« Sev', qu'est-ce que tu as ? »

Debout juste à côté d'elle, mais la tête si inclinée vers l'avant que ses cheveux retombaient devant ses yeux, Severus continuait à remuer imperturbablement le contenu de son chaudron – de la main droite, alors qu'il était gaucher, ce qui, forcément, intriguait Lily, prompte à déceler chez son ami le moindre changement dans ses habitudes. À quelques mètres d'eux, Slughorn arpentait l'estrade de long en large en radotant ses instructions.

« Arrête de m'ignorer ! reprit Lily en se retenant à grand' peine d'élever la voix. Je te connais assez pour voir que tu n'es pas dans ton état normal. Encore une de tes ridicules expériences ? Réponds-moi ! »

Comme son ami persistait dans son silence, Lily lui saisit le poignet et le contraignit à suspendre son geste, sous le regard visiblement intéressé de leur voisin, un Serpentard roux, très laid, du nom de Lestrange, toujours à l'affût du malheur des autres.

« Et pourquoi n'étais-tu pas en cours ces deux derniers jours ? chuchota Lily alors qu'elle cherchait, en vain, à croiser le regard de Severus. Je me suis inquiétée. Tes camarades de Serpentard, que je suis montée voir hier soir en cachette, n'ont rien voulu me dire. Ton Mulciber, dont tu dis tant de bien, s'est même moquée de moi. Et toi, tu ne voyais pas de problème à me laisser sans nouvelles ?

– Tu ne vas tout de même pas me faire une scène en plein cours », répliqua froidement Severus en laissant tomber, avec son autre main, une pincée d'antimoine pilé dans sa préparation.

Profitant de ce que Slughorn leur tournait le dos, Severus dégagea son bras d'un coup sec, manquant de faire perdre l'équilibre à Lily.

« Mais enfin Sev', qu'est-ce qu'il te prend ? murmura Lily d'un ton désespéré. Je croyais que nous n'avions pas de secrets l'un pour l'autre !

– Et pourquoi n'en aurait-on pas ? rétorqua Severus de cette voix aigre et désagréable qu'il avait lorsqu'il contenait sa colère. Nous ne sommes pas mariés, que je sache. Il serait vraiment temps que tu te trouves quelqu'un, au lieu de toujours me coller comme ça. »

Severus avait dit cela d'un trait sans daigner la regarder. Lily ne sut quoi répondre : elle ne reconnaissait plus le garçon avec qui, l'été dernier, elle avait partagé des moments si intimes. Pourquoi prenait-il ses distances ? Comment pouvait-il parler, avec un tel détachement, de son avenir à elle avec quelqu'un d'autre que lui ? Le désarroi de Lily était si profond qu'elle avait cessé de travailler à sa potion. Sous l'effet d'un courant d'air, en provenance d'un carreau brisé de la fenêtre, son manuel s'était refermé d'un coup sec ; mais, tout à sa peine, qui l'envahissait comme un poison, elle se souciait pas de le rouvrir. Son bras retomba, inerte, le long de son corps et, sans y prendre garde, elle lâcha la spatule qu'elle tenait à la main. Il se passa une dizaine de secondes pendant lesquelles elle oublia jusqu'à l'endroit où elle se trouvait. Soudain, dans son dos, quelqu'un toussa et elle sursauta. Elle se rendit alors compte qu'une dizaine de paires d'eux étaient fixées sur elle. Severus, lui, avait toujours le visage dans son chaudron, mais il mélangeait sa potion avec moins de régularité.

Sentant qu'on ne l'écoutait plus, Slughorn avait fini par s'immobiliser sur son estrade. La mine outrée, il cherchait de ses gros yeux ronds l'origine de cette intolérable distraction. Enfin, il trouva.

« Seriez-vous… souffrante, miss Evans ? s'enquit-il soudain d'un ton affable. Sans doute souhaiteriez-vous… prendre l'air ? »

Lily se rendit alors compte avec effroi que des gouttes, larges et tièdes, tombaient sur sa robe, comme une pluie d'été surprend le promeneur imprudent. À trois têtes de là, James se penchait vers elle.

« Quelqu'un pour accompagner miss Evans ? » demandait Slughorn à la cantonade.

L'auguste professeur de potions, qu'on n'avait jamais vu rater une cuisson ou s'oublier sur une dose, était complètement débordé par les épanchements de Lily. À tout prendre, il préférait quand ses élèves se battaient.

« Moi, Professeur ! », proposa James d'une voix haute et claire en levant la main – Severus en avait sorti la tête de son chaudron.

Sans attendre l'approbation de Slughorn, James abandonna sa préparation et s'avança d'un pas décidé vers Lily, qui eut un mouvement de recul lorsqu'il se trouva près d'elle. Sous la pression muette de ses camarades, qui, tous, avaient leurs yeux rivés sur eux, elle accepta néanmoins le bras que lui offrait galamment James. Au fond de la salle, Sirius eut un rictus sardonique qui semblait dire : « Bien joué ». Tandis que James et Lily quittaient précipitamment la salle, au grand soulagement de Slughorn, on pouvait lire une stupéfaction non feinte sur le visage de Severus.

Sans un mot, James entraîna Lily vers le parc, désert à cette heure où tout le monde était en cours. Avant même que James se mît à lui parler, puisqu'évidemment cette comédie n'était qu'un prétexte pour le faire, Lily savait ce qu'il voulait lui dire.

« Je suppose que pour que tu me prennes ainsi en pitié, il a dû se passer quelque chose entre Severus et toi, le devança-t-elle d'un ton acerbe.

– Je n'ai pas compris en quoi consistaient exactement vos rapports, mais il semblerait que tu comptes beaucoup pour lui, esquiva James avec élégance.

– J'ai pu l'apprécier à la manière dont il vient de me rembarrer ! » s'exclama Lily avec une ironie cruelle.

Elle ne pouvait s'empêcher de penser que si Severus et James en étaient arrivés à parler d'elle, c'était que les choses devaient être bien avancées entre eux. Et pourtant, une semaine plus tôt, Severus, remonté contre James pour une raison qu'elle ignorait, lui avait dit pis que pendre de lui. Qu'avait-il bien pu se passer dans l'intervalle pour le faire changer d'avis ?

« J'ai de l'estime pour toi, Lily, reprit posément James, avec l'air de marcher sur des œufs. Même si, par le passé, j'ai pu t'aborder d'une manière disons… assez peu respectueuse…

– De l'estime ! répéta Lily d'un ton venimeux en lâchant le bras de James. De l'estime… Voilà ce dont une pauvre fille comme moi doit se contenter ! Il est vrai que je suis parfaite pour tenir la chandelle !

– Tu n'es pas une pauvre fille, tu le sais bien, tempéra James qui la voyait convulser de rage. Tu es juste… difficile. Tu n'as qu'à claquer des doigts et il y en a dix qui accoureront. D'ailleurs, tu as pu, à un moment, beaucoup me plaire…

– Juste parce que je te résistais ! »

Lily se recoiffa nerveusement ; le regard étincelant sous sa chevelure profuse, elle semblait sur le point de cracher au visage de James.

Ce dernier avait cru pouvoir éprouver de la compassion pour elle, car il se souvenait de l'avoir un peu aimé, mais force était de constater qu'elle ne lui facilitait pas la tâche.

« Tu sais, moi aussi, j'ai ressenti cela, l'année dernière, reprit-il d'un ton doucereux par lequel il semblait vouloir la neutraliser comme une proie qu'on prend par le cou. Quand j'ai compris que tu te servais de moi pour essayer de rendre Severus jaloux. »

Lily s'arrêta net au milieu de l'allée ; elle ne pouvait ignorer le reproche qui perçait dans la voix de James. Mais ce goujat, qui n'avait reculé devant aucun expédient pour la séduire, pouvait-il décemment lui faire la morale ? S'il s'était senti touché dans son orgueil, n'était-ce pas elle qui, dans l'histoire, avait le plus souffert ? Ne s'était-elle pas fait rejeter par le garçon pour lequel elle se gardait précieusement ?

« Un point pour toi, concéda-t-elle, feignant d'être une belle joueuse alors qu'elle n'aspirait qu'à le mordre. Mais dis-moi, mon cher James, quand vas-tu enfin te décider à arrêter de jouer un rôle ? »

Elle narguait à présent James d'un moue sarcastique.

« Pardon ? s'étouffa James, déstabilisé par ce changement de pied. Quel rôle ?

– Ne me prends pas pour une sotte ! se rengorgea Lily. La manière dont tu claironnes, la fausse négligence que tu cultives, ta manie de chercher en permanence à capter l'attention des filles. Tout ça, ce n'est pas toi. Tu singes ton ami, Sirius, ta référence, que dis-je : ton modèle. Tu ne te démarques que par ta subtilité, ta petite touche personnelle, qui te permet de ne pas être totalement imbuvable, comme lui peut l'être. Mais en vrai, sous tes allures de beau gosse, tu vis à la manière d'un rat, dans une galerie souterraine, à cacher qui tu es vraiment, comme le pauvre Severus. Sauf que lui ne s'invente pas une identité de rechange.

– Tu es sérieuse ? se révolta James, que ces insinuations prenaient aux tripes. Tu mets en doute le fait que j'aime les filles ? Tu veux que je te montre, petite conne ? »

La rage de James était telle qu'il se sentait sur le point de culbuter Lily, là, au beau milieu de la pelouse, juste pour lui prouver.

« Peux-tu me dire ce que tu fais avec Severus quand vous êtes ensemble ? se mit à piailler Lily, que la frustration semblait faire devenir folle. Certainement pas vous regarder en chiens de faïence ! Je le connais par cœur, Severus. Il est dingue de toi depuis la première fois qu'il t'a vu. Il t'a attendu, pendant toutes ces années, pour pouvoir enfin se débarrasser de moi, comme un serpent le fait de sa peau après sa mue. Et toi, toi, espèce de… Il a fallu que ce soit avec lui que tu choisisses de virer ta cuti ! »

Tout à coup, le souffle lui manqua et elle déroba son visage de porcelaine à la vue de James.

« Ne pouvais-tu pas me le laisser encore un peu ! » sanglota-t-elle en tirant sur ses cheveux comme pour les arracher.

James assistait à ce désolant spectacle les bras ballants, partagé entre l'envie de bousculer Lily et celle de la consoler – il comprenait mieux l'ambivalence de Severus à son égard. Mais avant qu'il ait eu le temps d'arrêter une position, la jeune femme, qui semblait honteuse de s'être abandonnée à ses émotions, s'était enfuie en direction du lac. Ce fut alors que Sirius surgit à côté de lui, mains dans les poches, l'air goguenard. Que faisait-il là ? pensa James avec déplaisir. Un regard lancé derrière lui et il vit d'autres élèves de sa classe discuter près d'un bosquet, dont Remus et Peter, qui les observaient d'un regard oblique. Manifestement, c'était l'interclasse. Mais où donc était passé Severus ?

« Un problème, James ? » demanda Sirius de sa voix la plus suave.

Il semblait à James que son ami se délectait de sa déconfiture ; mais comment avait-il bien pu interpréter la scène à laquelle il avait dû assister de loin ?

« Oh, ta gueule, Sirius ! » lui lança James, en espérant qu'il comprendrait de travers.

JPSRJPSRJPSR

James avait découvert l'existence de cette pièce par hasard, une nuit où, en compagnie des autres Maraudeurs, il avait entrepris d'explorer une aile désaffectée du château. C'était une salle de classe dont le plafond à caissons, d'un style unique à Poudlard, était si haut qu'il se fondait dans la pénombre. Depuis combien de temps cette salle ne servait-elle plus ? À une époque, très lointaine, on avait dû y enseigner la géographie, à en croire les innombrables cartes, poussiéreuses et décolorées, qui se balançaient au-dessus de leurs têtes. Ces cartes étaient tendues sur des cintres eux-mêmes suspendus au plafond et un mécanisme ingénieux permettait, en actionnant une manivelle fixée au mur, de les descendre à hauteur d'yeux, comme James, assez fier de lui, en fit la démonstration à Severus. Ce dernier semblait intéressé, comme il l'était en général par tout ce qui touchait au savoir.

« Apparemment, les savants de l'époque ne connaissaient pas l'existence de tous les continents », fit remarquer Severus en observant le portulan que James avait placé devant lui, dans le dessein de distraire son attention.

Il n'y avait aucun risque qu'on vînt les déranger, pensait James, qui se tenait dans le dos de Severus. Personne n'irait les chercher ici. À cette heure, du reste, tout le monde dînait dans la grande salle. Les fenêtres de la pièce où ils se trouvaient avaient été murées jusqu'à mi-hauteur, de sorte qu'on ne pouvait pas les voir de l'extérieur, et le portulan que James venait de descendre du plafond les dissimulait presque entièrement à la vue de l'importun qui s'aventurerait jusqu'à la porte.

D'un geste brusque, James prit Severus par les épaules, le fit pivoter face à lui et, agrippant sa robe, la retroussa jusqu'à ses hanches qu'il empoigna fougueusement. Il ne pouvait plus se contenter des baisers qu'ils échangeaient à la dérobée, derrière un pilier, entre deux cours : il voulait le posséder, le faire gémir, le voir jouir dans ses bras. Avec personne il n'avait attendu aussi longtemps pour passer à l'acte. Parfois, il avait l'impression que Severus prenait un malin plaisir à le faire languir.

« James, arrête », lui intima Severus en le repoussant du bout des doigts.

Severus avait prononcé cette injonction d'un ton neutre, ce qui était bien plus intimidant que s'il avait perdu son calme – car pour James, un « non », lorsqu'il était crié, était une manière détournée de dire « oui ».

À regret, James détacha ses mains des hanches de Severus.

« Dis, Sev', tu ne serais pas un allumeur, par hasard ? lui demanda-t-il d'un ton acrimonieux. Ce n'est pas à la maison Serpentard que le Choixpeau magique aurait dû t'envoyer, mais à la maison Anguillard. »

La mine boudeuse, Severus ne semblait pas goûter le trait d'esprit. Il rajusta ostensiblement sa robe, puis la défroissa du plat de la main. James connaissait désormais assez Severus pour savoir que sa maniaquerie était, pour lui, une façon de contrôler son irritation. Qu'allait-il lui servir comme excuse cette fois-ci ? Trois semaines qu'ils se tournaient autour !

« Ne recommence pas ça, James, siffla Severus. Tu crois que je suis à ta disposition ? »

James étouffa un soupir, puis lui lança, mi-attendri, mi-fâché :

« Avoue qu'au fond de toi, tu m'en veux encore, ce que je ne peux pas te reprocher, et que tu as trouvé là un moyen de te venger de moi.

– Pas du tout ! » nia Severus.

En vérité, il n'avait jamais été aussi mal à l'aise quelque part que dans cette salle sombre, froide et oubliée où James avait réussi à l'attirer en titillant sa curiosité. Il ne pouvait s'empêcher d'y voir une métaphore de la place qu'il était voué – il le craignait – à occuper dans la vie de James : une toute petite place honteuse. Car, même s'il aurait préféré ne pas le voir – mais chez lui, hélas, l'amour avait l'étonnante propriété de rendre lucide –, tout, dans la manière qu'avait James de se comporter avec lui, hurlait le désir, rien que le désir. Severus imaginait très bien l'effet qu'il faisait à James, car il avait inspiré à d'autres, avant lui, le même genre d'attirance. Il savait que son apparence imparfaitement genrée – à l'âge que Severus avait, on pouvait encore, presque, s'y méprendre – le rendait charmant et surtout pas trop effrayant aux yeux des garçons de l'autre rive. Ceci durerait ce que dure une fin d'adolescence. Et puis James rentrerait dans le rang. Et Severus finirait au rebut.

« C'est juste que cela me rappelle trop… comment ça se passait avec les autres, murmura Severus.

– Tu faisais moins le délicat avec eux, pas vrai ? » fit observer James d'un ton amer.

Entre ses longs cheveux noirs, Severus lui décocha un regard furibond, mais ne répondit rien.

« Severus, je t'ai parlé…

– Mais cela n'a rien à voir ! rétorqua Severus d'une voix glaciale. Il ne s'agit que de… tirer un coup. On se déshabille, on baise, on se rhabille. C'est tout. Je ne vais pas te mentir : quand je suis d'humeur, parce que j'ai des besoins, comme toi, ça peut être très excitant. Mais après, j'ai invariablement envie de vomir… »

James écoutait Severus en haussant les sourcils comme s'il lui eût parlé des mœurs d'une civilisation inconnue.

« Il n'y a que Remus qui se soit montré prévenant…, reprit Severus d'une voix songeuse. J'imagine que c'est parce qu'il ressent le besoin de se faire pardonner d'être ce qu'il est… »

Severus ravala sa langue en voyant James qui blêmissait à mesure qu'il déroulait sa phrase ; heureusement qu'il n'était pas allé lui raconter que l'endurance extraordinaire de Remus lui avait procuré le seul orgasme qu'il ait connu de sa vie.

« Enfin, bref », ponctua Severus en guide de conclusion.

James s'était mis à scruter les continents peints sur le portulan. Le sentiment qui lui étreignait le cœur en cet instant était pire que de la jalousie ; c'était un indicible regret d'être venu trop tard. Severus lui semblait déjà abîmé. Enfin, il s'aventura à lui demander :

« Si Remus était si bien, pourquoi vous n'êtes pas ensemble ?

– J'ai honte de le dire, mais les chics types, ce n'est pas mon genre, répondit Severus sans aucune complaisance envers lui-même. J'ai bien peur de ne tomber amoureux que de connards.

– De mon espèce ? rebondit James.

– Comment qualifierais-tu quelqu'un qui, sans raison, t'étouffe dans ton porridge du matin ? »

James n'aurait jamais pensé qu'un jour il se sentirait flatté qu'on l'insulte. Car, de ce que Severus venait de lui dire, il ne voulait retenir qu'une chose : cet énergumène l'aimait. Pour le reste, il savait qu'il n'était pas parfait et qu'il méritait bien que Severus le malmène un peu. Mais il lui semblait qu'il se bonifiait avec le temps. Et lui, au moins, était capable d'efforts, pas comme Sirius, l'indécrottable.

« Et moi, j'adore les petits péteux de ta race, rétorqua-t-il. Tu es toujours si sérieux avec tes bouquins. Ça donne envie de te déconcentrer. »

James vit les lèvres minces de Severus ébaucher un sourire. C'était la première fois qu'il le surprenait à se détendre avec lui. Il saisit cette occasion pour revenir à la charge :

« Et sinon, après trois semaines à te galocher, quand puis-je espérer enfin te faire l'amour ?

– Tu es aussi lourd avec les filles ? le tança Severus, qui n'avait pas l'air de le trouver drôle. J'ose espérer que tu te prends les râteaux que tu mérites !

– Cela m'arrive souvent, mais l'important, c'est d'essayer ! » s'esclaffa involontairement James, en repensant aux bons conseils de Sirius, lequel ne s'était jamais laissé rabrouer par une gifle ou un crachat.

Mais à voir la réaction consternée de Severus, James en ressentit comme un début de honte.

« Je fais mon malin, mais je n'en mène pas large, laissa-t-il finalement échapper en guide d'excuse. Tu sais, je me suis toujours demandé ce que ça faisait de coucher avec un garçon. Il y en a qui disent que c'est encore mieux qu'avec une fille. »

Une lueur de curiosité gourmande passa dans ses yeux. Il fallut à Severus un immense empire sur lui-même pour ne pas laisser éclater son indignation. Comme si le fait d'aimer l'un ou l'autre sexe relevait d'un choix qui pût s'éclairer d'un comparatif ! À croire que la beauferie de Sirius – qui lui rappelait furieusement celle de son propre père – avait fini par déteindre sur James.

« Cela n'exige pas un grand effort de l'imaginer, répliqua Severus d'un ton un peu sec. Techniquement, je fonctionne de la même manière que toi – pas besoin de te faire un dessin, n'est-ce pas ?

– Pas tout à fait, tout de même, objecta James.

– Disons que moi, je ne suis pas coincé dans un rôle, précisa Severus d'une voix de plus en plus grave. Je vais chercher le plaisir là où il se trouve, en prenant ou en donnant. Je n'ai aucun problème à me faire soulever, mais j'aime bien mettre aussi. »

Severus crut que la mâchoire de James allait se décrocher ; peut-être avait-il été un peu trop direct dans ses explications.

« Je croyais que c'était l'un ou l'autre, bredouilla James, vaguement paniqué comme l'avait été Remus avant lui.

– Tu imagines me baiser comme tu le fais avec tes copines ? répliqua Severus plus vivement qu'il ne l'aurait voulu. Moi en petite chose fragile ? Toi en prédateur ? C'est cela qui t'excite ? »

Bousculé dans ses certitudes, James ne répondit rien. Ce diable de Severus l'avait parfaitement cerné : pas un seul instant, il n'avait imaginé la réciprocité de leurs désirs. Au fond de lui-même, il considérait Severus comme une créature d'un genre un peu spécial, une sorte d'intermédiaire entre fille et garçon, qui avait, évidemment, besoin de sa force à lui et qui, en retour, lui offrirait la sensation grisante de sa vulnérabilité à elle.

Sauf qu'en cet instant, Severus, tout malingre qu'il fût, n'avait pas du tout l'air d'une vierge effarouchée ; il couvait James d'un regard de braise. Soudain, il s'avança vers lui. Et James recula. Il n'avait pas compris la menace ; il n'était pas prêt à affronter ses peurs, à s'aventurer au-delà des terres qu'il avait foulées jusqu'alors, à laisser se fissurer l'image flatteuse qu'il s'était construite de lui-même. Lui, le mec cool toujours entouré de sa bande, le gars le plus populaire auprès des filles, la gloire de son équipe de quidditch, lui, se faire prendre par ce garçon renfrogné et filiforme, aussi viril qu'une planche à pain ? James faillit trébucher sur les pieds d'un portemanteau, abandonné au beau milieu de la salle.

Sa frayeur n'avait pas échappé à Severus, qui adopta une moue désabusée :

« Encore un type qui se targue d'être actif pour ne surtout pas avoir l'air d'un pédé … », soupira-t-il comme pour lui-même.

Tournant les talons, Severus fit mine de vouloir le planter là, mais James, touché au cœur, le retint par la manche de sa robe :

« Excuse-moi, geignit-il d'un air contrit. Je sais bien que je suis maladroit, mais c'est juste qu'il faut que je m'y fasse… Te rends-tu compte à quel point ça a été difficile pour moi de faire le premier pas ? Surtout avec Sirius qui n'arrête pas de… enfin, tu vois.

– J'imagine…, répondit Severus, qui parut, une fraction de seconde, se repentir de sa brutalité. Si je t'ai dit ça, c'était juste parce que… je voulais que nous partions sur des bases claires. J'en ai marre d'être la chose des autres.

– Et si là, tout de suite, je te demandais d'exprimer ton désir, que me dirais-tu ? l'interrogea abruptement James, qui sentait que c'était le moment où jamais.

– Pardon ? demanda Severus, déstabilisé – il ne se souvenait pas qu'on lui eût jamais demandé une chose pareille.

– Oui, confirma James, qui jouait son va-tout. Dis-moi ce dont tu as envie. Et je le ferai. »

À peine James eut-il prononcé ces paroles qu'il se demanda s'il ne venait pas de prendre un engagement un peu hâtif. Cependant Severus réfléchissait en se frottant le nez.

« Fais-moi plaisir », murmura-t-il finalement d'une voix traînante.

Suspendu à ses lèvres, James guettait, résigné, la suite de la sentence, mais Severus s'interrompit sur ces mots, l'abandonnant à sa perplexité.

« Tu pourrais expliciter ? bredouilla James. Tu veux que je fasse quoi au juste ? »

Severus dardait sur la bouche de James un regard insistant.

« Quelque chose qu'on ne m'a jamais fait », répondit-il en amorçant le geste de passer le col de sa robe par la tête.

Lorsqu'il l'eût retirée, Severus contourna James pour l'accrocher au portemanteau. Puis, dans un mouvement presque mécanique, il se retourna vers James, plaqua ses mains sur ses épaules et se mit à l'écraser de tout son poids comme s'il voulait lui faire fléchir les genoux. Décontenancé, James s'agenouilla docilement aux pieds de Severus. Lorsque celui-ci posa sa main sur le sommet de sa tête, James comprit enfin ce qu'il voulait. Les tempes battantes, il se demanda s'il en serait capable. Mais il avait promis. Et teigneux comme il l'était, Severus serait capable de ne pas lui pardonner s'il se défaussait. Se relevant à moitié, James fit doucement reculer Severus contre le mur le plus proche, afin qu'il y prît appui, puis il retomba à genoux devant lui. Il fallait qu'il le fasse.

Lentement, il déboutonna le pantalon de Severus, qu'il baissa à hauteur de genoux, releva les pans de sa chemise qui lui tombaient sur l'aine, puis, d'une main tremblante, tira sur l'élastique de son caleçon, d'une couleur indescriptible à force d'avoir été lavé et relavé. Le sexe de Severus jaillit sous son nez. James l'avait déjà vu lors de leur baignade au lac ; pour être honnête, et même s'il n'avait pas beaucoup de points de comparaison en la matière, il ne le trouvait pas si désagréable à regarder, surtout dans cet espèce d'arc de cercle qu'il formait en ce moment précis. Il pensa, revanchard, que Severus avait beau jeu de se moquer ; à lui non plus, il ne fallait pas grand-chose pour se transformer en brasier ; ils ne s'étaient même pas touchés.

Au fond, tout cela n'était pas si désarçonnant, se rasséréna James. D'autant que pour avoir beaucoup pratiqué sur lui-même, il connaissait par cœur le mode d'emploi. Sans se démonter, il prit en main le sexe de Severus, qui eut un tressaut, et se mit à le faire coulisser entre ses doigts, en variant savamment le rythme, la pression et l'amplitude. L'effet était hypnotisant ; c'était comme s'il se masturbait lui-même, sauf qu'il ne ressentait rien. Il releva subrepticement la tête pour observer la réaction de Severus. Celui-ci avait les paupières crispées et se mordait les lèvres d'une manière incroyablement sensuelle. Du liquide séminal commençait à perler à l'extrémité de son sexe. À ce train-là, il n'allait pas durer longtemps, pensa James, qui laissa respirer sa verge quelques instants pour s'occuper des accessoires.

James sentit alors Severus lui agripper les cheveux et attirer sa tête contre son pubis ; il voulait davantage que sa main, naturellement. James hésita, beaucoup, parce que cela lui répugnait un peu, mais, malgré tout, il finit par approcher sa bouche du sexe de Severus, qu'il goûta avec la pointe de la langue, avant de se mettre à laper plus franchement. Ni la texture, semblable à celle d'un boyau de vélo, ni le goût, au relent amer, n'était agréable en bouche, mais James ne ressentait aucun écœurement, comme il l'avait craint, et les soupirs de Severus, qui dodelinait de la tête, le récompensaient de son abnégation. Malgré la position inconfortable dans laquelle il se trouvait – il se broyait les genoux –, James s'efforçait de ne pas quitter le visage de Severus des yeux, d'une part parce qu'il préférait ne pas trop se concentrer sur ce qu'il était en train de faire, d'autre part parce que la perte progressive de contrôle de Severus était le spectacle le plus ravissant qu'il lui ait été donné de contempler.

Lorsque les lèvres de James se refermèrent sur son sexe, Severus renversa la tête en arrière sans lâcher sa chevelure, qu'il tirait et fouissait tour à tour, et son bassin se mit à osciller. James, qui s'était plus d'une fois fait prodiguer ce genre de caresse, essayait de se souvenir de ce qu'il avait aimé et d'imiter la manière dont les filles s'y étaient prises. Il y mettait un tel zèle – autant sortir triomphant de l'épreuve – qu'il s'en faisait mal à la mâchoire. Lorsque Severus, n'y tenant plus, laissa échapper un gémissement, James pensa avec satisfaction qu'il ne se débrouillait pas si mal pour un débutant.

« Ça te plaît ? » ne résista-t-il pas à l'envie de lui demander.

Comme Remus, James adorait parler à ses partenaires pendant l'amour, le comble de l'excitation étant de les entendre commenter ce qu'il leur faisait. C'était comme se regarder dans un miroir.

« Mais tais-toi, James, tais-toi, agonisait Severus contre son mur. J'ai déjà tant de mal à me retenir. »

Severus resta en apnée une dizaine de secondes, comme s'il cherchait de toutes ses forces à contenir le flux qui l'engorgeait. Il avait lâché la chevelure de James, lequel continuait à s'acharner.

« Arrête, je n'en peux pl… », supplia soudain Severus, dont la voix s'éteignit telle une chandelle qu'on eût soufflée.

C'était trop tard : dans un râle, il aspergea James, qui avait eu le réflexe de retirer sa bouche, jusque dans les cheveux. James se releva brusquement en hoquetant de dégoût ; ce n'était vraiment pas ainsi qu'il se figurait, en entrant dans la pièce, que les choses tourneraient.

« Je suis désolée, s'excusa aussitôt Severus, dont les joues étaient devenues cramoisies. Je… je pensais que j'arriverais à… je n'ai pas l'habitude. J'espère que tu ne m'en veux pas trop. »

James avait tiré un mouchoir de sa poche et s'essuyait le visage du mieux qu'il pouvait en essayant de tenir à distance ce sentiment d'humiliation qui voletait autour de lui comme un bourdon autour d'une fleur.

« Ce n'est pas grave, se força-t-il à répondre en rouvrant lentement les yeux. J'aurais dû sentir que tu étais à bout. Moi non plus, je n'ai pas l'habitude. »

Severus, qui avait remonté son pantalon, continuait de le fixer d'un air penaud, en se tordant les mains.

« Tu veux que je te le fasse aussi ? », lui demanda-t-il d'une voix timide.

James se débarrassa de son mouchoir en le jetant, en boule, dans un coin de la salle. À vrai dire, il ne se sentait pas frustré par ce nouvel échec ni même en colère contre Severus, qui, en cet instant, avait l'air d'un gamin pris en faute. De toute manière, l'excitation qu'il avait pu ressentir à un moment était complètement retombée.

Severus, qui avait renfilé sa robe, continuait de quémander son pardon d'un regard désarmant.

« Une autre fois, répondit James d'une voix atone en lui caressant la joue. Rentrons. »

Ils s'en retournèrent en silence. James avait la vague envie de pleurer. Pouvait-il avouer à Severus à quel point l'expérience qu'il venait de vivre avait fait chanceler tout ce qu'il croyait savoir de lui-même ?

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Recroquevillé sur le rebord de la fenêtre de la salle commune des Serpentards, Severus, qui s'était couvert d'un plaid en tartan – un cadeau de Lily –, griffonnait avec application des indications sur son manuel de potions. Là, il corrigeait une température ; çà, il précisait un temps de cuisson. Comme son écriture était minuscule, il collait littéralement son long nez à son livre lorsqu'il actionnait sa plume. Mulciber, qui était venu s'appuyer dans l'embrasure, le contemplait en silence, intrigué. Il était tard et seule une dizaine d'élèves s'attardait encore dans la salle.

« On peut savoir ce que tu fais, Severus ? se décida à demander Mulciber.

– N'as-tu jamais remarqué que ce manuel, pourtant utilisé depuis une trentaine d'années, est truffé d'erreurs ? répondit Severus en relevant la tête. Par exemple, page 47, il faut bien évidemment tourner dans le sens d'une aiguille d'une montre et non le contraire, sinon la potion se gâte, j'en ai fait l'expérience pas plus tard que tout à l'heure. Autre exemple : page 65, c'est 15 grammes de racine d'asphodèle qu'il faut ajouter, et non 40, comme indiqué. Même erreur à la page 83. J'annote pour ne pas oublier. »

Et il replongea la tête dans son manuel.

Si, ces derniers jours, Severus s'était jeté à corps perdu dans ce travail ingrat, c'est que depuis leur dernière dispute, lors du cours de potions précisément, Lily ne lui avait plus adressé la parole. Et que s'infliger une telle corvée était la seule chose que Severus avait trouvé pour le distraire de la peine que cette situation lui causait. Certes, il était mal placé pour se plaindre : la réaction de Lily était exactement celle qu'il espérait provoquer. Depuis longtemps, il songeait à mettre un terme à cette relation ambiguë et oppressante dont il lui semblait que son amie souffrait autant que lui. Et pourtant, de son côté, malgré son rapprochement avec James, le soulagement escompté tardait à venir. Lily lui manquait. Son narcisse fragile s'était construit dans son regard, dans son écoute, dans ses approbations muettes. Sans elle, Severus avait l'impression de ne plus tenir tout à fait droit.

Il se sentait nostalgique de leurs discussions animées autour de leurs lectures respectives. Et de leurs « dépannages » de l'été dernier, aussi, même s'il en avait honte. D'autant que la dernière fois où ils l'avaient fait – c'était quelques jours avant la rentrée, un soir d'orage, dans le jardin public près de chez eux dont ils avaient escaladé la grille – Severus, dans l'ivresse de la jouissance, s'était oublié à donner un baiser à Lily. Elle le lui avait rendu avec une telle ardeur que Severus avait eu, pendant quelques secondes, la tentation grotesque de se couler entre ses cuisses. Heureusement, la grêle l'avait ramené à la raison. Severus n'en avait pas dormi de la nuit, maudissant son tempérament impulsif. Son besoin d'être aimé était si intense qu'il lui semblait, parfois, qu'il pourrait faire l'amour avec n'importe qui, y compris une fille.

« Passionnant, bailla Mulciber en s'approchant nonchalamment de Severus. Et tu comptes faire ça pour les 1523 pages de ce bouquin ? »

Mulciber avait prononcé ces paroles en usant d'un ton gentiment moqueur, mais, à en croire ses yeux brillants, les travaux de Severus l'intéressaient.

« Exactement ! » s'enflamma Severus, tandis que Mulciber venait se placer derrière lui.

Severus n'avait pas quitté le rebord de la fenêtre, de sorte que Mulciber, qui était debout, avait une vue plongeante sur le livre. Malgré tout, il se pencha par-dessus l'épaule de Severus pour déchiffrer son écriture soignée et tassée.

En sentant le souffle de Mulciber sur sa nuque, au niveau de laquelle ses cheveux se divisaient en deux pans plats et raides, Severus retint un frisson et reposa sa plume. Son plaid glissa de ses épaules et il ne fit pas un geste pour le retenir tandis qu'il coulait à terre.

« Tu as de quoi y passer toutes tes nuits », murmura Mulciber, dont le menton volontaire touchait presque la base du cou de Severus.

Tout à coup, Mulciber tendit la main pour feuilleter le manuel que Severus tenait toujours ouvert devant lui. Il sautait d'une page à l'autre, sans s'arrêter, comme s'il cherchait quelque chose. Parfois, ses doigts effleuraient ceux de Severus, secoués d'un tremblement serré. Ce dernier dissimulait sa gêne du mieux qu'il pouvait. Sentir Mulciber si près de lui, sans le voir, avait quelque chose d'extrêmement troublant. Il préférait encore les accolades un peu appuyées qu'il lui donnait lors de leurs entraînements de Quidditch.

La main de son camarade s'arrêta brusquement à la page 132, dont les marges étaient noires de développements qui ne semblaient pas en rapport avec le contenu des recettes figurant sur la page, comme en témoignait l'absence de flèches en direction de celles-ci.

« Tu inventes des sortilèges, aussi ? lui demanda Mulciber d'une voix si basse que Severus la distingua à peine du brouhaha ambiant. C'est de la magie noire ou je me trompe ?

– Oui, avoua Severus. Je fais ça depuis longtemps. Mais c'est vraiment l'été dernier que j'ai progressé.

– Tu es doué, lui glissa Mulciber à l'oreille. Avec un talent tel que le tien, le pouvoir serait à portée de main. »

Severus n'était pas certain de comprendre ce que son beau camarade voulait dire. Il ne parlait plus à présent, mais Severus continuait de sentir son souffle tiède dans son cou. Pourquoi Mulciber ne disait-il plus rien ? Était-il en train de lire ce qu'il avait écrit ? Ou bien… Severus tourna précautionneusement la tête vers Mulciber. Comment leurs visages pouvaient-ils être si près l'un de l'autre sans que personne n'y trouve rien à y redire ? Mulciber lui adressa un sourire timide et, retirant sa main du manuel, se redressa.

« Mais qu'est-ce que vous fabriquez avec ce bouquin, vous deux ? » s'écria une voix aigre dans le fond de la salle.

Cette voix sortait de la bouche d'une jeune femme brune à la moue blasée qui semblait jouer aux échecs avec Avery – ou ne faisait-elle que regarder ? Elle se tenait assise sur les genoux de l'affreux Lestrange, qui plaquait de temps à autre un baiser dans son cou. Severus reconnut Bellatrix, la moins belle, et la plus étrange, des cousines de Sirius – à qui elle ne ressemblait en rien, sinon qu'elle faisait preuve de la même hauteur, hauteur que leur autorisait évidemment leur prestigieuse ascendance.

Aussi loin qu'il s'en souvînt, Severus avait toujours eu cette fille en horreur – ses rires hystériques, surtout, lui donnaient la chair de poule –, mais il devait reconnaître qu'elle était assez fascinante. Sa voix autoritaire et l'arrogance de ses manières juraient avec son visage juvénile, presque poupin. Son intelligence, très vive et dans laquelle Severus se reconnaissait un peu, la distinguait de la coterie avec laquelle elle s'affichait. Mais ce qui frappait le plus lorsqu'on la voyait, c'était cette espèce de violence inassouvie qui émanait d'elle. Elle semblait éternellement en quête d'une cause pour l'exprimer.

Comme ni Severus ni Mulciber ne manifestaient l'intention de lui répondre, les grands yeux noirs de Bellatrix se plissèrent et son ton tourna à l'invective :

« Je vous ai posé une question, les amoureux ! »

Glissant des genoux de son amant, elle s'avança vers eux en faisant tournoyer sa baguette entre ses doigts. Son déhanché voluptueux, le balancement de ses cheveux donnaient l'impression qu'elle ondoyait sur le sol à la manière d'un serpent.

« Vous parliez de magie noire ? susurra-t-elle une fois qu'elle ne fut plus qu'à deux mètres d'eux. Ça tombe bien, j'adore ça. »

Comment, diable, avait-elle bien pu les entendre depuis l'endroit où elle se trouvait ? pensa Severus avec inquiétude. Elle n'avait pas pu lire sur leurs lèvres puisqu'ils lui tournaient le dos. Sans doute sa question n'était-elle qu'un hameçon qu'elle lançait au hasard, pour voir si ça mordait.

Severus se sentait nerveux comme un animal avant l'orage ; sautant sur ses pieds, il referma son manuel en le faisant claquer. Mulciber, à ses côtés, restait de marbre ; il paraissait avoir l'habitude de cette folle.

« Donne-moi ça tout de suite ! ordonna Bellatrix en tendant vers Severus sa main ouverte pour qu'il y dépose le manuel.

– Il n'est pas à toi ! répliqua Severus d'un ton électrique. Et c'est à moi de décider à qui je le prête !

– Allons, mon amour, sois pas bégueule avec moi, insista Bellatrix dans une plainte dissonante. Laisse-moi voir ce que tu sais faire. »

Pour toute réponse, Severus cacha le manuel derrière son dos. Bellatrix fit, de nouveau, un pas vers lui. Elle le fixait d'un regard vide, comme si elle voulait l'hypnotiser.

« Montre ! »

Bien qu'elle lui fît peur, Severus s'efforçait de ne pas reculer et, ce qui était plus difficile encore, de la regarder dans les yeux. Soudain, dans une détente fulgurante, Bellatrix fut sur lui : Severus crut qu'elle allait l'embrasser, mais elle lui mordit la bouche. Sous l'effet de la surprise, plus que la douleur, Severus lâcha son manuel, qui s'ouvrit au sol. Du sang se mit à dégoutter de sa lèvre inférieure. Des rires gras éclatèrent autour de lui – et Severus reconnut les timbres gutturaux d'Avery et de Rosier. Dans l'intervalle, Bellatrix avait déjà ramassé le manuel ; elle se pavanait en le tenant à bout de bras.

« Oh, regardez comme le petit Sev' est gêné, grinça Bellatrix en lui caressant furtivement la tête comme elle l'eût fait d'un chien. C'est qu'il n'a pas l'habitude des filles, le chérubin… Il préfère quand il y a de la matière entre les jambes.

– Bellatrix ! la réprimanda Mulciber, comme s'ils avaient passé un accord pour ne pas aborder le sujet.

– Ha lui, j'oubliais, on ne se moque pas ! gloussa Bellatrix en s'éloignant, le manuel sur la hanche. Et de sa manie de se faire soulever par des Gryffondor, on n'a pas le droit non plus ? »

Elle se mit à chantonner une chanson obscène de son cru. Severus ferma les yeux tandis que résonnaient de nouveaux rires : c'était bien ce qu'il craignait, toute sa maison était au courant.

« Arrêtez, tous ! », cria Mulciber, excédé, en se dressant entre Severus et les autres.

Tout à la ronde, les rires se turent.

À présent, Severus en était sûr, il ne devait qu'à Mulciber, dont il avait mésestimé l'influence, de ne pas déjà avoir été cloué au pilori. Mais que cherchait son camarade en prenant sa défense ? Et les autres, pourquoi lui obéissaient-ils sans broncher ? Certes, Mulciber était préfet-en-chef et capitaine de l'équipe de Quidditch. Mais Severus sentait bien qu'il tirait son autorité d'autre chose – de quoi ?

Cependant Bellatrix, qui s'était laissée tomber dans un fauteuil, parcourait avidement les annotations de Severus, faisant voler les pages du manuel avec sa baguette. Penchés au-dessus de l'épaule de la jeune femme, Avery, Rosier et Lestrange essayaient en vain de percer à jour l'écriture quasiment illisible de Severus. Bellatrix manqua de leur coincer le nez en refermant le volume d'un geste sec.

« Ton écriture, ce sont des vraies pattes de mouche, maugréa-t-elle à l'attention de Severus. Une technique de cryptage, j'imagine. Malgré tout, je crois comprendre de ce que j'ai réussi à lire – ouvrez vos oreilles, vous autres – que tu te débrouilles très correctement en magie noire. Je dirais même, tout sang-mêlé que tu sois – pas la peine de nier, on sait tous bien ici d'où tu viens, mon pauvre – que tu es le plus avancé d'entre nous. Il y a sans doute moyen de faire de grandes choses de ta baisse naissance. Mais, dis-moi, as-tu déjà testé le sortilège de la page 54 sur… une personne vivante ?

– Quel sort précisément ? s'enquit Severus, confusément flatté, tout en tamponnant sa lèvre.

– Celui que tu as appelé du joli nom de… Sectumsempra.

– N…non, balbutia Severus, qui n'était pas très à l'aise avec celui-ci. Je l'ai juste essayé sur des mouches… et des cadavres de lézards. »

Bellatrix laissa s'épanouir son rire effroyable :

« Juste des cadavres de lézards ? Mais quelle âme sensible tu fais ! Il va falloir vite corriger cela, mon chéri, si tu ne veux pas finir ta vie comme tu l'as commencée. Tu ne voudrais pas être coincé dans le trou de moldus où dépérit déjà ta mère, n'est-ce pas ? »

Alors que Severus semblait accuser le coup, Bellatrix, sans crier gare, lui lança le manuel à la tête, comme pour l'assommer. Heureusement, celui-ci fut intercepté au vol par Mulciber, qui le restitua à Severus avec un sourire. Ce dernier le regarda d'un air interdit, incapable de savoir s'il devait le remercier. Une petite voix intérieure lui disait de se méfier de lui.

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Depuis le début du petit déjeuner, James résistait, difficilement, à la tentation d'observer Severus, qui se trouvait à trois tables de lui, assis entre Mulciber et Avery – il les avait vus s'installer tout à l'heure. L'émotion qui l'étreignait à chaque fois que leurs regards se croisaient le trahirait immanquablement aux yeux des Maradeurs. Or son premier réflexe, après la nuit de pleine lune où tout avait basculé, avait été de leur cacher le tour incompréhensible qu'avait pris sa relation avec son ancien souffre-douleur.

James savait par avance qu'il aurait du mal à garder ses sentiments secrets. Car, depuis son admission à Poudlard, il avait tout partagé avec ses amis : sa chambre, sa table au réfectoire, les confiseries qu'il ramenait de chez Honeydukes, le détail de ses matchs de Quidditch, jusqu'au récit de ses coucheries. Sirius, lui non plus, n'était pas en reste sur ce dernier point – à se demander s'il ne mettait pas des filles dans son lit juste pour le plaisir de raconter ce qu'il leur faisait.

D'habitude, quand James faisait une prise – comme Sirius, il empruntait, pour parler de sexe, son vocabulaire à la pêche ou à la vénerie –, il débordait de confiance en lui. Mais depuis qu'il avait entamé avec Severus ce qui ressemblait à une liaison amoureuse, c'était tout le contraire : peu à peu, presque insensiblement, il se sentait perdre pied, comme s'il avait quitté la terre ferme. Au contact de Severus et de son cynisme corrosif – qui n'épargnait personne, surtout pas lui-même –, James prenait conscience de sa naïveté. Lui qui s'était cru conquérant, se voyait à présent comme un grand adolescent, tout à la fois maladroit, hâbleur et étroit d'esprit. Severus lui avait révélé sa vulnérabilité et son incomplétude. Était-ce ça, ce sentiment baroque que, dans les romans moldus, on appelait la « passion » ? En attendant, son porridge avait achevé de refroidir.

En face de lui, Remus, affalé sur la table, le teint livide, ne manifestait pas plus d'enthousiasme pour le contenu de son assiette, au demeurant peu ragoûtant. Avait-il deviné ce qui était en train de se tramer entre Severus et James ? Quel degré d'intimité avait-il bien pu garder avec son ancien amant ? Avec un mélange d'angoisse et de culpabilité, James repensait aux mots de Severus : « un chic type », mais qui n'était « pas son genre ». Comment l'amour-propre de Remus pourrait-il survivre à un raccourci aussi terrible ?

Peter, qui mâchonnait un toast, avait, lui aussi, l'air inhabituellement morose : James avait cru comprendre du récit décousu que celui-ci lui avait fait, la veille, dans l'obscurité de leur chambre, qu'il venait de rompre avec sa « copine » – une Serdaigle de son âge et plutôt jolie. James en était resté bouche bée : il n'aurait jamais pensé qu'avec son physique ingrat et son intelligence bornée, Peter pût avoir une vie sentimentale et encore moins sexuelle. Il devait admettre que c'était un stupide préjugé de sa part. Un de plus.

« Mais qu'est-ce que vous avez tous à tirer la gueule comme ça ? s'exclama Sirius en claquant des doigts pour qu'on lui resserve des saucisses – une main invisible lui en fit aussitôt tomber trois dans son assiette. Faut arrêter de vous mettre la rate au bouillon, les gars ! Un cul est un cul. Moi, j'en change comme de chemise. Vous voyez à la table là-bas le groupe de quatre filles ? Hé bien, je me les suis toutes faites. Pas le temps de regretter l'une que je forniquais avec l'autre. Peter, ta mijaurée, je t'en trouve dix comme elle. James, ne vas pas me dire, avec le choix que tu as, que tu penses encore à la veste que tu t'es pris avec l'autre crâneuse ? Quant à toi, Remus, entre nous, ta queue mérite mieux que le cul de ce… »

James se sentit bouillir ; que Sirius ne s'étouffait-il pas avec ses saucisses !

« Ferme-la ! l'interrompit Remus avant que Sirius ait eu le temps de prononcer le terme injurieux qu'il réservait à Severus. Nous seriner avec tes parties de jambes en l'air ne t'autorise pas à te mêler de nos affaires ! Et puis, d'ailleurs, puisqu'on en parle, avec quelle fille es-tu en ce moment, grand vantard ? On la cherche encore ! Tu dis les séduire toutes, mais s'en trouve-t-il une seule pour t'aimer ? Et d'ailleurs, est-ce vraiment toi qui les emballes, comme tu dis, ou le contraire ? »

Le ton de Remus était d'une dureté que James ne lui connaissait pas. Même ce grand fat de Sirius, qui n'était pas du genre à en rabattre face à l'adversité, parut ébranlé.

« Hé bien Remus, comme tu es devenu sérieux, ma parole ! se força-t-il à ricaner en cherchant, en vain, une signe d'approbation sur les visages fermés de James et de Peter. On ne te reconnaît plus. Serait-ce ton insigne de préfet qui te monte à la tête ? Ou bien est-ce… Monsieur Sinistre qui te contamine ?

– Ne parle pas de lui avec tes mots dégueulasses ! éructa Remus de sa voix enrouée. Il ne te suffit donc pas d'avoir voulu le tuer ?

– Moi, le tuer ? se drapa Sirius. J'ignorais que je fusse un hybride sanguinaire. »

Remus s'était levé d'un bond : il avait les yeux exorbités et ses poings musculeux étaient si serrés que leurs jointures semblaient sur le point de craquer. Renversant son banc, Sirius se leva aussi – il dépassait Remus d'une tête, mais sa morphologie était aussi déliée que celle de Remus était râblée, de sorte qu'à les voir ainsi face à face, on aurait su dire qui en imposait le plus à l'autre. Peter les observait la bouche ouverte, son toast en suspension aux bords de ses lèvres. Il n'était pas le seul à être frappé par cette scène inédite ; les unes après les autres, les têtes se tournaient vers eux. De mémoire d'élève, on avait toujours connu Remus et Sirius amis ; or, pour la première fois de leur vie, les deux garçons semblaient sérieusement sur le point de se battre.

James les rappela à l'ordre d'un discret tintement de cuillère sur le rebord de son assiette :

« Vous ne feriez pas aux Serpentards le plaisir de vous donner en spectacle ? »

L'argument parut porter. Remus, le premier, se rassit. Sirius daigna alors en faire de même, après avoir remis son banc d'aplomb et recoiffé ses boucles. Le reste du repas se déroula dans un silence complet. Sirius mangeait superbement ses saucisses, résolu à ne pas se laisser couper l'appétit par l'incident. Remus, au bord du malaise, cherchait fébrilement à entrapercevoir Severus. Peter reniflait dans son bol. Quant à James, appuyé contre le dossier de sa chaise, il remuait son porridge en se demandant avec tristesse ce qu'il restait de leur belle amitié. À une époque, celle-ci n'avait-elle pas été en passe de devenir proverbiale ?