Stiles tourna aussi discrètement que possible la clé dans la serrure et s'affaira à abaisser la vieille poignée de la porte avec tout autant de délicatesse. Il était conscient de l'heure qu'il était et avait, comme toujours, à cœur de ne pas réveiller son colocataire.
Sauf que Jace lui semblait parfaitement éveillé, si Stiles en croyait les grognements rauques qui parvinrent à ses oreilles… Vite suivis par des gémissements purement féminins sans équivoque. Evidemment. Stiles leva les yeux au ciel et abandonna toute forme de discrétion. Si Jace était assez en forme pour jouer de sa queue, à quoi bon faire des efforts ? Le naturel revenant au galop malgré la fatigue qui le chevillait au corps, Stiles claqua délibérément la porte d'entrée. Si cela arrêta les chauds lapins dans la chambre de son colocataire ? Pas le moins du monde. L'hyperactif soupira en passant une main dans ses cheveux. Il était deux heures du matin et il voulait juste… Dormir. Il n'attendait que ça. D'autant plus qu'à six heures, rebelote : il lui faudrait se lever puis partir à nouveau. Et travailler, encore.
Alors autant dire que l'hyperactif ne comptait pas gaspiller les quelques heures de sommeil auxquelles il avait droit. Dont il avait affreusement besoin.
Ni une ni deux, Stiles marcha jusqu'à se trouver devant la porte close de la chambre de son adorable colocataire… Qui n'en était pas à son coup d'essai. A vrai dire, Stiles pensait que la discussion qu'ils avaient eu à ce sujet ferait son effet, mais… Il faut croire que Jace était du genre à avoir la mémoire courte. Ou bien une mémoire sélective. Sauf qu'il oubliait à qui il avait affaire. Stiles n'était plus le gentil petit hyperactif qui disait oui à tout et n'importe quoi du temps où il était au lycée : la vie lui apprenait chaque jour à quel point il devait s'imposer. Et ces heures de sommeil, il ne comptait pas cracher dessus. Jace avait la chance de ne pas avoir à travailler tous les jours, et il ne devait parfois faire que des demi-journées en présence – le reste, il le faisait en télétravail, depuis leur modeste appartement. Il avait donc bien moins de contraintes et d'obligations que Stiles.
Sans aucune hésitation, Stiles toqua. Bruyamment. Parce que leur concert vocal était fort, très fort et il ne fallait pas avoir peur de déranger.
Stiles n'avait aucunement peur à cette idée. Au contraire : il commençait doucement à sentir une certaine colère monter en lui avec l'étrange impression d'être pris pour un con. Jace n'avait-il pas le temps d'ébattre avec une énième conquête en journée ? Stiles eut une illumination agacée. Mais bien sûr. Son merveilleux colocataire avait dû aller en boîte et… Y trouver madame. Naturellement, les choses s'étaient sans doute enchaînées. Mais qu'importe. Il y avait un temps pour tout et c'était d'autant plus vrai lorsqu'on se trouvait dans une colocation. Dans une colocation pourvue de règles pour que celle-ci fonctionne.
Or, Jace en bafouait un certain nombre depuis quelques temps et ça commençait sérieusement à lui taper sur le système.
Suite à ses coups sur la porte, un silence.
- Excusez-moi, pourriez-vous faire l'effort de copuler un tant soit peu discrètement ? Ou de jouir moins fort, peut-être. Franchement, ça serait sympa. Vous voyez, il y en a qui doivent dormir ici, parce qu'ils travaillent dans quelques heures… N'est-ce pas, Jace ? Allez, baisez bien mais moins fort, merci.
Stiles avait parlé fort, exprès. A cette heure-ci, il n'avait pas le moindre scrupule à déranger son colocataire en plein coït quand celui-ci ne ménageait pas ses oreilles. L'hyperactif était déjà bien conciliant de le laisser ramener ses conquêtes à toute heure du jour ou de la nuit. Ce qui comptait pour lui, c'était juste de pouvoir dormir. Se reposer. Dans sa situation, c'était vital. Il n'avait pas droit à beaucoup d'heures de sommeil, alors il profitait de chaque seconde qui lui était accordée. Stiles resta un instant devant la porte, entendit des choses à un volume bien plus bas et hocha la tête. Savoir qu'on baisait à côté de sa chambre ne lui plaisait pas des masses – en fait, ça le dérangeait carrément – mais pour cette nuit, ça irait. Il s'expliquerait avec Jace dès le lendemain. Il aurait un trou dans la journée – c'était rare, mais ça arrivait –, alors autant en profiter.
Cinq minutes plus tard, Stiles put gagner le confort de son lit une place. A peine eut-il posé sa tête sur son oreiller que le sommeil commença à le gagner. Son corps fatigué lui parut lourd, très lourd… Et l'hyperactif se félicita pour avoir dérangé Jace car désormais, il allait pouvoir se reposer sans accroc… Ne penser à rien pendant quelques heures. Se donner l'illusion d'être débarrassé de tous ses problèmes et ce, jusqu'à son réveil. Oublier que son père n'avait plus goût à la vie et qu'il tentait chaque fois de se l'ôter d'une manière différente. Faire comme s'il ne passait pas sa vie à travailler, comme s'il n'avait pas foutu une potentielle carrière en l'air juste pour l'aider.
Alors oui, Stiles chérissait les quelques heures de sommeil qu'il pouvait réussir à grapiller. Elles étaient son salut, autant celui de son corps que de sa santé mentale.
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Stiles y voyait flou, ce matin et il s'agissait pour lui d'un signe qu'il avait passé une mauvaise nuit. Jace n'avait pas refait de bruit après la tirade qu'il lui avait sortie contre sa porte, mais… Parfois, il ne fallait pas grand-chose à l'hyperactif pour perdre encore de ce temps de sommeil si précieux qu'il n'avait pas. Il suffisait parfois d'une angoisse, d'une pensée furtive. Ou juste de l'habitude. L'habitude de s'épuiser, de peu dormir et… Cercle vicieux. Ça lui arrivait, parfois. Il était épuisé, mais ne dormait pas vraiment. Cette nuit, il n'avait pourtant pas senti le temps passer. Dommage. En plus, il n'avait pas eu le temps de passer voir son père, ce matin. Ce jour étaient de ceux où Stiles commençait plus tôt. Le jeune homme n'était pas suicidaire : il adorait voir son père, mais n'avait pas l'intention de sacrifier son maigre temps de sommeil pour aller à l'hôpital. Il s'y rendait quand il le pouvait et essayait de faire en sorte à ce que cela ne tombe pas au mauvais moment. Stiles avait conscience qu'il se détruisait petit à petit, alors… Autant faire son possible pour ne pas accélérer la cadence, ou il finirait par tomber.
A peine sept heures, et le jeune homme passait de tables en tables, prenait et amenait les commandes des clients, nettoyait, recommençait. Si son côté maladroit l'accablait parfois de honte, il compensait en faisant de son mieux pour garder un équilibre adéquat et faire tomber le moins d'assiettes et de verres possible. En fait, il se concentrait à outrance sur le moindre de ses pas, faisait attention au moindre obstacle, regardait partout pour prévenir les mouvements souvent brusques et inattendus des clients. C'était un peu difficile, d'autant plus que les consommateurs d'ici étaient exigeants. L'hôtel dans lequel Stiles travaillait à des horaires changeants avait une salle de restauration pour le petit-déjeuner et une autre pour les repas. Le luxe de l'endroit était en accord avec la nature de ses clients, qui pour la plupart étaient des femmes et hommes en séminaires ou déplacements professionnels.
Autant dire qu'ils étaient chiants, exigeants et profondément méprisants. Dans un restaurant ou bar quelconque, Stiles n'aurait que faire de sa maladresse – on la lui pardonnerait aisément. Ici, c'était plus compliqué, d'autant plus qu'on se fichait complètement de sa forme toute relative et de ses états-d'âme. Lui-même avait tendance à les relayer au second plan.
Parce qu'il était là pour gagner de l'argent.
Malgré ses difficultés croissantes avec le temps, Stiles était l'un des serveurs les plus efficaces de cet hôtel. Hyperactif, depuis toujours, il avait continuellement de l'énergie à dépenser, même lorsqu'il se révélait épuisé. Contrairement aux autres, il devait constamment se canaliser, développer des stratégies destinées à réduire l'impact de sa fatigue et de sa maladresse. Ainsi, il avait sa manière de faire les choses et de les optimiser au maximum. Certains l'appréciaient, d'autres non. Les clients les plus réguliers le raffolaient car ils savaient qu'avec lui, le service était efficace et propre tandis que ses collègues le jalousaient férocement.
Stiles remportait un nombre de pourboires affolant à la fin de chacun de ses services. Parce qu'il faisait tout pour, quitte à parfois piétiner son amour propre et se montrer plus doux qu'il ne l'était. Il se forçait à sourire, à être agréable en toutes circonstances – même les plus pénibles –, à ne jamais user de son sarcasme légendaire, à supporter le caractère imbuvable de la plupart des clients qu'il servait, à se plier en quatre pour que leur service soit le plus parfait possible.
Après tout, Stiles avait besoin d'argent, toujours. Les différentes tentatives ratées de son père avaient chacune un coût, et il était exorbitant. Un jour, l'hyperactif avait même hésité à vivre dans sa voiture, histoire de faire des économies supplémentaires. Heureusement, sa raison avait pris le dessus : il avait besoin d'un minimum de confort et de vivre décemment tant qu'il le pouvait. Si un jour, les frais hospitaliers de Noah venaient à augmenter significativement, il y réfléchirait. Pour l'instant, ça allait. Stiles tenait parfaitement ses comptes et il s'en sortait chaque mois en ne faisant que frôler le rouge. La colocation avec Jace avait du bon : outre le partage du loyer, l'autre avait fait l'acquisition d'une machine à laver et s'occupait de l'achat des produits d'entretien. En cela, cette entente était une bonne idée… Jace manquait simplement de savoir-vivre.
Nouveau sourire exagérément faux, nouvelle courbette pour susciter un rire poli, nouvelle commande. Stiles les enchaîna mais profita au maximum des pauses qui lui étaient accordées. Si certains passaient ces moments-là à fumer, l'hyperactif préférait somnoler. La détente que lui offrait la nicotine lui manquait, mais Stiles n'avait plus l'argent pour parader avec une clope au bec. Et puis c'était mauvais pour la santé. Toutefois, il ne disait pas non lorsqu'on lui en offrait une, dans l'un de ses autres boulots. Ça le détendait. Il avait besoin de ça. De quelque chose, une coupure. Stiles n'avait pas le loisir de s'occuper, de s'enfermer dans quelque passion que ce soit – il n'avait pas le temps. Le peu qu'il avait, il le consacrait à se reposer et en ce moment… Ce n'était pas du luxe.
C'est ainsi que Stiles se retrouva, comme prévu, avec un trou de trois heures dans sa journée. S'il avait au départ prévu de parler à Jace des règles qu'il outrepassait, l'hyperactif choisit simplement de retourner se reposer à l'appartement. S'il l'y croisait, il discuterait de cela avec lui vite fait.
Mais Jace n'était pas là. Alors Stiles choisit la simplicité : à peine eut-il posé la tête sur l'un des coussins du canapé que le sommeil le happa et ce, sans autre forme de procès.
