d'autres que j'aimais, finissait par être pesante. Surtout quand j'avais le sentiment de ne plus tout à fait pouvoir être moi.
Quand je poussai la porte de la chambre, elle grinça légèrement, et je vis une silhouette assise se découper devant la fenêtre.
Il y eut un instant de silence, puis Al sortit du lit le plus silencieusement possible, attrapant à son tour de quoi se chausser et se couvrir.
Je souris.
Ni lui ni moi ne prononcions un mot en refermant la porte, traversant la grande salle en prenant garde à ne piétiner personne et passant la porte d'entrée. Nous nous retrouvâmes pieds nus sur la terrasse d'entrée, happés par la nuit froide et limpide.
Al frissonna et s'assit sur le rebord avant d'enfiler son pull et ses chaussures, et je l'imitais.
— Elle ronfle fort, la vache, fis-je en riant. J'avais oublié ça.
— Je crois qu'elle a un peu bu ce soir, fit Al d'un ton excuse. Désolé, tu dois être épuisé après ta longue marche.
— J'aurais eu du mal à dormir de toute façon.
Al me regarda longuement dans la lumière bleue et étrangement nette de la lune.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Je soupirai.
— C'est… compliqué. Pfff, je ne sais pas par où commencer…
— Par le début ? Il n'y a personne pour nous interrompre, et on a tout notre temps.
Je souris tout en baissant les yeux. L'idée de raconter ce qui s'était passé avec Mustang à mon frère n'avait rien de confortable.
Je n'avais pas envie.
— Et toi, alors ? Avec Winry, vous êtes devenus sacrément proches… Tu as des choses à raconter ?
Al se pétrifia, embarrassé. S'il y avait eu de la lumière, il aurait sans doute été cramoisi.
— Lâche ! Tu détournes la conversation !
— OK, je détourne la conversation, mais je suis quand même curieux !
— Toi d'abord.
— Non, toi.
— Pourquoi ça serait à moi de commencer ?
— Parce que j'ai vraiment besoin que tu me donnes du courage.
Al me fixa quelques secondes, puis détourna les yeux en soufflant d'un air blasé.
— … Pour ça, il faudrait déjà que j'en aie, du courage, murmura-t-il.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce qu'en vrai, il ne se passe rien avec Winry. On est devenus vraiment très proches, mais… je sais pas. Des fois, j'ai l'impression qu'il pourrait se passer quelque chose, et à d'autres moments, je me dis que ça n'arrivera jamais… ou que serait une catastrophe.
— Si ça peut te rassurer, je pense que ça ne sera jamais une catastrophe pire que la mienne, répondis-je avec un sourire encourageant.
Al avait toujours eu un faible pour Winry. Une de nos nombreuses rivalités d'enfant. De mon côté, je ne me souvenais même pas si je ressentais quelque chose de spécial à une époque ou si j'avais simplement eu envie de le faire bisquer.
— Tu as essayé de… lui dire ?
— Alors, oui. Il y a des mois.
— Et ?
— Je me suis pris un râteau. Deux fois.
— Ah.
— Ouais. Tu comprends que je n'ai pas envie de retenter ma chance…
— Ça peut valoir le coup de réessayer si les choses ont évolué entre vous, fis-je du bout des lèvres. Moi j'ai mis un râteau à quelqu'un, et puis, finalement…
Al se tourna brusquement vers moi.
— Tu as mis un râteau ?! À qui ?
Je me sentis rougir. Je n'étais pas sûr que ça soit le meilleur moyen d'aborder ce qui s'était passé… mais ce n'était sans doute pas le pire.
— Je veux savoir, Ed. Tu en as dit trop ou pas assez.
Je plaquai ma main sur mon visage, cherchant par quel moyen annoncer la chose sans que l'information jette un froid.
— Alooors ?
Je restai silencieux, mortifié.
— Allez, commençons doucement… C'était une fille ou un garçon ?
— ... Un garçon, marmonnai-je.
— Oho !
J'avais peur qu'il me trouve bizarre d'être tombé amoureux d'un homme, mais ça ne sembla pas le surprendre. Il avait presque l'air de s'en réjouir. Comme si le fait d'être à cheval entre deux sexes me donnait le droit d'aimer n'importe qui. Enfin, c'était un soulagement, même si ce n'était pas ça, mon plus gros problème.
— Quelqu'un que tu as rencontré récemment ?
— … non.
— Alors, est-ce que c'est Mustang ?
Il y eut un long silence, tandis que je me redressai pour le regarder, sidéré.
PUTAIN ?!
Il me scrutait attentivement et semblait presque se retenir de sourire, sans doute fier d'avoir tapé juste.
— … C-comment tu as deviné ? bredouillai-je, choqué.
— Purée, c'est vraiment lui alors… soupira-t-il en levant les yeux au ciel. Mais dans ce cas… tu as mis un râteau à Mustang ? Il faut que tu me racontes ça !
Cette information lui semblait bien plus extraordinaire que l'identité qu'il avait déjà devinée. Si ma confirmation ne lui plaisait évidemment pas, il semblait presque se réjouir d'apprendre que je l'avais éconduit.
Et moi, je le regardais avec des yeux ronds, me demandant comment notre conversation avait pu prendre un virage aussi lunaire. Je m'étais préparé à beaucoup de questions de sa part, mais je n'avais vraiment pas envisagé celle-là.
— Mais d'où tu sors son nom comme ça ? ! Comment tu as pu deviner aussi vite que c'était lui ?
— Honnêtement, Ed ? J'ai commencé à sentir qu'il y avait quelque chose chez Izumi, quand tu revenais avec un sourire jusqu'aux oreilles après chaque coup de fil avec lui.
Je restai là, figé, éberlué, écarlate. Non seulement il ne se mettait pas en colère face à mon annonce, mais en plus, il n'était même pas surpris. Pire, il l'avait deviné… avant même qu'il se passe quoi que ce soit.
Avant Angie.
Bref, bien longtemps avant moi.
— Et puis, bon, s'il faut faire des aveux… je t'ai espionné quand tu lui as répondu au téléphone le soir ou Cub s'est enfui.
Je roulai de gros yeux et il eut l'air gêné, même si j'étais moins outré que je prétendais l'être.
— Je suis désolé… mais il faut me comprendre, Ed. J'étais perdu, et… tu ne me parlais pas. J'avais besoin de savoir ce qui se passait dans ta tête.
— T-t'avais pas besoin de s-savoir ça !
— De toute façon, tu comptais m'en parler maintenant, non ?
Je hochai la tête à contrecœur, vexé comme un pou de devoir l'admettre. Le silence retomba pendant un moment, le vent faisant sifflant dans les feuilles à peine écloses.
— Alors ? Il s'est passé quelque chose ? À part le râteau — qu'il faut que tu me racontes ?
— … ça ne te dégoûte pas ?
— Quoi ?
— Tu ne me détestes pas d'avoir des sentiments pour lui, alors que… je suis… qu'il est… et qu'il a… ? Par rapport à Winry…
Je bafouillai sans arriver au bout de mes phrases, mais il comprit quand même. Je n'aurais pas eu trop de mal à avouer mes sentiments si Roy avait été une personne normale, mais… il s'agissait quand même de la personne qui avait tué les parents de notre amie d'enfance. Il était difficile de faire pire, comme choix.
— On choisit pas qui on aime, non ? fit mon frère après un temps de réflexion. Je peux pas dire que je te soutiens, j'aurais même tendance à dire que c'est une idée de merde, mais… même si ce mec m'agace et que je lui en veux beaucoup pour ce qu'il a fait aux Rockbell, bah… tu as sûrement tes raisons. Je compte pas te pousser dans ses bras, mais je peux au moins être là pour t'écouter. C'est important qu'on puisse être honnêtes, tous les deux. Non ?
— Oui… murmurai-je, la gorge nouée. Ça m'aurait aidé que tu ne penses pas que c'était une idée de merde avant que je te raconte ce qui s'est passé, mais bon… De toute façon, c'est pas comme si on allait finir ensemble, murmurai-je.
— Désolé. J'ai été un peu brutal dans ma manière de répondre, admit Al en se grattant la tête.
— C'est tellement rare que tu n'aimes pas quelqu'un que je ne sais pas comment réagir.
— J'imagine que je suis aussi un peu jaloux. Si j'ai bien suivi, il t'a beaucoup plus vu que moi au cours de ces derniers mois.
— Hm… je ne sais pas si ça compte, vu qu'il ne savait même pas que j'étais moi.
Al tourna vers moi un regard perplexe et je poussai un long soupir pour chasser ma nervosité. Il essayait de m'aider, mais ce que j'avais à faire était vraiment difficile.
— C'est pas simple de parler de ça, avouai-je.
— Je comprends… Tu as quand même fait fort sur ce coup-là ! Mettre un râteau au Flame Alchemist…
Mon frère eut un petit rire, puis m'ébouriffa les cheveux. Le voir prendre mon annonce avec un mélange d'honnêteté et de légèreté m'ôtait un poids immense de la poitrine.
— Je ne te mérite pas, Al.
— C'est faux. Bien sûr que tu me mérites. Allez, maintenant que tu as avoué le plus dur… raconte-moi le râteau ! fit-il en souriant de toutes ses dents.
Je n'avais pas avoué le plus dur et il restait beaucoup à dire. Ma fausse identité, mes errements, le jour ou j'avais failli mourir, la manière dont nous nous étions tournés autour, mes terribles erreurs, la course-poursuite d'Andy dans le Bigarré et l'étreinte qui avait suivi.
Et la conséquence…
Non, vraiment, le plus dur restait à dire. Mais je pouvais au moins commencer mon récit. Et je me promis que cette fois, je lui avouerai tout.
— On en a pour la nuit, prévins-je tout de même. Enfin, ce qu'il en reste.
— Ça me va ! répondit-il, ravi. On a tellement à rattraper, tous les deux.
— Alors, je crois que ça a commencé le jour où je suis revenu à Central-City. J'avais pris le train pour rejoindre Roxane, et…
Et l'histoire se dévida peu à peu dans le silence épais de la nuit. Mes mésaventures, qui étaient, rétrospectivement, assez drôles à raconter, firent parfois rire mon frère aux éclats. Le quiproquo impossible à éclaircir, le baiser avorté, le gâteau héroïque, la réalisation progressive de mes sentiments pour lui, la nuit sous les étoiles… En voyant Al, tantôt étonné, tantôt hilare, tantôt attendri, je me disais que cela valait le coup de partager certaines humiliations. Puis mon récit prit un tournant plus sombre, alors qu'Harfang, les chimères et Liore s'ajoutaient à l'équation. Et quand il toucha à sa fin, Alphonse ne riait plus du tout.
Il se tourna vers moi et se rapprocha pour me serrer dans ses bras en silence. Longtemps. La lumière rosée de l'aube nimbait la brume, et malgré sa chaleur, il me semblait qu'il faisait bien plus froid qu'au milieu de la nuit.
Il lui fallut un moment avant de se décider à me lâcher, et j'aurais voulu qu'il ne le fasse jamais, tant que je me sentais fragile après m'être livré. Son geste, tendre et sans jugement, ne calmait pas tout à fait mes tremblements, même si sentir sa compassion me rassurait.
J'avais tellement besoin de lui.
Mais il fallait bien que les choses continuent, alors je me raclai la gorge pour reprendre une contenance.
— Enfin, voilà ce qui s'est passé durant la fête de Solesbourg. J'aurais eu du mal à te le cacher bien longtemps, vu que j'ai gueulé tout ça dans un mégaphone devant de nombreux témoins, mais… c'était à moi te dire la vérité. Je ne voulais pas attendre que tu l'apprennes par les rumeurs des militaires.
— Je préfère que ça se passe comme ça, oui.
J'avais les yeux baissés, je me sentais épuisé, vidé d'avoir revécu mes plus grandes joies et mes pires drames en les racontant à mon frère, de manière parfois elliptique, mais toujours honnête.
— Et je pense qu'il faudra que tu dises la vérité à Winry aussi.
— Je saiiiis ! me lamentai-je.
— Tu en as parlé à qui ? Que je ne fasse pas de bourde…
— À toi. Et à Rose.
— Et à Hugues, mais sans tout lui dire, c'est ça ?
— C'est ça. Je ne me sentais pas prêt à parler de la fausse couche, c'était trop récent. Même là, c'est… dur.
— Tu devrais en discuter avec Izumi, souffla mon frère.
— Tu rigoles ?! Elle va m'arracher la tête si elle apprend ça !
— Je ne pense pas. C'est quelque chose qu'elle a vécu, elle saura mieux quoi dire que moi. Tu sais… ça me paraît abstrait tout ça, je ne sais pas trop quoi faire pour t'aider.
— Tu ne me détestes pas, c'est déjà beaucoup. Je ne te demande rien de plus. Et puis… au moins tu sauras que tu dois faire gaffe, avec Winry, fis-je avec un sourire, mi-pitoyable, mi-moqueur.
— Mais… ! ED ! Puisque je te dis qu'il ne se passe rien !
— Ça vaaa, vu ce que je me suis mangé dans la tronche ces derniers mois, je peux bien te taquiner !
Al fit semblant de bouder, puis sembla reprendre son sérieux.
— Ed… je voulais te dire un truc.
— Ah ? Toi aussi, tu as des aveux honteux ?
— Oui. Je… je crois que c'est de ma faute si tu t'es retrouvé avec ce corps-là.
— … Quoi ?
— Quand on était dans le cinquième laboratoire, qu'on s'est retrouvé dans la pierre philosophale... Ce jour-là, pendant la transmutation… tu as cherché à me retrouver, et moi… moi, je crois que je cherchais encore Maman.
Je restai là, la bouche pincée, par sûr de comprendre ou il voulait en venir.
— Tu l'as senti, ce jour-là, non ? Cette impression d'être fragmenté…
Je frissonnais. Le souvenir de cette nuit au cinquième laboratoire restait obstinément flou dans mon esprit, comme une pellicule endommagée, impossible à développer. Mais cette sensation de craqueler et de sentir son âme s'échapper de soi, je l'avais revécue à Liore, et je savais que toutes les personnes dans le cercle avaient traversé la même chose.
— Hohenheim m'a dit quelque chose, murmurai-je. Que les vies contenues dans une pierre philosophale étaient comme démantelées. Ce ne sont pas des âmes individuelles, mais une espèce de magma qui mélange un peu de toutes ces âmes. Peut-être que lors de ces transmutations, nos âmes se sont mises à se mélanger, et…
J'étais resté moi-même, ce jour-là. Mais j'avais quand même cette impression que, parmi tout ce qui me constituait s'était glissé un petit quelque chose qui ne m'appartenait pas, au-delà de l'énergie de ces vies qui m'habitaient depuis ce jour et me faisait ressembler à Hohenheim, bien malgré moi.
Et si c'était réel ? Si mon identité s'était effritée encore plus que je le pensais, ce jour-là ?
— Si ça se trouve, ça fait des mois que je ne suis plus tout à fait moi, murmurai-je. Que je suis… une chimère humaine ? Est-ce qu'on peut encore dire que je suis humain après m'être frotté deux fois à la pierre philosophale ?
— Tu crois que j'étais encore humain quand j'étais en armure ?
— Oui ! m'exclamai-je, indigné.
— Alors, tu es bien humain, me contredit Al. Tu es plus humain que n'importe qui.
— Je ne sais pas… je ne comprends pas mon corps. Je ne comprends pas comment j'ai survécu en un seul morceau à tout ce qui est arrivé. Enfin, si. On en a parlé, avec Hohenheim. C'est un immortel. Et comme on est ses enfants, on est sans doute… différents. Je m'en suis rendu compte. Après le cinquième laboratoire, il n'y avait pas que mon sexe qui avait changé, mais aussi des sensations, des… je sais pas. Je guéris très vite, tu sais ? Ça en est presque flippant des fois.
— Ça m'aurait bieeen arrangé d'avoir cet avantage !
— Désolé, tu dois te sentir un peu arnaqué, fis-je avec un rire forcé.
— Pour être honnête, Ed… je crois que moi aussi, j'ai changé. Je suis devenu plus sensible.
— Encore plus sensible ? trollai-je avec un grand sourire auquel il répondit par un taquet bien mérité à l'arrière de la tête.
— Je suis sérieux, Ed. Avec le temps, je suis de plus sensible aux émotions des autres, et même…
Il hésita.
— … Je… je sentais ta présence. Même quand tu n'étais pas là. Je sens la présence de Winry, aussi. Quand il y a des gens près de nous. Quand on est en danger.
— … Comme Hohenheim.
— Papa a ça aussi ?
— Oui… grommelai-je. Je n'avais pas envie de le croire parce que je ne comprends pas comment ça marche — comment ça peut être possible ? Mais Hohenheim est comme ça. C'est comme ça qu'il m'a retrouvé. Et si tu me dis que tu fais faire ça… je te crois. J'ai plus envie de te croire que de croire notre père.
— … J'ai cru que tu allais me prendre pour un fou.
— C'est nos vies qui sont folles. Franchement, j'ai juste envie de rentrer à Resembool et de vivre une vie normale, sans Alchimie, sans guerre, sans fausse identité et sans Homonculus. Juste pour voir ce que ça fait.
— Et Mustang ?
— Mustang ne me pardonnera jamais, murmurai-je, les yeux perdus dans le vague de l'aurore. Des fois, j'aimerais bien que ça soit le cas, mais… lui et moi, ça ne pourra jamais se faire, hein ? J'ai fait trop de conneries, il s'est passé des choses trop graves. Et puis, il y a toi, il y a Winry. Je n'ai pas envie de vous perdre, pas envie de devoir avoir à choisir entre lui et vous. Ça me ferait trop mal. Enfin, voilà… il y a des parties de moi qui veulent certaines choses, ou leur contraire, et…
Je poussai un soupir, fixant la place vide qui s'ouvrait devant nous.
— Je suis paumé, Al. Paumé, et vraiment fatigué.
— Je comprends… Tu sais, à Lacosta, j'ai transmuté ta tenue, enfilé ton uniforme. J'ai essayé d'être toi, parce que tout le monde avait besoin du Fullmetal Alchemist à ce moment-là. Je crois que je ne me suis pas trop mal débrouillé, mais… c'était épuisant. Je comprends que tu n'en puisses plus. Et je comprendrais que tu m'en veuilles de t'avoir… d'avoir provoqué ton changement de corps. C'est un peu à cause de moi, toutes les emmerdes que tu as traversées…
Al…
Il était replié sur lui-même, enveloppant les genoux de ses bras, le nez niché dedans. Sa désolation était tangible.
— Je ne t'en veux pas, Al. Ce n'est pas comme si tu en avais fait exprès. Et de toute façon, maintenant… je suis… je sais pas ce que je suis au juste. Je suis vraiment pas une femme, mais je ne sais même plus si je veux redevenir comme avant.
— Redevenir un homme ?
— Je sais même pas si c'est possible, mais… si ça l'était… quels risques il faudrait prendre pour ça ? Je ne veux pas prendre le risque de mourir, encore moins prendre la vie d'autrui pour ça. Et puis…
Parler à Al m'avait fait plonger à l'intérieur de moi-même, m'obligeant à regarder en face un sentiment ambigu, sur lequel je n'avais pas encore essayé de poser des mots à voix haute.
— Je n'aime pas avoir un corps de femme, encore moins être traité comme une femme. Mais j'ai adoré vivre au Bigarré, porter des robes incroyables, danser et tout ça. C'était fun.
— En vrai… Rien ne t'empêche de porter des robes en étant un homme, répondit Al en haussant les épaules.
Sa réponse m'arracha un sourire.
— C'est vrai, quitte à faire n'importe quoi de ma vie, ça serait vraiment un détail sans importance. Mais… ce que je veux dire… je crois que maintenant, même si j'en ai envie, je ne serais pas plus très à l'aise si je retrouvais un corps d'homme.
— Tu as trop changé pour ça ?
Je hochai la tête.
— Je crois qu'au fond, j'aurais surtout voulu pouvoir rester un enfant, ne pas avoir à m'en préoccuper du tout. Mais ça, c'est juste pas possible. J'ai trop changé, et puis… comment dire ? Même si je suis pas du tout prêt à avoir un enfant, j'ai toujours trouvé ça incroyable de voir les mamans avec leur bébé dans le ventre. C'est bizarre d'avoir grandi en se disant que je ne pourrai jamais donner la vie, de savoir que quand j'ai essayé avec l'Alchimie, c'était une catastrophe sans nom et de me retrouver là, avec ces ovaires que j'ai jamais demandés et… me rendre compte que… Je sais pas, je ne veux pas avoir d'enfant, je suis pas prêt pour ça, et en même temps… je ne me sens pas capable d'y renoncer non plus.
Je n'avais pas pensé si loin, je n'avais jamais formulé ces réflexions et je déroulais le fil, découvrant moi-même la couleur de mes pensées avec une certaine stupéfaction. Si j'avais pu dire ces mots, c'était seulement parce qu'Al avait accepté d'écouter le reste, même quand ça lui en coûtait. Je n'en revenais pas de ce que j'avais moi-même dit, et, si j'en jugeais le silence de mon frère, lui non plus. Il resta immobile, songeur.
— Si j'ai bien compris, tenta-t-il, tu n'es plus un garçon, tu n'es pas une femme, et une partie de toi a peut-être envie de porter un enfant ?
Je me sentis rougir de l'entendre formuler ça, et compris pourquoi Hugues disait de moi que j'étais un gamin. Oui, j'en étais un, et même sans cette ambiance de fin du monde dans laquelle je vivais ces derniers temps, fonder une famille n'aurait pas du tout été à l'ordre du jour.
Mais peut-être que le gamin que j'étais aujourd'hui allait parvenir à atteindre l'âge adulte, malgré cette guerre contre Dante et les Homonculus ? Peut-être que j'allais grandir, vieillir et devenir assez sensé pour ça… un jour ?
Cette idée me paraissait irréelle, effrayante et douce à la fois.
— … Un truc comme ça, ouais.
— OK.
— OK ?! C'est pas un peu léger comme réponse ? Je sors mes tripes, je dis des trucs ultras embarrassants et c'est tout ce que tu peux me répondre ? Aide-moi un peu ! m'indignai-je, encore tremblant.
Al se tourna vers moi avec une expression aussi ferme que compatissante.
— Je pourrai jamais comprendre ce que tu vis, Ed. Mais ce qui se passe dans ton caleçon ne regarde que toi. Moi, je veux juste que tu sois heureux, que tu puisses être toi-même.
— Mais si je ne sais pas qui est ce moi ? geignis-je.
— Tu vas bien finir par le savoir un jour. Et en attendant, c'est pas grave. Tu restes mon frère, et le Fullmetal Alchemist. En tout cas, tant que tu le voudras. Et si un jour tu veux être ma sœur, bah… tu seras ma sœur.
— … Non, vraiment, j'ai pas envie que tu parles de moi au féminin.
— Oh, pardon.
— T'excuse pas. Je comprends ce que tu voulais dire, le rassurai-je en lui donnant de petites tapes sur l'épaule. Tu sais, ça fait du bien que tu sois là. Je sais pas qui je suis, et je sais pas ce que je vais devenir. Je sais même pas ce qu'on va faire, maintenant qu'on s'est retrouvés, mais… c'est bon de te revoir.
— Moi aussi, ça me fait du bien de te retrouver. Et pour le coup, je sais ce qu'on va faire.
— Ah ?
— On va aller dormir. Et après, on ira poutrer Dante et les Homonculus.
Sa réponse me fit rire.
— Tu essaies de m'imiter c'est ça ?
— Et ça marche ?
— Difficile à dire quand le modèle est défectueux.
— Ahaha, idiot !
Le matin s'installait et les gens commençaient à vaquer dans l'auberge. Bientôt, Roxane et madame Halling allaient préparer des hectolitres de café et les distributions allaient commencer dans la halle qui avait servi de dortoir de fortune à ceux que l'on n'avait pas su où loger. Au milieu de cette animation, Al et moi étions en train de bailler à s'en décrocher la mâchoire.
La nervosité qui m'habitait en début de nuit s'était évanouie, remplacée par la même impression que lorsqu'on avait mangé un repas très bon et trop copieux, et qu'il n'y avait plus d'autre choix que de dormir pour digérer le tout. J'étais assez convaincu que, si personne ne venait me réveiller, j'étais bien parti pour faire un tour de cadran. Et pour la première fois depuis longtemps, je me disais que je l'avais peut-être mérité.
Aucun de mes problèmes n'était résolu — mis à part celui de dire la vérité à Al — mais je me sentais plus serein.
Avec lui au moins, je pouvais être moi.
Il était presque midi quand Winry tambourina à la porte, nous réveillant en sursaut et nous annonçant que les adultes en charge désespéraient de nous voir debout. Hugues, Hohenheim, Izumi et les Halling avaient plutôt bien manœuvré la foule de militaires et civils qui se retrouvaient à Youswell, mais ils estimaient qu'il était temps que l'on « fasse une mise au point tous ensemble ».
Al et moins aurions préféré continuer une mise au point avec nos oreillers respectifs, mais la blonde ne nous en laissa pas le loisir.
— Et toi, Ed, il faut que je reprenne tes mesures. J'ai travaillé de mémoire, mais on n'est jamais à l'abri d'une erreur. Allez, debout !
— Tu es sans pitié, grommelai-je.
— En même temps, qu'est-ce vous fichez encore au lit à midi ?
— On n'a pas dormi de la nuit.
— Tu ronfles, Winry, grommela Al, le nez fourré dans son oreiller.
Elle eut un mouvement de recul, les joues virant au cramoisi, puis répondit sans masquer sa colère.
— Ed, on se retrouve en bas dans cinq minutes. Al, fait ce que tu veux.
Puis elle repartit en claquant la porte, laissant derrière elle un silence abruti.
— Je crois que tu l'as vexée, finis-je par marmonner.
— Au moins on est quittes, grommela mon frère.
Durant la longue nuit que nous avions passé à rattraper nos vies, il m'avait soufflé deux mots de ce « c'est mort, il ne se passera rien avec Al », qui l'avait tant vexé la veille. Même s'il avait fait de son mieux pour qu'elle ne remarque rien, il restait ulcéré par ce râteau indirect.
— Bon… je crois que je n'ai pas le choix.
Je me levai pour me rhabiller en me félicitant de n'avoir pas bu la veille — ou presque. Avec le manque de sommeil, l'effet d'une cuite dans le même genre que celle de Solesbourg aurait été dévastateur. Je m'étirai, faisant craquer quelques articulations, renfilai le pantalon trop grand en songeant qu'il serait quand même bien de mettre mes vêtements à laver, puis terminai de me préparer en jalousant mon frère de pouvoir rester dormir encore un peu.
Cinq minutes après, je rejoignais Winry, baillant à m'en décrocher la mâchoire. Ça ne l'empêcha pas de me traîner jusqu'à la forge pour reprendre mes mesures et me faire voir l'avancée de son travail. De mon côté, je trouvais ça reposant de ne pas avoir à réfléchir et à obéir à ses demandes, si pénibles qu'elles puissent être. Je la laissai donc me plier le bras, puis l'automail dans tous les sens pour prendre des mesures et constater son état peu reluisant.
— Bon sang, qu'est-ce que tu as fait pour qu'il finisse dans un état pareil ?
— Je suis passé à travers une verrière, j'ai sauté au moins deux fois de plusieurs étages, j'ai vu Gluttony d'un peu trop près et je me suis un peu fait tirer dessus. Ah, et j'ai sauté d'un train en marche, aussi.
À cette énumération, mon amie me regarda en faisant la moue, les joues rouges, les yeux humides d'indignation.
— Après, moi je trouve qu'ils résistent bien. Bon, à part mon majeur qui reste coincé et le genou qui a tendance à lâcher. Le majeur, c'est juste drôle. Le genou, ça m'a plus posé problème, j'avoue.
À ces mots, Winry baissa les yeux, se sentant visiblement coupable.
— Désolé de t'avoir imposé le design de cet automail sans te demander ton avis. Je te connais, pourtant, j'aurais dû savoir qu'il te fallait quelque chose de plus résistant.
— Bah… ça m'a quand même été utile pendant ma cavale. J'aurais eu plus de mal à passer inaperçu sans la fausse peau en latex, admis-je en baissant un regard presque affectueux vers la fausse peau, aujourd'hui déchirée, râpée et pelée de partout à force de combats.
— … ça t'a été utile ? Au moins une fois ? demanda-t-elle d'une toute petite voix.
— Hola, plus d'une fois ! fis-je en riant, espérant rassurer la mécanicienne qui semblait se sentir coupable.
— Aaaaaaah. Ça va, alors !
— Mais oui, ça va. Je sais que je ne suis pas un client normal, hein ! Je ne t'en veux pas.
— Et est-ce que tu m'en voudras si je te rappelle que tu as signé un contrat avec moi ? demanda la petite blonde dont le sourire s'était élargi pour devenir menaçant.
— Le contrat… ?
Je restai perplexe avant que le souvenir de ce simulacre de contrat me revienne en pleine face, me faisant blêmir.
— Je sais que tu es une personne de parole, et que tu ne vas pas le contester. Bref, j'espère que tu as un bon budget pour ce que je te prépare…
— Winry, je suis en cavale… j'ai plus un rond sur moi, soupirai-je.
— T'inquiète pas, on peut faire un paiement à quatre-vingt-dix jours. Donc, je me suis renseignée pour avoir des matériaux plus résistants, et j'ai travaillé sur du damassé pour les pièces principales… mate-moi ça !
J'étais mortifié par la conversation que prenait la conversation, mais quand elle me brandit un automail bien avancé, dont certaines pièces étaient faites de métal marbré d'acier et de noir, je ne parvins pas à réprimer un sifflement admiratif.
— … C'est quoi, ça ? demandai-je avec un intérêt sincère.
— Du damassé ! C'est un alliage réputé pour sa résistance et son tranchant. Comme je sais que tu aimes bien transmuter ton automail quand j'ai le dos tourné…
— Quoi ? Moi ?!
— N'essaie pas de me mentir, menaça Winry en brandissant une clé Allen dans ma direction. Je te connais.
— … Il se peut que ça soit déjà arrivé, admis-je du bout des lèvres en regardant obstinément ailleurs.
— Al a avoué. En tout cas, si tu as besoin de tranchant en plein combat, ça devrait bien t'aider. C'est un alliage très utilisé en coutellerie. Allez, on fait les mesures de la jambe, et je te libère. Je n'ai pas l'impression que tu aies grandi —
— Hélas…
— Ça m'arrange ! Voyons dans quel état est ce genou et si je peux renforcer encore le nouveau modèle en me basant sur ce que tu me ramènes.
Je remontai le pantalon trop grand sans difficulté tandis qu'elle auscultait ma jambe en grimaçant devant son état. Elle sortit le tournevis.
— Eh ! Me démonte pas maintenant ?!
— Je retire juste les plaques de recouvrement pour voir l'état général, je ne vais pas te retirer l'automail alors que le nouveau n'est même pas fini, rassura-t-elle avant de se concentrer sur sa tâche.
Je restai silencieux, la regardant mesurer, noter, faire des croquis avec une mine appliquée. Elle avait troqué son habituelle queue de cheval pour un chignon fait à la hâte, et c'était peut-être à cause de cela qu'elle me donnait l'impression d'être plus adulte qu'avant.
Elle restait fidèle à elle-même malgré tout : bruyante, indélicate, joyeuse et passionnée. Je pouvais comprendre pourquoi Al était amoureux d'elle.
— … Il s'est passé quoi avec Al pendant que j'étais pas là ?
J'avais posé la question, l'air de rien, mais je me réjouis intérieurement de la voir rougir.
— Pourquoi tu poses la question ? Il t'a raconté, non ?
— Oui, mais il a sûrement passé des trucs sous silence… il avait l'air gêné quand il a parlé de toi.
— Il t'a dit quoi ?
Elle gardait les yeux rivés sur l'automail, les joues rosissantes.
— Qu'il t'avait fait une déclaration il y a des mois et que tu lui avais mis un râteau… C'est à peu près tout.
Winry hocha la tête sans répondre et fit semblant d'être très intéressée par un impact qui avait tordu l'une des plaques de mon automail.
— Moi, je trouve que vous avez quand même l'air très proches par rapport à la dernière fois que je vous ai vus.
Elle tressaillit et j'esquissai un sourire amusé.
Je comprenais mieux pourquoi Roxane et les autres du Bigarré avaient pris un malin plaisir à me taquiner à propos de Mustang. C'est vrai que c'était amusant de titiller les autres sur ce genre de sujets.
— Parce qu'on ne peut pas être proches en toute amitié, peut-être ? Regarde, toi et Roxane, vous êtes proches, et ça ne veut rien dire de spécial.
— Oh, vous pouvez être proches en toute amitié, mais est-ce que c'est ce que tu veux ?
La vis qu'elle avait à la main tomba dans un tintement.
Quand la blonde leva vers moi des yeux perdus et des joues écarlates, je sus que j'avais tapé juste. Elle détourna la tête et je m'autorisais à laisser échapper une expression victorieuse.
— Tu gardes le secret si je te réponds ?
— Je garde le secret et je l'emporte dans ma tombe, promis-je théâtralement.
Je n'avais aucune idée de si j'étais sincère, en vérité je voulais juste entendre la suite.
— Je sais pas ce que je veux… avoua l'adolescence en se frottant le bras, gêné. Il y a quelques mois, j'étais amoureuse de toi. Si je sortais avec Al, ça donnerait l'impression de se rabattre sur le petit frère, ça serait bizarre, non ?
— Al et moi, on n'a pas grand-chose à voir, fis-je remarquer.
— Vous êtes frères, et alchimistes.
— Et… c'est à peu près tout. Si ce n'est que ça qui te gène, tu te prends vraiment le chou pour rien. Crois-moi, j'ai vu biiiiien plus gênant que ça. Perso, ça ne me poserait aucun problème si vous sortiez ensemble.
— … Ce n'est pas que ça.
— Ah ? C'est quoi le problème, alors ?
Est-ce que j'insistais trop ? Je sentais bien que si j'y allais trop fort, mon amie pourrait se rebiffer. D'ailleurs elle hésita avant de me répondre.
— … Je crois qu'il est passé à autre chose ? Quand il m'a dit qu'il voulait sortir avec moi, c'était… avant. Genre, on était encore à Rush Valley, je ne m'étais pas fait agresser, on ne s'était pas fait poursuivre par les Homonculus, il n'avait pas retrouvé ses souvenirs du temps ou il était en armure, c'était avant Lacosta, et, oh… je me sens ridicule.
Je ne répondis rien.
— J'avais l'air lamentable pendant le procès… Et même si on est très proches, il y a des moments où il se montre distant, un peu froid… je sais pas… je me dis qu'il s'est rendu compte que je n'étais pas si bien que ça, comme fille. Comme toi à l'époque.
— J'ai jamais dit que tu n'étais pas bien ! m'indignai-je. C'est juste que c'est pas les filles qui m'intéressent.
J'avais dit ça tout à trac et me sentis bouillir d'un coup dans le silence qui suivit mon affirmation. Winry leva vers moi des yeux en billes de loto, puis éclata de rire.
— J'avais vraiment aucune chance, alors !
— Non, désolé !
Notre rire s'éternisa, puis elle reprit plus sérieusement.
— Quand je pense que quand on en avait parlé, tu disais que tu étais intéressé par personne… tu préférais déjà les garçons à ce moment-là ? Je veux dire, tu penses que c'est à cause de ta transformation, ouuu… ?
Je levai les yeux au plafond, cherchant une réponse honnête.
— J'en sais rien… je crois qu'avant, j'y avais pas vraiment réfléchi, mais je ne pense pas que ça ait changé.
— Et donc, qui est l'heureux élu qui t'a fait changer de discours ?
Winry vit mon expression se refermer d'un coup et se rassit lentement à côté de moi.
— Honnêtement, je n'ai pas envie de te le dire…
— Alors que j'ai été honnête par rapport à Al ?! Traitre ! s'exclama-t-elle en resserrant sa poigne sur le tournevis.
— Non, attends, Winry. Il y a de vraies raisons à ça. Et je veux te dire la vérité… mais c'est tentant d'être lâche.
— Quoi, c'est si honteux que ça ?
Son intonation curieuse criait « je veux savoir ! », mais en vérité, non, elle ne voulait pas savoir. Je lâchai une grande inspiration et me massai le front.
— Winry, je ne veux pas que tu me détestes, et c'est pour ça que c'est difficile à dire. Mais… la personne dont je suis tombé amoureux, comme un con, c'est…
Dans un flash, je revis toutes ces fois où j'avais tenté de dire la vérité à Roy, toutes ces fois où j'avais renoncé, et l'éclat sanglant auquel avaient mené mes mensonges. Je me demandais un instant si le destin allait s'acharner à m'interrompre une nouvelle fois. Je me rendais compte que j'en avais presque envie.
Putain, c'est dur d'être honnête.
Je ne voulais pas dire la vérité, parce que même si elle m'avait réveillé beaucoup trop tôt, j'étais heureux de parler à bâtons rompus avec Winry. J'aimais sa joie de vivre, son honnêteté, son petit côté machiavélique, aussi ?
J'avais peur, vraiment peur que notre amitié se brise en deux mots.
Exactement comme j'avais eu peur de tout casser avec lui, à l'époque.
Plus jamais.
— … C'est Roy Mustang, lâchai-je dans un souffle.
Voilà, j'avais arraché le pansement, et vu le silence pesant qui s'en suivait, la plaie n'était pas belle à voir.
— … Quoi ?
— Je sais qu'il s'est comporté comme une enflure à Ishbal, débitai-je trop vite. Je sais le mal qu'il t'a fait en tuant tes parents, et je lui en veux et je m'en veux à moi-même de ressentir ça, mais… c'est comme ça. Je ne te demande ni de me comprendre ni de me pardonner. Je veux juste être honnête, parce que ne pas l'avoir été pendant ces derniers mois a foutu la merde au point de coûter des vies… et je veux plus que ça arrive. Je veux plus jamais qu'un truc honteux soit utilisé contre moi ou les gens que j'aime. Alors voilà. Je suis amoureux de Roy Mustang. On a eu une histoire, il s'est passé des trucs alors que j'étais sous ma fausse d'identité. Et ça a foutu le bordel. Ça m'a fait du mal, à lui aussi, et à d'autres autour de nous. Enfin, si ça peut te rassurer… je pense que c'est fini.
J'avais la bouche sèche, et j'étais bien incapable de la regarder dans les yeux. Déjà, du coin de l'œil, j'avais aperçu son poing se serrer au fur et à mesure de mon aveu.
Allait-elle me haïr ? Me foutre dehors ? Me bourrer de coups de poing ?
— Sabote pas mon automail s'il te plait, conclus-je d'un ton pitoyable.
— Tu es sérieux ?! Tu me prends pour qui ?
Le ton était peiné, en colère, et je pouvais le comprendre. Au moins, elle me répondait.
— J'ai une conscience professionnelle, moi, môsieur !
— Pardon.
— Mais, vraiment… c'est sérieux ? C'est lui que tu as choisi ?
— J'ai pas vraiment choisi, bredouillai-je. Mais, oui… c'est lui.
— … Purée, tu as vraiment des goûts de chiottes.
Sa réponse m'arracha un rire nerveux qui faillit la contaminer. C'était vache, mais mérité.
— Il paraît, oui.
— Compte pas sur moi pour les repas de famille.
— Je t'ai déjà dit que c'était foutu, fis-je avec un sourire, soulagé et peiné à la fois.
Winry se leva en me tournant le dos, puis s'étira, avant de se retourner vers moi.
— Je comprends mieux pourquoi mes questions vis-à-vis d'Al te paraissent simples. Tu t'es bien mis dans la merde.
— Et encore, tu n'as pas la version longue.
— Je ne veux pas la version longue, merci. J'ai déjà assez envie de lui exploser la gueule à coup de clés à molette comme ça.
— Tu sais, je pense que je mérite autant de coups de clés à molette que lui pour les conneries que j'ai faites ces derniers mois.
— Oh, y'a qu'a demander, tu sais ! fit la blonde en se retroussant les manches avec un sourire carnassier.
— Winry, NON !
Je passai les minutes suivantes à jouer à cache-cache pour éviter les projectiles de la blonde, sans trop savoir si c'était un jeu ou une manière très sérieuse de se défouler sur moi. Malgré tout, je me surpris à rire. Si ce n'était que ça, ça me convenait.
Je l'avais bien mérité.
Au bout d'un moment, Winry se calma et je m'autorisai à la héler depuis ma cachette.
— … Winry ?
— Quand même, t'es con, Ed… fit-elle d'une voix nouée. T'aurais pas pu choisir quelqu'un qui t'aurait rendu heureux ?
Je me mordis la lèvre et me laissai couler contre le mur. Je percevais tout son ressentiment, toute sa colère et sa peine dans ses mots. Comme si elle disait que je méritais mieux que ça.
Je n'avais pourtant que ce que je me méritais.
— Désolé.
— Crétin…
Elle renifla, puis reprit d'une voix un peu forcée.
— Bon… On va manger avant que le régiment que tu as traîné avec toi ait pillé les réserves ?
Le repas se passa dans un mélange étrange de brouhaha environnant et de silence intérieur. Winry, qui avait retrouvé sa place naturelle aux côtés d'Alphonse, peinait à me regarder en face. Izumi se comportait comme à son habitude, veillant sur Rose et sa fille en écharpe, qui ouvrait de grands yeux ahuris au milieu de la foule.
Finalement, ça s'est mieux passé que prévu.
Je surpris un sourire trop doux quand je me tournai en direction de mon père et me crispais aussitout.
Il a senti que je leur ai parlé.
Je mordis dans la tranche de pain noir comme pour passer ma colère. Autant j'étais prêt à accepter l'empathie surnaturelle d'Alphonse, autant celle de mon père me paraissait toujours aussi intrusive.
Il dut le comprendre, car il ne tenta pas de me faire la conversation. Ça aurait été de toute façon difficile d'entendre quoi que ce soit dans la halle de briques et de tôle ou des centaines de personnes mangeaient en discutant, assises à même le sol pour beaucoup.
— C'est très bien que vous vous soyez retrouvés, commenta Halling en parlant fortement près de mon oreille, mais Youswell n'est pas fait pour être aussi peuplé. Il va falloir songer à la suite avant que ça devienne un vrai problème.
Je hochai la tête, déglutissant à l'idée de devoir mener la suite des événements. Bien sûr, le maire avait raison. La présence de militaires en surnombre désorganisait la ville et mettait les réserves à rude épreuve. Grumman avait eu l'intelligence d'envoyer un train bien garni pour faciliter les choses, mais il ne contenait pas plus de place, d'électricité ou d'eau. Même si un canal s'était mystérieusement débouché la veille de mon arrivée, cela ne suffisait pas. D'un autre côté, il était difficile de refuser une douche bien méritée à chacun des soldats. Il avait déjà été pénible d'instaurer un roulement par tirage au sort, alors l'interdire…
Halling l'avait expliqué à Hohenheim alors que je les rejoignais : à ce rythme, nous risquions d'assécher leurs réserves d'eau avant même que l'été commence.
Je ne voulais pas imposer un destin aussi cruel à une ville qui m'avait accueillie et que j'avais aidée de mon mieux, et poussai un soupir.
À peine arrivé, il fallait songer à repartir.
Il n'y avait pas que la question logistique : en ayant repris mon uniforme à Liore et dans les jours qui suivaient, je m'étais exposé en tant qu'Edward Elric, et ce simple fait me mettait en danger. Hohenheim avait beau veiller au grain, l'information allait fatalement s'échapper tôt ou tard et parvenir aux oreilles des Homonculus.
Peut-être même était-ce déjà le cas.
— On va faire une réunion pour organiser la suite, répondit Hugues à ma place.
Ah bon, on va faire une réunion ?
Le mot sonnait étrangement professionnel. Même si c'était la meilleure chose à faire, je me sentais en décalage avec cette idée, tout en me doutant bien que ma présence n'allait pas être optionnelle. Rassuré d'être entouré de mes proches et dans un lieu qui n'était pas déchiré par la guerre, j'aurais préféré passer l'après-midi à réduire ma dette de sommeil… mais la vie en voulait autrement.
Le repas se termina, me laissant l'estomac plein comme il ne l'avait pas été depuis un bout de temps, et quand je m'installais dans la salle isolée de l'auberge pour une réunion au sommet, je me sentais surtout somnolent.
Rose, que le trajet semblait avoir épuisée plus qu'elle-même le pensait, avait couché sa fille dans la chambre qu'elle partageait avec Izumi et s'était sans doute endormie par la même occasion. J'en étais presque soulagé : elle avait été d'une aide précieuse à Liore, mais je voyais bien que la place d'une jeune mère comme elle n'était pas sur le champ de bataille. Elle avait déjà bien assez souffert, et tout ce que je lui souhaitais, c'était de trouver un peu d'apaisement après ces mois de tourments.
Un apaisement qu'elle pourrait peut-être trouver ici… la famille Halling n'avait posé aucune question : en voyant arriver une adolescente avec un nourrisson, ils n'avaient pas eu besoin de détails pour deviner un drame. Ils les avaient donc traitées avec la douceur qui s'imposait, sans indiscrétion ni larmoiement. Peut-être allais-je la quitter ici, sous la protection des Halling et d'une ville qui me devait beaucoup. Je trouvais cette perspective rassurante…
Hohenheim, Izumi et Hugues étaient là, avec mon frère bien sûr, et Roxane. Winry avait contourné l'obstacle en prétextant devoir travailler sur mes automails, mais Al comptait bien la déloger de la forge pour la ramener parmi nous au moment de faire un bilan et prendre des décisions.
La première partie de la réunion fut le partage laborieux de tout ce qui s'était passé dernièrement. Al m'avait expliqué une bonne partie de ce qui s'était passé à Lacosta, mais là ou il s'était concentré sur les gens et les émotions, le récit de Hugues fut beaucoup plus cadré et militaire, rendant compte de la situation globale avec des chiffres que je ne fis aucun effort pour retenir. Tout ce qui m'importait, c'était de savoir que la ville avait tenu bon, que les gens que je connaissais là-bas allaient bien et que mon frère s'était comporté en héros.
— Du côté de Lacosta, la bataille a tourné en notre faveur, mais avec la Sécession, la ville reste menacée. Si Aerugo apprend que Central a lâché la région Est, ils sauront qu'ils ont le champ libre pour revenir attaquer, et… cette fois, nous ne sommes pas là pour protéger la frontière. Sans compter que la ville est plus facilement accessible par la région Sud que par l'Est, ce qui fait de l'influence de South-City une autre menace.
— Quel intérêt aurait Bradley à faire envahir Lacosta ?
— Quel intérêt à t il eut à l'occuper après la venue d'Edward ? fit remarquer Roxane.
— C'est une bonne question.
— A priori, le Sud à d'autres chats à fouetter, fit remarquer Izumi, le coude calé sur la pile respectable de journaux qu'elle avait étudiés dans la matinée. La montée des impôts par Central a provoqué un soulèvement dans les terres agricoles de la région de Metso. Il y a une grève, et je ne sais pas combien de temps ça va durer.
— J'espère qu'ils vont se lasser d'eux-mêmes… connaissant le Généralissime, il va sûrement vouloir régler ça « à la dure », soupira Hugues.
— À Liore, comment se sont passées les choses ? demanda mon frère.
— Les soldats hors du cercle ont vite décampé de la ville et n'ont pas eu l'occasion de découvrir le pot aux roses. Même s'il nous envoie un soutien logistique, Grumman continue à diffuser le récit selon lequel tout le monde est mort.
— Pour maintenir le subterfuge de la pierre philosophale le plus longtemps possible, supposa Roxane.
— Exactement.
— Combien de temps faudra-t-il à Dante pour se rendre compte de la supercherie ? demanda Al.
— Ça dépend de l'usage qu'elle veut faire de la pierre, répondit Hohenheim. Pour être honnête, si elle l'a étudié de près, elle s'est sans doute rendu compte qu'il y avait un problème. Mais si elle l'a utilisé simplement pour se soigner…
— Se soigner ? Je croyais qu'elle était immortelle ? s'étonna Hugues.
— Rien n'est parfaitement immortel, soupira Hohenheim. Elle a sans doute le même problème que moi.
— Tu as un problème, papa ?
Le ton d'Al était sincère, inquiet, et me sortit de ma léthargie. Notre père déboutonna sa chemise et remonta sa manche, dévoilant de larges plaques de peau brunie et granuleuse, auréolées de contours d'un vert blanchâtre.
Une odeur de viande moisie me sauta aux narines, me donnant instantanément la nausée, et je compris avec horreur d'où venait la puanteur que mon père s'escrimait à masquer sous un parfum écœurant.
Bien qu'il soit encore bien vivant, son corps commençait déjà se décomposer.
L'idée me retournait l'estomac, et à en juger par l'expression de la tablée, je n'étais pas le seul. Hohenheim se rhabilla pour nous épargner ce spectacle plus longtemps et tâcha d'expliquer d'un ton posé, distant.
— Même si j'ai bénéficié de la pierre philosophale, le corps humain n'est pas fait pour être immortel. Ma situation est contre nature, et je sais qu'il faudra que ça cesse un jour… mais Dante ne l'acceptera pas aussi facilement. Je pense que c'est la raison pour laquelle elle a changé de corps plusieurs fois depuis la transmutation.
— J'ai encore du mal à encaisser l'idée que je parle à une personne immortelle, avoua Hugues.
— Je sais, répondit Hohenheim en penchant la tête avec un de ses sourires aussi compatissants qu'agaçants.
— Est-ce que la pierre incomplète suffira à Dante pour restaurer sa forme d'origine ?
— Ça m'étonnerait, fis-je remarquer. J'ai pu voir au fil de mes enquêtes qu'elle a aidé plusieurs Alchimistes à créer des pierres philosophales incomplètes. Ça n'est pas un problème pour elle d'en obtenir. Bon… c'est devenu plus compliqué pour elle après notre passage, avec Al et moi, parce qu'on a souvent mis le boxon… mais je pense qu'elle peut trouver des solutions facilement.
— Il y a autre chose, aussi, fit remarquer mon frère.
Je me tournai vers lui.
— Ed et moi… ils veulent nous capturer. Pas nous tuer.
Je restai muet, me repassant mentalement mes combats avec les Homonculus. Envy se comportait avec moi comme s'il voulait me tuer, mais…
« Tu sais bien qu'on me l'interdit ».
— Ils ne se privent pas de tuer d'autres personnes, fit Al d'une voix nouée, alors pourquoi nous épargner ?
— … Dante veut vous utiliser, d'une manière ou d'une autre, souffla Izumi.
— Dans ce cas, il n'y a pas que la pierre qui entre en jeu, n'est-ce pas ? Il y a autre chose ? fit Hugues.
— Mais quoi ? murmura Al. Quel est son plan ?
Nous nous étions mis à parler beaucoup moins fort, comme glacés par cette idée.
— Quel que soit ce plan, il faut l'en empêcher, répondit Hugues. Elle et Bradley ont orchestré beaucoup de drames évitables. Je refuse de laisser une nouvelle guerre d'Ishbal arriver.
— C'est un peu ce qui s'est passé à Liore, techniquement, fit remarquer Izumi.
— C'est moi ou Dante à quelque chose contre ces religions ? fit remarquer Roxane. Elle s'est quand même appliquée à faire exterminer les Ishbals, et aujourd'hui, c'est les habitants de Liore qu'elle a tenté de faire disparaître…
— Elle ne se serait pas attaquée à Liore simplement par opportunité ? demanda Hugues.
— Je ne pense pas, répondit Izumi. Sa haine pour les religions venues du sud n'est pas nouvelle. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai pris de la distance avec elle en tant que disciple, ça me… mettait mal à l'aise.
— C'est avant tout Aerugo qu'elle déteste, souffla mon père, les yeux rivés sur ses doigts croisés. Le seul tort des habitants d'Ishbal et de Liore est d'être leurs héritiers indirects.
— Si tu sais quelque chose d'utile, c'est le moment de cracher le morceau, fis-je remarquer d'un ton acide.
Hohenheim poussa un soupir, se préparant à parler. Peut-être était-ce parce que j'avais vu de mes yeux à quel point son corps était nécrosé, mais il me paraissait tout à coup beaucoup plus vieux, triste et las que d'habitude.
— Elle était fille du chef d'une tribu nomade et s'est retrouvée prise dans l'invasion d'Amestris. Son peuple a été écrasé et elle a été réduite en esclavage. Elle s'en est sortie uniquement parce qu'elle a été assez belle et intelligente pour se frayer un chemin jusqu'au statut de concubine. Quand je l'ai rencontrée, elle avait été offerte par Aerugo à l'empereur de Xerès.
Personne ne reprit la parole pendant un moment, jusqu'à ce que Hugues lâche un long sifflement.
— Vous n'allez quand même pas me dire que vous êtes assez vieux pour avoir vécu la fondation de l'état moderne d'Amestris ?
— Pas seulement vécu, j'y ai participé. Avec Yezabel, que vous connaissez aujourd'hui sous le nom de Dante, on était aux premières lignes pour redonner aux habitants les terres volées par Aerugo.
— Tu te fiches de nous ? fis-je en me massant les tempes. C'était il y a des centaines d'années.
— Yezabel… Attendez, ça voudrait dire que Dante est… la fondatrice d'Amestris ? articula Izumi, les yeux ronds.
— Oui, celle-là même.
— Ça n'a aucun sens…
— Ce n'est pas facile de vous parler quand vous réagissez comme ça, fit remarquer Hohenheim d'un ton posé, mais las, avant de se tourner vers mon frère. Toi, tu me crois ?
Al leva les yeux vers son père, visiblement troublé, et pris le temps de soupeser sa réponse.
— Oui. Je te sens honnête.
Putain, Al…
Je savais que Hohenheim était anormalement vieux, mais là, c'était au-delà du concevable. Je commençais à avoir mal au crâne et conclus que je n'avais pas assez dormi pour assimiler que mon père avait vu l'effondrement d'un empire et la création de mon propre pays.
De vagues souvenirs de cours d'histoire de primaire me revenaient en mémoire, mais ils étaient trop lointains pour que je puisse m'appuyer dessus. Je me souvenais juste que la reine Yezabel avait reconquis ce qui allait devenir les régions Est et Central, menant une campagne de reconstruction d'Amestris en reprenant aux états voisins des terres volées lors d'une précédente guerre.
Je ne me remémorai pas grand-chose — à l'époque, je ne me sentais pas concerné par un passé si lointain et j'avais sans doute passé le cours à asticoter Winry ou prendre des notes sur l'Alchimie — mais je me souvenais de la gravure d'une cavalière en armure, la tresse volant au vent, brandissant un sabre avec une expression aussi royale que sauvage.
La pensée vertigineuse que cette reine guerrière des légendes ne fasse qu'une avec l'ennemi que nous devions affronter aujourd'hui fit monter chez moi une lame de fond de peur.
Je pensais devoir affronter mon passé, vis-à-vis de Roy, de la transmutation de Maman… mais je n'étais pas prêt à affronter l'Histoire avec un grand H.
Et vu le silence abasourdi qui régnait sur la table, je supposais que je n'étais pas le seul.
Après les bombes qu'avait lancées Hohenheim, une pause s'était imposée d'elle-même. J'en profitai pour discuter avec Kyle qui, s'il avait remarqué ma transformation, ne semblait pas trop s'en formaliser, glissant que j'avais quand même moins changé qu'Al.
Ce n'était pas faux, et la simplicité de sa remarque me fit sourire.
J'étais ragaillardi en revenant à la discussion. Hohenheim nous fit un récit de première main sur le contexte de la fondation d'Amestris et le rôle héroïque que Dante avait joué. Lui-même avait combattu, employant toute la puissance de son Alchimie pour reprendre ce qui avait été volé. Puis il s'était progressivement rendu compte que Dante glissait dans une haine vengeresse à l'égard de ses anciens tortionnaires. Avoir détruit Xerès avec la complicité de mon père ne suffisait pas, il aurait fallu qu'elle en fasse autant d'Aerugo. Hohenheim, qui était déjà rongé de culpabilité, s'était écarté de ce chemin.
Al et moi restions silencieux, soufflés de découvrir notre père dévoiler des pans entiers de l'histoire légendaire d'Amestris, nous annonçant d'un ton factuel qu'il avait le sang de millions de personnes sur les mains, sans chercher à s'en excuser.
Il savait que c'était inexcusable.
Nous avoir abandonnés avec Maman devait sembler un crime bien pâle en comparaison de ceux-ci.
— Peut-être qu'elle déteste Aerugo, mais en attendant, c'est Amestris qu'elle attaque, fit remarquer Hugues à la fin du récit.
— Dante n'a plus le même sens des réalités que nous depuis longtemps, répondit Hohenheim.
— Est-ce qu'elle ne voit pas Amestris et ses habitants comme sa propriété ? demanda Roxane d'un ton hésitant. Après l'avoir fondé, construit, elle considère peut-être qu'on lui appartient.
— Je… pense que c'est assez proche de la manière dont elle voit les choses.
— Mais quelle enflure, marmonna Izumi, sa bouche enfouie contre son poing comme pour contenir sa colère. Quand je pense que j'ai été son élève…
— On connaît mieux ses motivations, mais ça ne nous dit pas quel est son plan, soupirai-je.
— Ni ce que l'on va faire de tous nos soldats soi-disant morts, soupira Hugues. On ne pourra pas les planquer éternellement.
— Pour les soldats, j'ai une suggestion, fit Hohenheim.
— Qui serait ?
— Leur laisser le choix entre retourner à Lacosta pour protéger les frontières ou monter à East-City pour défendre l'Est, voire attaquer Central, si les choses doivent en arriver là.
— Ça paraît risqué, fit remarquer Izumi. Je sais que ce sont les troupes de Grummann, mais imaginons que ne serait-ce qu'un soldat s'engage contre Central avec l'intention d'espionner pour Bradley ou de saboter les opérations ?
— Je me chargerai de les sonder, proposa Hohenheim.
— Oh… vous lisez dans les pensées maintenant ? demanda Hugues. Non, ne répondez pas à cette question, je suis déjà assez fatigué par cette conversation, se ravisa-t-il aussitôt.
J'échangeai un sourire avec Al, préférant m'amuser de l'absurdité de notre conversation.
— Et pour Dante ? On fait quoi ?
— Il faudrait trouver un moyen de mieux comprendre ses intentions.
— J'ai l'impression qu'il y a moyen de tirer quelque chose de plus de son carnet, lâcha Alphonse. Ed et moi, on pourrait continuer à l'étudier. De mon côté, j'ai poncé mes notes, mais…
— Dante est assez friande de palimpsestes, mais pour ça, il faut l'original.
Les Alchimistes se tournèrent vers moi, et je n'eus pas d'autre choix que de répondre, plutôt embarrassé.
— C'est que… je n'ai plus l'original du carnet. Je l'ai donné à Mustang le jour de l'attaque du Bigarré.
Al poussa un soupir, s'affaissant comme un pneu crevé, et je sentis que même s'il essayait être un bon frère, l'idée l'irritait très fort.
— On ne peut pas contacter Roy pour le moment, rappela Hugues. Les lignes avec Central sont coupées. J'ai déjà eu beaucoup de mal à connaître les tenants et aboutissants sur l'évasion de Hawkeye…
— Je sais… mais il n'y a pas que le carnet où on pourrait trouver des notes, fis-je remarquer. Maintenant que Dante est officiellement morte et a pris l'apparence de Lynn, sa bibliothécaire attitrée n'est plus là pour surveiller ses livres…
Al me jeta un coup d'œil et je le devinais aussi alléché que moi à l'idée de pouvoir consulter la bibliothèque de Dante. Nous avions déjà été estomaqués par le savoir que contenaient les livres qu'elle nous laissait consulter, alors, si nous partions en quête des livres interdits…
— Ça me paraît être une bonne idée, admit Hohenheim. Ne serait-ce qu'avoir les mêmes connaissances qu'elle, ce serait un début.
— Vous n'avez pas peur de vous jeter dans la gueule du loup ?
— Si Al est attentif, ça devrait aller, fit Hohenheim. N'est-ce pas ?
Al hocha la tête et songeai que si nous n'avions pas eu notre longue discussion, j'aurais sûrement très mal pris cette remarque.
— En tout cas, on ne peut pas rester ici indéfiniment. On risque de se faire repérer par les Homonculus si on ne bouge pas, sans compter que Monsieur Hailling va devenir fou si on continue à lui donner autant de travail.
— Il faut quand même réparer ton automail, fit remarquer mon frère.
Je grimaçai. Winry avait bien huilé et détordu deux ou trois trucs, mais il était « dans un tel état qu'il valait mieux repartir sur des bases saines » selon ses propres termes.
— Ça va nous faire perdre du temps, ça, soupirai-je.
— On peut en prendre notre parti. Si vous fouillez la bibliothèque de Dante, réviser les langues mortes ne sera pas de trop. Je pourrai vous rafraîchir la mémoire.
Si l'idée semblait séduire Al, je ne pouvais pas en dire autant. Je commençais à me dire que j'avais assez vu mon père.
Ça fait des semaines qu'on traîne ensemble… il aurait pu me parler de tout ça avant, plutôt que de me faire passer pour un con en me faisant découvrir ces trucs en même temps que les autres.
En même temps, je savais qu'il avait créé une pierre philosophale complète, et j'avais déjà dressé l'hypothèque que c'était lui et Dante qui avait provoqué la chute de Xerès… Si j'avais osé lui poser la question, il m'aurait peut-être répondu.
Je ne l'avais pas fait.
— Bon… la première urgence, c'est de faire partir les troupes de Youswell. Si Aerugo prévoit de riposter, autant défendre Lacosta le plus tôt possible. Je propose de commencer à organiser les départs dès aujourd'hui.
— Et nous, on partira pour Dublith dès que mes automails seront posés.
— Il faudra que tu te reposes au moins une demi-journée, ordonna Winry. Une journée entière, dans l'idéal.
— Je vous accompagnerai, fit Roxane.
— Tu veux aller dans le sud alors que tu es recherchée ? m'inquiétai-je en me tournant vers mon amie.
— Grâce à Steel-Hugues, j'ai pu entrer en contact avec Grumman ce matin. Il souhaiterait deux choses : mettre en place une ligne téléphonique pour se connecter à Central-City en restant hors écoute de l'Armée de Central, et entrer en contact avec Kobor et les Snakes and Panthers.
— Et… comme tu as passé un moment en cavale avec eux, tu es l'intermédiaire idéale.
— Oui. Grumman cherche les alliés où il peut, et il souhaite proposer aux agriculteurs limitrophes de rejoindre la région Est.
— C'est un mouvement risqué, commenta Hugues. Le territoire est très étendu et peu peuplé… ce sera difficile à défendre.
— D'un autre côté, il y a peu de soldats dans cette zone… ça ne serait pas difficile de prendre le pouvoir dans une ville comme Metso, songea Izumi.
— Et politiquement, ça enverrait un message fort. Plus le territoire qui s'oppose à Bradley est étendu, plus les gens seront nombreux, plus le rapport de force s'équilibrera… Jusqu'à basculer en notre faveur ?
— L'idéal, ce serait que la région Nord s'allie à l'Est, soupira Izumi. Ils ont beaucoup d'intérêts communs et ça mettrait Central-City en difficulté… mais soyons honnêtes, ce n'est pas comme si on pouvait agir pour ça.
— Faisons déjà ce qui est en notre pouvoir, répondit Roxane, serrant les poings avec une posture résolue.
Je regardai mon amie en la trouvant décidément très courageuse. Elle n'avait pas d'Alchimie, pas d'entraînement militaire, encore moins l'immortalité et les connaissances immenses de mon père… et pourtant, elle était prête à faire sa part dans le chantier titanesque qui nous attendait.
— Grumman m'a donné les coordonnées d'une personne de confiance, qui s'y connaît en télécommunications.
— Alors, c'est là que je devrais aller, fit Winry. Je ne m'y connais pas en communication, mais s'il s'agit de brancher des câbles et de visser des trucs, je devrais pouvoir l'assister.
— Attendez, quoi ? bafouilla mon frère, le visage défait.
Que lui et moi partions, seuls contre le monde, ou que Roxane prenne des risques, il était prêt à l'accepter, mais l'idée que Winry se mette en danger, c'était une autre histoire.
Et je le comprenais.
— Vous avez décidé ça pendant qu'on dormait ? devinai-je d'un ton peu enthousiaste.
— Ne t'inquiètes pas, on fait une bonne équipe, Winry et moi, fit Roxane en happant Winry sous son bras.
Al se tourna vers Izumi.
— Vous ne pouvez pas les accompagner ? Ce serait quand même mieux, non ?
— Si je fais ça, je ne pourrai pas aider Hugues à défendre East-City. Ça mettrait beaucoup de monde en danger.
— Dis, Hugues… commençai-je.
— Oui ?
— Tu as un moyen de contacter Mustang, non ? Si on peut téléphoner sur Central-City…
— Pas directement, mais oui. Je connais quelques personnes de confiance dans le Nord, quelques lignes sont encore en fonction…
— Est-ce qu'on ne pourrait pas demander le soutien de Riza pour protéger l'équipe qui s'occupera du téléphone ?
— Oh, bonne idée ! fit Roxane.
— Je crois qu'elle est en mission en ce moment, mais… ça peut se tenter.
— ça te rassurerait ? demandai-je à Al.
Il me regarda avec une moue trop enfantine pour la conversation, n'aimant visiblement pas l'idée de demander l'aide de Roy.
— Elle m'a beaucoup protégée quand j'étais au Bigarré, ajoutai-je. T'auras pas mieux comme garde du corps.
— Si… si ça peut se faire.
— On n'en saura pas plus tant qu'on n'aura pas passé la frontière, en tout cas.
— Donc, si je résume, tenta Hugues, les mains fourrées dans les cheveux. Ed et Al, vous allez à Dublith récolter des infos dans la Bibliothèque de Dante. Hohenheim suit les troupes qui vont défendre Lacosta dans le sud. Izumi et moi, on monte à East-City pour défendre la région de Central et organiser la riposte. Et enfin, Roxane, Winry et notre allié vont dans la région Sud pour mettre en place un canal de communication entre l'Est et les alliés de la capitale, avant de contacter les rebelles de la région Sud. Et, idéalement, Hawkeye viendra assurer votre protection.
— On est d'accord, répondis-je.
Plus ou moins.
Al n'avait pas contredit, mais son expression fermée n'en disait pas moins.
— Tu sais, Al, lui soufflai-je à l'oreille, je crois que Winry et nous serons en danger ou que nous soyons.
— Ça ne me rassure pas vraiment, fit mon frère en souriant d'un air crispé.
— Nous pourrons partir ensemble jusqu'à East-City, le train restera le moyen le plus rapide de se déplacer. Il n'y a plus qu'à espérer que ça se passera comme prévu, conclut Izumi.
La réunion s'arrêta abruptement, nous laissant soulagés d'avoir un plan, mais usés par des heures de conversations et de révélations. Nos solutions me semblaient étrangement simples, et je songeai avec un nœud au ventre qu'il y avait peu de chances que les choses se passent exactement comme prévu.
Mais au moins… nous avions un but.
