C'est le premier lundi du mois ! Yay !

Gros changement d'ambiance avec ce nouveau point de vue. J'espère que vous apprécierez ce chapitre, même s'il n'était pas facile pour moi à écrire. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé (comme toujours, les reviews sont le carburant des auteurs ;P). Je n'ai plus beaucoup d'avance, mais j'espère dépoter en avril pour terminer l'écriture de la partie 7. Bon, c'est ambitieux, mais pourquoi pas essayer ? :D

Pour le reste, mon projet BD avance, bien que lentement, et Pictasia s'est plutôt bien passé (même s'il y avait moins de monde qu'espéré et que les ventes s'en sont ressenties), Bonne nouvelle, je serai présente à la JapaNantes, le 20/21 avril (de nouveau avec ma chère Alwine). D'ici-là, je me suis fixée de laisser un peu de côté la création de goodies et de me concentrer sur mes trop nombreux projets. Je VEUX continuer Bras de fer, dessiner Par la fenêtre, et, un jour, vous faire découvrir les nombreuses histoires qui me trottent dans la tête en secret.

Par exemple, là, j'ai sombré une nouvelle fois dans Twine et la fiction hypertexte (l'équivalent des "livres dont vous êtes le héros" mais sur ordi) et je fais joujou avec un projet Royed qui m'obsède une fois tous les 2 ans et que je vous partagerai peut-être un jour (si je le termine).

Enfin, en attendant ces projets hypothétiques, je vous laisse découvrir un chapitre bien réel ! Bonne lecture !


Chapitre 107 : La mort en face (Jade)

Le café de l'hôtel où je trouvais n'était pas le plus chic de North-City, mais c'était sans doute le plus intéressant. Idéalement placé à proximité de la gare qui vomissait par à-coup ses voyageurs, il me donnait l'occasion de voir passer toutes sortes de gens et d'opinions. Patiemment, je sirotais une infusion en observant mon entourage, de la famille se réfugiant le temps d'un café pour éviter la pluie aux soldats de retour de voyage, en passant par quelques journalistes cherchant une affaire croustillante.

S'il y avait un endroit dans la ville ou des personnes qui n'étaient pas censées se côtoyer pouvaient se croiser par hasard, c'était bien celui-là. Adultères, pots-de-vin, et sans doute beaucoup de choses que je ne m'imaginais pas se jouaient au creux de ces banquettes bordeaux.

Au milieu de ce ballet absurde, je parvenais à passer inaperçue tandis que je l'épluchais les journaux, prenais quelques notes et laissai traîner une oreille indiscrète. Cela faisait quatre jours que j'étais ici, et j'avais pu voir la bascule qui s'était opérée quand la délégation de Central était arrivée à North-City pour réaffirmer son influence sur la région Nord.

Le sujet était sur toutes les bouches : qu'allaient décider les Généraux, quand Central-City avait eu des choix politiques qui avaient conduit à la scission du pays ? Jusque-là, ils avaient botté en touche, laissant passer le Généralissime lors de sa fuite de Liore d'un côté, tout en continuant à avoir des échanges sporadiques avec l'Est pour obtenir les ressources alimentaires qui leur manquaient de l'autre.

Bref, la région Nord était le cul entre deux chaises : peu favorable à la politique de Central qui les laissait bien souvent à l'abandon, sans être pour autant dans une situation aussi critique que l'Est. La mission, si diplomatique qu'elle prétendît être, comptait bien rompre ce statu quo… en faveur de Bradley, bien évidemment.

— Est-ce que vous croyez que les Généraux vont se rebeller contre l'autorité de Central ? demanda une femme habillée de manière trop tapageuse à un homme qui tirait sur sa cravate pour la desserrer.

— La région Nord est assez divisée, répondit celui qui semblait être un journaliste. North-city est proche de Central et voudra suivre son autorité, quand la partie Est de la région aura des réactions plus hostiles. Quand à des coins comme Semoy… ils sont tellement loin du conflit qu'ils ne verraient même pas la différence en cas de guerre interne.

— Vous pensez que la région pourrait se couper en deux ?

— Hmm… ça me parait peu probable. Central impressionne, mais la région Nord est aussi un rempart contre Drachma. Bradley le sait, il ne s'attaquera pas aussi frontalement à la région Nord qu'il l'a fait avec l'Est.

— Mais l'Est a été attaqué par Aerugo… Amestris est autant menacé par Aerugo que Drachma ?

— L'attaque de Lacosta est une anomalie, répondit le journaliste d'un ton assuré. C'est à cause de la situation à Liore qu'Aerugo s'est attaqué à la région. Ça, et le passif autour de la guerre d'Ishbal.

— Mais avec la disparition de Liore, ils ne risquent pas d'attaquer de nouveau ? s'inquiéta la femme.

— Leur attaque-surprise a échoué… ils vont y réfléchir à deux fois avant de riposter. Après tout, il y a une grande tradition commerciale entre Aerugo et Amestris, entrer en guerre ouverte leur coûterait autant qu'à nous. Et si Grummann était envahi, il n'aurait pas d'autre choix que de reconnaître l'autorité de Central pour avoir le soutien militaire du reste du pays et reprendre ses terres. C'est une guerre qu'Aerugo ne peut pas véritablement gagner.

— Vous semblez bien confiant.

— Le plus important, c'est de retrouver une unité assez vite pour décourager les pays voisins de s'attaquer à nous. Mais pour ça, je fais confiance au Général Belem. Il est respecté de tous les dirigeants de la région Nord, je suis sûr qu'il négociera avec Central pour éviter la Sécession en conservant un maximum de liberté de mouvement.

— Central n'a pas toujours été d'une grande aide quand il y avait des problèmes dans la région nord, fit remarquer la femme en jouant avec sa cravate, le contredisant avec une sensualité caricaturale.

— Peut-être… mais la situation de la région Nord est bien meilleure que celle de l'Est. Les généraux ont trop à perdre pour prendre position contre Central et Bradley. À mon avis, ils vont chercher le statu quo. Ça sera surtout une affaire de négociations pour gratter quelques privilèges au passage.

— Ça manque de panache, susurra la femme en se blottissant contre l'homme.

— Que voulez-vous, tout le monde ne peut pas être aussi explosif que vous, ma belle.

Je détournai la tête, écoeurée par leurs minauderies. Je soupçonnais leur interaction de dépendre d'un gros billet, mais cela devait convenir à cet homme imbu de lui-même et convaincu d'être très intelligent. De mon côté, je savais que, si les Généraux comptaient surtout départager par un vote, d'autres forces étaient à l'œuvre autour de cette décision riche en enjeux.

J'étais l'une d'elles.

Je tapotai nerveusement la table du bout du doigt, puis sirotai ma troisième tasse de verveine en scrutant les alentours, cherchant une autre discussion digne d'intérêt, sans rien trouver qui retienne mon attention. Le brouhaha me sembla enfler, devenir plus épais, presque irrespirable, et je compris que j'étais de nouveau arrivée à mes limites. Je refermai mon porte-documents dans un claquement sec et me levai pour prendre l'air, abandonnant ma tasse derrière moi.

L'extérieur était encore trop peuplé à mon goût, mais au moins, l'air n'y sentait pas l'alcool, la sueur et la cigarette. Je poussai un long soupir qui forma un nuage de buée et luttai contre la tentation de m'affaler le long de la baie vitrée du bar, préférant arpenter la place de la gare à pas lents pour ne pas affronter des regards empreints de jugement.

En vérité, je trouvais cela épuisant d'être ici.

À première vue, il n'y avait rien de terrible à passer de longs moments assis à une table à boire et grignoter à volonté, lire et prendre des notes… mais après ma convalescence et mon enfermement, rester aussi longtemps au milieu des hommes était devenu une épreuve il fallait une sacrée bonne raison pour que j'accepte de passer autant de temps dans un lieu public.

Et cette bonne raison tardait à arriver.

Cela faisait assez longtemps pour que ça me contrarie, trop peu pour que ça m'inquiète. Alors, je marchais à pas lents, les mains dans les poches de la veste en velours côtelé élimée que Lily-Rose avait choisie pour moi. Avec mon serre-tête, mes lunettes et mes airs austères, personne ne cherchait à m'adresser la parole, et personne ne me reconnaissait.

En même temps, personne ne cherchait à reconnaître une morte au milieu d'un troupeau d'anonymes… c'était ce qui me permettait d'être là, libre.

Enfin, plus ou moins libre.

Je déteste attendre.

C'était ironique de la part d'une sniper, je le savais, mais être en embuscade m'était moins pénible que de poireauter entre deux missions. Et depuis ma venue ici, je n'avais pas eu l'occasion de faire grand-chose de concret. Me doutant que ma venue avait un rapport avec les négociations en cours, j'avais consacré une bonne partie de mon temps à me documenter sur les Généraux qui devaient statuer sur la tournure entre les relations entre le Nord et Central-City.

Une grande partie de l'alimentation dans la région Nord venait jusque-là de l'Est, notamment le blé, et si North-City semblait encore opulente, Central allait devoir acheminer beaucoup de ressources, très vite, pour parvenir à acheter la loyauté de Belem, le Général présidant à la tête de la région Nord.

Pensant vaguement à tout ça, je balayais du regard la place animée. Nous étions à l'heure de la sortie des bureaux, et même si nous étions début avril et que le printemps avait éclot à Central, il tardait à arriver dans cette région froide, laissant la place peuplée de manteaux sombres sous un ciel gris à la lumière déclinante. De toute façon, il y avait peu d'arbres sur cette place, mis à part quelques platanes trop nettement taillés.

J'avais envie de végétation, de retrouver le silence plein des forêts, les bouffées d'humus et les ombres tachetées des sous-bois. Je n'en avais pas eu assez lors de mon dernier passage.


Mustang m'avait ordonné de partir rapidement, pour « prendre la température » à North-City, mais je savais que j'avais du temps avant d'avoir de ses nouvelles. Alors, quand le train s'était arrêté au quai d'une minuscule gare, plantée au milieu de la rase campagne, j'avais cédé à l'impulsion d'y descendre avec ma valise et mon étui à guitare.

La fraîcheur sauvage des bourrasques était vertigineuse après mon long enfermement, d'abord au QG de Central, puis chez le docteur Knox, et enfin chez les Luther. Si gentils qu'ils soient, et si heureux que Black Hayatte ait pu être d'avoir retrouvé sa maitresse, rester dans l'ombre entre quatre murs commençait à être insupportable.

Mais sortir et redécouvrir l'immensité du monde était tout aussi effrayant.

Je n'aimais pas me laisser dicter les actes par la peur, alors j'avais décidé de prendre le taureau par les cornes en allant arpenter cette forêt inconnue, quitte à m'y perdre… et affronter une autre inquiétude.

Après ma mise en arrêt, après mes blessures, étais-je encore une tireuse compétente ?

Il n'y avait qu'un moyen de le savoir : tester. Et c'était ce que je m'étais résolue à faire, alors que je m'enfonçais dans les fourrés d'une forêt inconnue et pourtant si rassurante. Ici, pas de loi ni de morale, pas de jugements, pas d'emprisonnement. Pas d'ordre à suivre. Juste la liberté.

Je perdis le fil du temps passé à marcher, savourant le bruit du vent dans les branches, le crissement des feuilles mortes durcies par le verglas, cherchant des zones plus reculées, ignorant le poids de la malle et de mon étui à guitare. Au bout d'un moment, l'effort avait chauffé mes articulations, sans que ce soit douloureux.

Quand je jugeai que j'étais assez loin de tout, j'ouvris l'étui pour en tirer mon arme que je remontais à gestes sûrs, comme d'autres retrouvaient leurs amis comme s'ils s'étaient quittés la veille, peu importe les années qui les ont séparés en réalité.

Ces sensations familières me rassurèrent. Malgré la sensation d'étrangeté — cela faisait depuis mon entrée dans l'Armée que je n'avais pas passé autant de temps loin d'une arme —, les réflexes étaient encore là.

Il restait à savoir si c'était le cas des performances. Je me fixai comme objectif un arbre qui me semblait à la fois lointain et facilement reconnaissable, puis le mis en joue.

Et je restais là.

Un long moment.

Incapable de tirer.

Parce que tant que je n'avais pas lâché cette balle, je n'avais pas manqué ma cible.

Je me rendis compte que je tremblais et baissai mon arme, vacillante.

J'avais trop peur pour réussir à presser la détente.

Là où j'étais maintenant, esseulée au fond des bois, il n'y aurait personne à part moi pour constater que j'avais manqué ma cible, mais si je la manquais…

C'était une partie de mon monde qui s'effondrerait.

Étais-je encore capable d'atteindre ma cible ?

Étais-je encore fiable ?

Je ne savais pas encore où et quand j'aurai l'ordre d'agir, mais pour la première fois, je vis arriver dans ma vie un démon auquel je ne m'attendais pas : la peur d'échouer.

C'était idiot : je m'en étais très bien sortie lors de mon évasion — jusqu'à ce que je me retrouve face à Mustang, du moins — alors pourquoi est-ce que c'était différent maintenant ?

Je le savais bien, pourtant : c'était différent, parce que quand j'avais tiré pour me défendre dans les couloirs du QG, je n'avais pas le choix. C'était une question d'urgence, de survie, et je n'avais pas eu le temps de réfléchir aux conséquences de mes actes. Je savais que je ne risquais pas grand-chose de plus à échouer… à part mourir.

Seulement, ce que Mustang attendait de moi était une tout autre affaire. Ce qu'il attendait de moi, c'était une de ces balles qui pouvaient tout faire basculer, bien au-delà de ma simple existence ou de celle de ma cible. Une de ces balles mûrement réfléchies, qu'il fallait tirer de sang froid, et surtout, surtout, ne pas manquer.

Le tir était avant tout une affaire de mental. Si je ratais maintenant, ça n'avait aucune importance d'un point de vue pragmatique, mais… cela me détruirait. Cela voudrait dire que je pouvais échouer, là où ma capacité à faire mouche à chaque tir était la seule compétence que je reconnaissais chez moi.

Sans ce talent, je n'avais rien.

Je n'étais rien.

Je posai mon arme sur l'étui à guitare, et m'assis lourdement sur ma valise, tremblant de tous mes membres et respirant trop vite. Ce n'était pourtant pas mon genre de me laisser déborder par les émotions comme ça. Il y avait de quoi me maudire.

Heureusement que j'ai pris le temps de reprendre le tir avant une mission, pensai-je avec un soupir tremblant. Quelle catastrophe cela aurait été de me retrouver comme ça au moment crucial.

Il me restait du temps pour trouver une solution à mon problème. Quelques jours, sans doute — c'était peu.

Je ne peux pas trahir Mustang.

Ça ne serait pas la première fois, répliqua ma part d'ombre. Tu l'as déjà trahi en couvrant l'identité d'Edward.

— Je sais, murmurai-je.

Je fourrai la tête dans mes mains, tout à coup écrasée par la silhouette des lourds sapins qui me surplombaient et la solitude vertigineuse. J'étais à des kilomètres de toute personne connue, lâchée dans un monde sans contours, après avoir passé des semaines dans un cube blanc, puis dans une réserve poussiéreuse et mal éclairée.

Il y avait eu la mission que Mustang m'avait transmise par l'intermédiaire de Hayles. Cette mission qui avait été un échec. J'avais soigné ma fausse identité, pris le train plein sud, trouvé une petite frappe assez désespérée pour accepter de profaner la tombe du frère de Bradley contre une liasse de billets, et…

Et il n'avait rien trouvé. Les ossements auxquels Mustang tenaient tant étaient absents, et même si je n'y étais pour rien, j'avais pris cette déconvenue très personnellement.

Je n'avais pas eu l'occasion de lui parler de vive voix — notre situation ne nous ne le permettais pas — mais je redoutais sa colère, sa déception, sa rancœur envers moi.

Après tout, il avait quand même osé me tirer dessus, en pleine tête.

Cela ne m'avait pas réellement tuée, mais c'était tout de même la dernière interaction directe que nous avions eue, tous les deux.

Il ne m'a pas laissé tomber. Il m'a sorti de ma situation, avec un plan que je n'aurai sans doute jamais accepté, mais qui était efficace. Il a abusé de la connaissance qu'il avait de moi, de mes points faibles… mais il a réussi.

Le temps avait passé, et je n'arrivais pas à accepter l'ambivalence de Mustang dans cette affaire. Je connaissais ses raisons, mais je sentais qu'il avait aussi choisi de se venger, de me faire souffrir, et de s'en tirer avec un « c'était le seul plan que j'ai pu monter sans compromettre mon entrée au Grand Conseil ». C'était sans doute vrai, en plus. L'argument était imparable, mais tout de même…

Je lui en voulais pour ça, et je lui en voulais d'autant plus qu'avec son statut intouchable, il échappait à ma réaction, à mes critiques.

Il mérite qu'on ait une conversation, tous les deux. C'est pas de ma faute s'il est tombé amoureux de la mauvaise personne, bon sang !

Je me redressai, soulagée de sentir que mon angoisse s'était transformée en colère. C'était une émotion utile, la colère, un moteur puissant.

C'était la colère qui m'avait sauvée d'Alan Knight, le jour où j'avais voulu mourir. C'était la colère qui m'avait fait rallier l'Armée, puis Mustang.

C'était un bon moteur.

Je me redressai, repris mon arme, et, sans prendre le temps de réfléchir à ce que je faisais ni aux conséquences de mon échec, ajustai mon arme pour tirer.

Le tir résonna, coup de tonnerre qui fit jaillir une nuée d'oiseaux au-dessus des arbres, et je me sentis soulagée.

Et maintenant ?

Je baissai mon arme, sentant l'appréhension revenir, et marchai jusqu'à l'arbre.

Ce n'était pas une réussite.

Ce n'était pas un échec non plus.

La balle avait éraflé le flanc de l'arbre avant de se ficher dans le bois. C'était très correct, pour un bon tireur, mais j'étais incapable de m'en réjouir.

J'avais fait mieux, beaucoup mieux par le passé… mais en même temps, comment aurai-je pu faire un tir parfait alors que mes derniers entraînements remontaient à fin décembre ?

Alors pourquoi étais-je à ce point dégoûtée, alors que je savais tout ça, que je savais qu'il allait me falloir de l'entraînement avant de redevenir moi-même ?

— Je suis insupportable, soufflai-je, excédée.

Ces mots firent remonter l'image de Maï s'indignant avec bienveillance de la manière dont je parlais de moi-même. Maïwenn Hayles, la talentueuse Sergente qui avait vécu plusieurs vies avant d'arriver dans l'Armée et qui, à chaque fois, parvenait à nous surprendre avec une connaissance ou une compétence improbable.

Tu n'es pas insupportable. Tu es trop sévère avec toi-même.

C'était vrai. Je le savais. Et je savais aussi d'où ça venait.

Avoir été la perpétuelle déception de mon père et de ma famille avait laissé des traces.

Maï avait réussi, je ne sais pas comment, à me faire avouer ça et m'avait aidé à poser des mots sur un passé que je détestais voir ressurgir.

Elle m'avait aussi dit qu'elle m'aimait, exactement telle que j'étais maintenant.

Je n'avais pas l'impression de mériter ça alors que je me prenais la tête, seule dans les bois.

— Qu'est-ce que tu me dirais, Maï ? Avoue que j'ai l'air ridicule.

La solitude devait vraiment me peser. Ce n'était pas mon genre de parler toute seule.

La brunette sourit dans mon esprit, le regard pétillant, et je poussai un soupir.

— Oui, je sais, murmurai-je en laissant ma main posée sur le tronc éraflé. Il faut bien commencer par être nulle. C'est facile de dire ça quand tu as du talent, quoi que tu décides de faire.

Je tirai mon couteau pour retirer le plomb de l'arbre, le mis dans la poche et retournai là où j'avais laissé mes bagages, sachant exactement ce qu'il me restait à faire : échouer encore.

Autrement dit : m'entraîner.


Je m'étais entraînée, et c'était devenu plus facile… Un peu plus facile.

J'étais bien loin d'avoir l'aisance d'antan, et à chaque tir, je devais encore lutter contre une appréhension vissée au ventre.

La peur d'échouer ne disparaissait pas comme ça.

Le tir, qui avant, m'apaisait en toutes circonstances, était devenu ma principale angoisse.

Un fumeur, me voyant approcher dans sa direction, me tendit son paquet de cigarettes que je refusais d'un geste poli. Quand bien même j'aurais fumé, je n'aurais eu aucune envie d'échanger un tube d'herbe séchée contre un moment de discussion gênante avec un inconnu.

De toute façon, le froid était en train de me rattraper, il était temps que je retourne au café, à ma répétitive routine de lecture d'articles émaillée de discussions espionnées.

Il ne devrait plus tarder, pensai-je.

Effectivement, Roy Mustang poussa la porte quelque temps plus tard, accompagné de deux collègues.

C'était la première fois que je le voyais depuis mon évasion, et cette fois, j'eus le temps de le scruter.

Il avait troqué ses mèches sauvages contre une coupe de cheveux récente et gominée, qui lui donnait l'air plus âgé et sévère que d'habitude. Il avait bel et bien maigri et je soupçonnai son uniforme impeccablement repassé d'être au moins une taille en dessous de ce qu'il portait avant l'attaque du Bigarré. Il avait beau être impassible et avoir la même aura impressionnante qu'à son habitude, il faisait peine à voir pour quelqu'un qui le connaissait assez bien.

En le regardant s'asseoir au bar, à quelques mètres de moi, et commander un double whisky, je songeai que ma solitude n'était sans doute rien, comparée à la sienne.

Cela ne m'avait jamais gênée d'être seule. Au contraire, à quelques exceptions près, les gens m'étaient pénibles.

Roy, quoi qu'il en dise, aimait les autres, leurs bavardages et leurs frasques.

S'esseuler lui en avait toujours coûté… Mais il le faisait quand même, tantôt par devoir, tantôt pour ne pas porter malheur à ceux qu'il aimait.

Une fois servi, il coula un coup d'œil vers moi, se composant son expression la plus neutre tandis qu'il tapotait machinalement son verre.

Je restai immobile, attendant que quelque chose se passe, avant de comprendre ma bêtise.

Évidemment, il ne pouvait pas me parler sans attirer l'attention sur moi, avec le risque de faire sauter la couverture qu'il m'avait si soigneusement façonnée. Il ne comptait pas m'approcher.

Je restai décontenancée, et il croisa un instant mon regard, avant de baisser les yeux vers le comptoir. Il s'était installé un peu de travers, me permettant de voir son verre, qu'il faisait sonner de petits coups irréguliers.

Je compris alors et sortis de quoi noter, tandis que lui levait les yeux vers son collègue pour lui répondre.

C'était du morse.

Je pouvais le reconnaître, mais pas au point de le déchiffrer à la volée alors que le brouhaha de discussions me déconcentrait déjà. Alors je le fixai avec attention, laissant ma main aligner les traits et les points dans mon cahier de notes sans quitter Mustang des yeux. Ce n'était sans doute pas droit tant pis. Il fallait juste que ça soit lisible.

Il cessa son manège le temps de boire une gorgée, puis continua ses tapotements, sur la table, cette fois. Comment arrivait-il à tenir la conversation à ses collègues en m'envoyant son message ?

Sa discussion — que je n'entendais pas de là où j'étais — le poussa à sortir de sa poche sa montre d'Alchimiste d'état, et j'en profitai pour traduire mes notes, constatant quelques fautes.

NÉGOCIATIONS AVANCENT COMG PRÉVU. VOTRE CIBLE EST GL LOTH. IL DOIT DÉFENDRE L EST. UAITES LE CHANTER. PAS DE TRACES ÉCRITES.

Je haussai un sourcil. Loth était un Général proche de la retraite, responsable d'Aslamen, une ville qui avait de bons contacts avec l'Est. Dans les discussions qui émaillaient le bar, il était présumé favorable à la Sécession, et c'était une personnalité plutôt appréciée pour sa bonne gestion de la ville qui avait prospéré sous sa direction.

J'avais d'ailleurs eu l'occasion de le croiser lors des fêtes aristocratiques organisées par mon père. Il m'avait laissé l'image d'un grand-père avec une barbe rousse qui tirait sur le blanc, du genre à être aimable avec tout le monde et à apaiser les conflits. Pour ma part, je ne l'appréciais pas, sans me souvenir pourquoi.

Sans doute parce que je détestais tout le monde à l'époque.

Pas une raison suffisante pour que je le fasse chanter, en tout cas.

Je jetai à Roy un regard interrogateur, qu'il capta du coin de l'œil. Une fois assurée d'avoir son attention, je lui répondis en morse à mon tour.

POURQUOI LUI ?

Il me répondit en reprenant ses tapotements, sur la table, cette fois.

-.-. . ... - .-.. . .-. - .. -. - -.. . -... .- ... -.-. ..- .-.. .

. — … — — — - ..— … …. —… —. -.. -.- ..- - .. -.. .. .-. .

C EST LE POINT DE BASCULE. ET VOUS SAVEZ QUOI DIRE.

Je pouvais croire que c'était le point de bascule, même si je ne savais pas comment. Mustang, au milieu des débats diplomatiques, était aux premières loges pour jauger les dix-sept Généraux qui devaient prendre la difficile décision de choisir un camp dans le conflit. Il était doué pour ça, pour savoir quelles ficelles tirer dans l'ombre pour obtenir ce qu'il voulait sans avoir l'air d'y toucher.

Même si je ne voyais pas quel rôle je pouvais avoir à faire chanter quelqu'un pour qu'il prenne la position qu'il aurait choisie de toute façon, je ne doutais pas qu'il ait un plan.

Seulement je ne savais toujours pas comment le faire chanter, contrairement à ce qu'il croyait. Et je m'attendais à ce qu'on m'ordonne de tuer quelqu'un. Le chantage n'était pas ma spécialité. Alors je répondis simplement.

NON.

Il rit à la blague qu'avait dit l'un des militaires qui l'escortaient, lui répondit et reprit sa transmission sans me regarder.

...- - ..- ... .- ...- . -.. - ..- -... .-.. .. . .-.. .. -. -.- ... - .

VOUS AVEZ OUBLIE LINCHTE.

Linchte ?

Je le sentis agacé, tandis qu'il reprit.

.-.. - ..- .. ... .

LOUISE.

Le souvenir ressurgit comme un barrage qui cède. Le jardin de mon oncle par un jour d'été, lors d'un mariage auquel j'avais été priée d'aller. Les autres, aussi pénibles qu'à leur habitude, qui m'avaient poussé à fuir et chercher une atmosphère paisible, parmi les arches et gloriettes du jardin de la demeure Grummann.

Et ce vieil homme, qui avait sa petite fille sur les genoux, le visage fourré dans les anglaises brunes qui couvrait sa nuque, les mains sous sa jupe blanche à nœuds bleu ciel. Et Louise, six ans tout au plus, se laissait faire. Comme si ça arrivait souvent.

J'étais restée choquée, entrevoyant le spectacle à travers les glycines, incapable de savoir quoi faire d'autre que de rester dissimulée, puis de faire demi-tour avec un goût de cendre dans la bouche.

.…

. …

Ce n'était pas un H qu'il m'avait dicté, mais E S.

J'avais quoi ? dix ans, onze ? Tout juste assez pour savoir que c'était anormal, bien trop peu pour savoir quoi faire… Surtout entourée de cette compagnie bien codifiée, hiérarchisée, où l'âge et le grade distribuaient le droit à prendre la parole.

Je n'avais rien fait.

Enfin, si : j'en avais parlé à Mustang, cela me revenait à présent. Quand nous étions adolescents et que mon père nous laissait jouer ensemble à contrecœur, il était, avec Violet, le seul confident que je pouvais espérer avoir. Lui avait compris tout de suite de quoi s'agissait, il m'avait même dit qu'il connaissait aussi cet homme. À l'époque, je n'avais pas compris ce que cela signifiait.

Il était désemparé de me voir mal à l'aise, mais ne savait pas plus que moi quoi faire. Lui aussi avait grandi dans un monde où l'on ne remettait pas en question ce que faisaient les adultes, même quand cela nous paraissait anormal, dégoûtant. Il ne pouvait pas m'aider.

Personne ne pouvait aider Louise.

Alors, pour ne pas me sentir trop coupable, j'avais soigneusement oublié ce moment, le glissant dans ma boite de Pandore personnelle.

Aujourd'hui, alors que j'étais adulte et que je repensais à tout ça, je me sentais me consumer de rage. J'aurais voulu pouvoir remonter le temps et être cette personne qui aurait dû être là pour détruire l'homme qui avait osé lever la main sur sa petite-fille. Je ne pouvais pas remonter le temps, à mon grand regret, mais je pouvais tout de même la venger en le terrorisant. Au moins ça.

Mustang, lui, continuait sa conversation avec un sourire en coin.

.-.. ..- -. -.. .. .- -…. …. …- -

LUNDI. 16 h 30.

Le message était passé.

Il désigna une table plus loin, et le trio se leva pour s'installer près d'un groupe de jeunes femmes que mon supérieur aborda avec son charme habituel, offrant sans doute à ses compagnons une leçon de drague improvisée.

Je soupirai, comprenant que l'entrevue était finie. J'avais reçu bien peu d'informations, mais Mustang estimait que c'était suffisant pour accomplir ma mission et que j'étais capable de me débrouiller pour le reste. Trouver ses coordonnées, le suivre pour cerner ses habitudes, l'intimider tout en gardant l'anonymat…

Je devais pouvoir me débrouiller.

En tout cas, Mustang m'en estimait capable.

Et j'étais motivée.


Il était au pied du lit.

La lumière des réverbères filtrait à travers les volets, barrant son visage sévère d'un éclat orangé, échouant à éclairer ses mèches sombres et ses yeux noirs.

Et il me tenait en joue.

J'entendis distinctement le cliquetis tandis qu'il appuyait sur la détente, et le coup de feu parti.

Je me redressai en sursaut dans un cri, pantelante, désorientée. Le rai de lumière était toujours là, mais la silhouette de Roy Mustang avait disparu. Malgré tout, je tapais sur ma table de nuit dans de grands gestes désorganisés, cherchant fébrilement l'interrupteur de la lampe de chevet, jusqu'à ce que la lumière inonde la pièce et chasse mon cauchemar.

J'entendis une sirène retentir au loin et me levai pour aller voir à la fenêtre, découvrant un accident dans la rue en contrebas. Mon cerveau n'avait pas choisi l'interprétation la moins brutale de ce bruit, et je dus serrer mes avant-bras contre moi pour les empêcher de trembler.

Le plan de Mustang m'avait été expliqué en détail. Une première fois par Knox dès qu'il s'était retrouvé seul avec moi, me jetant des vêtements et m'ordonnant de me changer pour qu'il puisse habiller le cadavre supposé me remplacer. Je m'étais cachée pour le reste de la journée, terrée dans son bureau. Puis il m'avait fait évacuer dans un cercueil, passant par la morgue, puis m'amenant dans sa maison au sud de Central. Un chalet dans les bois, au creux duquel je m'étais terrée, encore sous le choc, jusqu'à ce que je sois amené chez les Luther, planquée dans un piano à queue dont Knox m'avait avoué qu'il n'avait plus été touché depuis le départ de sa femme. Passant d'une prison à une autre, j'avais, au moins, pu retrouver Black Hayatte, puis Maïwenn.

Nous nous étions tombées dans les bras, tremblantes d'avoir été séparées si longtemps, d'avoir eu si peur l'une pour l'autre, puis, après avoir savouré son contact, elle m'avait expliqué le plan en détail : le cadavre d'une anonyme qui avait été mis de côté par Knox et transmuté à mon image, Mustang qui avait manœuvré pour me laisser une ouverture, et qui, sachant que je ne me voyais pas attaquer des innocents ou prendre en otage des soignants, tenait une occasion en or une fois qu'Alan Knight avait appris — de manière fortuite — que j'étais emprisonné par l'Armée.

Après cela, il suffisait de guetter le moment exact après avoir prédit le déroulement des événements. De l'horaire de la visite de Knight jusqu'à mon itinéraire d'évasion, Mustang avait tout prévu.

Il savait que Knight allait s'attaquer à moi.

Il savait que je n'allais pas me laisser faire.

Comment savait-il que j'allais le vaincre, échapper aux gardes et parvenir à fuir jusqu'à ce carré de jardin sans me faire arrêter ?

Il n'en avait aucune garantie.

Il avait fait preuve d'une confiance insolente en mes capacités et mon instinct de survie. Ce genre de confiance qui l'autorisait à en demander trop, sans contrepartie.

La part objective de moi avait accepté que le plan était brillant, qu'il m'avait permis de quitter la prison sans être recherchée ensuite, qu'il lui avait permis de consolider sa position au sein de l'Armée et tout le reste, mais…

sous prétexte qu'il avait confiance en moi, il m'avait laissée être livrée à moi-même, esseulée dans ma cellule, puis exposée à Alan Knigh, et je ne pouvais pas lui pardonner.

Même si Mustang s'était arrangé pour faire avertir l'un des sergents l'accompagnant qu'il faudrait peut-être l'arrêter avant qu'il soit trop tard. Il l'avait peut-être fait — en réalité, je n'en savais rien — mais ce n'était pas assez, pas alors qu'il savait. Je ne lui avais jamais raconté en détail, mais entre ce qu'il connaissait de mon passé et ce qu'il avait appris par d'autres personnes que moi, cela faisait sans doute longtemps qu'il avait reconstitué le puzzle par lui-même.

Je ne savais pas qui, de celui qui s'était fait tirer dans la jambe ou celui à qui j'avais donné un coup de genou bien placé était un « complice à l'insu de son plein gré », mais une chose était sûre : l'idée que Mustang ait prévu un garde-fou contre mon ancien agresseur me réconfortait à peine. Au bout du compte, il avait beau avoir tiré des ficelles dans l'ombre pour sa mise en scène, durant l'évasion elle-même, j'avais dû me débrouiller seule, me mettre en danger de mort sans la présence rassurante d'un allié.

Mon seul allié s'était interposé entre moi et la liberté.

Et il m'avait tué.

Non, je n'étais pas réellement morte, mais au moment où il m'avait tiré dessus, je l'avais cru. Ce choc-là avait détruit quelque chose chez moi, quelque chose dont je sous-estimais l'importance et dont je peinais à recoller les morceaux.

J'étais endommagée.

Par sa faute.

Et même si je lui en voulais terriblement, je savais que je n'avais pas d'autres choix que d'avancer par moi-même. Je ne pouvais pas le confronter directement, encore moins admettre ma vulnérabilité auprès de nos intermédiaires. Et même si je détestai la méthode, l'objectif restait le bon : faire tomber King Bradley, Dante et leur clique — immortelle ou non.

Face à l'ampleur de la tâche, il n'y avait de place ni pour des querelles ni pour les moments de faiblesse.

J'allais devoir réapprendre à fonctionner.

Seule.


La venue de tous les généraux les plus hauts placés à North-City étant l'événement du moment, même si les lieux étaient censés rester secrets, il ne fut pas difficile pour moi de dénicher l'adresse de l'hôtel privatisé ou ils étaient logés pour l'occasion. Le lendemain de mon entrevue avec Mustang, je jouais la promeneuse du dimanche aux abords de l'hôtel.

Je n'avais pas le standing suffisant ou les autorisations nécessaires pour y pour pénétrer, et les lieux étaient lourdement gardés, ce qui était plutôt rassurant : autant de dignitaires réunis au même endroit c'était une aubaine pour des terroristes potentiels. Je fis tout de même un petit tour devant les lieux, les mains dans les poches.

La simple vue des lieux, outrageusement riches, m'étouffait. Je devinais le poids des vêtements d'apparat, les interminables repas, les murmures étouffés, l'étiquette. Et, seul au milieu de tout cela, Mustang. J'avais beau être dehors, seule avec une tâche ingrate à accomplir, à cet instant, j'étais convaincue que ce n'était pas à moi que revenait le sale boulot.

La bâtisse était un imposant hôtel particulier possédé par le Général Belem, à la façade richement ouvragée, qui était — privilège notable en plein centre-ville — entouré d'un large jardin qui s'étendait de tous les côtés.

Il y avait de quoi loger confortablement les seize généraux qu'il accueillait et leurs gardes du corps, ainsi que la délégation dont Mustang faisait partie, et le rez-de-chaussée devait contenir une imposante salle de bal, si j'en croyais la lumière chaude qui débordait de la rangée de fenêtres en arc de cercle, loin derrière les arbres et les grilles. Je plissai les yeux, puis levai la tête vers l'immeuble qui se trouvait en face, réfléchissant par réflexe à la manière dont je pourrais m'embusquer.

C'est un peu loin… mais bon, avec un dioptre, ça pourrait se faire.

Les automatismes étaient revenus avant que je me rappelle que mon rôle n'était pas de tuer le Général Loth, mais de le faire chanter. L'idée m'amena un soupir, songeant avec cynisme que j'aurais trouvé cette mission bien plus facile à mener à bien.

— Hep, circulez madame.

— Je n'ai pas le droit de regarder une belle façade ?

— Pas aujourd'hui, répondit le soldat d'un ton rogue.

Je poussai un soupir las et m'éloignai sans insister, disparaissant dans la foule de passants qui traversaient cette allée assez fréquentée, puis consultai ma montre.

Il n'est pas encore 19 h… ça va être le bon moment pour appeler.

Mes souvenirs de vie aristocrate me permettaient de savoir qu'il était trop tard pour qu'il soit encore de sortie, trop tôt pour que les invités soient descendus à l'inévitable réception.

Je m'éloignais de quelques rues, vérifiant au passage que je n'étais pas suivie.

J'espère que je n'aurai pas trop attiré l'attention, songeai-je avant de me rappeler que je n'étais pas la seule curieuse à ralentir devant le bâtiment. Si son apparence fastueuse ne suffisait pas à attirer l'attention, les voitures de l'armée et les soldats qui étaient déployées s'en chargeaient.

Je sortis de ma poche le numéro que j'avais noté, et le composai avec application.

— Bonjour, Hôtel Osprey, comment puis-je vous aider ?

— Bonjour, je souhaiterais contacter le général Loth.

— … Je suis désolée, mais je suis dans l'obligation de rejeter votre demande, répondit la voix féminine d'un ton bien rodé.

— Je comprends bien que vous ne souhaitiez pas ébruiter le fait que les Généraux sont réunis chez vous pour discuter de l'avenir de la région Nord, mais je sais que mon employeur loge chez vous. Et je ne me serai pas permis d'appeler ici s'il ne s'agissait pas d'une urgence.

J'espérais avoir employé le juste dosage entre professionnalisme et agacement pour retenir son attention.

— Vous tirez des conclusions hâtives. Comme je l'ai dit, je ne peux pas répondre à vos questions.

— Il faut que vous transmettiez l'appel, c'est important, répondis-je en exploitant au mieux ma nervosité pour semer le doute chez mon interlocutrice. Il y a un problème dans la mine d'alumine des Frieman qui pourrait nécessiter l'intervention de l'armée en urgence.

— Si vous souhaitez faire passer un message, je vous suggère de contacter le QG Nord, où d'autres personnes habilitées pourront faire passer votre message.

— Je vous ai déjà dit qu'il s'agissait d'une urgence. Combien de temps pensez-vous que l'information mettra à arriver si je passe par la voie hiérarchique ? Je comprends que vous preniez votre travail à cœur, mais je ne suis pas sûre que votre salaire suffise à payer les milliers de cents de dégâts que provoquerait une décision trop tardive. Alors, soit vous me passez le Général Loth, soit vous assumez de faire de la rétention d'information et vous raccrochez pour cesser de me faire perdre mon temps pendant que je tente de sauver des vies.

Il y eut un silence inquiet et je sus que j'avais gagné.

— … Je vous transfère à la chambre du Général.

— Très bien, répondis-je.

J'étais en sueur après avoir endossé ce rôle à l'improviste, mais j'exultais intérieurement. La tonalité résonna, deux ou trois fois, puis l'on décrocha.

— Allô, Lavinia ?

— Général Loth ?

— … Qui êtes-vous ?

— Je sais ce que vous avez fait à Louise.

J'avais lâché l'information posément, sans préambule, sans fioritures. Moins j'en disais, moins je m'exposais. De l'autre côté, un silence mortifié, empreint de raideur et d'appréhension, auquel je laissai le temps de s'installer.

— Qu'est-ce que vous me voulez ? fit finalement la voix du vieil homme.

— Que vous souteniez l'Est dans les négociations.

Le Général sembla encore plus désarçonné.

— … vous devez être bien mal informé, fit-il en retenant un rire nerveux. Je comptais déjà prendre parti pour la région Est.

— Voter en faveur de l'Est ne suffit pas. Vous devez convaincre le conseil dans son ensemble.

— … Vous me prêtez un pouvoir que je n'ai pas, soupira Loth.

— Ce n'est pas négociable.

— Et si j'échouais ?

— Cette information risque de beaucoup peiner votre famille… Quant aux journalistes, avec les preuves que j'ai en ma possession, ils pourraient faire le lien entre la manière dont vous avez traité votre petite-fille et cet orphelinat que vous subventionnez généreusement et auquel vous rendez si fréquemment visite…

J'avais la nausée en prononçant ces mots. Je n'avais pas eu à fouiller beaucoup dans mes recherches pour faire le lien, mais j'espérais avoir tort.

De l'autre côté, le silence s'était fait encore plus pesant.

— … Si vous faites ça, vous allez détruire ma carrière et tout ce que j'ai pu mettre en place pour le développement d'Aslamen. Pensez aux civils qui bénéficient des aides que j'ai mises en place…

— C'est votre responsabilité, pas la mienne. À vous d'être assez persuasif pour que le Nord s'allie à la région Est.

Je raccrochai le combiné, sachant que plus l'appel serait court, plus l'impact serait grand, poussai un lent soupir, puis me laissai tomber en arrière, la vitre embuée de la cabine téléphonique trempant le dos de ma veste.

Mes mains tremblaient. Je ne savais pas si c'était la peur de mal faire ou la colère qui m'avait envahie en ayant entendu la voix de cette enflure dissimulée sous le vernis du brave homme œuvrant pour le bien commun.

Je ne veux pas qu'il réussisse.

Je veux qu'il crève.

Je me recroquevillai un instant, fourrant mes mains dans mes cheveux, et me forçai à respirer calmement. Je le savais, je devais rester calme. Objectivement, si nous voulions avoir une chance de vaincre Dante et Bradley, il fallait que les relations entre le Nord et Central-City cassent, elles aussi.

Je ne devais pas mélanger l'image du Général Loth avec celle d'Allan Rider. Même s'ils étaient le genre de personnes qui méritaient, à mes yeux du moins, de connaître une mort lente et douloureuse.

Ce genre de pensées étaient dangereuses.

Je pris une grande inspiration, réajustai ma veste, remis en place la casquette que je m'étais vissée sur le crâne et sortis de la cabine pour retourner à l'hôtel.

J'avais participé à un génocide et je savais à quel point il était facile de tuer, quand on retirait à nos ennemis le statut d'humain à part entière. Et que quand on avait commencé à le faire, les choses pouvaient vite être hors de contrôle.

Je ne pouvais pardonner ni à l'un ni à l'autre.

Mais moi-même, j'avais fait des choses que je ne me pardonnerai jamais.

Quelqu'un, quelque part, devait sans doute me souhaiter la mort, sans que je puisse lui donner tort.

Et… quelqu'un d'autre, quelque part, m'aimait malgré cela.

Maï…

L'image de la brunette me caressant la joue me redonna un peu de courage, même s'il amenait une furieuse envie d'appeler au Bigarré pour entendre sa voix, maintenant. La seule chose qui me retenait, c'était de savoir qu'appeler le Bigarré était un risque que je n'étais pas prête à leur faire courir.

Il allait falloir attendre le rendez-vous de demain, à l'heure convenue.

Je passai machinalement la main sur ma joue, comme si ce geste pouvait capter quelque chose de sa présence, puis me raffermis.

Je devais rentrer à l'hôtel et réfléchir à d'autres moyens de mettre la pression sur Loth. J'avais réussi à l'avoir au téléphone, mais je n'avais pas le numéro de sa chambre et mon manège auprès de l'accueil pouvait difficilement être reproduit sans attirer les soupçons.

Je veux bien faire chanter Loth, mon Général, mais il va falloir m'aider un peu…


Une semaine s'écoula, rythmée par les moments d'enquête sur la famille de Loth, les rendez-vous avec Mustang avec qui j'échangeai l'essentiel, tandis qu'il faisait de l'œil à une cliente régulière du café qui nous faisait office de QG. Je m'appliquai à mener ma mission à bien, cherchant l'équilibre entre des piqûres de rappel fréquentes et la protection de mon identité. Si l'on me mettait à jour, ce n'était pas que ma mission que cela ruinerait, mais aussi la position de Mustang.

Alors je tâchais de rester subtile : un mardi, un bouquet de fleurs jaunes cerné d'un ruban bleu pâle envoyé dans sa chambre d'hôtel, le lendemain, ses couverts de restaurants ceints du même ruban rappelant l'innocence perdue de sa petite fille.

Mustang, qui était témoin de certaines de mes frasques, pouvait apprécier la réaction du Général en temps réel. C'était également lui qui me glissait, ici et là, les informations que j'utilisais à ma manière. Tantôt le numéro de sa chambre, tantôt un repas à un restaurant… Il savait quelles informations m'étaient utiles, et je savais comment les exploiter.

Cela me tuait de l'admettre, mais en dépit de sa distance et de la trahison qu'avait été mon évasion, nous formions toujours une bonne équipe. S'il ne savait pas grand-chose de ce que je faisais ni de quand je frappais, de mon côté j'ignorais tout de l'évolution des négociations.

Certains généraux étaient loyaux à l'Est plus qu'à Central, mais Mustang était habile pour convaincre autrui — et nul doute que Bradley suivait de près son travail pour savoir à quel point il pouvait lui faire confiance. Nous étions comme dos à dos, sans d'autres choix de se faire confiance l'un l'autre.

Autant dire que j'étais mitigée. J'avais hâte que cette mission prenne fin, je n'avais pas le sentiment d'être une bonne personne avec mon chantage et ces petites manœuvres politiques… mais la perspective de voir Amestris encore plus divisé qu'avant promettait une dose de chaos dont je saisissais encore mal les conséquences.

Aussi avais-je beaucoup de questions à poser à Mustang — même si je n'allais pas avoir l'occasion de rentrer dans le détail comme l'aurait permis une discussion de vive voix.

Il arriva à 17 h 30, quelques mèches s'échappant de ses cheveux gominés dans une négligence que je le soupçonnais d'avoir soigneusement agencée, prêts pour un vendredi soir dans les règles. Le fait qu'il salue une femme déjà accoudée au bar avant de l'embrasser sans pudeur confirma mes intuitions.

Sérieusement, Général, vous êtes obligé de draguer en même temps que vous me donnez mes ordres de mission ? Vous ne pouvez pas attendre quelques minutes ?

Le voir mener son petit manège me laissa nauséeuse, mais au fond, je savais qu'il faisait sans doute cela pour détourner l'attention autant que pour coller à son propre personnage : c'était un militaire arriviste, lèche botte et coureur de jupons, qui poussait une région à l'ultimatum entre deux parties de jambes en l'air et le meurtre de sa subordonnée… N'est-ce pas ?

Quel homme détestable.

Il ne tarda pas à s'asseoir sur l'un des tabourets hauts du bar, et n'attendit même pas d'avoir son verre entre les mains pour commencer à tapoter ses messages, à mon grand soulagement.

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Bon travail avec Loth. Le vote est demain.

Il but une gorgée de whisky et reprit.

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La majorité votera pour Central malgré tous ses efforts. De justesse.

L'information me tomba dessus comme un bloc de granit. Tous ces efforts pour ça ?!

Mustang se tourna dans ma direction au prétexte de montrer le panneau de bois qui se trouvait à ma gauche, orné d'une femme drapée dans le style art nouveau, une cruche sur l'épaule, les cheveux auréolés. Je n'avais pas besoin de me retourner, je la connaissais par cœur à force de passer mes journées ici. Son amante de passage observa la peinture avant de lui répondre en riant.

Elle était jolie.

Évidemment.

Un instant, je me demandais s'il avait couché avec elle, et si oui, s'il l'avait fait par désir ou pour essayer d'effacer l'amour mal placé qu'il avait ressenti pour Angie. Aussi, sa coupe de cheveux me rappelait Maï, qui tout à coup me manquait assez pour que je me sente jalouse de lui.

Il faut que je réponde.

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Dois-je révéler l'inceste ? Je n'ai pas de preuves.

J'avais menti évidemment. Ni mes souvenirs ni ceux de Mustang n'étaient utilisables. Il aurait fallu des photos, des témoignages directs, enfin, quelque chose que l'on pouvait transmettre à un journal. En une semaine, j'avais eu largement le temps de localiser Louise Loth, qui était devenue une jeune femme et enseignait la harpe au conservatoire de North-City. Je l'avais même vue de loin en me reposant dans un salon de thé. Elle avait grandi, mais avait gardé ses belles anglaises et un je-ne-sais-quoi de faon effarouché. Je savais où elle travaillait, ou elle habitait et où elle retrouvait ses amies, mais je doutais de pouvoir lui faire avouer son passé aux médias… encore moins en gardant mon identité secrète.

J'étais tellement convaincue que mon action allait renverser les votes que je me sentais dépassée par cette issue imprévue.

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Non.

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Vous devez le tuer ce weekend.

Je restai immobile, laissant le temps à l'information de m'arriver au cerveau. Au bout du compte, Mustang ne m'avait pas fait venir pour un chantage, mais pour une exécution. J'aurais dû m'en douter.

Pourquoi tuer quelqu'un qui se range du côté de L'Est ? C'est un allié de moins.

J'avais beau le haïr pour ce qu'il avait fait et lui souhaiter le pire, je ne comprenais pas la logique de Mustang. Pourquoi lui ? Pourquoi ne pas avoir fait chanter le camp ennemi à la place ?

Et pourquoi ne pas me l'avoir dit dès le début ?

L'information me désarçonnait, mais même si j'étais aveugle au plan global, et que ce revirement était déroutant, la perspective d'avoir un travail « normal » me rassurait. Je connaissais ce genre de missions.

Après tout, j'étais une sniper. C'était mon métier.

Pendant ce temps, Mustang s'était rapproché de sa conquête pour lui embrasser le cou. J'aurais détourné les yeux, si, de sa main gauche, il n'avait pas tapoté encore.

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Gardez le secret, mais laissez une trace écrite des menaces qui puisse être interprétée comme venant de Central.

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Et rentrez sans tarder.

Oh.

Je vois

Enfin, peut-être que je me trompais, mais je voyais une logique se dessiner.

. — ..— —. –. . -.-. ... - ... .

Autre chose ?

Tout en embrassant l'épaule nue de la femme dont il se rapprochait encore, Mustang me jeta un regard en coin.

J'avais envie de le frapper.

Non pas par jalousie, ni même parce que j'étais toujours assez mal à l'aise devant ce genre de comportements démonstratifs… mais parce que je sentais que son comportement était volontairement provocant. Sa désinvolture, que ce soit envers moi ou envers la femme qui se tenait à ses côtés et dont il se contrefichait probablement, me révoltait.

Et il le savait très bien.

Malgré tout, je tâchai de rester professionnelle — contrairement à lui — et passai en revue les questions que j'aurais pu lui poser. Comment le tuer ? J'étais équipée. Je savais où il logeait pour le moment et qu'il participerait aux délibérations. Comme je ne l'avais pas menacé de mort, il allait sans doute chercher un point de chute à l'écart des autres, un avocat… mais il ne tenterait pas non plus de disparaître complètement de la circulation.

Il suffirait de le coller aux basques en attendant la bonne occasion. Et pour avoir, l'air de rien, espionné les conversations de Louise qui travaillait comme professeure de harpe au conservatoire de North-City et passait toujours prendre un café avec ses amies entre midi et deux dans la maison de thé de sa rue, j'avais déjà ma petite idée de là ou il pourrait aller…

Mon budget était suffisant pour ce qu'il me restait à faire et il ne me semblait pas qu'il aurait d'autres informations nécessaires à mon plan. Mustang ne pouvait pas m'expliquer le sien en détail pour le moment. Il fallait que je m'en remette à lui, encore une fois.

Entre deux effleurements qui auraient davantage eu leur place dans une chambre que dans un café, Mustang me jeta un nouveau coup d'œil.

Je me rendis compte que, moins que vérifier qu'il ne me manquait rien, il vérifiait que j'acceptais en bonne et due forme la mission qu'il me donnait.

- .…. — - . . . — . . -.-. ..-

Message reçu.

Mustang eut un sourire, puis il fourra son nez dans les cheveux de cette femme pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Une minute après, ils étaient partis, et je soupirai de soulagement autant que de dépit.

Son comportement me dégoûtait, et pourtant, il n'avait rien de nouveau. Enfin… c'était rare qu'il se montre ainsi, comme une caricature de lui-même. Habituellement, il avait plus de prévenance envers moi et plus de respect envers ses conquêtes.

Je restai attablée un moment après son départ, dressant des hypothèses sur ce que Loth allait faire après le vote, agrémentant mes notes de morse de gribouillis et d'arabesques pour les rendre moins facilement reconnaissables, songeant à ce qui venait d'arriver, à mes hypothèses et à la conduite à tenir, me sentant parasitée par la posture qu'avait eu Mustang.

Ce fut au bout d'un certain temps que je compris pourquoi son comportement me mettait autant mal à l'aise. Ce n'était même pas le mépris qui me dérangeait, mais cette volonté peu subtile de me faire savoir à tout prix qu'il était passé à autre chose.

Si j'avais le ventre noué, ce n'était pas parce que Mustang partait s'envoyer en l'air avec une inconnue — cela faisait longtemps qu'il le faisait — c'était qu'en creux restait l'absence et la trahison d'Angie, et que cette conquête-ci avait un goût de provocation et de vengeance.

Il avait aimé sincèrement Angie, et j'avais désapprouvé son intérêt pour elle depuis le début… alors pourquoi réagissais-je si mal en le voyant faire exactement ce que j'avais attendu de lui les mois précédents ?

Peut-être parce que c'était trop tard. Peut-être parce que, malgré moi, je m'étais habituée à cet état de fait : Mustang et Angie s'attiraient mutuellement, même si c'était une idée calamiteuse.

Peut-être parce que son comportement, en plus d'être grossier, sonnait faux.

Je repensais à Edward, et j'eus de la peine en imaginant à quel point cette vision l'aurait ulcéré… et si j'avais envie de frapper Mustang, c'était parce que je devinais que c'était exactement ce qu'il aurait voulu.

Il ne pouvait pas atteindre Edward, pour lui faire payer sa trahison, alors il se rabattait sur la personne la plus proche qu'il avait à sa disposition.

Moi.

Je me redressai, fermant le dossier où j'avais accumulé mes notes et me préparant à quitter le café, résolue.

Qu'il tire les ficelles en sacrifiant la morale, en m'obligeant à en faire autant, je l'acceptais. Qu'il joue un rôle qui lui collait à la peau aussi.

Mais se venger d'Edward en se rabattant sur la première inconnue venue, juste pour narguer celle qui s'en rapprochait le plus, c'était juste trop mesquin pour moi.

Ma décision était prise.

J'allais accomplir ma mission, parce que c'était mon devoir et parce que j'avais confiance en lui en tant que stratège.

Mais après ça, je n'allais plus accepter d'ordre de sa part tant que je ne lui avais pas expliqué ma façon de penser.


Dimanche, neuf heures trente.

Tout se passait selon mes plans.

Comme l'avait prédit Mustang : la région Nord avait, adopté, à une voix près, le statu quo. Elle restait sous la direction de Central, coupait les ponts avec l'Est et, sans aucun doute, recevrait quelques coquets pots-de-vin au passage.

Comme je l'avais prédit, Loth n'avait pas pris le risque de continuer son séjour à North-City ni de rentrer à Aslamen. Pour rester à l'abri de la tempête médiatique à laquelle il se préparait, il s'était réfugié dans le domaine d'un de ses fils, dans une zone vallonnée que la ligne de train semblait contourner à propos.

J'avais anticipé la chose en achetant une moto d'occasion, avec laquelle j'étais modérément à l'aise, mais qui allait faire l'affaire. Je l'avais suivi de loin jusqu'à ce que son chauffeur commence à contourner le domaine, que j'avais dépassé pour me garer un peu plus loin, laissant la moto cachée derrière un mur de pierre sèche pour préparer ma retraite. J'avais fait le reste du trajet à pieds, arpentant les bois du domaine, des fers de contrebande fixés à mes bottes, mon étui à guitare sur le dos. Je ne connaissais pas les lieux, mais m'orienter en forêt n'était pas un problème, et bientôt, j'approchai du bâtiment par l'arrière.

Le manoir n'était pas aussi imposant que celui dans lequel j'avais grandi et mon père l'aurait considéré comme une simple résidence d'été. Cela m'arrangeait. Moins de pièces, plus d'opportunité. Je ne me risquai pas à passer l'orée du bois, préférant rester à couvert le temps d'étudier les options.

Le jardin qui séparait la partie sauvage du domaine de son habitation montait en pente douce jusqu'à une esplanade ornée de rambardes de pierre rousse et une façade percée de hautes fenêtres. Je pris mes jumelles pour étudier les pièces en allant de gauche à droite.

D'abord la salle de bal, qui ne risquait pas d'être fréquentée pour un simple repas de famille. Le grand couloir, qui traversait le bâtiment en deux — j'aurais sans doute pu apercevoir l'imposte si j'avais marché vers ma gauche, mais je ne perdis pas de temps à ça. Puis la salle à manger, le salon d'apparat et le petit salon.

Ce n'était pas très différent de ce que je connaissais des manoirs, et j'esquissais un sourire. Je ne savais pas encore si ma première opportunité allait être le petit salon ou la salle à manger, mais dans tous les cas, j'étais déjà du bon côté.

Restait à trouver un lieu où je pourrai m'embusquer confortablement pendant que le Général faisait monter ses valises et tentait sans doute de se justifier auprès de son fils pour sa visite impromptue. Je regardai ce qui se trouvait autour de moi, cherchant quel lieu m'offrirait un bon point de vue et une position confortable tout en me gardant hors de vue du manoir.

Je retrouvai avec aisance cette atmosphère de domaine de campagne, avec ses airs indolents de lieu qui ne serait jamais dérangé, ni par l'effervescence de la ville ni par le chaos de la politique.

Le genre d'endroit qui nous laissait persuadés que rien ne changerait jamais.

Je ne vais pas prendre le risque de m'approcher dans les jardins, je ne veux pas être à découvert, mais j'ai besoin de prendre un peu de hauteur… Ah.

Deux cent mètres à ma droite se trouvait un chêne particulièrement imposant, dont certaines branches s'étendaient à l'horizontale vers le manoir.

Parfait.

Je m'en approchai en louvoyant entre les arbres et les buissons, essayant de ne rien briser sur mon passage, puis contemplai l'arbre quelques instants pour trouver la meilleure prise.

Cela faisait des années que je n'étais pas grimpée aux arbres, et si, alourdie par mon arme, l'ascension fut un peu pénible, elle avait aussi le goût du plaisir régressif. Pour un peu, entourée de cette forêt qui me semblait familière, j'en aurais presque oublié ma mission.

Une fois perchée, je m'assis en tailleur à la base d'une branche et remontai mon arme en scrutant un éventuel mouvement. Le montage était un automatisme, même avec mes gants de cuir. La seule difficulté était de s'appliquer à ne rien laisser tomber.

Puis je m'allongeai, me lovant contre l'écorce, prenant le temps de m'installer pour trouver une position de tir confortable et de nouer la corde sur le Y que formait la branche pour y poser mon arme et la stabiliser.

Cela me demanda un peu de temps, mais je parvins à trouver la position parfaite et n'en bougeai plus. Je me sentais absurdement bien, concentrée sur ma cible dans un état hors du temps, fondue dans les branches de l'arbre chargé de bourgeons encore frais — assez pour me dissimuler à la vue des autres, trop peu pour boucher mon champ de vision.

Pendant un temps que je n'aurais pas su estimer, je m'effaçai, disparaissant du monde et de toute la lourdeur qu'il portait, pour juste ressentir. L'air frais faisait bruisser les branches, le vert tendre des feuilles flattait l'œil, débordant de vivacité et de joie printanière.

Des oiseaux dansaient au-dessus de ma tête, l'arbre qui m'offrait son appui plantait ses racines un peu plus profondément dans la terre, qui grouillait de vers, d'insectes et de créatures en tout genre. L'herbe, la mousse et les branches poussaient dans un mouvement infiniment lent et pourtant réel que je percevais presque pendant tout ce temps où je ne faisais rien et où je n'étais plus qu'une chose observant le monde, attendant patiemment un changement.

J'aurais pu rester là pour toujours, petite partie de cette nature dont l'homme avait eu la bêtise de s'arracher.

Puis des silhouettes passèrent devant les vitres et me tirèrent de ma rêverie. Mon regard cessa de se perdre et je réajustais ma posture, fixant toute mon attention sur ce point mouvant derrière les reflets de la vitre.

Refluer en moi-même ne se fit pas sans heurts. Je me sentis bousculée par mes propres contours, accrochant au passage ma peur de l'échec.

J'avais facilement reconnu la silhouette de ma cible, et j'aurais dû être sûre de moi.

Ce n'était pas un tir facile, mais j'avais fait plus dur à Ishbal. Plus urgent, plus risqué, quand j'ôtais une vie pour en sauver une autre, jouant les anges de la mort en fauchant autrui dans des tirs se jouant parfois à une quinzaine de centimètres…

Mais c'était avant.

Et maintenant, je ne me sentais plus sûre de rien. Ni de ma capacité à faire mouche, ni d'être sûre que je devais le faire. L'entraînement m'avait fait défaut, et même si des soldats lambdas ne faisaient pas la différence, moi, je la sentais.

Et puis, c'était différent de tuer sur un champ de bataille que de s'embusquer chez un homme pour le tuer de sang-froid.

C'était peut-être les ordres de Mustang, mais ce que je m'apprêtais à faire n'était rien de moins qu'un assassinat. Si je me faisais prendre, ce serait la fin, et ça serait de bonne guerre. Étais-je vraiment prête à aller jusque-là pour un supérieur qui avait sacrifié ma vie civile pour s'approprier mes compétences ?

Le méritait-il ?

Non, ce n'est pas une question de mérite. La vraie question, c'est : est-ce réellement la bonne stratégie ?

Mes entrailles se nouèrent quand je réalisai que je n'avais pas la réponse et que je n'allais sans doute pas l'avoir avant longtemps. Mustang jouait ses plans, mais au fond, quels objectifs poursuivait-il pour faire assassiner un innocent ? Oeuvrait-il vraiment pour la chute de Braldey ?

Je le revis, me mettant en joue avec une expression de froide fermeté. Faisant ce qu'il avait à faire pour que son plan s'accomplisse. Il n'avait pas hésité un instant.

Son plan était infect, mais il avait marché.

Les idées défilaient à toute vitesse alors que je suivais, de la pointe de mon fusil de précision, la silhouette de Loth père, aisément repérable à sa barbe éclatante et à son embonpoint. Je ne risquais pas grand-chose, dans cette configuration, je n'avais pas de raison de toucher son fils ni la servante qui refermait la porte après avoir servi des boissons chaudes. Et si un premier tir ratait, j'avais de bonnes chances de l'atteindre au deuxième.

Sa vie était suspendue à un fil, et il ne le savait pas.

Je devais me dépêcher, avant qu'il raconte les tenants et aboutissants de son chantage. Avant qu'il dise qu'on lui ordonnait de voter à l'ouest. Il avait sans doute dans sa poche la dernière menace que je lui avais envoyée.

Qui étais-je pour décider qu'il devait mourir, ici et maintenant ?

Qui était-il, pour avoir volé l'enfance de sa petite fille ?

Quand l'image de Louise enfant et de ses yeux vides me revint en mémoire, tout s'effaça. J'achevai une lente expiration, et le coup parti, simplement, comme une évidence.

Le silence de mon esprit se laissa déchirer sans résistance par la violence du coup de feu, qui ébranla le calme de la forêt. Autour de moi, une nuée d'oiseaux jaillissait des arbres. Devant, la fenêtre éclatée par l'impact laissait voir Loth s'effondrer.

Je l'avais eu en pleine tête.

Je repris une inspiration, réintégrant mon corps, accueillant la peur somme toute légitime.

Que j'ai bien ou mal fait n'était plus pertinent.

Il était trop tard pour changer les choses.

Je me redressai en démontant le canon du fusil encore chaud et jetai les deux pièces à la hâte dans l'étui à guitare savamment calé contre des branches derrière moi.

À présent, je devais juste faire ce qu'il y avait à faire. Fuir, disparaître sans laisser de traces.

Là-bas, le fils, horrifié, appelait en hurlant, se penchait à la fenêtre aux vitres acérées, cherchant dehors d'où venait le tir. Je me figeai et son regard passa sur moi sans me voir.

Je remis l'étui sur mon dos, descendis de l'arbre moins délicatement que je l'aurais voulu, et marchai à pas rapides vers la moto que j'avais laissée, m'orientant sans peine avec les éléments que j'avais repérés à l'aller. J'étais tentée de courir, mais je savais qu'il valait mieux répartir l'effort pour éviter de m'essouffler. Et puis, les fers en forme de sabots de chevreuils étaient moins stables que des semelles nues. J'accélérai progressivement, au fur et à mesure que je revenais sur mes pas, et accélérais encore en entendant des aboiements derrière moi.

Évidemment, ils avaient lâché les chiens. J'en aurais fait autant à leur place. Mais comme il s'agissait sans doute de chiens de chasse habitués à pister des animaux, et qu'ils n'avaient pas repéré d'où venait le tir, je ne me sentais pas en danger immédiat.

Malgré tout, ces minutes passées à fendre les arbres et les buissons, chargée, le souffle court, le corps de plus en plus chaud, laissa le temps à la peur de s'instiller. Quand j'arrivai enfin là où j'avais laissé la moto et que je la retrouvai intacte, je lâchai un murmure de soulagement.

J'avais peut-être prié.

Pas de temps à perdre, malgré tout. Je retirai mon bonnet et mes fers formant des traces de daim et les jetai dans la sacoche de la moto avant de l'extirper de là où je l'avais cachée. J'allumai le moteur qui ronronna comme un chat venu réconforter son maitre.

Je pris une grande inspiration en attachant le casque que j'avais laissé accroché sur le guidon, rabattis la visière, et partis.

Décamper sans laisser de traces.

Alors que la moto fendait le chemin gravillonné à la vitesse maximum raisonnable, se sentais mes mains trembler et mon cœur battre la chamade. Ce n'était pas seulement à cause de l'effort, mais aussi parce que chaque tir que je pouvais faire me demandait aujourd'hui de surmonter cette résistance — sauf quand l'urgence était trop grande pour avoir le temps d'y penser. Cet assassinat m'avait demandé des efforts disproportionnés.

Dans cette route désertée et ce silence peuplé de vrombissements, j'avais tout le temps de me demander si cette résistance, cette nouvelle peur de l'échec allait finir par disparaître, ou si j'allais devoir me la traîner tout le reste de ma vie comme un boulet. De m'interroger sur mon geste, ses conséquences, sa légitimité et sur ce que ça faisait de moi en tant que personne.

Mes pensées passaient en sourdine à chaque embranchement. Je devais décamper au plus vite, de la zone, mais aussi de la région, et rejoindre Central-City avant que le piège se referme sur moi.

À gauche, me rappelai-je, en bonne élève ayant retenu sa destination.

J'étais devenue une assassin… mais était-ce vraiment nouveau ?

Je serrai à droite pour croiser les voitures que je croisais de temps à autre.

J'avais déjà tué tant de gens à Ishbal que je pensais y être devenue insensible.

Je n'aimais pas conduire une moto, l'équilibre, la posture, les vibrations trop présentes… mais il valait mieux pour moi couper directement vers le sud-ouest pour rejoindre la capitale plutôt que de prendre le risque d'un long détour par le train, qui m'aurait obligée à passer par North-City, attendre une correspondance, et, selon toute probabilité, finir dans un train fouillé avant la frontière. Ici, il y avait une forte probabilité pour que des barrages se mettent en place… mais si je passais par les chemins de forêt, j'avais de bonnes chances de réussir à les contourner.

Je ne serai pas tranquille tant que je n'aurai pas passé la frontière.

Alors je continuai à rouler, fébrile, tentée de me retourner pour contempler le meurtre que je laissais derrière moi et sachant que cela n'allait pas changer avant de longues heures.

J'avais la culpabilité au ventre, ruminant contre Mustang, contre moi-même, et contre la peur de ne pas pouvoir regarder Maï en face une fois de retour à Central.

Au milieu de ce torrent de pensées, le souvenir de Louise et du tableau glaçant que j'avais surpris des années auparavant me revint en mémoire.

Sauf qu'il était différent. Dans ce souvenir transformé, je repoussai les glycines en hurlant de rage, et j'arrachai la fillette des bras de son grand-père. Je le frappai de toutes mes forces, le repoussant dans le brouillard des rêves, et serrai contre moi l'enfant en robe blanche à rubans bleus, caressant sa tête et ses anglaises parfaitement apprêtées dans un geste rassurant.

— C'est fini, Louise. Il ne te touchera plus. Il ne touchera plus jamais personne.

Si le plan de Mustang était un échec, où si je m'étais fait balader, il me resterait au moins ce réconfort-là.

Je l'avais vengée.


La nuit était déjà tombée quand j'arrivai dans la partie Nord de Central-City. J'avais choisi le quartier pour ce qu'il avait de plus sale, miteux et mafieux. De ce que je voyais en passant dans les rues, la capitale restait étrangement normale, fidèle à elle-même dans son lot de morosité et d'injustice banale. Je roulais à basse vitesse, la moto encore couverte de boue après mon passage en pleine forêt, en quête d'une chose bien précise.

C'est en passant sous un pont que je trouvai ce que je cherchai : un groupe de clochards en train d'essayer de se réchauffer à un feu de cagettes. J'arrivai à leur hauteur en ralentissant, mais c'était encore trop rapide et trop proche pour ne pas déclencher un mouvement de recul dans le groupe.

Peut-être craignaient-ils que la personne vêtue de noir qui venait de faire irruption dans leur cercle de marginaux soit là pour les frapper, mais ça n'était pas mon intention.

— Qu'est-ce que vous nous voulez ? cracha une femme pelotonnée dans un empilement de couvertures, toutes plus trouées et élimées les unes que les autres.

Je coupai le moteur, puis lançai les clés à leurs pieds.

— Tenez, c'est un cadeau.

Un homme leva vers moi un visage sale, incrédule, bien incapable de voir mon visage avec mon casque et la pénombre. Je sentais l'odeur âcre de ceux qui n'avaient pas pu prendre une douche depuis bien longtemps, une odeur que même le vent nocturne n'arrivait pas à dissiper.

— Je ne peux pas la garder, annonçai-je en décrochant la sacoche installée sur le garde-boue. Lavez-la, revendez-la et gardez l'argent pour vous.

Je m'éloignai un peu, et entendis une voix encrassée, une voix de fumeur en fin de vie.

— C'est une moto volée, c'est ça ?

— Non.

C'était la vérité.

— C'est votre jour de chance, ajoutai-je. Même si j'avoue que je n'ai pas fait le plein.

— Qui êtes-vous ?

— Personne. Si on vous demande d'où vient cette moto, vous n'aurez qu'à dire que vous l'avez trouvée abandonnée, et qu'en voyant que personne ne la réclamait, vous avez voulu vous faire un peu d'argent. C'est humain.

Je n'ajoutai rien de plus avant de repartir, l'étui à guitare sur le dos, la sacoche posée à cheval sur mon bras droit.

J'avais dû être une apparition bien étrange, mais je doutais que quoi que ce soit leur permette de m'identifier… si l'on décidait de me rechercher jusqu'ici pour un meurtre commis dans une autre région.

Je parcourus quelques rues avant de m'arrêter pour me débarrasser de mon casque, que je jetai dans la poubelle la plus proche après avoir vérifié qu'aucun cheveu n'y traînait. Puis je sortis de la sacoche ma veste en velours que j'enfilai à la place de la tenue noire que j'avais sur le dos. Je repris mon bonnet, mes lunettes, et enfin, une écharpe couleur rouille dans laquelle je drapai mon cou.

L'idéal aurait été de détruire cette précédente tenue pour ne laisser aucune trace, mais il ne semblait pas que j'aie attiré l'attention de qui que ce soit sur la route, et, même si Mustang m'avait alloué une coquette enveloppe pour couvrir les frais de cette mission, il n'en restait presque plus rien après l'achat de la moto que je venais de sacrifier pour couvrir mes arrières.

Je repris la sacoche sur mon épaule et me remis à marcher, passant ma main libre dans ma nuque pour la dégager et soulever mes cheveux courts, savourant la liberté retrouvée après avoir gardé le casque vissé au crâne pendant des heures.

Je n'étais plus une sniper infiltrée, mais simplement Jade Pilgrim, musicienne errante en quête d'un succès qui semblait ne jamais vouloir arriver.

Quand je pris place dans le trolley pour rejoindre le centre-ville, et malgré mon étui à guitare calé entre les jambes, je semblais exactement aussi banale et lasse que les autres passagers. C'était très étrange, mi-inquiétant, mi-injuste, de me dire que j'allais peut-être m'en tirer comme ça, m'évanouir au milieu de la foule et continuer ma vie sans jamais avoir à assumer les conséquences de mes actes.

J'aurais pu retourner chez les Luther, vivre planquée dans leur atelier, coincée entre cette chambre qui avait des airs de prison et cette cour intérieure où la présence de Black Hayatte et le silence si dense en émotions de Molly auraient adouci l'attente. C'était ce que j'aurais dû faire si j'avais accepté de rester captive des ordres de Mustang.

Mais c'était terminé.

Je ne voulais plus le suivre dans l'ombre. La colère que j'avais éprouvée au café en le voyant me narguer dans les bras d'une brunette, au lieu de s'estomper, s'était approfondie et ancrée en moi.

Ce n'était pas la bonne voie, j'en étais convaincue.

Il niait les sentiments qu'il avait pu avoir pour Angie, Edward, mais il le faisait de manière si vulgaire et grossière qu'il ne trompait personne. C'était blessant sans être crédible et tous ses efforts pour se rendre haïssable finissaient par porter ses fruits.

Il ne pouvait pas attendre de moi mon éternelle loyauté s'il ne s'en montrait pas digne.

Il ne pouvait pas attendre de moi que je le suive toujours dans sa noirceur, même si ses plans étaient efficaces. Ce n'était pas ce monde-là que je voulais construire, ce n'était pas à cette personne-là que j'avais prêté allégeance.

J'espérais un peu que mon abandon le pousserait à se remettre en question, même si j'avais des doutes. À sa place, je n'aurais pas envie de prendre le temps de me regarder dans la glace et d'admettre mes abus.

Enfin, ce n'est plus mon problème, pensai-je, distante, en regardant les voyageurs descendre et monter en masse dans le tramway à la correspondance centrale. Moi, j'ai ma propre mission à accomplir.

Quand j'avais appelé Maï après mon rendez-vous avec Mustang, ma colère était encore fraîche et je n'avais pas hésité à accepter la mission qu'elle me proposait à demi-mot. Aller dans le sud, pour protéger quelqu'un. Une « ancienne collègue », sans doute Roxane ou Edward. Une meilleure personne que mon supérieur, dans tous les cas. Sa proposition tombait à pic et j'avais promis de me rendre à Dublith sitôt ma mission terminée.

Si j'étais en train de descendre vers la gare Sud pour prendre un train de nuit, cela correspondait bien à l'envie que j'avais de fuir mon crime et les manigances de Mustang.

Je n'allais pas être inutile, cependant. Le temps passé à écouter ce qui se disait dans le café m'avait informé que la région de Metso, où je me rendais, était plutôt agitée. Des révoltes paysannes, si je me souvenais bien. Alors, si je pouvais aider ceux qui la traversaient et œuvraient en secret pour renverser l'état, j'étais preneuse.

J'en étais là de mes réflexions quand un groupe de soldats montèrent dans le trammay.

— Vos papiers, s'il vous plaît, annonça l'un d'eux en se plantant devant moi.

Fouillant dans mes poches, serrant mes genoux sur mon étui à guitare, je sentis mon sang se glacer dans mes veines et me félicitais d'avoir un visage peu expressif. Étaient-ils là pour moi ? Savaient-ils ? L'homme debout face à moi me regardait d'un air sévère, mais pas particulièrement hostile.

— Voilà, fis-je en tendant mon ticket et ma fausse carte d'identité, au nom de Jade Pilgrim.

Il regarda quelques instants, tantôt ma fausse carte, tantôt mon visage, faisant monter mon angoisse d'un cran.

— Laisse, trop grande, lança un collègue.

— Vous êtes en règle… lança-t-il en me rendant ma carte. Bonne soirée.

Heureusement qu'il n'a pas demandé à ouvrir mon étui à guitare, pensai-je en le laissant partir avec un sourire poli.

Malgré cette surveillance, je parvins sans encombre à la gare Sud, puis attendis le train de nuit en mangeant un sandwich, assise à une petite table de brasserie dans le hall. Tout fermait petit à petit et le tenancier replia la table aussitôt après que je l'ai libérée. Je prenais le dernier train de la journée, laissant derrière moi une ville assoupie.

Les contrôleurs sur le quai se firent plus insistants, mais j'avais, entre temps, pris la peine de vérifier que le trompe-l'œil fabriqué par les Luther était bien en place. Ainsi, je pouvais ouvrir mon étui en leur donnant à voir la façade d'une guitare installée dans un support de velours. En dessous, mon fusil de précision était toujours là, invisible.

Je pris mon temps pour m'installer sur la couchette, plaquant mon arme contre le mur, cherchant une position pas trop inconfortable dans un grincement de vieux ressorts. Heureusement pour moi, je n'avais de voisin.

Pour autant, je doutais de parvenir à bien dormir.

Dans l'obscurité bruyante du train qui commençait déjà à s'ébranler, le souvenir de mon meurtre me sauta au visage, et avec lui, les questions et culpabilités.

Avais-je bien fait de suivre ses ordres ? Mustang avait bien choisi ma cible puisque je n'avais pas eu trop de regrets à m'attaquer à lui, mais… quelles allaient être les conséquences politiques ? Faire éclater le pays, était-ce réellement une bonne chose ? Alors qu'Amestris avait tant d'ennemis, intérieurs et extérieurs, l'affaiblir pourrait se retourner contre nous tous… Mustang avait-il pensé à cela ?

Alors que le train fendait la nuit qui s'était abattue sur Amestris, je pensais à cet homme que j'avais si bien connu et qui, aujourd'hui, choisissait de s'entourer d'obscurité, à tel point qu'il commençait à me faire peur.

J'avais Black Hayatte. J'avais l'amitié étrange de la fille des Luther, qui parlait à peine et que je comprenais si bien. J'avais mon affection pour Edward, Havoc et toute la bande du cabaret.

Et par-dessus tout, j'avais Maï.

Roy Mustang n'avait plus rien de tout ça.

Il était seul.

Je me roulai en boule sur la couchette, entre ses grincements et le claquement des roues sur les rails, me sentant coupable de savoir qu'en partant en mission pour protéger « une ancienne collègue » de Maï, je le laissai livré à lui-même.

Je n'étais pas sûre que ce soit une bonne chose… mais le suivre dans ses plans sinistres n'était pas mieux.

Il fallait faire quelque chose pour Mustang, mais c'était hors de ma portée.

Edward, je crois qu'il n'y a que toi qui pourras le sortir de là, pensai-je en fermant les yeux.

C'était injuste que cet adolescent torturé ait un poids si lourd sur les épaules, lui qui avait déjà tant vécu et tant subi. Pourtant, si déplaisant que ce soit, j'étais obligée de l'admettre : depuis que je connaissais Mustang, il n'y avait eu que deux personnes qui l'avaient fait sortir de ses rails, pour lesquelles il était prêt à abandonner tous ses plans par amour.

Mila… et Angie. Edward.

Et si Mila était morte depuis longtemps, Edward était encore là, quelque part, sans doute le seul capable d'empêcher Mustang de devenir tout ce qu'il combattait.

Allais-je le revoir, ou Maï parlait-elle de Roxane dans son dernier appel ? Je n'en savais rien. Mon amante me manquait, en tout cas. J'aurais voulu m'arrêter chez les Luther une nuit ou deux, juste pour pouvoir revoir son sourire et la serrer contre moi… Mais si je la revoyais, alors, j'allais devoir lui avouer que j'avais commis un meurtre sans même en connaître les conséquences exactes. Il y avait chez celle que j'aimais une innocence tendre que j'avais envie de préserver, et je craignais le jour où elle allait cesser de m'admirer pour voir qui j'étais réellement.

Alors je tâchais de me concentrer sur l'idée que dans ma mission à venir, j'allais pouvoir me rendre utile, non pas en tuant, mais en protégeant. Que j'allais, depuis le monde des morts, retrouver un peu de lumière.

Retrouver les vivants.