Qu'en pense-t-il ?

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Disclaimers : le capitaine, quand il est correctement habillé, appartient à M. Leiji Matsumoto. Pour le reste, la question demeure ouverte.

Chronologie : même si cela n'est pas forcément évident à la lecture, je confirme que Marjan est positionnée en début de 84. Ce texte-ci s'inscrit par ailleurs dans la continuité des missions moufette (la pauvre Marjan commence à accumuler une certaine expérience en la matière).

Notes de l'auteur : je dois l'avouer, je pense avoir fait le tour des missions moufette. Il est temps d'évoluer vers autre chose, soit en modifiant les missions que Marjan réalise avec le capitaine, soit en choisissant un autre sidekick. Je n'ai pas encore décidé, l'avenir nous le dira.

Notes additionnelles : ce petit interlude a été écrit d'une traite entre deux chapitres des « Dragons d'Adity », que je vais maintenant reprendre (mais pas très vite, je le crains).

— Tu m'as bien entendu, pirate ! Tout, et tout de suite !

Marjan recula autant qu'elle put, jusqu'à ce que ses épaules percutent un mur de pierres taillées et en priant pour que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve.
Ce n'en était pas un.

Le rendez-vous était un piège, les mercenaires en embuscade s'étaient montrés rapides et efficaces, et la cave voûtée dans laquelle elle avait été jetée se donnait des airs de cul-de-sac mortel.

— Plus vite !

Les invectives ne lui étaient pas destinées. À vrai dire, les colosses surarmés qui les proféraient ne lui prêtaient guère d'attention. Enfin… Disons qu'ils lui prêtaient suffisamment d'attention pour la pousser dans une geôle d'une bourrade et refermer la grille de ferrotitane derrière elle. L'élan la fit trébucher.
Le sol était une boue humide mêlée de graviers.

Elle se mordit la lèvre, ravala avec peine un gémissement. Quelques éraflures sur les mains ? Ce n'était rien comparé à ce qu'ils auraient pu – ce qu'ils pourraient – lui faire subir.

— Le boss se fera un plaisir de venir te cuisiner, pirate ! Mets-toi à l'aise en attendant !

La menace fut ponctuée de rires gras, qui se poursuivirent jusqu'à ce que les lumières principales s'éteignent, plongeant la cellule dans une pénombre verdâtre. Les sens aux aguets, Marjan se tint immobile, à genoux, les mains au sol, jusqu'à ce qu'elle soit certaine que plus personne ne se trouvait à proximité. Plus personne à part elle… Elle et le capitaine.

Elle se releva, grimaça lorsque l'articulation de son genou l'élança, boitilla vers la grille de sa cellule et plaqua son visage contre les barreaux.

— Capitaine ? Capitaine, vous allez bien ?

Elle ne voyait pas Harlock, que leurs ravisseurs avaient enfermé dans la cellule voisine, mais elle entendait sa respiration, rauque et hachée. Ils s'étaient acharnés sur lui, le bourrant de coups de poings et de pieds avec une hargne mauvaise, ils lui avaient arraché sa cape, ses ceinturons, les poignards qu'il camouflait dans ses bottes, ils l'avaient fouillé de la manière la plus humiliante qui soit.

— Capitaine ? répéta-t-elle.

Les lambeaux de ses vêtements déchirés gisaient à terre, autour d'un établi accolé à une cloison blanchie à la chaux et constellée de taches sombres. Des taches rouges. Ils s'étaient acharnés.
Marjan déglutit. La vision la révulsait.

Bien sûr elle avait toujours eu conscience des « risques du métier » – elle travaillait sur un vaisseau pirate, pas chez un fleuriste – mais c'était la première fois qu'elle en touchait la réalité d'aussi près. Ils étaient hors-la-loi et ils étaient mortels, tous autant qu'ils étaient. Capitaine compris.

— Capitaine ?

L'absence de réponse devenait inquiétante. Marjan renifla. En présence d'Harlock, elle était plus courageuse, plus forte, plus déterminée. S'il n'était plus là… Les larmes lui montèrent aux yeux.

De l'autre côté du mur, Harlock toussa. Longuement. Marjan frémit tandis que son esprit matérialisait en images les bruits qu'elle percevait. Quinte de toux. Inspiration douloureuse. Spasmes. Mijn God, était-il en train de vomir du sang ?
Frottement d'un corps qui se traîne au sol. Avait-il des os cassés ? Une hémorragie interne ?

Par la grille, Marjan aperçut enfin la main d'Harlock qui cherchait à atteindre la sienne. Leurs doigts se frôlèrent. Elle sourit malgré elle.
Il allait bien. Il allait les sortir d'ici.

— Je… pourrais être en meilleure forme, croassa finalement Harlock.

Houlà.

Marjan se glaça. Le capitaine n'avouait jamais qu'il n'allait pas parfaitement bien, sauf quand il était à l'article de la mort. Tout le monde le savait, à bord. Les gars en plaisantaient souvent.
Elle étouffa un sanglot de désespoir. Elle avait ri avec les autres, quand la coque blindée de l'Arcadia la protégeait des agressions extérieures, quand le capitaine ne risquait rien de plus qu'un sermon paternaliste de la part du doc. Elle avait ri parce que le capitaine était intouchable, c'était évident.

Elle inspira.
En présence d'Harlock elle était plus courageuse, se rappela-t-elle. Elle devait rester calme. Elle devait maîtriser sa voix, ses tremblements, ses larmes naissantes. Il avait une solution pour s'échapper. Et il n'allait pas mourir.

— Vous n'allez pas mourir, capitaine ? N'est-ce pas ?

Il souffla. Elle eut l'impression que l'idée l'amusait. Elle retint surtout le halètement de douleur qui suivit, et son cœur manqua un battement. Rester calme, se répéta-t-elle. Elle devait rester calme. Il avait une solution.

— Non, je ne vais pas mourir, répondit-il après de trop longues secondes d'attente. Pas tout de suite.

Il voulait la rassurer. Ou alors il l'avertissait qu'elle serait bientôt seule. Marjan ferma les yeux. Du calme. La première option. La première option était la bonne option.

— On va trouver un moyen de s'échapper, capitaine.

Elle se sentit fière d'avoir été affirmative et non pas interrogative, de s'être incluse et non pas d'avoir laissé toute la charge de leur sauvetage sur Harlock. Le défaitisme ne la submergerait pas, se promit-elle. Pas avec le capitaine.

Harlock inspira, expira, puis inspira encore.

— Je ne sais pas si tu as vu mais ils m'ont un peu, euh… mis à nu, tout à l'heure. Je n'ai plus rien sur moi qui puisse m'aider à sortir.

Expiration saccadée. Toux réprimée. Infime gémissement. Silence. Silence qui s'éternise. La respiration d'Harlock sifflait trop fort. Vous avez un plan, capitaine ? Marjan n'osa pas formuler sa question à haute voix. Il avait un plan. Elle s'accrocha à cette idée. Il avait un plan.
Silence toujours. Le regard de Marjan se perdit au-delà des barreaux de sa cellule, s'arrêta sur les morceaux de tissu noir éparpillés au sol. Sur l'un d'eux, on devinait un fragment du Jolly Rogers qui ornait la tunique du plus célèbre pirate de la galaxie. Et là-bas, c'était la moitié d'une jambe de pantalon. Ils l'avaient « un peu mis à nu », hein… Le constat était à la fois accablant et ridicule.

— Il faut vraiment que vous vous mettiez à poil à chaque mission que je fais avec vous, capitaine ?

Elle entendit Harlock rire franchement – et ne presque pas grogner de douleur.

— La vue te choque ? répondit-il.

Presque un sarcasme. Presque de l'espoir. Elle redressa ses épaules, serra le poing. Avec Harlock elle était forte.

— On doit sortir d'ici, asséna-t-elle.

Le capitaine savait crocheter une serrure, elle en était certaine. Leurs geôliers s'étaient d'ailleurs assurés avec un soin tout particulier qu'il n'en aurait pas l'opportunité. Mais elle… Elle palpa fébrilement ses vêtements. Ils lui avaient confisqué ses armes, vidé ses poches, arraché son sac à dos, mais ils n'avaient eu aucun regard pour la broche ouvragée qui ornait le col de son pull. L'épingle de sa grand-mère, qu'elle emmenait partout. Quinze centimètres de pointe en métal fichés dans le jersey.
L'objet dans sa main lui parut plus lourd qu'à l'accoutumée.

— Capitaine, vous croyez que vous pourrez forcer la porte avec ça ?

Elle tendit l'épingle à travers les barreaux. Attendit.
De l'espoir, se répéta-t-elle. Elle était forte, elle était déterminée, il y avait de l'espoir. Le capitaine les sortirait de cette prison.
L'épingle quitta ses doigts.

— Marjan, tu es formidable, chuchota Harlock.

Silence. Frottements. Tintements de métal. Lorsqu'Harlock reprit la parole, son intonation était telle que Marjan la connaissait : posée et confiante.

— Mécanisme basique. Donne-moi deux minutes.

Marjan se concentra sur ses battements de cœur, sur chaque muscle de son corps. Elle avait peur, elle ne le nierait pas. Mais avec Harlock, elle ne laisserait pas ses angoisses la paralyser.

Clic.

Harlock boitait de façon visible, et une longue traînée de sang coulait de son dos sur sa… hem, hanche. Cela ne l'empêchait pas de savoir quoi faire, et comment le faire vite.

Clic.

Marjan sortit de sa cellule d'un bond.

— Merci pour ça, lui glissa Harlock en lui rendant son épingle.

Il parcourut les lieux du regard. La cave était vide, la rangée de geôles était vide, le mobilier était inexistant. Par terre, ce qui restait de ses vêtements était définitivement inutilisable.
Marjan aurait aimé trouver de quoi s'armer. Même une clé à molette aurait fait l'affaire. Harlock, quant à lui, pensait visiblement plus « létal ».

— Ces salopards ont emporté mon cosmodragon, grommela-t-il entre ses dents. 'perdent rien pour attendre.

Il ne s'attarda toutefois pas. « Il faut qu'on soit partis avant qu'ils reviennent », lui dit-il. Marjan approuvait.

La cave possédait une sortie à chaque extrémité, Harlock en choisit une, Marjan suivit. Le capitaine savait toujours quoi faire.
Au bout, un simple verrou.
Derrière, une rue.
Harlock stoppa alors qu'un glisseur isolé passait devant eux sans modifier sa vitesse, et parut se rappeler à cet instant qu'il se baladait complètement nu.

— Vous, euh, voulez mon blouson, capitaine ? proposa Marjan.

Un tic nerveux plissa brièvement le coin de la paupière d'Harlock, qui enchaîna en se passant la main dans les cheveux. Marjan ricana intérieurement – il réagissait toujours ainsi quand il était gêné… mais il n'avait qu'à pas se retrouver à poil à chaque mission avec elle, merde !

— Je préférerais un pantalon, à vrai dire…

Certes. Marjan lui tendit quand même son blouson. Harlock ne le refusa pas et le noua autour de sa taille, ce qui… n'était pas vraiment l'idéal, il fallait le reconnaître.

— Viens, dit-il.

Okay.

Il n'avançait pas très vite, s'aidait des murs pour tenir debout malgré sa jambe blessée, ahanait à chaque pas. Marjan se demanda si elle saurait le porter. Probablement pas.

— On devrait emprunter une voiture, suggéra-t-elle.
— Dès que j'en vois une, répondit Harlock.

Sauf que la friche industrielle dans laquelle ils étaient échoués était, comme son nom l'indiquait, une friche, que les bâtiments qui les entouraient semblaient tous à l'abandon, et que les rues alentours restaient désespérément désertes. Marjan discernait les rumeurs d'une artère fréquentée derrière les immeubles, malheureusement…
À côté, Harlock tomba à genoux. Marjan tressaillit.

— Vous êtes trop lourd pour que je vous porte, capitaine ! s'affola-t-elle. Levez-vous, je suis sûre qu'on n'a pas long à marcher pour être en sécurité !

Harlock se redressa avec difficulté. Le sourire qu'il lui adressa était crispé.

— T'embête pas pour moi. Cours, rejoins l'Arcadia, reviens avec des renforts.
— Capitaine ! S'ils vous trouvent, ils vont vous tuer !
— Je me débrouillerai.

Était-ce des cris, au loin ? Les poursuivait-on ? De combien de temps disposait-elle ?
Elle regarda Harlock. Elle regarda le ruban de bitume sans vie. « Je me débrouillerai. » Oui, bien sûr. Mais quelle opinion garderait-il d'elle si elle l'abandonnait ?
Elle regarda la rue encore. Les façades aveugles n'offraient aucune indication sur ce qui se dissimulait à l'intérieur. Les mêmes ennemis ? D'autres ennemis ? Un refuge ? Elle devait prendre une décision.

— Capitaine, venez !

Elle saisit son bras, le passa au-dessus de ses épaules pour qu'il se soutienne sur elle, elle l'entraîna de l'autre côté de la rue.
Harlock ne protesta pas, et Marjan sentit qu'il faisait de son mieux pour ne pas porter la totalité de son poids sur elle. Elle ne s'illusionnait toutefois pas : il était lourd malgré tout. Elle n'irait pas très loin.

— Là-bas c'est, euh, un hôtel, énonça soudain Harlock.

D'accord.

Le mur était triste et crasseux, les fenêtres fermées, les volets baissés, la porte de bois noir était piquetée de trous d'insectes et le globe rouge qui la surmontait était terni par le temps. Rien ne laissait présager que l'endroit soit habité, encore moins qu'il s'agisse d'un hôtel.
Mais la porte était assez proche pour qu'Harlock et elle l'atteignent vite. Et elle était ouverte.

Ils débouchèrent dans un hall d'accueil. La décoration était un peu vieillotte, toutefois l'ensemble était propre. Il y avait un comptoir, une borne informatique, une réceptionniste… La dame n'était plus de toute première fraîcheur, elle était néanmoins apprêtée comme… comme… Marjan se figea. Se remémora le globe rouge au-dessus de l'entrée. Un… « hôtel » ?

Le temps qu'elle maudisse Harlock par la pensée, celui-ci avait titubé jusqu'au comptoir. Et même dépourvu de vêtements et avec une patte folle, il savait prendre une posture très menaçante digne du pirate sanguinaire qu'il était.
Hélas pour lui, la réceptionniste n'était pas du tout impressionnée. La faute à l'absence de cape, à n'en pas douter.

— J'ai rien pour les junkies dans votre genre. Barrez-vous ou j'appelle la sécurité.

Petit temps d'arrêt. Marjan rattrapa Harlock alors que ses jambes se dérobaient sous lui et tandis que la réceptionniste levait un sourcil dubitatif.

— Dites voir… Je ne vous ai pas déjà croisé quelque part ?

Sur les avis de recherche ? Marjan esquissa un sourire désolé. Que risquait-elle – que risquait-elle en plus – à avouer la vérité ?

— On est de l'Arcadia, dit-elle.
— Oh. Le…

La réceptionniste fixa Harlock. S'attarda en dessous de la ceinture. Leva son sourcil plus haut. Si si, le même avec plus de vêtements noirs, moins de sang, une cape et l'air méchant, songea Marjan.

— Je vous imaginais moins… maigre, lâcha finalement la femme.

Elle pinça les lèvres.

— Vous voulez quoi ?
— Une voiture, répondit Marjan aussitôt. Pour l'astroport.

La réceptionniste plissa les yeux. La fixa. Fixa à nouveau Harlock. Se fendit d'un demi-sourire.

— Les filles sont en train de se préparer pour la première représentation du soir. Les clients ne vont pas tarder à arriver, vous devriez trouver votre bonheur en termes de véhicules.
— On ne voudrait pas vous causer d'ennuis, nuança Marjan.

Son interlocutrice haussa les épaules.

— Si votre ami exhibitionniste opte pour la discrétion, ça ne me pose pas de problème.

Elle pointa un couloir du doigt.

— Les loges sont par là. Les filles vous donneront de quoi vous couvrir.

Harlock remercia d'un signe de tête. Il boitait de plus en plus pesamment, à un point que Marjan craignait qu'il ne s'effondre à chaque fois qu'il posait son pied au sol, mais il parvint malgré tout à marcher seul jusqu'à la porte désignée.

— Elle n'aurait pas dû vous montrer davantage de respect, capitaine ?

Harlock fit « hmpf ». Impossible de lui arracher un commentaire plus construit, même avec un beau sourire candide.

En tout cas pour la discrétion, ils repasseraient.

— Mon chou, en général on vient nous voir habillé et on termine tout nu, pas l'inverse !

Il y avait là une quinzaine de filles dont l'âge oscillait entre vingt et trente ans, et qui se fendirent de commentaires faussement effarouchés et ouvertement grivois sur la présence d'un homme en tenue d'Ève dans leur vestiaire. L'occasion d'observer Harlock virer rouge pivoine tandis qu'il tentait avec un succès plus ou moins mitigé et ses deux mains jointes devant lui de conserver un minimum de décence.

Il ne se montrait pas aussi prude avec elle, nota Marjan avec un détachement clinique. L'habitude, sûrement… Elle leva les yeux au ciel en formulant cette pensée. À partir de quand avait-elle considéré comme « habituel » de voir son capitaine à poil en mission ?
Enfin bref. Le pauvre garçon ne s'était de toute évidence pas figuré que « les loges » signifiait « un vestiaire commun », mais devait-elle le plaindre pour autant ?
Ses tentatives pour rester digne s'avéraient assez risible au demeurant.

— J'ai besoin d'un véhicule pour l'astroport, disait-il.
— Tout nu ?

Marjan n'aurait pas cru qu'Harlock puisse rougir davantage.

— Non euhmm… Plutôt, euh, discrètement.
— Tu n'es pas vraiment discret dans cette tenue, mon chou. Et tu ne corresponds pas aux standards de nos clients… Ici, ils viennent pour des dames et de la dentelle. Les éphèbes dénudés, c'est deux rues plus loin.

Information dont Marjan se serait bien passée, mais qu'elle enregistra tout de même dans un coin de son esprit. Si l'Arcadia restait quelques jours de plus à l'ancre, peut-être y avait-il une soirée intéressante à planifier par là-bas avec les autres filles de l'équipage, hmm ?

Pendant ce temps, Harlock était jaugé de pied en cap avec un rictus appréciateur.

— … mais je pense que Sophia peut vous arranger ça. Vous avez le bon gabarit.

Marjan leva un sourcil perplexe. Un bon gabarit pour quoi ? Il y eut un instant de flottement (apparemment Harlock se posait la même question), mais avant que lui ou Marjan aient pu réagir, « Sophia » se présenta à eux dans une envolée de fanfreluches et d'organdi.
Elle semblait plus âgée que ses consœurs, sous son maquillage flamboyant. Plus expérimentée, aussi.

— Allez allez, les filles ! Il reste une demi-heure ! Finissez de vous pomponner, je m'en occupe !

Leur habilleuse, déduisit Marjan. Sophia les gratifia d'un plissement de paupières critique, puis claqua dans ses mains.

— Bon ! s'exclama-t-elle. En trente minutes c'est un vrai défi, mais il n'est pas dit que je faillirai à ma réputation de meilleure costumière du quadrant !

Le qualificatif était peut-être un peu exagéré comparé à des établissements installés dans des quartiers plus sélects, mais après tout Marjan n'était pas là pour juger. Sophia semblait enthousiaste, en tout cas. L'habilleuse plongea entre deux portants débordants de tenues chamarrées, revint les bras chargés, lui tendit un cintre.

— Jeune fille, tenez ! Il y a une douche au fond, habillez-vous vite et je vous trouverai un joli bandeau assorti pour vos cheveux ! Et pour vous…

Sophia se tourna vers Harlock, tordit sa bouche de côté et hocha la tête d'un air concentré.

— … ça va être un chouïa plus compliqué, mais aucun challenge ne me résiste !

Elle tendit un deuxième cintre. Il y avait beaucoup de froufrous et de volants pendus dessus.

— Euh, fit Harlock.

Marjan écarquilla les yeux. Cilla. Décida qu'elle ne voulait pas être mêlée à l'argumentaire qui s'ensuivrait. Que Sophia se débrouille pour convaincre le pirate le plus redoutable de la galaxie d'enfiler une robe de cabaret !
Elle s'éclipsa alors qu'Harlock détachait la robe de son cintre. Non non, elle ne voulait pas être mêlée à ça ! Elle souffla. Encore une mission à la con qu'elle n'évoquerait sous aucun prétexte à bord, hein… Une de plus.

La tenue que Sophia lui avait confiée était une robe aussi. Avec des rubans, des laçages, des broderies de dentelle et des échancrures beaucoup trop suggestives à son goût. C'est pour la bonne cause ? tenta-t-elle de se convaincre.
Une fois habillée, elle se trouva empruntée. Le style « cabaret », ce n'était pas du tout son genre… mais c'était encore moins le genre d'Harlock, constata-t-elle lorsqu'elle revint vers lui. Il se battait avec les lacets de bottes à talons aiguilles qui lui montaient à hauteur de genou, et portait… c'était très curieux à voir. La robe asymétrique rouge sombre à volants noirs était dans les schémas de couleurs habituels du capitaine pirate, mais le bustier orné de sequins, le tour de cou en dentelle, les gants « opéra » et les bas résille étaient… euh…

— Capitaine ?

Harlock ne releva pas la tête.

— Si je serre bien, ça maintiendra ma cheville en place, déclara-t-il. J'pense que ce n'est qu'une entorse, mais ça fait un mal de chien.

Capitaine, vous êtes en robe sexy avec des bas résille, des gants de satin et des bottes à talons.

Harlock leva finalement le regard vers elle.

— Hé, ça te va bien ! la complimenta-t-il.

Marjan se demanda s'il attendait qu'elle réponde « oui vous aussi », s'il fallait qu'elle émette une remarque quelconque, ou si elle devait considérer que tout ceci était parfaitement naturel. De son côté, Harlock tendit sa jambe blessée devant lui et examina le talon aiguille avec une moue dubitative.

— Je ne sais pas du tout comment je vais garder mon équilibre avec ça, par contre.

Tout était naturel, donc.

— Du coup capitaine, c'est quoi le plan ?

Harlock la gratifia d'un de ses fameux « clins d'œil qu'on ne fait qu'avec un seul œil » dont il avait le secret.

— Le plan, c'est qu'un des clients de ce pittoresque établissement nous invite dans sa voiture.

Cela paraissait à la fois très simple et très compliqué pour une voiture.

— Pourquoi vous ne vous contentez pas de vous rendre dans le parking et d'en voler une, capitaine ?

Oui capitaine, pourquoi vous êtes-vous mis en robe ?

— D'après mes informations, les vigiles qui patrouillent là-bas sont les mêmes qui nous ont enlevés. Tant qu'à faire, je préfère éviter la confrontation tant que je n'ai pas au moins dix gars et deux spacewolfs avec moi.

Voilà qui augurait d'un beau feu d'artifice en fin de soirée, auquel Marjan espéra vivement qu'elle ne serait pas conviée.

— … Donc, option « discrétion », continuait Harlock. En plus ça évitera de relier Sophia et ses filles à l'Arcadia.

Sympa de sa part, mais quand même… Marjan croisa les bras. Comment pouvait-elle lui faire comprendre qu'elle aurait bien aimé qu'il lui demande son avis avant ?

— Option qui consiste donc à prétendre que vous offrez – que nous offrons – des prestations tarifées, capitaine ?
— De luxe, corrigea Harlock. Des prestations tarifées de luxe.

Son grand sourire permettait d'en conclure que l'idée même qu'elle puisse être en désaccord avec lui ne l'avait pas effleuré une seule seconde.
Il pencha la tête, fit un petit mouvement de main à côté de son oreille comme pour faire bouffer une chevelure imaginaire.

— Je suis sûr que je peux embobiner au moins un gogo avec un numéro de charme convaincant, ajouta-t-il… Je te laisserai faire la conversation, en revanche.

Pourquoi se retrouvait-elle toujours dans des plans foireux avec Harlock ? Marjan opina avant que son cerveau rationnel n'ait le temps de formuler des protestations. Elle allait se vendre comme escort girl auprès d'un client potentiel dans le but de lui voler sa voiture ? Avec Harlock ? C'était complètement stupide.

— Tu marches avec moi ? termina Harlock.

Avant. C'était avant qu'il fallait lui demander son avis. Mais bon. À ce stade de l'histoire, avait-elle le choix ? Elle roula des yeux.

— Oui capitaine.

Sophia s'était éloignée. Elle réapparut avec les bras chargés de… Oh mijn God. Ça, c'était un nécessaire à maquillage.

— Je vais mettre un peu de couleur sur vos joues et vos paupières, jeunes gens. L'ambiance est festive, ce soir !

Quoi, sur Harlock aussi ?

Ah oui, sur Harlock aussi. Le capitaine pirate se montra toutefois moins à l'aise qu'avec sa robe à froufrous, surtout lorsque Sophia l'enjoignit « d'enlever votre cache-œil, mon chou, ça dépare totalement dans l'harmonie de votre visage ». Bon l'harmonie du visage était déjà bien amochée par la balafre sur la joue gauche, mais Marjan se surprit à admirer la dextérité de l'habilleuse avec son maquillage.
Au final, le fond de teint fit quasiment disparaître la cicatrice, le rouge à lèvres grenat sublimait le contour parfait de la bouche, et le fard sur les paupières soulignait la sombre intensité du regard.

— Vous avez des cils magnifiques, mon chou.

Affirmation qui, à la grande surprise de Marjan, était par ailleurs tout à fait exacte.
Elle sentit ses oreilles s'échauffer. « Je suis sûr que je peux embobiner au moins un gogo avec un numéro de charme convaincant » ? Même pas besoin de « numéro », à vrai dire. Le mélange « robe, résille, gants de satin longs, regard fardé, lèvres pulpeuses » et « aura charismatique et sulfureuse de pirate » se révélait, euh, détonnant. Comme quoi les facettes d'Harlock étaient multiples à un point que Marjan n'aurait pas cru possible si elle n'en était le témoin oculaire direct. Jamais je ne raconte ça à bord, jamais !

Sophia paracheva son œuvre avec un brushing (et lorsqu'ils étaient correctement coiffés, les cheveux d'Harlock ondulaient, c'était très perturbant), puis elle fixa avec un nombre indécent d'épingles un petit chapeau à voilette qui dissimulait habilement l'iris trop clair de l'œil mort du capitaine.

— Vous allez faire des ravages, mon chou.

Clairement, oui.

— Allez ! conclut Sophia. La revue a commencé, rejoignez la grande salle !

Marjan grimaça. Harlock lui adressa (encore) un clin d'œil, lequel était un peu bancal parce que sa paupière droite était abîmée, mais qui s'avéra beaucoup plus lisible que quand il portait son bandeau. Beaucoup plus craquant, aussi.

— Tu fais tourner les têtes toi aussi, t'inquiète pas.

« Tu vas faire » plutôt que « tu fais », non ? Ou alors cela signifiait qu'elle… qu'Harlock… Marjan se força à penser à autre chose. Une voiture, par exemple. Voilà. Une voiture pour rentrer sur l'Arcadia sans que les molosses de tantôt ne les remarquent.

Je fais tourner les têtes, pff… Et je suis censée en déduire quoi, capitaine ?

La « grande salle » était sombre (heureusement). Sur une scène en alcôve, la « revue » mettait à l'honneur six danseuses toutes de plumes, de décolletés provocateurs et de jambes dressées. Sur le parterre, des tables étaient disposées dans des espaces séparés par des paravents. La plupart étaient déjà occupées.

— Vous savez comment procéder, capitaine ? chuchota Marjan.
— Pas du tout, répondit Harlock sur le même ton. On va aller au bar.

Ils s'assirent sur des tabourets hauts, des verres à cocktail improbables apparurent à côté d'eux, et Harlock prit la pose pour siroter comme s'il avait porté une robe bustier asymétrique à froufrous toute sa vie.
Moins d'une minute après, il se faisait aborder.

— Hello ma jolie, c'est la première fois que je te vois ici, tu es nouvelle ?

Harlock répondit d'un sourire derrière son verre et d'une œillade qui aurait fait se damner tous les anges du Paradis, mais sans ouvrir la bouche. Oui, 's'agirait pas de briser le charme avec une voix trop grave, hein… Marjan inspira. Bon, c'était à elle de jouer. Puisqu'il fallait se vendre comme escort girl alors vendons-nous comme escort girl.

— Mon amie est muette mais elle est très habile de sa langue malgré tout, intervint-elle. Je lui sers d'interprète. Nous faisons tout ensemble.

Harlock cilla à l'énoncé de ses « talents », mais son self-control était excellent et il maintint à l'identique son sourire aguicheur.

— Voyez-vous ça… susurra leur interlocuteur.

Pouvait-on considérer la cible comme harponnée ?

— Croyez-moi, vous ne le regretterez pas ! ajouta Marjan.

Ça non. Souvenirs mémorables garantis !

L'homme s'humecta les lèvres. Son air gourmand était répugnant, de l'avis de Marjan. La voiture. Focalise-toi sur la voiture. Elle s'efforça de mimer la gestuelle d'Harlock, tant pour la crédibilité de son rôle que pour se donner une contenance, et sans se départir de l'impression que sa gaucherie ne devait leurrer personne. Un comble tout de même qu'Harlock soit plus à l'aise dans les postures de charme féminines qu'elle !

En face, leur « client » réfléchissait tout haut.

— Oui je crois… Je crois que je peux me permettre un petit extra pour ce soir. Vous êtes vraiment mignonnes, toutes les deux !

Par-fait.

Marjan se demanda si le pirate sanguinaire en robe de taffetas rouge et noire appréciait d'être « mignonne », puis si elle devait réclamer qu'ils partent maintenant, tout de suite, vite (en voiture), mais Harlock la… euh… prit de vitesse. Enfin, disons qu'il se leva de son tabouret pour rejoindre celui où était assis leur client, qu'il s'installa sur ses cuisses, saisit son menton entre deux doigts et… Wholala.
Marjan lutta contre l'envie de se frotter les yeux (le mascara n'y résisterait pas), mais elle s'y reprit à plusieurs fois pour être bien certaine de ce qu'elle observait. C'est qu'il y mettait la langue, en plus ! Et pas qu'un peu ! Et ses mains… Pfiouh. Est-ce qu'il ne faisait pas plus chaud, tout à coup ?

Le « client » haletait lorsqu'Harlock relâcha son étreinte.

— Wow ! Je… Tu… Vous… Vous pourriez refaire ça ?

Harlock était donc un expert en baisers passionnés, y compris avec des hommes. Et dire qu'elle pensait avoir tout vu avec lui.
Il ne répondit pas (il n'avait pas intérêt), mais avec son sourire en coin il savait parfaitement se faire comprendre. Alors c'est ainsi qu'il « embobinait les gogos », songea Marjan. Bien bien bien.

— Oui je… Je vous emmène chez moi. Toutes les deux. Vous me feriez des trucs à deux ?

Ça n'engageait à rien. Marjan força un sourire.

— Sans problème, monsieur. Je connais les meilleures positions !

C'était un mensonge (elle n'avait aucune expérience dans le domaine), mais une petite voix dans son crâne lui murmura qu'Harlock les connaissait sûrement, lui. Elle se raidit. La température monta encore d'un cran.

Harlock vacillait tandis que leur client les menait vers le parking, sans que Marjan puisse déterminer si la faute devait être imputée aux talons aiguilles ou à sa cheville foulée/cassée. Il parvenait malgré cela à rendre sa démarche chaloupée « sexy », avec un déhanché à faire pâlir d'envie un mannequin professionnel… Un homme aux innombrables ressources, décidément.

Le parking était en sous-sol, ce qui réveilla en Marjan des craintes de cave voûtée et de cellules humides. Elle aperçut des gardes. Beaucoup trop de gardes. Elle tressaillit. S'ils me reprennent je suis morte, trembla-t-elle.
Harlock lui frôla le bras. Ils n'échangèrent pas un mot, pas un regard, mais ce simple contact la revigora. Le capitaine la sortirait de là. Ils se sortiraient de là.

Le glisseur de luxe devant lequel ils s'arrêtèrent était tapissé de cuir et de dorures rococo. L'intérieur dégageait une odeur de vieil alcool et de parfum capiteux. Et le sourire de leur client était vraiment malsain. Elle hésita. Harlock fronça les sourcils. Puis, sans prévenir, il quitta son rôle d'escort girl sexy en plein numéro de charme et rebascula dans celui du capitaine pirate impitoyable et meurtrier qu'il endossait tous les jours. D'un coup de talon aiguille dans le pied de son gogo enamouré tout d'abord, puis d'un levé de genou vicieux dans l'entrejambe, enfin d'une manchette sur la nuque. L'homme s'effondra.

— Monte, vite, fit-il. J'ai subtilisé ses clés tout à l'heure, on n'a plus besoin de lui.

Tout à l'heure quand il l'embrassait ?

Marjan ne dit rien. Elle s'exécuta, monta côté passager, Harlock s'installa au volant. Le moteur rugit. À présent, même si qui que ce soit entamait une poursuite, nul ne les rattraperait – et sûrement pas avec les capacités de pilote d'Harlock qui, même en robe, en talons et avec une cheville cassée, se jouait des obstacles, des virages, des panneaux de signalisation, des limitations de vitesse et des feux de circulation.

L'astroport fut en vue en un éclair. Marjan soupira de soulagement. Harlock souriait.

— On forme une super équipe, toi et moi ! Pas vrai ?

Capitaine, vous avez été passé à tabac, dépouillé, vous vous êtes enfui à poil jusqu'à un bordel et vous vous êtes mis en robe pour rouler un patin à un mec afin de lui voler sa voiture, comment pouvez-vous prendre tout ceci avec un ton aussi léger ? Elle dit :

— Je ne sais pas, capitaine. J'aurais pu mieux vous défendre.
— Ne dis pas de bêtises. Tu as fait ce qu'il fallait avec ces types. Ils t'auraient mangée toute crue, si tu t'étais interposée.

Il s'interrompit. Peut-être voulait-il ajouter « j'ai compris la leçon, je ne t'entraînerai plus dans des missions hasardeuses », se prit à espérer Marjan. Hélas, l'éclat malicieux de son regard signifiait plutôt le contraire. Était-elle déçue ? Flattée ? Stressée ? Enthousiasmée ? Marjan n'aurait su le dire tant ses pensées se bousculaient – le regard mutin d'Harlock rehaussé de fard à paupière était à tomber, elle devait l'admettre.
Harlock agrémenta son regard à tomber de son sourire aguicheur. Il avait fait tourner la tête d'un inconnu en l'embrassant, songea Marjan. Est-ce qu'elle… Elle rougit. Est-ce qu'elle avait le droit d'avoir de telles pensées ? Il était son capitaine, après tout. Son supérieur. Et ils étaient toujours « en mission ».

Une pointe de regret lui transperça soudain l'estomac. Elle ne s'y attendait pas. À bord elle prétendait toujours que les affaires de cœur ne l'intéressaient pas, s'était-elle trompée sur son propre compte ?

Et Harlock, qu'en pensait-il ? Aurait-elle le cran de lui poser la question ?

L'Arcadia était face à eux.
Le glisseur était stoppé.
Aurait-elle le cran ?

Harlock se triturait les cheveux.
Qu'en pensait-il ?

Marjan s'obligea à décrisper ses épaules, à respirer profondément. Plus tard, elle lui demanderait plus tard.
Il martyrisait toujours ses cheveux.

Ou elle attendrait qu'il lui pose la question à elle. Oui c'est ça. Elle attendrait.

— Marjan, si ça ne t'embête pas… Tu pourrais entrer en premier et me ramener un pantalon ?

Elle attendrait.

Il y aurait d'autres missions.

Elle en était certaine.