Chapitre 1
Le Prix de la Victoire

Un silence inconfortable s'i nstalla sur la plaine déserte, et le pâle sourire qui flottait sur les lèvres de la princesse s'estompa. Ô Hylia, comme elle redoutait cette réponse qui tardait tant à venir ! Ses deux mains jointes sur sa poitrine se serrèrent convulsivement, les jointures de ses doigts blanchissant imperceptiblement sous la pression trop intense. Ce fut la seule manifestation visible de son tourment qu'elle s'autorisa.

Puis Link hocha la tête.

Zelda tressaillit. La gorge nouée d'émotion, elle se mordit la lèvre inférieure, laissa une larme s'échapper de ses paupières. Dans sa poitrine, un raz-de-marée indéfinissable la submergeait. Soulagement, tristesse, souffrance ou joie, ces sentiments puissants mais tous plus contradictoires les uns que les autres l'envahirent, la morcelèrent. Ô Hylia elle était si lasse, si épuisée… Elle voulait se laisser tomber, s'écrouler, se rouler en boule sur cette terre calcinée aux relents putrides de mort, s'y fondre pour oublier, pour tout oublier.

Car enfouie dans le brouillard de ses souvenirs, Zelda ne parvenait pas à assimiler la nouvelle réalité de son existence. Tout était fini. Après dix-sept ans d'échec et cent ans d'une lutte interminable, la Prêtresse Royale avait enfin accompli son devoir. Le combat de sa vie était fini, et Link était à nouveau là, devant elle, avec elle. Hyrule était libérée. Elle était libérée…

Mais à quel prix ?

Des larmes perlèrent aux coins de ses yeux, et elle ne put retenir plus longtemps le lourd sanglot qui s'échappa de ses lèvres serrées.

Totalement démuni, Link ignora que faire des pleurs de cette quasi-inconnue qui n'en était pas une. Il esquissa un pas maladroit vers elle, sans savoir comment agir ensuite. Zelda, elle, n'eut pas besoin d'y réfléchir. Y lisant comme une autorisation implicite, elle se jeta contre lui, le serra contre elle de toutes ses forces, testant la solidité de ce corps qui lui avait tant manqué, se nourrissant des senteurs de fumée, de bois et de cuir qu'elle y reconnaissait et qui l'apaisaient. Alors, la tête enfouie dans le cou de son chevalier, Zelda s'abandonna à ses pleurs.

Figé de stupeur, Link demeura immobile, les bras ballants. Par Hylia, que pouvait-il faire face au désespoir de la jeune hylienne, devant cette vulnérabilité agressive à mille lieux de la puissance qui émanait d'elle un instant auparavant ? Il était si partagé. Partagé entre sa mémoire fragmentée faisant de Zelda une figure floue de son passé, et le serrement de soulagement dans sa poitrine d'avoir enfin rejoint celle qu'il avait tant cherché, sans trop en comprendre la raison profonde.

Serré contre lui, le corps de la jeune hylienne abdiquait. Il était mince et fragile, mais l'étreinte était intense, aliénante. A son contact, une sensation de chaleur douce et apaisante naissait dans sa poitrine, lentement, délicatement, telle une fleur s'épanouissant sous les rayons du soleil matinal. Une chaleur semblable à un écho, faible et pourtant puissant, d'un pouvoir ancestral qui entrait en résonance avec son âme.

Link ferma les yeux. Il inspira profondément, et la senteur florale du corps contre lui agita sa mémoire endormie. Ses épaules s'affaissèrent, toute tension résiduelle délaissant lentement les muscles de son corps crispé. Le bouclier hylien heurta la terre en un bruit sourd, l'Épée de Légende glissa dans les hautes herbes de la plaine pour y dissimuler son éclat, et mieux se faire oublier de son porteur.

Link, gauche, fébrile, incertain, posa ses paumes sur le dos tremblant de la princesse. Il n'osa pas l'étreindre davantage. En réponse, la Fille d'Hyrule se blottit encore plus ardemment contre lui, et le chevalier, vaincu, enfouit à son tour son visage dans la chevelure blonde en un soupir.

Sur la plaine déserte, au milieu de l'herbe brûlée, le Héros à la Lame Purificatrice et la Grande Prêtresse d'Hylia se retrouvèrent, pleurant leur passé, seuls dans l'avenir.

Link ne regrettait plus la voix de Zelda dans sa tête. Il avait la princesse là, au creux de ses bras. Il sentait sa chaleur, son odeur. Il préférait mille fois l'avoir entièrement retrouvée, corps et âme, que de devoir se contenter de sa voix dans son esprit solitaire, aussi douce fut-elle. Pour la première fois depuis un an, il se sentait apaisé. Il avait trouvé, non, il avait retrouvé sa place. Et cela seul comptait.

Il fallut un long moment avant que les larmes de la jeune hylienne ne se tarissent. Alors seulement, elle se détacha de l'étreinte du chevalier, son visage éclairé d'un sourire triste et gêné.

« Excuse-moi », murmura-t-elle en s'essuyant les yeux d'un geste maladroit.

Link, s'écartant à une distance plus convenable, inclina respectueusement la tête en un salut distant. Zelda ne sut comment interpréter une réponse si protocolaire. Pensive, elle s'autorisa une observation scrupuleuse de son protecteur revenu d'entre les morts, tentant de graver sa réalité dans son esprit épars. Son regard glissa sur les muscles saillants sous la tunique bleue, cette même tunique du Prodige qu'il portait lors de leur dernière funeste rencontre, un siècle auparavant. Elle n'avait d'ailleurs plus de bleu que le nom tant elle était tâchée, et ses nombreuses déchirures laissaient entrevoir la cotte de maille qu'il portait en dessous. Sa chevelure blonde, nouée en catogan, n'avait pas changé malgré le désordre laissé par les nombreuses batailles. Ses yeux caressèrent les mains sales et puissantes qui s'étaient ressaisies de la garde de l'Épée de Légende. Derrière lui, la silhouette délabrée de la Citadelle attira son regard.

« Tu n'as plus à te prosterner devant moi, tu sais », déclara-t-elle.

Link l'observa, perplexe.

« Le Royaume d'Hyrule est détruit depuis plus de cent ans, expliqua la princesse, les yeux rivés dans le lointain. La plaine a été désertée de tous ses habitants, la famille et la garde royale ont été décimées. Je n'ai plus de terres, et plus de titre. Je ne suis plus que… Zelda. Juste Zelda », acheva-t-elle dans un sourire timide.

Sur ces paroles funestes, elle le dépassa pour rejoindre les ruines de ce qui avait autrefois été sa maison d'enfance. Link rangea l'épée dans son fourreau et s'aperçut pour la première fois de la disparition de l'arc de lumière. Il écarta cette découverte d'un haussement d'épaule, saisit la bride de sa jument et suivit la princesse, un pas derrière elle.

Les deux hyliens traversèrent bois et vestiges sans échanger une parole, partagés entre la saveur d'un retour à la sérénité sur la Plaine d'Hyrule et une étrange et indéfinissable mélancolie. Lorsqu'ils atteignirent les ruines de la citadelle, la verdure luxuriante céda brutalement la place à la désolation, au vide et à la mort. Zelda ne sembla pas perturbée par ce changement de décor abrupt et poursuivit son avancée d'un pas régulier, implacable, ignorant les pierres de taille à moitié enterrées qu'elle enjambait. Un instant plus tard, elle s'arrêta au milieu de quelques fondations noircies où se dressait la silhouette morbide d'un gardien éteint à jamais. Elle crut y reconnaître les vestiges de ce qui avait dû être l'Auberge de la Citadelle, si elle se fiait à sa mémoire. Un bref souvenir issu d'outre-tombe lui remémora avec regret la solide réputation du chef cuisinier, dont le talent était tel qu'il avait réalisé le repas pour la Famille Royale à deux reprises.

Aujourd'hui, de cet établissement prospère, il ne restait plus rien, la silhouette du gardien qui y trônait symbolisant à elle seule ce qui avait été leur plus grand espoir, et qui avait finalement signé leur perte.

Balayant ces pensées macabres, Zelda leva son regard vert sombre sur les restes du somptueux château d'Hyrule. Une fierté architecturale millénaire élevée à la seule gloire de la Famille Royale. Sa Famille. Dont elle était la dernière représentante.

Alors qu'elle contenait Ganon de toutes ses forces au cœur de ces murs sinistrés, la princesse n'avait qu'une vague conscience de son environnement. Elle n'avait pas réalisé l'état de délabrement avancé du bâtiment, et son cœur se serra devant tant de désolation. Dans ces ruines reposaient les corps d'une grande partie de ses proches. Celui de son père.

Elle ferma les yeux, sans que cela ne suffise à effacer les images qui traversaient sa mémoire.

Demeuré en retrait, Link contemplait la demeure royale d'un air partagé. S'il avait parcouru ces couloirs écroulés en tout sens des heures durant, le nuage de corruption qui l'enveloppait alors avait transformé la Citadelle en une place forte menaçante et dangereuse. À présent débarrassé de la néfaste présence du Fléau, le domaine n'était plus qu'une coquille vide et abandonnée, dont les éboulements étaient comme des déchirures dans l'histoire des peuples d'Hyrule. Des flashs de souvenirs parcouraient l'esprit de Link, créant un contraste dérangeant entre l'ancienne magnificence du Château Royal et les décombres d'aujourd'hui.

Il avait traversé le pays à de nombreuses reprises et les ruines y étaient nombreuses. Mais la nature y avait repris ses droits, la mousse courait sur les pierres, et les animaux y flânaient. Une vie, autre certes, mais une vie quand même.

Le château n'avait rien de tout cela. L'occupation de Ganon avait repoussé toutes les espèces vivantes, végétales comme animales, qui s'étaient tenues loin de la prison du démon. Les fanions royaux, déchirés, miteux, flottaient misérablement sous la brise légère. Quelques débris, restes d'existences anéanties, brillaient sous l'éclat du soleil, accentuant la décrépitude des lieux. Le regard de Link s'arrêta sur une poupée en porcelaine, incongrue au milieu des cendres. Sur son visage à moitié brisé, le sourire figé avait survécu aux dégâts du temps.

« À présent que les cinq piliers archéoniques sont délivrés de l'emprise de Ganon, murmura Zelda, la Citadelle est à jamais protégée par le pouvoir sheikah. Aucun esprit malin ne peut plus passer cette barrière. »

Elle poussa un soupir. « Ce pouvoir préservera à jamais ce Mausolée, pour la mémoire des peuples… et celle de mon père. »

Un silence teinté de recueillement accueillit ses dernières paroles, les deux jeunes gens songeant à tout ceux qu'ils y avaient perdus. Et la déesse savait combien ils étaient nombreux, trop nombreux pour de jeunes âmes de dix-sept ans perdues dans un siècle qui n'était pas le leur. Après un moment, Zelda finit par se détourner de la bâtisse, vite imitée par Link. Elle ne voulait plus penser à ce qui n'était plus. Plus le temps passait et plus elle sentait une écrasante fatigue s'abattre sur elle, menaçant de la terrasser, mais elle refusait de s'écrouler au beau milieu des ruines de ce qui avait été sa vie. Elle voulait s'en éloigner le plus vite possible, avant de n'avoir plus d'autres choix que de capituler face à l'oubli.

Une lueur resplendit soudain dans leur dos. Les deux hyliens se retournèrent pour un ultime regard vers les hauteurs, en direction de la salle du trône. Cinq rayons de lumière bleutée s'y élevaient depuis le balcon en direction du ciel. Figés, incapable à comprendre la raison du sentiment d'abandon qui les emplissait, Link et Zelda s'absorbèrent dans cette ascension d'une étrange beauté, jusqu'à ce que les lumières s'évanouissent dans l'azur éthéré du ciel. Un silence étrange, à la fois dérangeant et apaisant, revêtit la plaine.

Zelda chancela, se rattrapant de justesse au bras que Link eut le réflexe de tendre devant elle. Elle s'agrippa avec la force désespérée de quelqu'un prêt à s'écrouler. Avec précaution, le chevalier encercla la jeune hylienne dans l'étau de ses bras, s'efforçant de la soutenir.

« Je crois que… murmura-t-elle. Je crois que je n'ai plus de force, Link… »

Vidée de toute énergie, la Fille d'Hyrule se laissa aller contre le torse du chevalier, posa sa tête lourde contre son épaule, et ferma les yeux.

« Je suis si fatiguée… »

Alerte, Link regarda autour de lui et s'efforça de réfléchir malgré son propre épuisement. Installer un bivouac ici, au pied de ce qu'il considérait maintenant comme le Mausolée Royal, terre de souvenir et de commémoration de ce qui avait été et ne serait plus jamais, était inenvisageable. Il craignait qu'après un siècle de lutte, le sommeil de Zelda dusse être long et profond pour être réparateur : dormir à la belle étoile si près des fantômes de son passé ne lui permettrait certainement pas de reprendre ces forces qui lui faisaient si cruellement défaut.

Non, Link devait l'emmener ailleurs, dans un autre lieu. Un lieu, où la princesse se réveillerait en toute sécurité.

Il passa un bras sous les genoux de la jeune hylienne, et elle noua ses mains autour de son cou sans bouger la tête de son épaule. Les gestes de Zelda étaient lents, son étreinte, sans force. Link se redressa avec une légère grimace. Non pas que la princesse fut trop lourde pour lui, mais ses muscles étaient déjà meurtris par les trop nombreux combats qu'il avait livré. Ils grinçaient sous ce nouvel effort qu'il leur imposait.

Le poids contre lui redessina subrepticement le souvenir de dizaines d'occasions similaires, où le chevalier avait porté une prêtresse à la limite de l'inconscience, tremblante de froid et d'humidité dans la lumière tamisée du crépuscule.

Link rejoignit Félag, le pas incertain. Il tiqua deux fois et la jument s'accroupit, pour qu'il se hisse sans lâcher son fardeau si précieux . Des sacoches de sa selle, il se saisit d'une couverture et en recouvrit la princesse qui s'y emmitoufla sans mot dire. Tiquant à nouveau, la jument se leva, et Link laissa derrière eux ce qui fut, autrefois, la demeure des Rois d'Hyrule.

Le Relais des Marécages était le lieu habité le plus proche, mais Link savait que Félag était tout autant épuisée que lui. L'esprit vide, il laissa la jument avancer à son rythme, et les deux hyliens ne parvinrent aux abords de la silhouette équine caractéristique qu'à l'approche du crépuscule. Alors qu'ils traversaient le petit pont de Rébona, la princesse toujours assoupie contre lui, le chevalier distingua de nombreuses silhouettes se découper en ombres chinoises à la lueur du Relais, témoignant d'une forte activité. Portées par le vent, quelques bruits de conversation enjouées, agrémentés de notes de musique.

Link tira sur les rênes, un peu trop fort peut-être, obligeant Félag à s'arrêter à quelques mètres de leur destination. Mécontente, la jument renâcla, outrée d'être traitée si cavalièrement et dépitée de sentir une stalle si proche sans pouvoir s'y rendre. Mais Link ne s'en soucia pas.

Le regard rivé devant lui, il comptait inconsciemment le nombre de voyageurs que l'établissement accueillait pour la nuit. Sur sa poitrine, le corps assoupi de Zelda lui parut soudain beaucoup plus lourd, l'évidence s'imposant à lui aussi puissamment qu'une attaque de lithorok.

À son réveil un an plus tôt, la mémoire de Link n'était qu'un parchemin vierge et tout son environnement l'effrayait. Il n'avait aucun souvenir auquel se raccrocher, rien pour comparer la terre d'Hyrule avec son vécu précédent. Zelda, elle, avait l'esprit rempli de lieux et de gens, d'amis même, aujourd'hui disparus depuis longtemps.

La vision de leur arrivée au sein du relais, la centenaire Princesse Royale si faible, si fragile au creux des bras du Prodige Hylien, se dessina dans l'esprit de Link. Vint ensuite celle du réveil de la Fille d'Hyrule sur une des paillasses de paille de l'unique salle commune, entourée d'inconnus extatiques et plein d'espoir. Des inconnus à la fois terrifiés et surexcités qui la solliciteraient, lui demanderaient de les rassurer, de leur apporter des réponses, d'être… la Princesse Royale, à l'heure où Zelda avait seulement besoin de n'être qu'une hylienne parmi tant d'autres. Une hylienne épuisée, et qui avait besoin de temps.

Comment Link pouvait-il imaginer un seul instant lui imposer cette nouvelle épreuve ? De la noyer aussi brutalement dans une réalité si différente de la sienne ? De l'exposer aux attentes de son peuple, sans même lui laisser le temps de connaître ce siècle à la fois si semblable et si éloigné du sien ? Cette perspective était tout simplement inconcevable. Si elle y serait en sécurité, la Fille d'Hyrule ne pourrait pas trouver le repos ici.

Link scruta les alentours, les épaules basses et le regard las. Il ne pensait plus qu'à sa maison, à Elimith. Un peu en retrait de ce village aux confins d'Hyrule, la princesse pourrait s'y reposer de tout son soûl sans y être dérangée. Il pourrait subvenir à ses besoins le temps qu'elle se remette. Mais le village était à près de deux jours de cheval, et encore, avec une monture fraîche et endurante, n'ayant pas à supporter le poids de deux voyageurs – ce qui n'était pas le cas de Félag. Avec la fatigue de la jument, Link n'aurait d'autre choix que de marcher à ses côtés et de la laisser se reposer régulièrement. Ajouté à son propre épuisement, ils seraient rendus à destination dans trois jours, au bas mot.

Sans compter les nombreux monstres qu'ils croiseraient sur la route, ravivés par la dernière Lune de Sang avant la destruction de leur maître.

Son regard se posa finalement sur le sanctuaire de Kaya'Miwa qui luisait dans la pénombre derrière l'auberge. Il fronça les sourcils, caressa la tablette sheikah à sa ceinture d'un air absent. Peut-être pouvaient-ils s'y rendre en quelques minutes seulement. À condition que la tablette puisse téléporter simultanément deux personnes.

Link devait essayer. Résolu, il poussa Félag à reprendre sa route, et dépassa le relais pour se rendre au sanctuaire. Délicatement, il y déposa la princesse contre le pilier de contrôle, sans que celle-ci ne réagisse vraiment. Après un ultime regard sur la silhouette assoupie, il prit Félag par la bride et fit demi-tour.

L'activité du relais était telle que son arrivée passa presque inaperçue. Autour de lui, des exclamations et des paroles empressées jaillissaient de toutes parts auxquelles il ne prêta qu'une vague attention. Une partie de son esprit considéra cette fébrilité avec suspicion, mais sa fatigue était telle qu'il ne s'y attarda pas. Ses dernières forces étaient dévolues à mettre Zelda en sécurité, et rien de plus.

Link se faufila tant bien que mal au milieu des petits groupes épars, aidé par la présence imposante de la jument dans son sillage. Lorsqu'il parvint enfin au comptoir, un petit hylien moustachu coiffé du traditionnel chapeau des gérants s'y présenta sous le nom de Galsen.

« Bienvenue au relais ! s'exclama-t-il d'une voix forte pour couvrir le brouhaha ambiant. L'endroit idéal pour s'occuper de ses montures ou piquer un roupillon ! Que puis-je faire pour toi ?

— Je voudrais laisser mon cheval.

— Tu veux nous laisser Félag, ta monture actuelle ? C'est bien ça ?

— C'est ça.

— Très bien, Félag va se plaire ici, je te le garantis ! Un instant, je te prie. »

Galsen se pencha sous le comptoir pour y récupérer des formulaires de gardiennage. Au moment où il se redressait, Link perçut le coup d'œil qu'il glissa en direction du sanctuaire, bien qu'invisible depuis le comptoir.

« Dis donc, remarqua-t-il, ta demoiselle avait l'air mal en point là. Tu ne veux pas que je lui prépare un lit ? »

Link rejeta poliment son offre d'un mouvement de tête, tout en complétant les documents.

« Comme tu veux, marmonna Galsen en haussant les épaules. Et tu vas où comme ça, à la tombée de la nuit, avec un p'tit bout d'hylienne si fragile et sans monture ? Remarque, ce ne sont pas mes affaires. Je me demandais seulement si vous ne fuyez pas la plaine, après ce qui s'est passé. Vous l'avez vu ? Forcément que vous l'avez vu, vous pouviez pas être assez loin pour le rater. »

Un peu malgré lui mais sans lever les yeux, Link tendit l'oreille à la logorrhée du gérant. L'importance de la clientèle et son agitation lui apparaissait soudain d'une toute autre manière, et les propos de Galsen, d'une autre importance.

« Ça faisait bien longtemps que le château et ses monstres ne s'étaient pas agités, poursuivait-il. Mais là… Des lueurs roses, des nuages noires sur toute la plaine, des rugissements, des éclairs, et même des tremblements de terre… Et ce pendant plus d'une demi-heure ! Et d'un seul coup cette formidable lumière ! Puis plus rien… Même le château semble vide à présent… Alors on s'est tous demandé ce qui s'était passé, bien sûr, mais personne n'a eu le courage d'aller voir. Y avait le conteur, là, le grand piaf bleu avec son accordéon, qui nous a assuré que nous avions assisté à l'ultime combat du Héros de Légende et de la Prêtresse Royale contre le Fléau ! Mais ce jeune plumé a l'esprit ravagé par les vieux chants qu'il ressasse toute la journée, il ne distingue plus la réalité des histoires pour enfants ! termina-t-il dans un léger gloussement moqueur. »

Un peu tendu, Link glissa les formulaires vers le gérant d'un mouvement sec, interrompant son monologue.

« Ton cheval est entre de bonnes mains avec nous, lui assura Galsen en agitant une clochette en un tintement clair. Tu as besoin d'autre chose ? »

Le chevalier secoua la tête à la négative, préférant se tourner vers sa monture pour lui caresser affectueusement le chanfrein. Il n'avait aucune envie d'en entendre davantage.

« Très bien, conclut le gérant. Si jamais tu as besoin de nous, tu sais où nous trouver ! »

Elos, le palefrenier appelé par la clochette, se présenta et emmena Félag jusqu'à une stalle bien méritée. Link s'éloigna dans la pénombre pour rejoindre Zelda qui n'avait pas bougé, enroulée dans sa couverture, tremblante de froid et de fatigue. Il s'accroupit à ses côtés et se saisit de la tablette. Alors qu'il la programmait, l'artefact produisant quelques bruits aigus, la jeune hylienne entrouvrit un œil intrigué mais n'eut pas la force de l'interroger plus avant. Link se rappelait bien la curiosité scientifique qui animait Zelda, et son mutisme l'inquiéta encore davantage que tous les autres signes d'épuisement qu'elle manifestait.

Lorsque la tablette fut prête, il se rapprocha de sa protégée qui se cala contre lui sans un mot, frissonnante. Il passa un bras autour d'elle, espérant qu'ainsi le pouvoir sheikah ne les séparerait pas. Il redoutait plus que tout de disparaître en la laissant derrière lui. La déesse seule savait ce qui pouvait se passer le temps qu'il revienne.

L'instant d'après, les deux hyliens enlacés se fondirent en filaments bleutés, et s'élevèrent dans le ciel sous le regard ébahi de Triere, le plus jeune employé du relais.

En se matérialisant sur le seuil du sanctuaire de Myama'Gana, Link ne put retenir un soupir de soulagement en sentant le poids du corps de Zelda contre le sien. La princesse semblait plongée dans un sommeil presque comateux au vu de ses membres amollis. Sollicitant ses muscles en un dernier effort pour la soulever, le chevalier s'éloigna du bourg d'un pas vacillant dans la nuit noire et traversa le pont qui enjambait l'étang de Syolu.

Lorsqu'il franchit enfin le seuil de sa maison, il avait le souffle court. Zelda n'était plus qu'un poids mort entre ses bras et son propre corps lui hurlait qu'il ne tiendrait plus longtemps. Refermant la porte d'un coup de pied, il se guida à la lumière de la lune pour gravir les escaliers menant à la chambre située en mezzanine.

Il déposa la princesse sur le lit avec précaution, comme s'il s'agissait du plus fragile des fardeaux. Essoufflé, il se recula pour s'adosser à la rambarde attenante et tenter de trouver quelques résidus de force dans son corps meurtri.

À cet instant, il découvrit qu'il était incapable de s'éloigner de la forme allongée sur le matelas de paille. Il réalisait. Il réalisait qu'après un an de quête acharnée, la mémoire vide de son passé, après avoir gagné un combat qu'il avait perdu cent ans auparavant, il savait enfin qui il était. Il était à nouveau Link, le chevalier servant de la princesse Zelda du royaume d'Hyrule. Peu lui importait qu'elle se refusa ce titre. Il l'avait retrouvée, elle, celle qu'il avait juré de protéger jusqu'à sa mort, et il ne pouvait plus imaginer la perdre.

Alors il fixait le corps endormi, sans bouger d'un cil, tout en sachant qu'il devait lui-même se reposer. Avec la gestuelle hasardeuse de l'épuisement, il se rapprocha du lit et défit les sandales de la princesse dans des mouvements délicats. Il recouvrit le corps endormi d'une épaisse couverture et la jeune hylienne remua légèrement, s'installant confortablement dans le creux des draps en un soupir de bien-être. Un sourire attendri se dessina sur les lèvres de son protecteur.

Portant son attention sur le petit bureau attenant, il y déposa ses armes sur la surface de bois poli avec le moins de bruit possible. Il ne conserva que l'Épée de Légende, et, fourreau en main, s'installa sur la chaise qu'il positionna face au lit. Il cala soigneusement la lame contre la rambarde à ses cotés. Ganon avait beau être vaincu, il ne pouvait pas se considérer à l'abri du moindre danger, et encore moins si certains êtres malintentionnées avaient vent de la présence de la princesse Zelda sous ce toit.

Il étendit ses jambes devant lui et croisa les bras sur sa poitrine. Après un dernier regard au visage détendu de la princesse endormie et à la lune résolument blanche, Link se laissa sombrer à son tour dans la quiétude du sommeil.


Des éclairs aveuglants zébraient le ciel et un vent violent balayait la forêt en un cri lugubre. Des branches mortes, tels des fétus de paille, tourbillonnaient dans l'obscurité anormale qui avait noyé le pays, armes mortelles réclamant la vigilance de tout êtres vivants – et qui souhaitaient le rester. Essoufflée, les membres douloureux, elle poursuivit sa course folle malgré tout, slalomant du mieux qu'elle put à travers les arbres et la broussaille dense. Les bourrasques, implacables, la projetaient sans retenue contre les troncs acérés ou sur le sol trop sec, lui entaillant les joues, les avant-bras et les paumes. Ses vêtements s'accrochaient aux arbustes et aux ronces en se déchirant de part en part. Mais elle s'en moquait. Tout ça n'avait plus la moindre importance. Plus rien n'en avait.

Autour d'elle raisonnaient les grincements de centaines de gardiens anéantissant tout sur leur passage, leur marche méthodique laissant une macabre traînée de cendres et de sang dans leur sillage. Dans cette course contre le temps, une seule pensée parvenait encore à franchir le brouillard de douleur dans lequel s'abîmait son esprit : il ne fallait pas qu'ils détectent sa présence. Elle devait à tout prix mettre de la distance entre elle, et eux.

Elle accéléra donc, ignorant sciemment la plainte lancinante de son corps malmené et de ses pieds meurtris. Elle aurait tout le temps de se reposer plus tard. Si elle survivait.

Il fallut un temps indéfinissable pour qu'elle ne sorte enfin du couvert des arbres. La silhouette sombre du château se dessina sous ses yeux et elle ralentit le pas, tous les sens en alerte. Un nuage noir et putride, surmonté de deux petits yeux rouges et brillants, s'enroulait autour des tourelles élancées telle une ombre malfaisante, mais vigilante.

Ganon, le Fléau, s'était emparé de la forteresse, et l'avait transformée en une scène de théâtre pour les immondices de ses sbires. Une pièce macabre, où le peuple d'Hyrule tenait morbidement le haut de l'affiche.

Son attention focalisée sur la Citadelle, elle poursuivit son chemin en luttant contre des rafales de vent chaud et nauséabond. Lorsqu'elle finit par s'accroupir au bord de la falaise, elle scruta attentivement les douves du château, en contrebas, et ne put que constater les nombreux monstres qui s'agitaient fébrilement autour de l'embarcadère.

Un gémissement découragé franchit ses lèvres sèches. Cet accès avait été son seul espoir de se faufiler dans la place forte sans être aperçue. À présent, elle n'avait plus qu'à contourner le château, et traverser la ville tout entière. Elle ne savait que trop bien combien ses ruelles autrefois pimpantes et colorées fourmillaient de monstres en tout genre à présent, bokoblins, moblins et autres horreurs. Sans compter les gardiens et leur marche aveugle, meurtrière.

Elle n'avait plus d'autres choix que de les affronter pour tenter d'atteindre leur maître. Mais le comment était une question à laquelle elle n'avait pas encore de réponse.

Une nouvelle bourrasque de vent fétide la fouetta, portant à ses oreilles des cris terrifiés et le bruit des tirs des gardiens depuis les rues de la Citadelle. Une fine pluie, curieusement chaude et sèche, voila peu à peu le paysage, et elle creusa sa paume pour y recueillir les quelques gouttes à la texture si étrange.

Sa gorge se noua. Ce n'était pas de l'eau qui se lovait dans le creux de sa main, mais des cendres.

Elle referma le poing d'un geste rageur et reporta son regard sur la silhouette vaporeuse du démon responsable de la destruction de son monde. Elle devait réussir, elle n'avait aucune autre alternative.

Toute fatigue envolée, elle s'élança à nouveau.

Elle devait atteindre son but. Pour le salut d'Hyrule.


Un cocon.

Zelda était dans un cocon.

Son corps était enveloppé dans un nuage de douceur brûlante comme elle n'en avait pas connu depuis longtemps. Son corps. Elle ressentait son corps. Plongée dans l'inconscient du demi-sommeil, elle savoura le bruit de son cœur dans sa poitrine, la sensation de ses poumons se remplissant en une grande inspiration, puis se vidant lentement. Le film de sueur moite qui recouvrait sa peau, le toucher du tissu, si fin, si doux.

Cent ans que toutes ces sensations lui étaient devenues étrangères. Cent ans qu'elle n'avait plus rien ressenti d'aussi basique et pourtant délicieux que le frottement d'un tissu sur son épiderme.

Aujourd'hui, elle était à nouveau… divinement mortelle.

Lentement, son cerveau poursuivit l'éveil de ses sens, et Zelda se concentra sur les bruits qui l'entouraient. Un peu étouffés, elle percevait les douces trilles d'oiseaux chanteurs, et quelques sauterelles qui crissaient aux alentours. À ses narines flânaient des senteurs florales et d'herbe humide, ainsi que d'autres qui éveillèrent brutalement son appétit en un grognement. Pourtant, Zelda refusa d'ouvrir les yeux, préférant se délecter encore quelques secondes de chacune de ses perceptions avant que la lumière ne lui révèle le mystère des choses.

Un brusque claquement vint soudain interrompre la douceur de cet instant. Elle se tendit instinctivement, le cœur battant. Un autre. Une pause. Trois coups à nouveau. Une pause. Le bruit d'un craquement.

Rassérénée, Zelda se détendit à nouveau et laissa son esprit dériver au rythme irrégulier de la hache coupant du bois sur le billot.

Ses souvenirs lui revenaient comme dans un brouillard. Le combat contre Ganon, les retrouvailles avec son chevalier, le désastre de la Citadelle… Puis tout devenait flou. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait. Elle se rappelait seulement la sensation de sérénité qui l'avait envahie lorsqu'elle s'était blottie contre Link, de la silhouette d'un relais dans l'obscurité, ainsi que d'une lueur bleutée.

Elle se résolut à entrouvrir les paupières, lentement pour ne pas être agressée par la vive lumière du jour. Ses pupilles vertes s'accoutumèrent progressivement, lui révélant l'intérieur d'une maison ancienne joliment restaurée.

Elle était couchée sur un lit d'une place situé en mezzanine, comme cela se pratiquait souvent dans les maisons hyliennes de la région de Necluda. Cela lui donna une indication précieuse sur sa géographie. Le parquet et la rambarde étaient de bois sombre et grossièrement ouvragés, tout comme les meubles qu'elle apercevait. L'ensemble dégageait une atmosphère de rusticité chaleureuse qu'elle apprécia.

Son attention se porta sur la table de nuit à ses côtés et son regard s'illumina. Dans un petit vase trempait une Princesse de la Sérénité, resplendissante de ses pétales bleutées légèrement brillantes. Avec un sourire aux lèvres, elle se redressa, se saisit du récipient et huma le doux parfum.

Si elle ignorait ce dont Link se rappelait précisément, cette fleur prouvait qu'il savait que leur relation avait évolué au delà du protocole et de son propre antagonisme. Cette idée la réconforta.

Le corps encore chaud de sommeil, elle s'enroula dans la couverture avant de se lever, sa robe de tulle ne permettant pas de préserver cette agréable température corporelle. Elle s'arrêta un instant en haut des marches, hésitante. Bien qu'il n'y ait aucun miroir dans la pièce, elle se doutait qu'elle ne devait pas être des plus convenables. Or, elle ne s'était jamais ô grand jamais présentée autrement que parfaitement accoutrée, royauté exige. Mais elle n'avait rien pour améliorer son allure. Sa robe était déchirée et froissée, elle ne voyait aucun broc de toilette à proximité et n'avait pas non plus de quoi se coiffer.

Elle se résolut à descendre ainsi, passant tout de même une main distraite dans ses longs cheveux blonds pour tenter de les arranger.

Le rez-de-chaussée était peu meublé, deux fauteuils tutoyant la cheminée au fond de la pièce tandis qu'une grande table de ferme trônait en son centre. Elle vit avec appétit de nombreux mets posés sur le bois brut, des fruits grillés, des pommes au miel, une tarte aux œufs, un gâteau aux graines, et un torchon qui dégageait une extraordinaire odeur de pain frais. Cela faisait littéralement un siècle que Zelda n'avait pas mangé et ses papilles salivaient. Incapable de résister, elle s'empara d'une part de gâteau dans lequel elle mordit avec appétit. Un grognement de plaisir peu royal lui échappa lorsque l'arôme boisé des graines envahit son palais.

Par Hylia, il y avait des plaisirs mortels qu'aucune divinité ne valait.

Tandis qu'elle savourait son repas, son attention dériva sur les murs autour d'elle. À l'exception d'une bibliothèque et du meuble de cuisine, ceux-ci étaient décorés de neuf râteliers où trônaient différentes armes toutes aussi spectaculaires les unes que les autres : une épée de feu d'un rouge incandescent, un arc du Dieu Bestial et… Zelda s'approcha avec un léger pincement au cœur. Le bouclier des sept joyaux d'Urbosa brillait de tous ses diamants sous ses yeux, comme si sa légitime propriétaire venait de le lustrer. Elle le caressa lentement du bout des doigts. Sa défunte amie l'entretenait avec un soin rare et méticuleux, le sable de son pays se logeant si facilement entre les pierres précieuses. La lance aux écailles radieuses de Mipha scintillait juste à côté, sa pâleur bleutée contrastant avec les multiples couleurs du bouclier voisin. La terrible masse de Daruk semblait être une arme rustre en comparaison, si sa tranche n'était pas couverte de fines arabesques élaborées. L'arc de l'Aigle, quant à lui, avec ses pointes dorées, semblait gigantesque sans les mains ailées du prodige Révali pour le saisir.

Un coup de hache plus fort que les autres la tira de sa contemplation. Zelda reporta son attention vers la porte d'entrée dont le battant baillait. S'essuyant les mains d'un air absent, elle s'y glissa sans un bruit. Elle découvrit sous un soleil resplendissant une petite étendue d'herbe où trônait un vieux chêne côtoyant le contrefort d'une falaise de granit sombre. Ses branches bruissaient agréablement sous la brise matinale, agrémentée de quelques piaillements d'oiseaux chanteurs. En face, un pont de bois artisanal enjambait un étang profondément niché dans une ravine. Zelda fronça les sourcils, intriguée à la vue des étranges maisons cubiques de diverses couleurs construites sur l'autre rive. Son regard se porta sur un petit panneau à l'entrée de la demeure où elle se tenait, où était gravé « Chez Link ».

Zelda s'était douté que cette maison lui appartenait, mais elle était rassurée de savoir que le bûcheron n'était autre que son chevalier servant. Pour l'instant, elle ne se sentait pas prête à faire face à quiconque d'autre. Pourtant, elle était partagée entre la gène de s'immiscer dans l'intimité du jeune hylien, et la sensation de bien-être que ce lieu provoquait chez elle.

Elle resserra la couverture autour de ses épaules pour lutter contre la fraîcheur extérieure. Suivant le bruit de la hache vers l'est de la maison, elle gravit le petit escalier donnant sur une terrasse surélevée. Le paysage qui se révéla sous ses yeux était des plus époustouflants. Le terrain, couvert d'herbe fleurie et d'arbres fruitiers encore jeunes, surplombait une vallée escarpée et bucolique. Les montagnes, dont certaines si hautes qu'elles étaient enneigées, dessinaient l'horizon en côtoyant l'azur du ciel, encerclant la colline où trônait une Tour Sheikah. Derrière elle, les caractéristiques Monts Géminés confirmaient ce que la princesse avait deviné : ils étaient bel et bien dans la province de Necluda. Cependant, la distance les séparant de ces montagnes qui marquaient l'entrée de la région était bien plus importante qu'elle ne l'imaginait. De là où elle se tenait, même le sommet de la Montagne de la Mort était visible, en arrière plan d'une gigantesque cascade d'eau limpide.

Alors que son regard s'abreuvait de cette vue inoubliable, Zelda sut que cet endroit ne lui était pas totalement inconnu. Elle était déjà venue ici, et seule l'évolution de la végétation en cent années l'empêchait de se repérer.

Link se tenait au pied de la terrasse, à côté d'une stalle équine vide et d'un abri où commençait à s'entasser une stère de bois fraîchement coupée. La peau de son torse nu luisait de sueur sous les jougs communs de l'effort et du soleil. Derrière lui, Zelda distinguait une charmante petite mare ou flottaient quelques nymphéas à l'ombre bienveillante d'un vieux tilleul.

À peine eut-il perçu sa présence que Link se redressa, droit comme un piquet, la hache pendant au bout du bras. Ses yeux se posèrent sur elle, puis le chevalier les détourna prestement avec gêne. Zelda, amusée, le vit hésiter quelques instants avant d'opter pour un simple hochement de tête crispé en guise de salutation. Elle tenta d'apaiser le trouble du jeune hylien d'un sourire, sans grand résultat puisqu'il refusait de la regarder. Elle haussa les épaules. Peu bavard, Link n'avait jamais été à l'aise socialement parlant. Aussi, effacer les codes qui régissaient leurs interactions en lui demandant de ne plus la considérer avec son statut royal, revenait à lui demander de combattre un lynel à mains nues. Et la voir au lever du lit vêtue d'une couverture ne l'aidait visiblement pas dans ce périlleux exercice.

Mais Zelda ne s'en préoccupa pas davantage. Elle ne changerait pas d'avis. Seul le temps permettrait à Link de s'y habituer. Déjà, elle savait devoir lui concéder encore le vouvoiement. Pour le moment.

« Où sommes-nous ? » lui demanda-t-elle avec légèreté, reportant son regard sur le panorama devant elle.

Elle resserra les pans de sa couverture sous l'assaut d'une brise fraîche dotée d'une fragrance iodée. La princesse fronça les sourcils. L'océan était-il donc si proche ?

« En Necluda. »

Le visage de Zelda s'éclaira d'un bref sourire au son de la voix de Link à ses oreilles. Un son si rare, et qui lui était devenu si cher. Ce timbre particulier, pas vraiment grave mais un peu rauque, doté de ce léger accent traînant, presque chantant du peuple zora que le jeune hylien n'avait jamais réussi à totalement effacer malgré ses efforts.

Une voix, qu'elle n'avait plus entendu depuis cent ans.

« J'ai reconnu les Monts Géminés, acquiesça-t-elle doucement, l'esprit étouffé dans sa petite félicité. Mais où, exactement, en Necluda ?

— Elimith. »

Zelda revint brutalement à d'autres sentiments, estomaquée.

« Elimith ? lâcha-t-elle dans un souffle. Mais c'est à près de deux jours de cheval de la Citadelle ! Combien de temps ai-je dormi ?

— Trente-six heures, répondit Link en s'essuyant le front avec un tissu. La tablette sheikah nous y a amené, vot… Zelda.

— La téléportation !? Link, la tablette permet vraiment de se téléporter ? »

Le chevalier maintint résolument son regard dans le vide en hochant la tête.

« La téléportation… souffla la princesse. Jamais nos études n'ont permis ne serait-ce que d'imaginer cette possibilité. Comment s'est-elle activée ? Comment l'as-tu découvert ? Est-ce lié à l'activation des Tours et des Sanctuaires ?

— Pru'ha vous expliquera mieux que moi, lâcha Link en un haussement d'épaules.

— Pru'ha ? Pru'ha est encore en vie ? »

Le jeune hylien acquiesça, toujours aussi décidé à ne pas la regarder, et la princesse se mordit les lèvres. Assommée par le déluge d'information, elle oscillait entre la joie de revoir une amie, et la détresse de l'imaginer si âgée et diminuée qu'elle devait l'être à plus de cent ans. Cette perspective, si réelle, la bouscula et son excitation redescendit brutalement, la laissant avec un sentiment confus.

« En tout cas, reprit-elle pour éloigner son trouble, ta maison et son emplacement sont magnifiques, Link. »

Le chevalier opina en guise de remerciement avant de reprendre son ouvrage. Zelda n'en attendait pas moins de sa part. C'était presque rassurant de voir que malgré le temps écoulé, certaines choses n'avaient pas changé. Elle aurait été incapable de s'adapter à un Link devenu soudain plus disert qu'elle.

Celui-ci étant occupé, elle s'autorisa à le détailler, cherchant malgré elle les infimes changements que cette dernière année passée à traverser Hyrule, affrontant tout ce que le pays pouvait avoir de pire, avait provoqué. De petite taille, Link n'avait jamais négligé les entraînements pour maintenir son niveau de combat hors norme, faisant de lui le meilleur bretteur du royaume. Son corps était alors doté des muscles fins d'épéiste, étayant son allure juvénile qui trompait si aisément ses adversaires.

À présent, le chevalier avait développé une stature plus large, plus imposante. Son corps n'était plus celui d'un soldat, mais avait été sculpté par la vie au grand air, la chasse, l'escalade, la course, et les combats. Ses muscles étaient ceux du travail et du labeur, la peau de son visage et de ses avants bras hâlée par le soleil, ces derniers sillonnés de cicatrices blafardes. Les traits de son visage étaient également plus rudes, sa mâchoire plus carrée.

Globalement, le jeune hylien dégageait non plus une aura de discipline rigide, mais quelque chose de plus sauvage, de plus instinctif. Tel un loup, prêt à bondir.

Zelda réalisa qu'elle aimait ces changements, car ils semblaient se mouler à ceux qu'elle sentait en elle. Princesse, elle était suivie comme son ombre – un peu trop même – par le digne soldat prodige. Cette discipline de fer était même un des aspects de Link qui l'avait le plus révulsé les premiers temps, avec son mutisme. Aujourd'hui, dépourvue de titre royal, elle demeurait la Grande Prêtresse d'Hylia, dotée du Pouvoir ancestral et lumineux du Sceau, et son protecteur était un hylien forgé par la nature, guidé par l'instinct.

Comme si les épreuves subies avaient gratté le vernis de la cour pour ne garder d'eux qu'une version plus primitive, plus authentique.

Avec un pincement au cœur, le regard de la princesse s'attarda sur l'impressionnante balafre rosée qui traversait le dos du chevalier en une diagonale parfaite, déchirant son épaule gauche jusqu'à son flanc droit. Cette cicatrice, elle ne l'avait encore jamais vue de ses propres yeux bien qu'elle en connut douloureusement l'existence. Elle était la marque indélébile de leur échec contre Ganon, la blessure qui avait coûté la vie au Prodige hylien, il y a cent ans.

Comme il était injuste que Link fut celui qui portait les séquelles de son incompétence…

« Votre altesse ? » l'appela le chevalier, sans interrompre le mouvement de sa hache.

La princesse tressaillit, repoussant difficilement les sombres souvenirs qui menaçaient de la noyer.

« Zelda, reprit-elle d'un ton ferme pour reprendre contenance. Je me demandais juste s'il y avait un endroit pour me rafraîchir ? »

Le jeune hylien planta sa hache dans le billot pour toute réponse et s'en retourna vers la maison en s'essuyant les mains. Zelda embrassa la scène d'un dernier regard – l'apaisant tableau du doux paysage doté d'accents simples et sauvages, loin de tout ce qu'elle avait connu – avant de lui emboîter le pas.

Une fois dans la bâtisse, Link ouvrit une petite porte située sous la mezzanine et s'effaça pour y laisser entrer la princesse. La pièce qu'elle découvrit était toute aussi rustique que les autres, munie du strict nécessaire : un banc, une table où reposait un broc et un petit miroir, et au centre un grand baquet rempli d'eau. Sur le côté, reposaient un battoir et une planche à crémaillère. Au fond de la pièce courait une gouttière aboutissant à un trou dans le mur pour l'évacuation des eaux usées. Pour Zelda qui n'avait pas pris de bain depuis cent ans, cette pièce était l'anti-chambre du Saint Royaume.

Son regard se posa à nouveau sur le baquet, rempli d'une eau claire et stagnante.

« Hum… est-ce que… est-ce qu'elle est chaude ? »

Sa gêne revint au galop. Comment allait-elle faire ? Zelda n'avait jamais eu à préparer son bain, faire chauffer son eau. Sa suite s'en était chargé toute sa vie sans qu'elle ne se pose la moindre question.

Elle opta pour une demi-vérité.

« Je ne veux pas fouiller dans ta maison pour trouver ce dont j'ai besoin. »

Le reste, elle s'en débrouillerait bien. Il lui était inconcevable de demander à Link de lui préparer sa toilette, encore moins en lui martelant sans cesse qu'elle n'était plus une princesse.

Link disparut dans l'encadrement de la porte et revint un instant plus tard avec l'épée de feu au poing. Le geste sûr, il immergea la lame de l'épée écarlate dans le baquet en veillant à ne pas toucher le bois. Il suffit de quelques secondes pour que l'eau ne se mette à fumer agréablement.

Zelda ne put retenir un rire de lui échapper devant tant d'ingéniosité.

« Voilà une utilisation originale du pouvoir du feu ! Ne révèle surtout pas cette astuce aux femmes du village ! »

Link lui adressa un petit sourire en coin, avant de s'en aller en fermant la porte après lui. Une fois seule, la princesse reporta son attention vers la pile d'affaires posée sur le banc. Un savon à l'odeur de fleur, proche de son ancien parfum, une brosse en poils de sanglier, des chemises de chanvre, deux longues robes en laine, l'une bleu pâle et l'autre grise, ainsi qu'une ceinture de cuir. Le tout était de facture artisanale mais solide, les robes étant même parées de quelques broderies au col et aux manches.

Zelda était à la fois gênée et stupéfaite. Elle ne parvenait pas à réaliser que Link puisse s'occuper de choses aussi personnelles à son égard. Cette familiarité n'entrait pas dans les codes de leur relation : lui acheter des affaires de toilettes lui semblait normal mais non de la tutoyer ?

Malgré tout, un sourire lui échappa en caressant les objets du bout des doigts. Bien sûr que ceux-ci étaient rustres en comparaison de ceux qui l'entouraient à la Citadelle, mais ils avaient été achetés pour elle, Zelda, et non pour la Princesse Royale. Ce n'était qu'une brosse à cheveux en bois solide, et non dix serties de pierres précieuses. Mais elle était la plus importante de toutes.

Un sourire énigmatique sur les lèvres, elle ôta sa robe de tulle blanche pour la première fois depuis cent ans et la balança négligemment dans un coin. Un instant plus tard, elle s'immergeait avec délectation dans l'eau brûlante.

Par Hylia, il y avait vraiment des plaisirs mortels qu'aucune divinité ne valait.


L'oreille aux aguets, elle longea le mur de la bâtisse en ruines en s'efforçant de se faire la plus discrète possible. Au loin, les cris des habitants devenus proies des monstres raisonnaient dans les rues en flammes, les bruits des tirs comme des claquements sourds sous la lune rouge. Elle s'obligea à occulter le serrement dans sa poitrine. Elle ne pouvait pas intervenir. Le faire maintenant ne servirait qu'à la retarder dans un plan bien plus vaste. Si elle se concentrait sur son objectif final, elle en sauverait beaucoup plus. Tous, peut-être, si tout se passait bien.

Elle glissa un œil dans la rue sombre. Un hurlement retentit et une jeune hylienne paniquée, les vêtements en lambeaux, traversa la rue parallèle à toutes jambes. Dans son sillage, un bokoblin bleu bavant et grognant apparut, avant que tous deux ne disparaîssent dans une artère. Petit à petit, leurs pas s'estompèrent, jusqu'à ce qu'un silence tout relatif s'abatte à nouveau sur la ruelle.

Elle s'adossa contre le mur et relâcha un soupir pour tenter de soulager le poids qui compressait sa poitrine. Elle devait occulter les images des sévices que la jeune hylienne allait subir si le monstre la rattrapait. Ou plutôt quand il la rattraperait… Ceux-ci ne faisaient malheureusement aucun doute : depuis qu'elle avait franchit les remparts de la Citadelle, elle avait vu trop d'horreurs pour pouvoir les ignorer.

Son impuissance chronique lui donnait envie de vomir.

À peu près certaine qu'aucun danger immédiat ne se profilait – et désireuse de mettre de la distance entre elle et la jeune victime – elle s'élança jusqu'à la prochaine intersection. Son cœur se fracassait contre ses côtes. Elle devait à tout prix éviter le combat avant d'atteindre l'enceinte du château. Elle ne voulait pas alerter Ganon de sa présence au sein de la forteresse. Elle devait être une ombre parmi les ombres, silencieuse, invisible.

Elle ignorait d'où lui venait cette certitude, mais elle savait que le Fléau était lâche et éviterait une confrontation autant que possible. Non, il préférerait la noyer sous l'afflux de ses sbires si elle lui en laissait l'occasion, et elle refusait de perdre du temps et des forces ainsi. Elle ne lui ferait pas ce plaisir.

Un nouveau coup d'œil dans la rue adjacente, et elle reprit sa route à travers les ruines, occultant les trop nombreux fruits et objets abandonnés à l'évaporation des corps de son peuple, ou encore les inscriptions sanglantes, macabres et obscènes tracées sur les murs.

Elle ne devait pas se laisser déconcentrer. Si tout se passait comme prévu, elle aurait tout le temps nécessaire pour demander pardon à tous ces morts de ne pas les avoir sauvés, de ne pas avoir été assez forte.

Mais pas maintenant. Il était trop tard pour ça.

Occupée à étouffer sa culpabilité, elle oublia de ralentir avant d'arriver à un troisième croisement. Dans sa précipitation, elle heurta violemment quelque chose de rêche et d'un peu mou, et tomba à la renverse dans un nuage de cendres. Elle secoua la tête, chercha du regard ce qu'elle avait bien pu percuter. Au-dessus d'elle, elle distingua à travers le voile de poussière un museau humide et une langue pendante, surmonté de deux petits yeux rouges.

Un moblin blanc.

Une vague de terreur lui noua les entrailles. Un filet de bave jaunâtre coula sur son ventre et le monstre poussa un grognement dont la nature ne laissait pas de place au doute. Elle n'avait plus le choix, elle devait…

Un sabre fin traversa l'air en tournoyant et se ficha dans la gorge du moblin. Figé pendant une ultime seconde, le monstre disparut dans un nuage de corruption poisseuse en ne laissant derrière lui qu'une viscère verdâtre et une paire de cornes.

Elle se retourna.


Le soleil brillait haut dans le ciel d'Elimith. Le Lac Jarrah, enfoui dans la vallée, scintillait sous ses rayons caressants. Tranquillement assise dans l'herbe face au panorama de la Plaine de Cacia, Zelda s'affairait de ses mains frêles sur la tablette sheikah, sa robe bleue étalée en corolle autour d'elle. Link, légèrement en retrait, lustrait avec soin son bouclier hylien, assis sur un rondin de bois.

Depuis son réveil, la princesse passait le plus clair de son temps à l'extérieur, même lorsque le temps tournait à la pluie. Elle se réfugiait alors sous l'auvent de la terrasse et demeurait immobile, contemplative. Ses cent dernières années s'étaient déroulées entre quatre murs et elle avait un besoin viscéral, primaire, de se gorger des sensations de la Nature. La caresse du vent, l'odeur de l'herbe humide, son toucher soyeux, le chuchotement des feuilles, les dessins des gouttes de pluie dans la mare, la sculpture anarchique des nuages, les teintes du zénith. Tout lui paraissait plus pétillant, plus savoureux que dans son souvenir. Elle redécouvrait avec émerveillement un monde d'une intrinsèque beauté, un monde qu'elle avait cru lui être à jamais inaccessible.

« Je n'en reviens pas que tu sois parvenu à enrichir autant l'encyclopédie, remarqua-t-elle alors qu'elle scrutait avidement le contenu de la tablette image après image. Hyrule recèle de tant de merveilles, d'espèces aux propriétés… Oh ! Link, est-ce que… est-ce… Lui ? »

Le jeune hylien leva la tête de son ouvrage pour regarder la photo qu'elle lui montrait : au milieu d'une petite mare bucolique, se tenait un cervidé à la peau bleue et brillante. Encore plus étrange, la créature était dotée de deux paires d'yeux écarlates et ses bois étaient remplacés par des lauriers blanc.

Link acquiesça.

« Tu as rencontré l'Alpha ! s'extasia Zelda d'une voix rendue aiguë par l'excitation. Tu l'as rencontré et tu as réussi à le figer son image ! »

Le chevalier eut un vague mouvement d'épaule pour réponse, puis reprit son polissage d'un geste mécanique. Zelda, vibrante de curiosité frustrée, fronça les sourcils devant son manque d'enthousiasme. S'il y avait une chose pour laquelle Link n'avait pas changé, c'étaient ses explications confinant à la pénurie pure et simple.

Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres. Elle reprit en main la tablette, pianota dessus quelques secondes avant de la pointer en direction du prodige. Un rayon d'un jaune transparent en émergea brutalement et emprisonna le bouclier hylien en un claquement sourd. Link sursauta en écartant les bras, et Zelda leva la tablette pour guider l'écu métallique dans les airs.

Les traits figés dans le marbre, le chevalier posa sur la princesse un regard à mi-chemin entre la réprimande et la surprise.

« C'est la première représentation existante de l'Alpha au monde, Link, l'admonesta Zelda comme si de rien était. Cette image est exceptionnelle, extraordinaire, unique ! En as-tu seulement conscience ?! »

Peu concerné, Link observa d'un air légèrement inquiet le bouclier flottant dans le vide. Zelda occupait la majorité de ses journées à étudier toutes les fonctionnalités de la tablette et à s'essayer aux différents modules. Elle commençait à maîtriser Cinetis, mais Cryonis avait eu tendance à créer quelques dégâts dans la salle d'eau. Le pilier de glace, trop important pour la surface du baquet, l'avait tout simplement brisé en mille morceaux, obligeant Link à en commander un nouveau au tonnelier. Zelda, bien que mécontente de ne plus pouvoir prendre de bain, avait eu le bon goût de ne pas s'en plaindre.

Quant à sa maîtrise de Polaris, Link n'était sûr de rien.

« Comment l'as-tu trouvé ? insista la princesse, se moquant de l'inquiétude du chevalier pour son bouclier. Quand ? Comment as-tu fait pour l'approcher ? On dit que c'est impossible ! »

Reportant son attention sur sa compagne, Link fronça légèrement les sourcils. Dans sa mémoire fragmentée, Zelda était une jeune hylienne érudite et savante. Comment pouvait-elle ignorer la façon dont se manifestait cet être mythique ?

« Link ? » le rappela Zelda, son ton se teintant d'une franche impatience.

Le regard du chevalier fit un dernier aller retour entre son précieux bouclier et celle qui le tenait ainsi en otage. L'évidence s'imposa à son esprit : plus vite il répondrait, plus vite elle le libérerait.

« Une aura verte, lâcha-t-il avec réticence. En haut du mont. »

Zelda s'efforça de se rappeler la mention d'un tel phénomène quelque part dans ses souvenirs. Par Hylia, elle avait encore tant à apprendre, à découvrir ! Durant toute sa longue existence, cent ans s'étaient déroulé hors du temps et de toute réalité, et les dix-sept autres avaient été entièrement consacrées aux reliques sheikahs et au culte de la déesse. Pour le reste, Zelda avait lu tout ce que la Bibliothèque Royale contenait, s'en nourrissant jusqu'à la nausée pour rêver à des mystères loin de ses tourments quotidiens. Mais en cet instant, elle réalisait brutalement qu'elle n'avait encore jamais rienvu, rien expérimenté. Elle n'avait encore rien senti, rien vécu… En tout cas, pas comme Link. Link, lui, avait vécu. Il avait vu.

Cette prise de conscience lui fit mal.

« Je vous y emmènerai », lui promit Link d'une voix plus douce.

Attendrie, la Fille d'Hyrule esquissa un sourire de gratitude, mais elle peinait à occulter l'ombre qui grandissait dans son cœur. Ce vieux sentiment d'imposture qu'elle connaissait si bien et qui revenait lui coller à la peau telle une huile rance et malodorante. À nouveau, Zelda eut la conviction que sa vie n'était rien de plus qu'une vaste farce où elle était condamnée à ne jamais répondre qu'aux attentes que les autres avaient pour elle. Elle était et demeurerait une princesse incapable, et une érudite inaccomplie.

Elle sursauta lorsque le chevalier bondit sur ses pieds d'un air alarmé. Suivant son regard, elle découvrit que le bouclier, auparavant juste au-dessus de leurs têtes, s'était sensiblement éloigné de son point de départ et atteignait presque le toit de la maison. Perdue dans ses pensées, Zelda avait inconsciemment abaissé la tablette, sans avoir désactivé le module.

« Attends, murmura-t-elle en tentant d'en reprendre le contrôle, le visage crispé par la concentration, tu m'as dit de le tourner comme… ça… »

Elle inclina la tablette sur la droite. Link bondit en avant dès que le module perdit le contact avec le bouclier, le faisant tomber sur les tuiles en un fracas métallique. L'écu oscilla sur place un instant, puis entama une lente chute vers le sol dans un crissement insupportable.

En voyant la précipitation de Link, Zelda ne put contenir un éclat de rire teinté de culpabilité. Sans s'y attarder, le jeune hylien poursuivit sa course, prit appui sur le tas de bois, puis sur le toit de l'écurie, et plongea en avant pour attraper le bouclier au moment même où celui-ci délaissait les tuiles rouges. Une seconde plus tard, il atterrit dans l'herbe en une roulade parfaite et se redressa, à peine essoufflé.

Zelda riait encore alors qu'il revenait sur ses pas. Elle était amusée certes, mais elle dissimulait surtout combien elle adorait observer le jeune hylien en pleine action. Sa vivacité, sa grâce, sa souplesse, sa puissance avaient toujours été un spectacle intriguant pour elle. Mutine, elle songea un instant à réitérer ce genre de taquinerie qui lui apportait tant de légèreté et l'éloignait si facilement de ses idées plus sombres. Link, quant à lui, était un brin agacé de voir la jeune hylienne se jouer de lui et de ses affaires, mais était en même temps ravi de la voir sourire ainsi dans l'éclat chaud du soleil.

Deux semaines s'étaient écoulées depuis leur arrivée à Elimith. Depuis, les deux jeunes gens s'étaient rarement quittés, en dehors des fois où Link se rendait au village pour effectuer quelques emplettes. Zelda, quant à elle, ne s'était plus jamais approchée du pont qui surplombait l'étang.

Ses journées étaient majoritairement occupées par son étude de la tablette, de la faune et de la flore environnante, et par l'entretien des plantes qu'elle avait progressivement installées aux quatre coins de la petite maison. Elle commentait avec engouement l'ensemble de ses découvertes et activités au jeune hylien qui l'écoutait toujours avec patience.

À aucun moment Link n'avait été dupe de cette apparente insouciance : malgré ses sourires, la mélancolie ne quittait pas les yeux verts de la jeune hylienne. Certains jours, cela l'envahissait tant qu'elle se postait au bout du terrain, face au paysage, et n'en bougeait plus de l'après-midi entier sans prononcer un mot. Dans ces moments, le regard de Zelda devenait vague, comme perdu à l'intérieur d'elle-même… Là où personne, pas même Link, ne pouvait la suivre.

Souvent, un petit globe de lumière l'accompagnait, le Pouvoir si faible que Link ne le détectait même pas. La jeune hylienne, la peau doté de ce léger éclat envoûtant si particulier, faisait danser la lueur entre ses doigts frêles, ou glisser le long de sa chevelure et de ses bras gracieux, ses yeux pailletés de la dorure du Pouvoir accentuant les ombres de son visage torturé. Parfois, la lumière se multipliait, des dizaines de lueurs aux couleurs différentes planant paresseusement autour de son corps recroquevillé tel le ballet délicat des lucioles de la sérénité dans l'atmosphère doucereuse du soir. En d'autres occasions, la princesse la dotait de formes étranges, un peu animales. Semblable à un papillon, elle voletait tout autour d'elle des heures durant, avant de se poser sur son épaule. Sous l'allure d'un tout petit lézard, elle venait se lover tout contre elle, le plus souvent dans le creux de son cou, tel un animal de compagnie dont le contact doux et innocent réconfortait.

Link, pour sa part, préférait demeurer en retrait, observateur silencieux mais vigilant des tourments de sa protégée. L'étude des reliques et de la Vie avaient toujours été un exutoire pour Zelda : il n'avait d'autre espoir que sa curiosité scientifique la fasse doucement revenir vers le Monde qui l'attendait.

Car à Elimith, chacun savait que « le petit étranger » accueillait une jeune hylienne chez lui, et les commérages allaient bon train. Les villageois s'interrogeaient sur cette nouvelle venue et sur les raisons de sa réclusion.

Link craignait qu'un jour, un curieux vienne violer la solitude de la princesse. Il voulait l'en préserver. Il savait qu'elle ne pourrait pas continuer à vivre ainsi coupée du monde, que le monde lui-même ne lui laisserait pas cette possibilité. Un jour, quelqu'un viendrait réclamer la Princesse Royale d'Hyrule. Quelqu'un associerait la fin du Fléau avec l'arrivée d'une jeune hylienne blonde dans la maison de l'étang de Syolu. Il était même surprenant que Pru'ha ne l'ait pas déjà fait.

Mais la nouvelle de l'anéantissement de Ganon ne semblait pas encore être parvenue jusqu'à Elimith. Peu de voyageurs venaient jusqu'à ce village reculé à l'extrémité Est de la Province de Necluda. Il savait cependant que cela n'était qu'une question de temps, ayant lui-même réclamé la venue d'un marchand.

Si Pru'ha n'avait pas déjà deviné l'identité de la mystérieuse hylienne présente chez lui, la chute de Ganon suffirait à confirmer ses soupçons. Elle était demeurée curieusement discrète depuis leur arrivée, mais lorsqu'elle se présenterait à sa porte, la visite n'en serait pas forcément plus plaisante.

Il voulait à tout prix empêcher que la découverte de ce siècle ne fasse violence à Zelda. Il voulait qu'elle puisse l'intégrer à son rythme, sans que personne ne la brusque. Il ignorait ce qui s'était exactement passé durant ces cent années en tête à tête avec Ganon, mais les plaies chez la jeune hylienne étaient profondes, et suppuraient encore.

Alors qu'il rejoignait tout juste la princesse, le cliquetis caractéristique d'un chariot dans le lointain attira son attention. Il tendit l'oreille, attentif, l'entrée du village invisible depuis le terrain.

Zelda perçut immédiatement le changement de comportement de son chevalier, et le dispensa de toute explication.

« Je t'attends ici », dit-elle simplement.

Elle reprit la tablette en main et poursuivit son étude. Après une brève hésitation, Link tourna les talons et s'en alla vers le centre du village.

L'attente de la princesse fut courte. À peine quelques minutes plus tard, elle levait un regard intrigué par le bruit de sabots résonnant sur le tablier en bois. Link revenait, mais il n'était plus seul. Deux chevaux le suivaient docilement et Zelda se leva rapidement, incrédule.

L'une des montures n'était autre que la brave Félag qui paradait fièrement dans sa superbe robe noire fumée aux hautes balzanes. Visiblement remise de l'épreuve du combat contre Ganon, elle semblait heureuse de retrouver son cavalier qui ne tenait sa bride que pour la forme tant elle le collait.

L'autre cheval était un grand étalon perlino, dont la robe blanche tranchait avec ses crins beige doré.

« Link, qu'est ce que… ? »

Zelda les rejoignit devant la stalle, le cœur battant. Link lui tendit la bride du cheval blanc avec un léger sourire. Sans quitter son air incrédule, la jeune hylienne s'approcha de l'équidé, posa une main tremblante sur son chanfrein et caressa le poil doux et soyeux.

« Serait-ce… »

Link acquiesça. L'étalon, curieux, écarta ses naseaux pour renifler l'odeur de cette jeune hylienne qui s'intéressait tant à lui.

« Mais où l'as-tu trouvé ? murmura Zelda. Comment as-tu fait ? »

Le chevalier écarta la question d'un mouvement d'épaule. La princesse demeura figée de stupeur tout en caressant la copie conforme de son étalon d'autrefois. Le'djan… Ce brave et fougueux Le'djan… L'étalon qui était devenu le compagnon de tant de voyage et qui, sans le savoir, avait finalement joué un rôle majeur dans l'évolution de sa propre relation avec Link…

« Le'djan ! Le'djan ! Calme-toi à la fin ! »

Le perlino hennit et se recula, refusant d'obéir à l'injonction de la jeune hylienne. Zelda s'empara vivement des rênes pendantes et, agacée, tira dessus pour forcer l'étalon à revenir vers elle. Peine perdu. Le'djan se rebiffa d'autant plus, agitant sauvagement la tête pour tenter de lui faire lâcher prise.

« Par la déesse, s'exclama-t-elle, excédée, mais qu'est-ce que je dois faire pour que tu acceptes de mettre cet harnachement ? »

Au même moment, une main apaisante frôla son avant-bras et elle sursauta. « Link ! Je te croyais sur le terrain d'entraînement ? »

Le chevalier ignora la question, glissant un regard interrogatif sur l'étalon qui renâclait devant eux.

« Je voulais habituer Le'djan au harnachement royal, répondit la Fille d'Hyrule à sa question muette. Mais il n'y a rien à faire, ce cheval est pire qu'une mule ! Son caractère est insupportable ! »

Link leva un sourcil un brin amusé, son regard rivé sur la princesse bougonne.

« Et je te serai reconnaissante de ne faire aucun parallèle désagréable, grogna-t-elle, interprétant sans difficulté son expression équivoque. Tu n'as qu'à essayer de le calmer, toi, si tu es si doué ! »

Loin de s'offusquer, le chevalier s'empara des rênes des mains de la princesse et les relâcha. Le'djan s'éloigna derechef dans le coin opposé de son boxe sans demander son reste, le filet à moitié mis et le mors pendant sur le côté de la bouche. Sans le quitter du regard, le prodige écarta les bras le long du corps et s'accroupit lentement à distance du flanc de l'étalon. Le'djan, énervé, frappa le sol du sabot en hennissant.

Link ne bougea pas. Il ne prononça pas un mot. Zelda demeura en retrait, intriguée par le comportement du jeune hylien. Elle avait vu d'autres cavaliers agir ainsi mais avec des chevaux encore sauvages. Or Le'djan avait été dressé avant même que son père ne le lui achète. Il n'était pas sensé avoir besoin d'un tel apprivoisement dans son contact avec les hyliens.

Zelda ignora combien de temps prodige et cheval demeurèrent ainsi. L'étalon ne quittait pas Link des yeux, renâclant encore quelques fois pour la forme. Lentement, elle vit la tension disparaître de ses grands yeux noirs pour être remplacé par … de la curiosité. Au bout de plusieurs minutes, Le'djan finit par rendre les armes. Il s'avança lentement vers Link, bien trop intrigué par cet étrange bipède immobile.

Une fois le cheval à sa hauteur, le prodige se laissa sentir avant de lui caresser l'épaule en des cercles apaisants. Évitant tout mouvement brusque, il se releva et remonta sa paume à la base du garrot pour le masser affectueusement entre les deux omoplates. Zelda vit nettement les muscles de son équidé se détendre sous l'attention du chevalier, à sa grande surprise. Jamais Le'djan ne l'avait autorisé à ce qu'elle lui prodigue de telles attentions.

Link tendit la main vers le filet, l'ôta délicatement avant de se reculer, et de laisser l'animal retourner tranquillement dans son box.

« Comment as-tu fait ? demanda Zelda sans dissimuler sa surprise. Je ne l'ai jamais vu si… si… »

Le chevalier la regarda pendant quelques secondes, puis s'éloigna en direction de la stalle voisine. La princesse, excédée devant ce mutisme auquel elle ne s'habituait décidément pas, leva les yeux au ciel.

« Link ! l'interpela-t-elle en lui emboîtant le pas. Tu peux me dire ce que tu as derrière la tête pour une fois ? »

Sans un mot, celui-ci harnacha sa fidèle Epona avec des gestes experts et rapides avant de se hisser en selle. Alors, il tendit le bras vers la princesse en une invitation explicite.

Surprise, Zelda contempla fixement la main du chevalier. Son regard remonta le long des muscles du prodige, puis se perdit dans les iris bleutées. Certes, elle avait promis de se comporter correctement avec lui, mais…

« Je vais prendre mon propre cheval », répondit-elle, méfiante.

Epona s'avança pour bloquer le chemin de la princesse. Le jeune hylien se pencha davantage sur sa selle, réitérant son offre.

« Link ! s'agaça-t-elle. Tu… »

Zelda retint le mot qui lui brûlait les lèvres en se mordant l'intérieur de la jour, puis détourna les yeux, les poings serrés. Elle détestait qu'on lui force la main, Link devait pourtant le savoir. Son premier réflexe, pivoter les talons et s'en aller sans se retourner. Mais en même temps… elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce que le chevalier avait en tête.

Link avança encore sa main dans une ultime requête, ses yeux brillant réclamant sa confiance. Vaincue, Zelda joignit leurs bras non sans un regard noir et se hissa sur la croupe avec souplesse. Dans un même mouvement, le chevalier tira sur son poignet pour l'inviter à se rapprocher de lui, mais la Fille d'Hyrule se raidit immédiatement pour s'y opposer. Link eut un vague mouvement d'épaules, puis la relâcha sans plus insister.

Zelda se garda bien de se rapprocher du chevalier lorsqu'il talonna la jument avec vigueur. Ils sortirent des écuries au petit trot sous le regard intrigué des palefreniers, mais leur arrivée dans la cour fut encore plus remarquée. Les lads interrompirent toute activité, se regardant les uns les autres d'un air interrogatif : aucune sortie royale n'était prévue aujourd'hui, à leur connaissance. À leurs côtés, les soldats stationnés dans l'enceinte se redressèrent d'un bond en arborant une expression légèrement inquiète.

« Votre altesse ? les interpela le capitaine en s'avançant. Nous n'avons pas été averti de votre sort... »

Link talonna Epona et la jument bondit brutalement en avant.

« VOTRE ALTESSE ! »

Surprise par la subite accélération, Zelda s'agrippa à la tunique du chevalier pour ne pas tomber. La jument dépassa le portail des écuries à toute vitesse, sans laisser le temps aux gardes de réagir. Des clameurs s'élevèrent dans leur dos et la princesse jeta un œil en arrière, la vue du bataillon de soldats chargé de sa sécurité abandonné aux portes du château lui provoquant un euphorisant sentiment de liberté. Elle laissa se dessiner un gigantesque sourire sur ses lèvres fines. Zelda n'avait plus quitté l'enceinte protectrice de la Citadelle depuis de longs mois, mis à part dans le cadre d'excursions organisées et jamais sans une escorte solide. Leur échapper ainsi comme une vulgaire fugueuse lui donna la délicieuse impression de vivre dans un rêve éveillé.

Inconsciemment, elle resserra son étreinte autour du torse puissant du chevalier en un geste de gratitude, son esprit notant incongrûment son odeur évoquant l'acier et l'herbe coupée. Ce sentiment grisant de liberté, elle ne le devait qu'à Link, et à lui seul. Pour la première fois, elle envisagea que la protection quotidienne du prodige ne soit peut-être pas l'entrave qu'elle présageait, et qu'elle avait combattu de toutes ses forces. Bien au contraire.

Ils traversèrent la Grande Plaine en un galop puissant et rapide, coupant à travers bois et champs vers le sud-est. Zelda ignora combien de temps dura leur cavalcade sous le soleil d'Hyrule. Elle s'en moquait. Sous la douceur de la brise matinale qui caressait sa peau, elle se sentait plus libre et insouciante qu'elle ne l'avait été depuis très longtemps, voire jamais.

Le chevalier interrompit leur chevauchée aux abords du parc Sandine, dans la région des Collines. Grand autel de pierre érigé à la gloire du peuple équin, l'édifice surplombait la Plaine de Nileck et faisait face au Mont Satori, réputé pour sa faune et sa flore si riches.

« Que fait-on ici ? » s'enquit Zelda d'un air intrigué, les sourcils froncés.

Link tendit une main, l'invitant à descendre. Une fois pied à terre, il s'éloigna en laissant Epona paître dans l'herbe grasse. Emmenant une princesse perplexe dans son sillage, il descendit la colline de Salfar d'un pas leste, s'arrêta légèrement en hauteur de la plaine et s'y accroupit. Lorsque Zelda l'eut rejoint, il pointa le doigt devant eux, vers un troupeau de chevaux sauvages d'une demi-douzaine d'individus.

« L'alezan brûlé est l'étalon dominant », déclara le chevalier à mi-voix.

Avec un sourire gêné, il se tourna vers Zelda qui le scrutait avec intensité, cherchant où il voulait en venir.

« C'est la place qu'aurait eu Le'djan. »

La Fille d'Hyrule reporta son attention sur la harde qui paissait tranquillement devant eux. Tranquillement… pas tout à fait. L'alezan avait la tête levée, le regard alerte et rivé dans leur direction.

« On m'a toujours dit que les chevaux s'adaptaient à nous, avoua-t-elle, et non l'inverse. Peu importe leur caractère. »

« Une simple monture oui, répondit Link. Pas un vrai compagnon de route. »

Il fixa son regard sur le troupeau. Sa raideur trahissait son désir de ne surtout pas la regarder, elle.

« Pas un ami », ajouta-t-il.

Touchée, Zelda baissa la tête avec un léger sourire gêné. Il était facile de comprendre que ce conseil ne s'appliquait pas qu'au monde équestre. Elle savait finalement peu de choses du jeune hylien à ses côtés, mais elle lui reconnaissait une finesse d'esprit et un sens de l'observation rare et respecté de ses pairs. Contrairement à ses premiers soupçons, Link n'était pasmutique : il parlait peu, certes, mais il parlait juste.

La plupart du temps.

La Fille d'Hyrule réalisa soudain qu'en apprendre plus sur Link et sur Le'djan lui semblait l'idée la plus séduisante de la journée. Comme une sorte d'interlude, d'entracte dans la complexité de sa vie pour quelques moments d'insouciance volée. Car après tout, qui viendrait les chercher ici ?

Résolue à consolider le mince fil qui commençait à se tisser entre eux, Zelda releva la tête et adressa un sourire à son protecteur.

Soulagé, Link hocha la tête.

Cette journée passée en tête-à-tête avait tout bousculé. Progressivement, Zelda avait commencé à considérer le jeune hylien comme un allié, puis comme un ami. Son ami le plus proche, et parfois même, son confident. Elle savait qu'il n'avait pas pu en faire de même, son titre royal créant un fossé qu'ils ne pouvaient décemment pas ignorer. Pourtant, il avait suffisamment perdu de sa réserve envers elle pour lui dévoiler ses craintes, et même certaines de ses fragilités.

Comme la raison de son mutisme, par exemple.

Elle ignorait si Link avait le moindre souvenir de cette journée qui comptait tant à ses yeux, mais elle garda les lèvres closes. Le chevalier parlait rarement de leur passé et ne s'était pas étendu sur l'état exact de sa mémoire. Zelda n'avait jamais osé le questionner plus avant à ce sujet. Par respect, sûrement, mais aussi parce qu'elle craignait que son chevalier ait oublié ce qui comptait le plus à ses yeux dans leur histoire commune. Plutôt que de devoir panser une nouvelle blessure, égoïstement, elle privilégiait l'ignorance.

Comprenant que la princesse était repartie se perdre dans des pensées lointaines, Link la contourna, se campa contre le flanc du cheval et joignit les mains. Le voir ainsi prêt à lui servir de trépied arracha Zelda à ses souvenirs avec un grand sourire. Elle se hissa sur la selle en amazone, robe oblige, et Link enfourcha Félag à son tour. Après un dernier regard vers sa protégée, il talonna sa monture en emmenant dans son sillage une princesse encore extatique.

Ils s'éloignèrent dans la direction opposée du village. Longeant les contreforts du Mont Énèbe, ils rejoignirent les limites du terrain de Link. De là, le chevalier s'engagea au pas dans l'escarpement permettant de rejoindre le Plateau de Syolu, guettant du regard la façon dont Zelda et sa monture négociaient ce passage difficile. Cavalière chevronnée, l'étalon parvint à franchir l'obstacle sans déséquilibrer la jeune hylienne. Son aplomb était pourtant précaire sur sa selle inadaptée à la monte en amazone.

Ce raccourci leur permit de rejoindre directement le chemin en direction de la Mer de Necluda. Le jeune hylien talonna un grand coup sa jument et Félag, trop heureuse de se défouler après des journées de marche derrière un chariot, s'élança au galop. Il ne doutait pas que Zelda le suivrait.

La jeune hylienne savoura les sensations de liberté et d'évasion que lui procurait la chevauchée. Comme si plus rien ne pourrait la rattraper, ni son passé, ni son futur, ni même ses cauchemars. Elle ignorait encore le caractère de l'étalon, mais elle sentait la puissance de l'animal sous ses cuisses, et son désir de rattraper la femelle devant lui qui le narguait. Et pourtant, il tolérait que cette cavalière qu'il ne connaissait pas le retienne dans sa foulée.

Grisée, Zelda se concentra pour se fondre dans chaque mouvement de la bête malgré sa position précaire, et occulta tout le reste.

Ils se faufilèrent ainsi dans le couloir rocheux taillé entre le Mont Énèbe et le Plateau de Meranta, et débouchèrent quelques instants plus tard dans la Baie du Sud. Enclavée au milieu de hautes falaises granitiques, c'était une petite crique façonnée par la marée, alternance de plages de sable blanc et de rochers noirs léchés par le ressac. Au loin, le Cap Tubor dominait la Mer de Necluda, veillant sur l'Île-Toute-Seule où brillait le sanctuaire de Chasu'Heta perdu au milieu des flots. En face d'eux, l'Île Finalis se découpait entre ciel et mer.

La Baie du Sud était un petit coin de paradis sauvage où l'on pouvait aisément se sentir totalement isolé du reste du monde.

Link prit une grande inspiration d'air iodé et ralentit Félag. Il attendit que Zelda le rejoigne. Une fois rendue à ses côtés, la jeune hylienne s'abrutit du paysage décharné mais poétique qui s'offrait à elle, décuplant cette délicieuse sensation de liberté qui ne la quittait plus. Un sourire sur les lèvres, Link l'enjoignit d'un geste à profiter de cet espace avec son nouveau compagnon à quatre pattes.

La princesse et l'étalon firent alors connaissance au bruit des vagues caressant le sable chaud, des mouettes raillant au-dessus de leurs têtes en quête de poissons frais, et du vent s'engouffrant dans les falaises escarpées. Link les suivait à distance, guettant les environs, mais la baie était si petite et isolée qu'il ne s'inquiétait que peu de l'irruption d'un éventuel ennemi.

Les heures s'égrainèrent doucement. Le chevalier finit par se poser sous les contreforts du Mont Stabile, à la pointe d'un rocher qui saillait au milieu des flots. Félag remonta paître paisiblement dans l'herbe située un peu plus haut. De là où il était assis, les pieds dans le vide au dessus de l'eau, le jeune hylien avait une vue imprenable jusqu'à la Péninsule du Rabel, son regard caressant les différentes baies qui composaient le rivage dans le lointain.

La vie lui sembla soudain presque trop paisible, comme irréelle. Moins d'un mois auparavant, il errait encore de combats en combats à la recherche de sa princesse perdue. Et la voici soudain, à ses côtés, belle, souriante, l'eau caressant ses chevilles par une chaude après-midi ensoleillée. Sans ennemi pour les déranger. Sans quête improbable à résoudre.

La princesse et le prodige étaient-ils fait pour cette vie-là ? Link l'ignorait. Mais il comptait bien en profiter tant que cela durerait.

L'horizon s'embrasait en une ligne de feu lorsque Zelda le rejoignit enfin. Les joues de la jeune hylienne étaient rouges, mélange d'effort, de joie et de soleil, et ses yeux pétillaient. Le bas de sa robe était mouillé, Zelda ayant longé la plage à plusieurs reprises, les pieds dans l'eau, le cheval à ses côtés. Comment aurait-elle pu résister à l'appel du sable chaud entre ses orteils, et à la caresse de l'eau salée sur ses pieds ? Elle était incapable de se rappeler la dernière fois qu'elle avait savouré cette sensation si simple, mais si douce. Avec son sourire, ses pieds nus, ses cheveux emmêlés et ses vêtements si simples, elle rayonnait d'une aura de sauvage simplicité, si impropre à une princesse et pourtant si naturelle.

Elle se hissa sur le rocher et s'installa aux côtés de son chevalier, laissant son nouveau compagnon rejoindre Félag au milieu des herbes hautes. Elle ferma les yeux de bien-être sous l'assaut du vent lui fouettant le visage, et se gorgea de l'air marin s'engouffrant dans sa poitrine.

« Je l'ai nommé Silhad », confia-t-elle à son chevalier en souriant.

Les lueurs orangées du crépuscule se reflétaient dans les iris de la princesse, telle la danse frénétique de dizaines de lucioles dans l'obscurité. Link hocha la tête, satisfait de l'apaisement discernable dans le comportement de la jeune hylienne. Sans plus un mot, ils s'installèrent côte à côte, reportant le plus possible l'heure du départ pour profiter encore de cette sérénité particulière que seule la contemplation de la nature apportait.

La nuit s'apprêtait à tomber lorsque Link émergea de cette douce torpeur, alerté par une étrange lueur mouvante scintillant à ses côtés. Les sourcils froncés, il se tourna vers la princesse et se figea d'un émerveillement tinté d'inquiétude. Un papillon, si petit, si fragile, les ailes si délicatement ouvragées qu'elles semblaient de la dentelle de lumière, caracolait autour du visage de la jeune hylienne que la quiétude avait déserté, remplacée par un mélange d'émotions contradictoires et de réflexion intense. Intrigué par l'objet de ses pensées, Link suivit son regard. Au plus haut point d'Elimith, la silhouette sombre du Laboratoire Antique se découpait dans la nuit tombante, brillant de l'éclat bleutée du fourneau qui l'alimentait.

« Demain, annonça soudain Zelda d'une voix mesurée, nous irons voir Pru'ha. »

Link parcourut pensivement les traits décidés de la princesse, cherchant à lire ce qu'elle ne disait pas. Il admirait tant sa force de caractère, sa ténacité, sa combativité. Quelque chose raisonna soudain au fond de sa poitrine. Quelque chose d'extraordinaire. Un mélange étrange entre une étreinte violente et une joie sans borne qui ne demandait qu'à éclater à la face du monde, qu'à se précipiter sur la princesse et…

Zelda posa ses pupilles noires et brillantes sur lui. Link se racla la gorge, se leva prestement pour donner le signal du départ et s'éloigna d'un pas ferme vers leurs montures.

Il posait à peine le pied sur la plage lorsqu'une main froide frôla son poignet, l'incitant à se retourner. Dans l'obscurité grandissante, le soleil rougeoyant derrière elle, Zelda semblait à nouveau scintiller de lumière, ses longs cheveux dansant avec la brise marine, le papillon de Pouvoir virevoltant autour d'elle d'un battement d'ailes paresseux.

Elle lui adressa un sourire, son air un peu timide. « Link, je… »

Elle déposa un baiser sur la joue du jeune hylien. Rapidement. Maladroitement. « Merci, dit-elle en se reculant, les yeux rivés au sol. »

Elle s'éloigna avec empressement vers Silhad.

Link, ne la rejoignit que quelques minutes plus tard.