Journal de la revieweuse :
Liline37 : Je m'éclate autant à rendre chèvre Gayle avec les bêtises de Silesta que de jouer sur son attirance pour elle. Elle n'a pas fini de lui mettre le palpitant à mal.
J'adore ce chapitre pour ces deux scènes aussi. La première car ils commencent à s'avouer leurs sentiments de manière détournée et l'autre parce qu'ils se rendent compte qu'ils peuvent perdre tout ça d'un seul coup. Astarion est déter, on le sait, mais il serait fou d'en oublier complètement qui il a en face de lui. Surtout quand il a quelqu'un de cher à protéger en parallèle.
Arc d'Astarion, nous voilà ! J'espère ne pas décevoir.
CHAPITRE LV – RETOUR EN ENFER
Lors du petit-déjeuner et des préparatifs avant de partir pour le palais Szarr, Gayle et Ombrecoeur eurent tout le triste loisir de constater avec Silesta qu'Astarion s'était déjà isolé de tout. Le vampire était auréolé d'une aura pesante et sombre qui lui collait à la peau comme un linceul froid. Son visage d'ordinaire si détaché était enfermé dans une concentration sourde qui le rendait si distant qu'il dissuada quiconque de chercher à lui apporter quelconque encouragement. Ses yeux grenat dénués de toute chaleur n'étaient rivés que sur les retrouvailles futures avec son passé, Cazador et le Rite d'Ascension Profane.
Bien que Silesta comprenait cet état second chez son allié, le voir ainsi ne lui inspirait rien de bon. Une seule et même phrase se répétait en boucle encore et encore dans sa tête ; ces quelques mots qu'Astarion lui avait déclamés comme un conseil mais qui en fait étaient un serment auquel elle voulait s'accrocher comme un mourant retiendrait la vie :
« Appelez-moi n'importe quand, n'importe où. Dès que vous me perdez. »
Ils étaient toujours dans leur salle commune pour rassembler leurs effets avant de partir et pourtant, elle sentait qu'il lui échappait. Elle voulait l'appeler. Elle voulait voir son visage s'imprégner de sa malice enjôleuse habituelle quand il la regardait. Elle voulait que tout redevienne comme avant.
Ils quittèrent la taverne du Chant de l'Elfe, guidés par Astarion qui les conduisit aux remparts de la ville pour remonter vers ceux qui séparaient la ville basse de la ville haute, le quartier huppé de la Porte de Baldur où vivaient les plus nantis qui détenaient influence et/ou richesses.
L'elfe mena ses compagnons jusqu'à une tour qui faisait jonction entre les deux zones. C'était le passage que lui et les autres rejetons empruntaient le plus souvent quand ils partaient en chasse dans la ville basse. Le maître leur avait très vite interdit de s'en prendre aux patriars de la ville haute ; des disparitions de gens de pouvoir attireraient trop vite l'attention.
Après avoir grimpé l'échelle de la tour, les aventuriers se raidirent en découvrant qu'ils n'étaient hélas pas seuls. Ils se préparèrent aussitôt à répondre aux suspicions de cette petite escouade de gardes qui surveillaient les lieux, jusqu'à remarquer l'étrange voile qui ternissait leur regard vitreux. Ces gens n'étaient clairement pas eux-mêmes.
À croire que les accompagnateurs d'Astarion n'existaient pas, l'une des gardes écarquilla légèrement les yeux dès qu'elle les posa sur le roublard.
« Maître Astarion ? Mais... l'heure est presque venue. Vous devriez être en train de participer au rituel, admonesta-t-elle sans se préoccuper des autres. Hâtez-vous. Le palais est sur le point d'être scellé. Vous allez vous attirer les foudres du maître.
_ Je vais me dépêcher », promit le vampire avec une inclinaison de tête.
La femme se satisfit de sa réponse et fit signe à ses collègues de s'écarter du passage.
Silesta suivit ses comparses en réprimant un léger frisson. Cazador avait même de quoi se permettre de contrôler des soldats pour protéger ses arrières. Cela n'avait rien d'étonnant mais restait inquiétant.
Après avoir quitté le sommet de la tour, ils longèrent de nouveaux remparts depuis lesquels ils pouvaient apercevoir le faste de la ville haute. Les bâtiments de pierres blanches qui s'étendaient sous leurs yeux n'étaient plus des petits amas serrés les uns contre les autres comme les bâtisses de la ville basse. De magnifiques propriétés aux jardins verdoyants et colorés de parterres de fleurs rivalisaient de beauté, le tout dans des proportions qui avaient de quoi impressionner.
Enfin, Astarion leur fit passer la porte qui marquait leur entrée officielle dans la demeure Szarr.
Savoir que cet immense château à l'extérieur soigné et baigné par la lumière du jour était habité par un cruel seigneur vampire avait quelque chose d'étrangement paradoxal. Après une dernier inspiration d'encouragement, l'elfe tira le loquet de la dernière porte qui les séparaient du palais et ouvrit.
Leurs narines se chargèrent aussitôt d'une fragrance épaisse mêlant une odeur de renfermé, la suavité du bois et une oppressante lourdeur. Il flottait à l'intérieur de la demeure une atmosphère indescriptible. Le clinquant ostentatoire de la décoration contrastait violemment avec le poids du secret qui imprégnait les lieux.
L'éclat des dorures brodées dans les lourds tapis, peintes dans les ornements sculptés des cadres des tableaux et des colonnades manquait d'être happé par l'obscurité si les chandeliers et autres lustres éclairés à la bougie n'étaient pas là pour offrir une once de lumière. Sans surprise aucune, toutes les fenêtres avaient été aveuglées par d'épais rideaux de velours sombre que l'on retrouvait aussi en guise de séparation entre les couloirs. Tout ici faisait penser à une prison où les pâles sujets figés dans la peinture des tableaux accrochés au mur scrutaient vos moindres faits et gestes.
Déjà mise aux abois par une telle ambiance, Silesta manqua un battement et se raidit quand elle vit passer à l'autre bout du couloir un domestique qui marmottait nerveusement dans sa barbe. Il s'arrêta près d'un buste posé sur une petite colonne de marbre et l'épousseta tout en se répétant « Il faut que tout soit propre. Tout doit être parfait. Le maître veut que tout soit parfait. » avant de continuer sur quelques pas, inspecter la surface laquée d'une table et repartir vers un autre élément à nettoyer.
La jeune femme était tellement absorbée par les mouvements secoués de tics nerveux du domestique qu'elle sursauta quand la voix d'Astarion se manifesta dans son dos.
« Cet endroit n'a pas changé, toujours aussi étouffant, dédaigna-t-il en fronçant du nez. Le même tapis défraîchi, les mêmes tableaux sans goût... et pourtant, rien ne semble pareil.
_ Les serviteurs se comportent vraiment étrangement », souffla Gayle qui avait remarqué lui aussi le drôle de manège de celui qui était passé.
Aussi incroyable cela pouvait-il paraître, ces gens n'étaient pas des engeances de Cazador mais des fanatiques venus de leur plein gré, dévoués au seigneur vampire dans le fol espoir de recevoir un jour son « don éternel ». Il n'étaient pas à plaindre, ces pauvres hères n'étaient que des imbéciles qui l'avaient bien cherché.
Silesta se trouva étrange de se réjouir d'entendre son allié avec l'insolence hautaine dont il pouvait faire preuve ; elle interprétait cela comme une forme de « conscience » qui le maintenait encore avec eux. Elle se sentit cependant obligée de demander à l'elfe comment il se sentait de se retrouver à nouveau ici.
« Entrer chez soi par effraction n'est pas une sensation commune, reconnut le roublard avant d'étirer un léger sourire cruel. Surtout quand on a des idées de meurtre en tête.
_ Dalyria avait parlé d'une chapelle sous le palais, où faut-il aller ? » questionna Silesta qui surveillait le silence étouffé.
Son compagnon secoua la tête, frustré de ne pas savoir. Après toutes ces années à arpenter ces couloirs sombres, il aurait forcément repéré des tunnels secrets. Le seul endroit où les rejetons avaient interdiction d'aller était le bureau du maître. S'il existait une entrée, elle serait à coup sûr là-bas, de l'autre côté de la salle de bal.
« Suivez-moi. »
Les aventuriers laissèrent leur guide mener la marche et tous remarquèrent que sa démarche d'ordinaire si droite et fière avait laissé place à une posture plus furtive, l'échine presque courbée par la peur.
Le palais était complètement désert si l'on mettait de côté les domestiques stressés dont le mouvement constant était le seul élément qui donnait un peu de vie à l'endroit. Celui qui se tenait à côté d'une immense double porte et semblait moins dérangé que les autres eut la même expression horrifiée quand il reconnut Astarion.
L'homme jeta quelques coups d'œil frénétiques aux accompagnateurs du rejeton avant de vite reporter son attention sur l'elfe pâle. Que faisait-il ici ? Pourquoi n'était-il pas en bas avec les autres rejetons ? La porte avait déjà été fermée et le rituel était sur le point de commencer !
« Eh bien, ouvrez la porte et laissez-moi entrer, Vilhelm, proposa Astarion le plus simplement du monde.
_ Impossible. Ischion a déjà verrouillé la porte à clé et ne rouvrira qu'à la fin du rituel. »
Silesta entrevit un faible tic tordre la bouche du vampire à l'entente du nom Ischion et son poing se resserrer furtivement. L'elfe ignora Vilhem qui était ensuite parti dans une litanie angoissée en imaginant les horreurs que Cazador infligerait à Astarion et enjoignit les autres d'un signe de tête de le suivre dans le couloir voisin.
Son malaise déjà bien ancré se condensa davantage quand il lui fut demandé qui était cet Ischion qui avait la clé.
Astarion ne connaissait que trop bien ce squelette irascible. Officiellement, Ischion avait la charge du chenil du palais mais il avait toujours été le bras droit de Cazador qui n'hésitait pas à se reposer sur lui.
« C'est lui qui nous battait quand le maître ne se sentait pas d'humeur à nous torturer lui-même, persifla l'elfe entre deux souvenirs douloureux. Nous le trouverons à l'étage du dessous dans les chenils, son fief. »
Silesta essaya d'ignorer le début de bourdonnement qui vibrait à ses oreilles, signe que son spectre noir semblait grandement intéressé par ce qu'il entendait. Non content d'avoir déjà Cazador comme bourreau, Astarion en avait donc eu un autre pour lui infliger d'autres horribles brimades ?
Elle déglutit et ferma son esprit. Si elle commençait à faillir maintenant, elle n'y arriverait jamais. Elle devait se renforcer.
Le groupe s'aventura plus loin dans la pénombre surannée du palais plongé dans un tel silence qu'on le croirait suspendu dans le temps. Que ce fût pour exorciser l'âpreté qui lui brûlait la gorge, l'envie de rendre l'exploration un peu moins sinistre ou pour éviter d'avance les questions, Astarion s'attela à présenter les lieux qu'il foulait avec ses alliés.
Par exemple, cette pièce aux lits superposés était celle des rejetons où ils étaient parqués ensemble – quand ils n'étaient pas aux cachots – et l'autre à côté, plus belle et confortable, était celle destinée au « rejeton favori ». C'était la récompense proposée au meilleur chasseur des sept.
Les entrailles serrées, Silesta écoutait son compagnon expliquer dans l'ironie qui était la sienne toutes ces petites anecdotes. Elle ne savait pas si elle avait envie d'entendre toutes ces horreurs. Elle n'avait qu'à laisser son regard errer dans l'espace pour que son imagination n'esquisse la silhouette d'Astarion et son visage éteint en train de raser les murs pour ne pas tomber sur Cazador.
Avant d'aller trouver ce bon Ischion, le vampire tint d'abord à passer par le bureau du Chambellan Dufay, le maître-régisseur de l'intendance du palais. De par sa position, il était l'un des mieux placés pour être au courant de quelque chose ; c'était à tenter.
Quand il entra, Astarion fut étonné de trouver les lieux vides mais ne s'en plaignit pas. Pendant qu'Ombrecoeur surveillait que personne n'arrivait, le vampire fouilla la paperasse dans le bureau du majordome en chef à la recherche d'un quelconque billet ou note émanant de Cazador à propos du rituel et Silesta et Gayle arpentaient les recoins de la salle. Quand l'elfe interrompit ses mouvements impatients pour se figer, tous se tournèrent vers lui et le petit morceau de parchemin qu'il tenait.
« Vous avez trouvé quelque chose d'intéressant ? s'enquit Gayle.
_ En effet. Dans cette note écrite par Ischion à Dufay, il mentionne un dictionnaire kozakurien utilisé pour apprendre aux nouveaux domestiques à faire fonctionner la porte de la salle de bal. Ce dictionnaire aurait disparu et il est nécessaire en plus de sa chevalière pour accéder à cette salle. »
Il sourit, heureux de cette découverte qui leur ferait gagner du temps. À eux de remettre la main sur ce fameux ouvrage après avoir récupéré la chevalière auprès du maître du chenil et ils auraient accès à la salle de bal pour trouver le passage caché.
Ils quittèrent le bureau aussi silencieusement qu'ils étaient entrés. Silesta avait beau se répéter que Cazador était sans aucun doute dans sa chapelle avec ses six autres rejetons pour préparer le Rite d'Ascension Profane, elle craignait toujours de le voir apparaître d'un seul coup devant elle pour fondre sur Astarion et l'emporter avec lui.
Ce palais et son ambiance de terreur la plongeaient dans un état d'angoisse constant, terreau fertile pour son spectre qui se délectait en silence des visions que son imaginaire produisait en quantité. Elle parvenait à le repousser pour l'instant mais elle sentait au plus profond d'elle-même qu'il n'attendait qu'une occasion pour se déployer.
Après avoir descendu un escalier couvert d'un tapis qui étouffa le bruit de leurs semelles dans le silence, le groupe s'engouffra dans un nouveau corridor dont la température glaciale avait de quoi intriguer. Astarion lui-même ne comprenait pas. Il était assez souvent descendu à ce sous-sol pour savoir qu'il n'y faisait pas aussi froid.
« Je sens très nettement une concentration de magie nécromantique, intervint Gayle en plissant les yeux. Ça vient de là. »
Ils s'arrêtèrent devant la porte que désigna le magicien et le vampire secoua la tête. C'était la chambre des invités.
« J'amenais nos convives ici pour les occuper, le temps que Cazador vienne les chercher... »
Cette phrase créa un haut-le-corps chez Silesta. Occuper. Astarion avait beau savoir se dissocier de ses traumatismes, cela n'en demeurait pas moins glaçant.
Il tourna la poignée et poussa la porte. Une inspiration de surprise les prit tous à l'unisson.
Au milieu de la pièce, une enfant humaine d'une dizaine d'années gisait sur le parquet brillant, raide morte. Silesta remarqua immédiatement les poinçons sanguinolents dans le cou de l'enfant et à en juger la profondeur et la laideur de la plaie, cette petite avait été mordue sans ménagement comme si une bête sauvage n'avait pas su retenir sa pulsion sanguinaire. Son cadavre blafard dégageait une aura si noire que c'en était à piquer les yeux.
« Il y a du sang plus loin, comme si on l'avait vomi, constata Ombrecoeur avec une grimace entre répulsion et tristesse. On dirait qu'un vampire s'est risqué à la mordre mais a eu une drôle de surprise en retour...
_ Il y a un livre par terre pas loin d'elle », pointa Gayle qui avait préféré regarder ailleurs que sur cette enfant à moitié égorgée.
D'une courte incantation, Ombrecoeur se chargea de purger l'aura nécromantique qui irradiait du cadavre, permettant ainsi à Astarion d'aller récupérer l'ouvrage qu'il feuilleta rapidement. Ses yeux s'agrandirent de surprise.
« Le dictionnaire kozakurien, s'émerveilla-t-il en tournant les pages. Il y a des mots qui ont été entourés. Interdit, attention... entrer ? Ouvrir ! Excellent. Heureusement que vous savez retrouver vos petits, Gayle.
_ Je suis un érudit, pas un dictionnaire, marmonna le concerné entre ses dents en attrapant au vol le livre que le vampire lui lançait.
_ Il ne reste qu'à trouver ce sac d'os d'Ischion et récupérer sa chevalière. Les chenils ne sont pas loin. »
Silesta emboîta le pas de ses amis avec un dernier regard chargé pour la petite fille. Que faisait-elle ici ? Était-ce l'une des sept-mille âmes promises en sacrifice au rituel mais l'un des rejetons aurait craqué avant ? Si c'était le cas, il était tristement ironique de se dire qu'il valait mieux pour elle de mourir maintenant que de voir son âme damnée pour Méphistophélès.
Astarion mena les siens plus loin dans les corridors tapissés de rouge et de doré. Si le vampire n'avait pas été un habitant de ce palais, ses accompagnateurs lui auraient demandé s'il était vraiment sûr de son chemin car la décoration tenait plus d'une aile réservée aux appartements qu'un sous-sol pour accueillir un chenil. On était loin des murs venteux menant vers des geôles.
Enfin l'elfe s'arrêta près d'un pan de mur vierge et y fit glisser sa main. Les délicats motifs dorés du papier peint se brouillèrent comme l'onde de l'eau et une porte bien plus rustique que les autres se dessina. Un mur illusoire, l'une des plus tristes ruses de Cazador.
« C'est ici. »
Astarion pinça les lèvres puis poussa la porte qui grinça horriblement dans ses gonds. La salle qu'ils pénétrèrent arborait bel et bien les murs et le sol de pierre froide auxquels ils avaient songé. Les lieux étaient déserts, éclairés de quelques torches aux murs et le mobilier spartiate. Il n'y avait pas âme qui vive.
Silesta sentit un froid sur ses os à la vue des chaînes qui pendaient au plafond et aux cercueils de bois qui trônaient dans un coin. À peine était-elle en train d'imaginer ce à quoi tout cela avait servi que le bourdonnement à ses oreilles reprit. Elle ferma les yeux et secoua la tête pour le chasser.
« Je sais que tu es là, Ischion, lança Astarion d'une voix forte en balayant le chenil du regard. Montre-toi. »
Hormis le vampire, les autres sursautèrent légèrement quand un cliquetis d'armure se fit entendre dans leur dos et les fit se retourner. Une vague réminiscence du Temple de Shar et de leur rencontre avec les restes des Tribuns de la Nuit leur revint en découvrant ce squelette caparaçonné et armé d'un lourd estramaçon dans le dos les approcher. Son casque usé à nasal s'arrêtait juste au-dessus de son son sourire déformé aux dents manquantes.
« Tu as l'œil toujours aussi incisif, petit être, félicita le tas d'os de sa voix rauque d'outre-tombe. Te voilà donc de retour ? Et tu viens rendre une petite visite à Ischion ? Ton chenil te manquait, peut-être ?
_ Tu n'as aucune idée de ce qui m'en coûte pour ne pas te réduire en poussière », siffla l'elfe d'une voix sourde frissonnante de rage.
Le revenant le toisa et le rembarra froidement. Il ne fallait pas être en colère. Ischion n'avait jamais fait que son humble travail en s'assurant de faire rentrer ce petit esclave obéissant dans le rang.
« Tu passais ton temps à nous torturer et ce parfois pendant des jours entiers, répliqua Astarion de toute sa rancune.
_ Oh oui, se délecta le mort-vivant dans un infini ravissement. Tu chantais si bien pour moi. Les cris des autres n'égalaient pas les tiens. »
Un crissement de chaînette interrompit ses vilipendages empoisonnés.
La tête baissée et les yeux rivés vers le sol, Silesta avait eu beau faire de son mieux, ses mains avaient agi toutes seules. Ses phalanges crispées autour des chaînes de ses bolas étaient encore plus blanches que la peau d'Astarion.
Ischion tourna la tête vers elle et la « regarda ». Elle fit de même, les yeux à la fois vides et perçants. Le bourdonnement vibrait si fort à ses oreilles. Derrières les images où elle se voyait écraser les os de ce squelette entre ses bolas jusqu'à en faire de la poudre à disperser aux quatre vents, elle parvint toutefois à entrevoir l'œillade tendue d'Astarion dans sa direction.
« On dirait que tu m'as apporté un cadeau. Un nouveau jouet qu'Ischion va pouvoir briser », apprécia le maître du chenil avec un ricanement.
Son corps trembla. Elle luttait pour muer en paroles cette envie viscérale de se jeter sur lui.
« Un pas et je brise tes articulations une à une. »
Elle s'était juré de ne pas être un poids pour Astarion. Gayle se hâta de ramener la saltimbanque parmi eux en entourant son poing de sa main pendant qu'Ischion rouspétait face au manque d'amabilité de son invitée. Par chance, le magicien sentit sa tension se relâcher à son contact.
« Qu'est-ce que tu viens faire ici, alors ? demanda le squelette à son ancienne victime. Si ce n'est pour voir ce bon vieil Ischion ? »
Astarion prit le temps de respirer, autant pour se délester de la tension qui l'habitait que pour mieux remettre son masque de comédien. Sur le ton de la nonchalance, il expliqua venir voir le maître. Hélas, la porte de la salle de bal était verrouillée.
« Donne-moi la clé, quémanda-t-il de sa voix veloutée.
_ Ha ! Non. Non, non, c'est trop tard, rabroua le gardien avec véhémence. Les portes sont scellées sur ordre du maître. Ischion ne les ouvrira pour personne et encore moins pour toi.
_ Le maître a besoin d'Astarion pour le rituel. J'espère que vous êtes prêt à affronter sa fureur si vous empêchez son rejeton de le rejoindre », minauda Ombrecoeur en prenant soin de détacher chaque mot.
Ses mots provoquèrent un mouvement sec chez Ischion qui fit cliqueter toute son armure sur ses os, ce qui devait s'apparenter chez lui à un frisson. La perspective de voir s'abattre sur lui les foudres du seigneur vampire eut la vertu de le faire réfléchir.
Il tira d'un petit sac accroché à sa ceinture une chevalière qu'il donna à Astarion.
« Prenez la clé et ne m'importunez plus, piailla-t-il avec agacement. Allez ! Ne faites pas attendre le maître.
_ Loin de moi cette idée », susurra le vampire en dissimulant son sourire carnassier.
Les visiteurs quittèrent le chenil d'un pas rapide, sauf Silesta dont les mouvements encore un peu raides trahissaient la frustration de son double noir de ne pas avoir pu en découdre avec l'ancien geôlier d'Astarion.
« Vous êtes très désirable avec ces yeux assassins, vous savez ? glissa le vampire au creux de l'oreille de son amie en passant près d'elle. Rien ne m'aurait fait plus plaisir que de le tuer avec vous mais je suis attendu. »
Une part de lui pensait ce qu'il disait mais il espérait surtout vite faire redescendre les sombres pulsions de la jeune femme. Ce qu'il craignait commençait à se confirmer. Il fut cependant heureux quand Silesta lui rendit un faible sourire coupable, signe qui indiquait qu'elle avait repris le dessus.
Les aventuriers se hâtèrent de remonter à l'étage supérieur sans faire attention aux plaintes effrayées des serviteurs qui s'horrifiaient de voir encore leur jeune maître arpenter les couloirs sombres de la demeure au lieu d'être aux côtés du seigneur pour son rituel. Quand il se retrouva devant l'immense double porte, Astarion prit la mesure de sa taille car jamais il ne l'avait vue fermée. La salle de bal avait été le théâtre de nombreuses soirées hédonistes et si ses murs pouvaient parler, ils raconteraient des choses à vous en hérisser la chair de poule sous toutes les sensations possibles.
La porte était couvertes de textes complexes, sans aucun trou de serrure si ce n'était cette petite indentation ronde dont le fond était frappé des armoiries de la famille Szarr. Les mêmes qui étaient gravées sur la chevalière donnée par Ischion.
L'elfe sortit la bague et la plaça dans la petite cavité et prononça avec conviction le mot Ouvrir lut plus tôt en kozakurien. Une onde rougeoyante ondula sur la porte et celle-ci s'ouvrit d'elle-même.
La salle de bal se dévoila à eux sous une lumière tamisée et une épaisse fragrance ferreuse. La belle marqueterie du sol était souillée de flaques de sang dans lesquelles baignaient encore des corps ou ce qu'il en restait.
Prise d'une nausée qui lui montait à la luette, Silesta se demandait ce qui avait bien pu déchiqueter ces malheureuses victimes avec autant d'acharnement lorsque de faibles grognements grondèrent dans le silence.
Penchée au-dessus du corps écharpé d'une femme élégamment vêtue, une imposante silhouette voûtée et poilue fit volte-face, sa robe grise clairsemée de coulures carmines. C'était un lycanthrope hideux dont le museau encore rougi de sang se mit à frémir à la vue des intrus.
La même pensée traversa Gayle, Ombrecoeur et Silesta : un loup-garou chez un seigneur vampire ?
« Vous ! Pas droit être ici, lança la bête en plissant ses petits yeux gris. Personne entrer, personne sortir.
_ Tiens, c'est nouveau, ça, remarqua Astarion en le jaugeant. Cazador n'avait pas de chiens de garde, avant.
_ Le rejeton fuyard ! » Le loup huma l'air fébrilement en sa direction. « Tu empestes l'odeur du maître. Venir avec nous. Venir au maître. »
Le vampire s'offusqua d'un air indigné. Il était hors de question pour lui de recevoir des ordres sous son propre toit de la part d'un vulgaire sac-à-puces !
Le lycanthrope laissa échapper un râle furieux entre ses dents et son corps se tendit.
« Nous t'amener à lui. Nous gagner sa faveur ! »
D'un hurlement aigu, il appela à lui ses congénères à deux ou quatre pattes qui se cachaient dans les recoins de la salle bal. De nombreux points lumineux percèrent les ombres, suivis de l'éclat de crocs brillants et de grondements sourds. Silesta entendit Ombrecoeur retenir un faible gémissement apeuré entre ses lèvres. Sa phobie des loups était mise à mal ici.
L'immobilisme scrutateur ne dura que quelques secondes avant que plusieurs bêtes ne se jettent sur ces nouvelles proies bien plus fraîches et appétissantes que ces cadavres rances.
Talonné de près par Astarion qui s'était saisi d'une de ses dagues pour la lancer sur le lycan qui fonçait dans sa direction, Gayle fut le plus rapide et tendit une main assurée vers le loup au pelage de neige qui armait son bond en se ramassant sur lui-même.
« Obedi me ! »
L'animal glapit puis se redressa en relevant le museau sans comprendre. Il se mit alors à grogner face à son homologue qui commençait à avancer vers les intrus et se jeta sur lui pour l'attraper au cou.
Consciente que sa camarade n'était pas au maximum de ses capacités avec cette peur qui la tenait, Silesta enflamma ses bolas et alla se poster aux côtés de la cléresse pour tenir éloignés les monstres qui les approchaient dangereusement.
Leur association finit par trouver un équilibre efficace : la saltimbanque repoussait ou affaiblissait l'assaillant d'un coup de bolas et la prêtresse attaquait ensuite avec sa lance affûtée.
« Gayle, je croyais que vous étiez un amoureux des chats, essaya de plaisanter Silesta tout en surveillant du coin de l'œil le loup que le magicien avait domestiqué par magie.
_ Vous ne le répéterez pas à Tara ?
_ Si l'on survit, vous avez ma parole. »
Une petite pirouette de ballerine et la jonction de ses boulets l'un contre l'autre permit à son lancer rotatif de doubler sa force de frappe droit dans le bras tendu du loup-garou vers elle. Le craquement des os de son poignet qui se brisait ressemblait à du bois sec que l'on cassait avant de le mettre dans la cheminée.
Les vociférations et les aboiements des attaquants lupins s'éteignirent les uns après les autres jusqu'à ne laisser que le halètement sifflant du loup charmé dont l'assistance involontaire avait été plus que salutaire.
Aveugle aux traces de sang de ses congénères qui souillaient ses poils blancs, l'animal s'assit et regarda son « maître » magicien, la langue pendante comme un bon toutou qui attendait une récompense ou une caresse. Silesta ne parvint pas à retenir un faible sourire ourler tristement ses lèvres à cette vision ironique. Ce dangereux prédateur avait...
La dague d'Astarion qui plongea sans pitié dans le cou de bête pour en faire jaillir une grêle de sang l'éjecta brutalement de ses pensées en même temps que le couinement douloureux qui enrailla le silence. D'un geste ferme et le regard implacable, le vampire assura la mise à mort de son allié poilu de fortune. Il affronta les mines fermées d'Ombrecoeur et Gayle sans ciller mais Silesta crut déceler une furtive désolation traverser son visage quand il lut la mauvaise surprise dans ses yeux de pluie.
« Le charme aurait fini par se rompre, dit-il nûment en essuyant sa lame. Ne perdons pas de temps. Cazador attend. »
La jeune femme en avait bien conscience, il n'avait pas besoin de se justifier. Ce n'était tant cette exécution sommaire qui la dérangeait le plus mais l'écho d'une mise en garde qui se rappelait à son bon souvenir :
« Le Astarion que vous verrez ou imaginerez dans cette demeure n'est pas celui que vous connaissez. »
Il avait tristement raison. Comme le spectre sombre qui guettait Silesta par-dessus son épaule, l'âme tourmentée d'Astarion était revenue, imprégnant le vampire de toute sa froideur vengeresse qui l'imperméabilisait petit à petit au reste. Maintenant qu'il savait que son bourreau n'était plus très loin de lui, il lui serait de plus en plus difficile de ne pas céder à la douce mélopée ténébreuse qui se murmurait à ses oreilles avec de plus en plus d'attirance.
Toujours guidés par Astarion, les aventuriers s'engouffrèrent dans un nouveau couloir menant à l'aile privée de Cazador, là où aucun rejeton n'avait le droit d'aller. Seul le maître et les pauvres âmes qui lui étaient servies pour se nourrir pouvaient fouler ce sol. S'il devait y avoir une entrée secrète dans ce château, elle était forcément ici.
Ils eurent la surprise de découvrir dans une alcôve un étrange monte-charge qui accusait le poids des âges. Pour autant, il semblait en parfait état de fonctionnement.
« C'est ici », annonça Astarion d'une voix sourde.
Ils prirent place sur le plateau qui vibra légèrement quand le mécanisme se mit en branle. Puis, la plate-forme s'enfonça dans les ténèbres jusqu'à s'arrêter derrière une grille de fer noir.
Une obscurité presque familière s'offrit à leur vue réduite quand leurs pas résonnèrent sur le sol de marbre gris et doré pour se perdre en écho entre des hauts murs sombres.
« C'est incroyable... murmura Astarion avec ébahissement. Dire qu'un tel endroit était caché là, juste sous mes pieds.
_ Cazador aurait fait construire cette chapelle uniquement pour le Rite d'Ascension Profane ? » s'interrogea Ombrecoeur qui avait l'impression d'être revenue au Temple de Shar.
Le vampire en doutait. Ces lieux paraissaient plus vieux que ça. Beaucoup plus vieux, même. Néanmoins, Cazador aurait besoin de discrétion et d'espace pour son élévation et ce genre d'endroit cochait toutes les cases, c'était le lieux idéal.
« Il ne nous reste plus qu'à débusquer mon très cher maître. Et en finir une bonne fois pour toutes. »
Grosse ambiance, le palais Szarr, j'aurais aimé une zone plus grande encore.
On va commencer à entrer dans le pathos, soyez prêts.
