« Tu ne croiras jamais qui j'ai vu ! s'écria Hermione, qui revenait du buffet en trottinant sur ses talons hauts, un verre à la main. Drago Malefoy ! Mais qui a eu l'idée saugrenue de l'inviter ?
– Ma mère », soupira Ron.
Il passa son bras autour de la taille d'Hermione. La jeune femme et lui venaient tout juste d'officialiser leurs fiançailles – c'était le prétexte du grand raout qu'ils avaient décidé d'organiser ce soir dans le jardin du Terrier. Sur l'estrade, Bill et Charlie étaient déjà en train de tester le matériel de sonorisation.
« Tu sais comment est ma mère : quand elle a vu Malefoy anéanti par la condamnation de son père à la prison à perpétuité, elle s'est mis en tête de le sauver de la dépression. Et figure-toi qu'elle a pensé que revoir ses camarades de Poudlard lui remonterait le moral. Évidemment, pas une seconde, elle n'a pensé à moi… comme si ça pouvait me faire plaisir qu'il soit là ! »
Vêtu d'un costume cintré alors qu'il faisait chaud à mourir en cette fin de journée d'été, Malefoy était en grande conversation avec Lupin.
« Ce n'est pas lui qui nous méprisait il y a encore deux mois à peine ? commenta perfidement Ginny en piochant dans un plateau de petits fours. En tout cas, je suis bien contente qu'il ait terminé sa scolarité. Je n'avais aucune envie de subir ses sarcasmes une année de plus.
– Et moi, je ne suis pas prêt de lui pardonner ses blagues sur mes habits de seconde main… », confirma Ron.
Debout derrière le buffet débordant de victuailles, Hagrid s'occupait du service comme s'il avait fait cela toute sa vie, remplissant généreusement les verres de tout ce qu'on voulait. À ses pieds, un scroutt à pétard, de la taille d'un gros dogue, s'ébrouait dans l'herbe, heureusement retenu par une laisse attachée à un pied de la table.
« Malefoy n'est pas si snob que ça puisqu'il a daigné venir dans ce trou à rats, objecta Fred, magnanime, après avoir descendu d'un trait un verre de Whisky Pur Feu. Si vous voulez mon avis, ce gars cherche surtout à se donner un genre. Oh mais regardez qui voilà ! »
Suivant le doigt pointé de Fred, Hermione, George, Ron et Ginny virent émerger de la foule des invités la silhouette athlétique et légèrement trapue de Harry, suivie de près par celle, si caractéristique, de Rogue. Les deux hommes se frayaient péniblement un chemin vers le buffet.
Le petit groupe d'amis en resta bouche bée. Leur ancien professeur de potions, qu'ils n'avaient jamais imaginé autrement que dans sa sinistre redingote, portait une maille un peu trop large – sans doute empruntée à Harry – et un jean droit qui semblaient sortir d'un vestiaire moldu. Le tout, en plus de le rajeunir, faisait ressortir son physique élancé qui confinait à la maigreur.
Alors que Harry et Rogue atteignaient enfin le buffet, ils tombèrent nez à nez avec Weasley Père, occupé à découper un cake salé en parts égales. Ce dernier donna aussitôt à Rogue une chaleureuse accolade comme s'ils étaient des amis de toujours. Pris au dépourvu, celu-ci n'eut pas le réflexe de la lui rendre. Il ne parvint pas davantage à serrer la main de Percy, que ce dernier lui tendait pourtant avec un sourire encourageant. Dans l'espoir de l'aider à trouver une contenance, Hagrid lui offrit une coupe de champagne pleine à ras bord dont Rogue se saisit avec l'air de ne pas savoir quoi en faire. Ce fut alors au tour de Mondingus, qui avait dévalisé la moitié du buffet, de tenter, avec le récit de son escroquerie au chaudron troué, de susciter une réaction de Rogue mais celui-ci persistait dans son mutisme, à tel point qu'on aurait pu croire qu'il avait avalé sa langue. Il paraissait tellement emprunté que Hermione, qui scrutait son visage à la dérobée, n'aurait su dire s'il était ridicule ou touchant.
Tandis que Rogue repoussait discrètement la main de Harry, qui avait voulu le réconforter, Hermione prit l'initiative de s'avancer vers eux, abandonnant sans remords un Ron sidéré. Après avoir salué Harry d'un bref signe de tête, elle apostropha Rogue d'un grand : « Bonsoir, professeur ! », qu'elle accompagna d'un sourire poli. Hélas, elle ne fit, malgré elle, qu'accroître le malaise de Rogue. Il n'osa pas la regarder dans les yeux. Tout, en lui, transpirait la crainte d'être jugé.
« Severus ! s'exclama soudain Mrs Weasley qui venait de surgir, un plateau de canapés au saumon à la main. Avez-vous fait bon voyage ? Harry nous a tellement parlé de vous lors de son séjour chez nous. Je suis si heureuse que vous ayez accepté notre invitation ! Sachez que vous êtes ici chez vous. »
Et, face à la confusion de Rogue, elle ajouta avec un clin d'œil :
« Nous ne mangeons personne, vous savez. »
Ron eut les jambes sciées par la familiarité avec laquelle sa mère s'adressait à Rogue. Mais son ébahissement connut un nouvel acmé lorsque Rogue la salua d'un « Molly » et qu'il esquissa une grimace qui ressemblait à un sourire. Son ancien professeur accepta de prendre un canapé sur le plateau que Mrs Weasley tendait avec insistance et le mit même dans sa bouche – alors que Ron ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu avaler quoi que ce fût au cours des sept années qu'il avait passées à Poudlard.
Harry profita de la distraction de Rogue pour entrecroiser son bras avec le sien. Et, cette fois-ci, son amant ne le repoussa pas.
« M'y fais pas, expira Ron en s'avachissant sur une chaise de jardin. M'y ferai jamais. Mais regardez comme ils se collent tous les deux. Tirez-moi de ce cauchemar !
– Bah, tu t'attendais à quoi ? lui répondit George en engloutissant une saucisse apéritive. Ils n'allaient pas éternellement continuer à faire semblant d'avoir des rapports d'élève à professeur. On n'est plus à Poudlard !
– Tu devrais sortir tes jumelles pour mieux voir, maugréa Hermione, qui était revenue auprès de son fiancé.
– Tu avoueras qu'ils ne sont pas discrets ! se défendit Ron.
– Toi non plus ! s'éclaffèrent les jumeaux, qui faillirent avaler leurs bouchées de travers.
– Harry est en train de se demander pourquoi tu n'es pas venu lui dire bonjour, lança Hermione à Ron sur un ton de reproche. Vas-y tout de suite sinon il va croire que tu l'ignores.
– Il le mériterait, franchement ! bougonna Ron. Je ne pensais pas qu'il allait ramener ici son…
– Ron ! »
Face au regard ombrageux de sa fiancée, Ron capitula. Traînant des pieds, il se dirigea vers Harry et Rogue avec un sourire forcé sur le visage. Et une fois face à eux, il lança un : « B'soir » à la cantonade qui présentait l'avantage de ne pas explicitement ignorer Rogue. Comme il s'y attendait, seul Harry lui rendit son salut, son ancien professeur de potions se contentant, lui, d'une sorte de hochement de tête, qui aurait pu tout aussi bien vouloir dire « Bonsoir ! » que « Fichez le camp ! ».
« Félicitations, au fait ! ajouta Harry avec un sourire. Je suis tellement heureux pour vous deux. J'ai toujours su que vous étiez faits l'un pour l'autre. Avez-vous déjà fixé la date du mariage ?
– Euh… l'été prochain, je pense », répondit distraitement Ron, frappé malgré lui par le sentiment de plénitude qui se lisait sur le visage de Harry.
Ron ne croyait pas avoir jamais vu son ami aussi épanoui. Involontairement, son regard glissa du visage bronzé de Harry au col entrouvert de sa chemise il distingua alors assez nettement des marques pourpres au niveau de son cou. Il releva vite les yeux, sans pouvoir dissimuler sa gêne. Dans l'intervalle, Harry avait tourné la tête vers Rogue. Les deux hommes, que seuls quelques centimètres séparaient, échangèrent alors un regard où transparaissait le désir qu'ils nourrissaient l'un pour l'autre. À les voir se convoiter ainsi, Ron fut saisi d'une bouffée de chaleur.
« C'est moi ou bien ils sont à deux doigts de se rouler une pelle ? fit observer Fred, qui observait la scène de loin, juché sur une caisse de bièraubeurre.
– En tout cas, à en croire les suçons que Harry a dans le cou, ça doit être torride entre eux, répondit Neville, qui s'était joint au groupe. Limite, ça fait envie. »
Ginny lui donna une bourrade.
« Qui se dévoue pour consoler notre ami Malefoy ? ironisa Seamus, qui venait d'apparaître derrière eux, un bock à la main. Sans blague, vous avez remarqué la façon dont il fixe Rogue ? »
Malefoy, qui avait cessé d'écouter Lupin, ressemblait, en effet, à Méduse cherchant à pétrifier l'ennemi du regard. Mais Rogue, qui avait toujours les yeux plongés dans ceux de Harry, n'y prêta pas attention.
« Le pauvre ! feignit de geindre George en se resservant une poignée de chips. Se faire coiffer au poteau par un épouvantail de deux fois son âge.
– Tu exagères ! intervint Hermione, qui s'éventait nerveusement. Je trouve que depuis qu'il est avec Harry, Rogue fait des efforts pour être plus… comment dire… sortable.
– Tu m'as fait peur, j'ai cru que tu allais dire « agréable » ! s'écria Neville. Parce que moi, la dernière fois que l'ai vu, il m'a traité de décérébré ! Tout ça parce que j'avais commis une petite erreur dans une formule…
– Je le trouve charmant, même », ajouta Hermione, d'un ton gentiment provocateur.
Luna, qui s'était approchée d'eux, les écoutait tout en faisant tintinnabuler à intervalles réguliers les améthystes en forme d'aubergine qu'elle arborait aux oreilles.
« Moi aussi, je l'aime bien, intervint-elle alors d'une voix flûtée. De manière générale, j'adore les types moches et bizarres. Je ne sais pas pourquoi.
– Parce que t'es folle ? suggéra innocemment Ron, qui revenait du buffet.
– Et puis il est tellement ténébreux, se trémoussa Lavande, déjà bien grise. On sent qu'il a dû tremper dans des tas d'affaires pas nettes.
– Argh, s'étrangla Ron. Mais c'est une épidémie !
– Pas la peine de baver comme ça, les filles, il n'est pas pour vous, les refroidit Dean, la bouche pleine d'un mélange indescriptible de nourriture.
– Mais Harry, il n'était pas censé en pincer pour Cho ? s'entêtait Colin, sous le regard consterné de ses camarades. Désolé, j'ai dû louper un épisode.
– Il n'y a que les idiots qui ne changent pas d'avis », conclut Luna dans sa grande sagesse.
La nuit commençait à tomber. Bill, aux platines, enchaînait les titres moldus à la mode. Les jumeaux étaient partis préparer le feu d'artifice qui devait clore la soirée. Maugrey, plus très lucide, avait pris Rogue à part dans un coin du jardin pour lui dispenser moult mises en garde agrémentées de quelques conseils de son cru. Tout lui en parlant, il lui administrait des tapes sur l'épaule comme il l'aurait fait avec un écolier. L'Auror à la retraite semblait convaincu que l'ancien Mangemort n'en savait pas autant que lui sur la manière de se prémunir contre les Forces du Mal – sans s'arrêter au fait que ce dernier avait éliminé de ses propres mains le plus grand Mage Noir de tous les temps.
« Comme je dis toujours, vigilance constante ! » scandait Maugrey en titubant.
Le comportement du vieil Auror avait le don d'irriter souverainement Rogue, dont le visage s'était refermé. Il cherchait un moyen de mettre un terme à la conversation lorsqu'un léger craquement se fit entendre près de lui. Rogue se retourna pour voir qui venait de transplaner. En découvrant Black à ses côtés, il eut un violent sursaut. D'autant que ce dernier, drapé dans une cape de voyage, avait un air inhabituellement sombre.
« Alastor, peux-tu nous laisser, Rogue et moi ? ordonna Black d'un ton sans réplique. Il faut qu'on se parle. Maintenant. »
Maugrey parut choqué de ce crime de lèse-Auror. Néanmoins, après avoir pris une rasade de sa flasque, il daigna prendre congé de Rogue. Black attendit qu'il eût claudiqué une bonne dizaine de mètres pour commencer à parler.
« Bon, tu as gagné, dit-il à Rogue d'une voix rauque, comme s'il arrachait des dents de sa bouche. Je te le laisse.
– On était censé se le disputer ? rétorqua froidement Rogue.
– Ne fais pas l'idiot, tu sais bien ce que je veux dire ! reprit Black, une expression douloureuse sur le visage. Je n'approuve pas ce qu'il y a entre vous, je continue d'être persuadé que ce n'est pas ce qu'aurait voulu James et jamais je ne pourrai avoir pour toi ne serait-ce qu'un semblant de début d'estime, mais… à partir de ce soir, je ne m'interposerai entre Harry et toi.
– Parce que tu as essayé ? répliqua Rogue, qui tentait de masquer son embarras sous de l'ironie. Sans vouloir te vexer, mon cher Sirius, je n'ai pas l'impression que cela ait marché.
– En effet, concéda Black à contrecœur, le regard soudain fuyant. Je n'ai toujours pas compris ce qui pouvait bien lui plaire chez toi, mais je me suis fait une raison… Harry t'a dans la peau.
– Laisse-moi deviner…, hasarda Rogue avec un sourire sardonique. Tu lui as demandé de faire un choix. Et tu n'as pas eu la réponse que tu attendais.
– Cela t'enchante, n'est-ce pas ? frémit Black. Sale type ! »
Rogue voulut riposter, mais les mots cinglants qu'il s'apprêtait à prononcer se bloquèrent dans sa gorge lorsqu'il se rendit compte que Black s'était mis à le fixer avec des larmes dans les yeux.
« Severus… je t'en supplie… », murmura celui-ci dans un sanglot déchirant.
Rogue avait peine à en croire ses oreilles c'était la première fois de sa vie que Black l'appelait par son prénom autrement que pour se moquer de lui.
« Oui, Sirius ? répondit-il d'une voix blanche.
– Tu ne feras pas de bêtises avec lui, hein ? articula Black avec difficulté. Je tiens à Harry comme à la prunelle de mes yeux. Il est un fils pour moi, comprends-tu ? »
Et, sur ces mots, Black se mit à pleurer franchement. Rogue en resta les bras ballants : que répondre à pareilles effusions ? Il croyait comprendre que Black attendait de lui qu'il lui promette quelque chose.
« J'aime Harry autant que toi, finit-il par lui dire. Et je n'ai pas la moindre envie de le faire souffrir. Cela te suffit-il ? »
Après un long silence pendant lequel Black sembla en apnée, il répondit « oui » d'une voix si faible que Rogue n'était pas sûr d'avoir bien entendu. Un nouveau craquement retentit. Black venait de disparaître.
Rogue s'assit sur un banc et laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Il ne se l'avouait pas facilement, mais la haine persistante de Black à son égard l'affectait profondément. Il se demanda ce qu'il aurait dû faire pour lui sortir de la tête l'idée qu'il était un « sale type ». Manifestement, renier son passé de Mangemort ne suffisait pas.
« Cela ne dépend pas que de toi », le rassura une voix masculine à ses côtés.
Rogue était si profondément plongé dans ses pensées qu'il n'avait pas entendu Lupin s'approcher.
« Tu nous écoutais ? demanda Rogue sans relever la tête.
– Vu que tu m'as soigneusement évité toute la soirée, j'ai jugé bon de te suivre lorsqu'Alastor et toi avez quitté la fête. J'espérais, lorsqu'il en aurait eu fini avec toi, pouvoir te parler en privé. Mais Sirius m'a devancé. À vrai dire, j'étais persuadé qu'il ne viendrait pas. Hier encore, il me jurait sur la tête de Harry qu'il ne mettrait pas les pieds au Terrier si toi-même y étais. Je constate qu'il a réussi à surmonter sa répugnance.
– Je m'en serais bien passé, maugréa Rogue, recroquevillé sur son banc. Sinon, c'est tout ce que tu avais à me dire, j'espère ? »
Lupin, qui paraissait exténué, s'était assis à côté de lui. Les rumeurs assourdies de la fête leur parvenaient par vagues. Pris d'un mauvais pressentiment, Rogue voulut se lever, mais Lupin le retint d'une main sur l'épaule et, se penchant à son oreille, il lui chuchota :
« La dernière fois, tu ne m'as pas laissé t'embrasser ».
À l'haleine qu'il dégageait, Rogue se rendit compte que Lupin était fortement alcoolisé.
« J'étais si triste que cela se soit passé comme cela. J'aurais tellement aimé savoir quel goût avaient tes lèvres. »
Posant la main sur la cuisse de son voisin, Lupin tenta alors de lui voler un baiser, mais Rogue, qui avait senti le coup venir, le repoussa si brutalement qu'il le fit tomber à la renverse.
« C'était il y a vingt ans ! rugit Rogue en se levant précipitamment. Et ça n'a duré que dix minutes. Ne va pas me dire que tu y penses encore !
– Je m'en souviens parfaitement, lui répondit Lupin, toujours à terre, avec une élocution pâteuse. Tu gémissais dans mes bras. Pourquoi t'es-tu laissé faire si vraiment tu ne ressentais rien pour moi ? Je ne t'ai pas forcé ! C'est toi qui m'a serré contre le mur. Je ne regardais pas les garçons, moi…
– J'en avais juste envie à ce moment-là », se contenta de répondre Rogue de mauvaise grâce.
Rogue ne savait pas au juste ce qui l'avait décidé à faire le premier pas ce jour-là : était-ce la frustration qu'il ressentait à avoir été rejeté, quelques heures plus tôt, par un garçon qui lui plaisait ? Ou bien l'intuition qu'il avait eue que Remus, s'il devait le repousser – ce qu'il ne fit pas –, aurait la délicatesse de ne pas se moquer de lui ? Il lui revint alors en mémoire, tel un coup de vent qui lui aurait brusquement coupé la respiration, l'intense jouissance que lui avait procurée cette étreinte inopinée et brutale. Il avait crié si fort que Lupin avait eu peur pour lui. Non, jamais il ne lui pardonnerait cet instant d'égarement.
« Tu te montes la tête pour rien, Remus », reprit-il d'une voix mal assurée.
Pendant ce temps, Lupin, qui semblait lutter contre un haut-le-cœur, se remettait difficilement debout.
« Je te demande pardon, Severus, répondit Lupin en se massant le bas du dos. Je crois que j'ai vraiment trop bu. À chaque fois, ça fait tout remonter. Je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'il ne se passera plus jamais rien entre nous.
– Mais enfin, Remus, n'es-tu pas avec cette jeune Auror… ? tenta Rogue.
– Nymphadora, acquiesça Lupin avec un sourire timide. Je l'aime beaucoup. Mais toi, Severus, tu m'as fait me sentir amoureux pour la première fois. Te regarder me rappelle tellement de choses, toute ma jeunesse en fait... Toi aussi, tu dois ressentir cela quand tu penses à Lily, non ?
– Mais c'est quoi, cette manie que vous avez, avec Sirius, de vivre dans le passé ? s'emporta soudain Rogue, qui sentait les larmes lui monter aux yeux. Le Severus que vous avez connu à Poudlard, il n'existe plus. Il est mort, enterré, à jamais ! C'est fini ! Comprenez-vous ? »
Rogue sentait qu'il devenait incohérent. Il tourna les talons, abandonnant Lupin à sa nausée. Les jambes flageolantes, la vue brouillée par les larmes, il se mit à marcher au hasard dans le jardin, trébuchant par intermittences sur des obstacles non identifiés. Mais pourquoi avait-il fallu qu'il plonge tête la première dans ses souvenirs ?
« Severus, enfin ! s'écria une voix familière. Mais où étais-tu parti ? Je t'ai cherché partout ! »
Rogue rouvrit les yeux. Un Harry échevelé se tenait face à lui : le jeune homme avait posé une main sur sa poitrine pour l'empêcher d'aller plus loin.
« J'étais fou d'inquiétude ! se plaignit Harry. J'ai vu Maugrey revenir sans toi et, rond comme il était, impossible pour lui de se rappeler où il t'avait laissé. »
Harry fronça les sourcils : avait-il bien vu ? Lentement, il écarta le rideau de cheveux de Rogue, avec lequel celui-ci avait cru pouvoir lui cacher son état.
« Qu'as-tu, Severus ? lui demanda Harry d'un ton surpris. Tu… tu pleures ?
– Non, nia Rogue d'une voix étranglée. Ça ne m'arrive jamais.
– Si, tu pleures, le contredit Harry en essuyant tendrement ses larmes avec son pouce. J'espère que tu ne m'en veux pas trop d'avoir insisté pour que tu viennes ce soir. Je voulais le crier au monde entier. Dans quelques mois, mes amis t'auront accepté tel que tu es. Et toi-même, tu verras, tu te seras habitué à eux. »
Pendant qu'il parlait, Harry avait pris Rogue dans ses bras. Et à présent, il le serrait étroitement contre lui comme s'il avait peur qu'il s'enfuît à nouveau. Jamais Rogue n'aurait pensé qu'il se trouverait quelqu'un dans ce bas-monde pour le tenir ainsi. Alors, enfouissant sa tête dans la chemise de Harry, il s'autorisa à laisser couler sur son épaule quelques larmes supplémentaires – des larmes qu'il ravalait depuis des décennies.
Ils restèrent bien dix minutes dans cette position. Entre ces sils, Rogue voyait, à trente mètres d'eux, les invités se déhancher en rythme sous une boule à facettes géante. Même Hagrid et son scroutt à pétard s'y étaient mis.
« Où est Malefoy ? demanda soudain Rogue, pris d'un remords. Je ne l'ai pas salué.
– Parti, répondit Harry. Quand Bill a monté le son, il a décidé de prendre le Portoloin. Il n'avait pas le cœur à danser. Mais ne t'inquiète pas, Lupin s'est occupé de jouer les psychologues, Mrs Weasley l'a gavé de feuilletés au fromage et Percy lui a dit qu'avec la réforme de la justice que préparait le Ministère, il y avait peut-être une chance pour que son père ne finisse pas sa vie à Azkaban. Ça a eu l'air de beaucoup le soulager.
– Il t'a parlé de Zabini ? demanda abruptement Rogue. Sais-tu s'ils se voient encore ? J'ai eu un accès de folie, cette nuit-là. Et depuis, je traîne ça sur ma conscience.
– Non, répondit Harry avec une expression gênée. Mais tu sais, je pense que Zabini n'était pour lui qu'un… lot de consolation. »
Harry n'osa pas lui dire qu'au moment de son départ, Malefoy avait profité de l'accolade qu'il lui donnait pour essayer, avec une maladresse touchante, de l'embrasser. Et encore moins que, dans l'excitation de la soirée, Harry avait été à un cheveu de le laisser faire – s'il devait être totalement franc, seul le regard étonné d'Hermione l'en avait empêché.
« Qu'est-ce qui te fait penser cela ? demanda Rogue d'un ton inquisiteur.
– Rien », mentit Harry, anormalement essoufflé.
Dans les faits, le baiser de Malefoy avait fini sur sa joue, mais cela avait suffi à troubler Harry, d'autant que le jeune Serpentard lui avait soufflé dans le cou un peu équivoque : « C'est quand tu veux. ».
Harry n'espérait pas que Rogue serait dupe de ses dénégations : l'ancien Mangemort lisait sans effort dans ses pensées. Ce dernier s'abstint, pourtant, de tout commentaire. Dans le contexte compliqué de cette soirée, il aurait été déplacé, pensa-t-il, de se montrer jaloux. Du reste, il lui avait toujours semblé que Harry et Drago, qui avaient le même âge et bien des points communs, auraient formé un couple autrement plus crédible que le leur.
Rogue en était là de ses réflexions lorsqu'il sentit Harry le tirer en avant :
« Tu viens ? lui demanda le jeune homme avec un sourire en coin. On va danser.
– Pardon ? s'étouffa Rogue.
– Danser, répéta Harry.
– Mais je ne sais pas comment on fait ça, moi… », rechigna Rogue, qui se laissa tout de même entraîner.
Lorsqu'ils parvinrent à la piste de danse, Rogue comprit avec effroi que le moment du slow était arrivé. Si quelques minutes plus tôt, le lieu était envahi de danseurs isolés de tout âge, désormais seuls de jeunes couples s'y mouvaient sous une lumière tamisée. Cela voulait-il dire qu'en plus d'être grotesque, il lui faudrait assumer aux yeux de tous un contact rapproché avec Harry ? Saisi de panique, Rogue tenta de rebrousser chemin, mais son amant, qui le tenait fermement par les poignets, était déjà passé aux détails techniques :
« Le premier passe les bras autour du cou du second, qui, lui, met ses mains sur les hanches du premier, expliquait-il. Et après, il suffit de tourner lentement en essayant de ne pas se marcher sur les pieds. Regarde comment font les autres.
– On est obligé de se baver dessus ? grommela Rogue en jetant un regard dégoûté à la paire Neville-Ginny.
– Que préfères-tu ? le pressa Harry sans relever, alors que débutait la deuxième chanson. Mes mains sur tes hanches ou le contraire ? »
Pour toute réponse, Rogue agrippa les hanches de Harry le jeune homme se suspendit derechef à son cou et, collés l'un à l'autre, les deux hommes commencèrent à tourner sur eux-mêmes. Bientôt, la tête de Harry se retrouva à rouler amoureusement dans le creux de l'épaule de Rogue, qui le dépassait d'une bonne dizaine de centimètres.
Ce dernier s'efforçait de ne pas trop regarder autour de lui, de peur de surprendre des moues désapprobatrices. Il ne put, toutefois, s'empêcher de jeter un œil à Ron et Hermione, qui viraient juste à côté d'eux. Les fiancés semblaient être sur une autre planète leurs yeux étaient complètement clos et leurs bouches adhéraient l'une à l'autre avec un bruit de succion épouvantable. Rogue osa alors un regard panoramique qui lui permit de constater, avec soulagement, que, dans ce moment intime pour tous, personne ne faisait attention à eux.
« Embrasse-moi », murmura langoureusement Harry.
Rogue hésita un peu, mais s'exécuta d'un baiser timide. Cela n'eut pas l'air de suffire à Harry, qui avait le feu aux joues :
« Encore… plus… »
Rogue s'exécuta de nouveau, mais cette fois-ci, avec une ardeur qui le surprit lui-même. Les silhouettes qui tournoyaient autour d'eux semblèrent s'évanouir. Rogue releva la tête. Harry, qui soupirait lourdement contre sa poitrine, se mit à lui mordiller le lobe de l'oreille. Malgré la brise nocturne, Rogue commençait à avoir furieusement chaud. Il tira sur le col de son pull pour se donner un peu d'air.
« J'ai envie de toi, râla alors Harry d'une voix à lui faire perdre la tête. Tellement envie que je crains de ne pas pouvoir attendre la fin de cette fichue chanson. »
Dans la joyeuse confusion qui régnait ce soir-là, personne ne vit Harry et Rogue quitter en hâte la piste de danse et se diriger, main dans la main, au mépris de l'obscurité, vers le champ d'à côté où trônait une meule de foin que tous les amoureux du coin connaissaient. Tout à la fièvre qui les animait, eux-mêmes ne prêtèrent pas attention aux fusées qui éclataient bruyamment derrière eux, laissant dans le ciel de longues traînées pailletées.
FIN
