Chapitre publié le 19 juillet 2015.
Merci à Suzuka-san et Ima Nonyme pour leurs reviews !
Ima Nonyme : Selphie cherche à aider Kairi du mieux qu'elle peut, et oui, on sait qui est l'ombre dans ce chapitre, mais bon, ne t'attends pas à une grande révélation. :)
Et merci à Tsubasa Sora pour la mise en favori/follow.
Ah oui, je réponds aux reviews des personnes non inscrites sur le site en début de chaque nouveau chapitre. Si j'ai fini de publier cette histoire, alors j'y répondrai sur mon profil (je laisse la réponse un mois).
Chapitre 7 : Un seul ciel, une seule destinée
Il faisait noir.
Elle regarda autour d'elle : les Ténèbres s'étendaient à l'infini, où qu'elle porte son regard. L'air, frais, mais pas vraiment froid, stagnant, semblait chargé de menaces. Une atmosphère irréelle, figée et fascinante, régnait sur les ombres, pareille à un vieux tombeau oublié sous les siècles. Kairi ne bougeait pas, debout sur ce qui s'apparentait à une portion de sol perdue au milieu de l'obscurité. Elle ne paniquait pas elle attendait. Comme si elle n'était rien d'autre qu'un élément du décor. Autour d'elle, les Ténèbres semblaient retenir leur respiration; tous attendaient que se produise l'événement.
« Kairi ! »
Le cri brisa la tranquille somnolence de ce lieu figé dans l'éternité. Comme un sacrilège. Elle releva les yeux vers la source de ce bouleversement. Elle le vit. Un jeune garçon qui courait vers elle dans les Ténèbres. Elle ne fit pas le moindre geste vers lui, ne dit rien; tout cela paraissait tellement irréel.
Alors qu'il arrivait à sa hauteur, le sol commença à trembler. Une fissure se dessina devant les pieds de la jeune fille, comme pour lui enjoindre de ne pas tenter de rejoindre le garçon. Déséquilibrée, elle tendit le bras; sa main attrapa celle du garçon.
« Kairi ! Tu te souviens de ce que tu as dit ? Je serai toujours avec toi. Je reviendrai. Je te le promets. »
Elle ne pouvait plus le rejoindre désormais. Comme saisie par une bourrasque imperceptible, elle était emportée loin de lui, mais elle ne lâchait pas sa main.
« Je t'attendrai ! »
A peine eut-elle prononcé ces mots qu'elle lâchait prise. Désespérée, elle ne put que regarder Sora qui s'éloignait, s'éloignait, se fondant peu à peu dans les Ténèbres tandis qu'elle était entraînée au loin, que la lumière jaillissait autour d'elle, que l'obscurité s'effaçait pour laisser place au décor familier des Îles sous un soleil radieux...
Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora.
Le soleil avait presque disparu sous l'horizon : seule une fine bribe de lumière rougeoyante persistait au-dessus des eaux calmes de la mer, et le ciel qui s'assombrissait rendait de plus en plus difficile sa visibilité. Ignorant son point de côté lancinant, Kairi força sur ses jambes.
Elle ne pouvait pas le croire. Elle avait espéré, cauchemardé, angoissé, tout cela dans l'espérance et la certitude de rebâtir ce qui avait été défait dans les Ténèbres, elle avait été si sûre d'elle jusqu'à aujourd'hui, alors que tout semblait aller dans la bonne direction...
Mais maintenant, ce qu'elle avait accompli lui était repris.
Ses pieds frappaient les pavés, mais sa respiration bruyante éclipsait tout autre son. Sa main gauche était portée à son flanc droit, vaine tentative de faire disparaître sa douleur, tandis que sa main droite se resserrait autour de la lanière de son sac, pour s'assurer qu'il ne lui échappe pas dans sa course. Elle emprunta une ruelle, dépassa une vieille dame qu'elle reconnut brièvement -n'était-ce pas la pâtissière?-, et qui lui jeta un regard décontenancé. Elle crut l'entendre crier son nom. Quelques secondes plus tard, elle était dans les champs, et ses pieds frappaient la terre.
Elle avait vaguement conscience de faire tache. La nature autour d'elle, parsemée des ombres rougeoyantes du soir, ne s'accordait en rien avec son humeur actuelle. A perte de vue s'étendaient des champs en jachère, ou bien des pâturages d'où quelques bovins la suivaient d'un regard neutre, ou des champs d'une quelconque céréale dont les premières pousses émergeaient timidement du sol. Une campagne déserte, comme l'avait assuré Selphie, dans laquelle s'enfonçait le chemin de terre. Tranquillité, sérénité étaient rois de ce lieu. Ses pieds foulaient le sol sans la moindre grâce, remuant la poussière, faisant rouler les cailloux. Le vent glacé fouettait son visage, lui coupant le souffle.
Le village laissé dans son dos, les habitations étaient rares désormais. De temps à autre, une petite cabane délabrée se dressait sur le bas-côté, ou un étroit chemin boueux venait couper sa route pour s'enfoncer entre les champs, vers les toits lointains d'une ferme. Il n'y avait personne, et le soir tombait lentement mais sûrement, mais elle ne s'en souciait plus guère. Son esprit était fixé sur un seul objectif.
Alors que le dernier rayon du soleil reposait encore sur le paysage, effleurant les hautes herbes et menaçant de disparaître d'un instant à l'autre, les pas de la jeune fille la menèrent à une grosse bâtisse rouge, la plus imposante ferme des environs, qui entourait une cour de terre battue débouchant sur le chemin. Exténuée, Kairi hésita un instant et ses jambes lâchèrent. Elle tomba à genoux dans l'obscurité, tremblante, se maudissant de ne pas être plus sportive. Courir n'avait jamais été son fort : ses deux amis l'avaient toujours distancée aisément.
« Excusez-moi... Mademoiselle ? »
Kairi releva la tête. Une paysanne, ses vêtements recouverts d'un tablier de facture grossière, s'avançait avec hésitation vers elle, l'air inquiet.
« Vous... allez bien ? »
Kairi hocha la tête, la respiration saccadée, puis, au prix d'un effort qu'elle aurait voulu moins éprouvant, parvint à se remettre sur pieds.
« Je vais bien, merci », répondit-elle en forçant un sourire.
La fille ne répliqua rien, ne paraissant pas convaincue le moins du monde. Les jambes tremblantes, Kairi parcourut les lieux du regard. Un homme d'une quarantaine d'années s'avança vers elles.
« Que se passe-t-il ? Et qui êtes-vous ? » fit-il avec méfiance devant cette inconnue surgissant dans sa propriété lors des dernières lueurs du crépuscule.
La nuit était tombée et le visage de ses deux interlocuteurs était plongé dans l'ombre. Kairi remonta la lanière de son sac, tentant tant bien que mal de remettre en ordre son uniforme en jetant des coups d'œil nerveux autour d'elle. Elle repéra facilement le vieux puits au fond de la cour, près d'une cabane de bois dont le toit s'affaissait, et derrière lequel s'enfonçait dans la nuit un sentier de terre.
« Je vais par là », annonça-t-elle d'une voix étranglée.
Sans attendre une réponse, Kairi reprit sa marche en trottinant. Elle dépassa le puits en percutant dans l'entreprise un seau de métal qui émit un bruit sonore, et laissa la ferme rouge dans son dos, consciente de s'enfoncer dans l'intérieur de l'île, à la tombée de la nuit, seule, là où elle n'avait jamais mis les pieds auparavant. Mais plus rien d'autre n'avait d'importance désormais.
Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora. Sora.
« Que fait-elle ? » murmura la jeune fermière, intriguée par le comportement étrange de l'inconnue.
Le fermier, sans doute son père, haussa les épaules.
« Qui sait ? lâcha-t-il avec une pointe de mépris en observant la silhouette de la rouquine disparaître dans l'obscurité. Ce n'est pas mon problème. »
La fille inclina la tête.
« Ne serait-ce pas la fille du maire ? »
Son père, sur le point de s'en retourner, se figea. Il n'avait aucunement envie d'être impliqué dans une quelconque histoire s'il arrivait malheur à la fille unique et chérie du chef du village.
« Tu crois ? » laissa-t-il échapper, inquiet.
Sa fille hésita.
« Que serait-elle allée faire par là-bas ? Il n'y a rien qui puisse intéresser les gens du village. »
Kairi jura quand son pied glissa pour la troisième fois sur une pierre branlante. Bien que le soleil ait disparu, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité, et elle avait une vague idée de la direction du chemin, qui serpentait entre des champs en friche. Cependant, le sol traître était plongé dans les ténèbres. Elle hâta le pas, frissonnant de froid, et, elle devait l'avouer, de peur : tout n'était que ténèbres autour d'elle, ramenant de terribles souvenirs dans son esprit. Tout était silencieux, un silence sinistre, bien que trop souvent à son goût, des craquements sourds se fassent entendre autour d'elle, couvrant le bruissement léger du vent glacial dans les hautes herbes. Elle se força à regarder droit devant elle, à avancer et à brider son imagination; le moindre écart lui ferait voir des ombres mouvantes et inquiétantes de tous côtés, la dernière chose dont elle avait besoin. Mais elle était glacée maintenant que sa panique était retombée, et l'inquiétude montait : et si elle s'était trompée de chemin ? Et si elle s'était perdue ? Qu'allait-elle faire, perdue en pleine nuit au milieu de la campagne inhospitalière ?
Alors qu'elle envisageait sérieusement de faire demi-tour, elle aperçut quelques centaines de mètres plus loin les hautes masses sombres d'une demi-dizaine d'habitations, éclairées par quelques taches lumineuses. Derrière le petit hameau s'étendaient les ombres massives de la forêt qui couvrait le centre de l'île. Elle y était presque ! Elle se précipita, impatiente d'être au chaud et en sécurité.
Quelques minutes plus tard, Kairi atteignit l'ombre de la première habitation. Il n'y avait pas âme qui vive, bien que la lumière filtrait sous les volets. Les quelques habitants qui y résidaient devaient s'être réfugiés entre les quatre murs de leurs foyers depuis longtemps. Frissonnante, elle s'approcha de la porte, leva la main, hésita. Elle entendait derrière le panneau de bois les murmures étouffés d'une conversation. Elle frappa avec timidité.
Le silence se fit à l'intérieur, et au bout de quelques instants lui parvint un bruit de pas qui se rapprochaient. Les verrous furent tirés et la porte pivota avec lenteur révélant un homme qui la dévisageait avec méfiance, les sourcils froncés.
« ...Oui ? Qu'est-ce que vous voulez ? »
Kairi déglutit. Un fumet alléchant de ragoût lui parvenait aux narines et la faisait saliver, lui faisant prendre conscience qu'elle mourait de faim.
« Bonsoir monsieur... J'aimerais savoir... Pourriez-vous m'indiquer la maison de... Yeul, s'il vous plaît ? »
L'homme haussa un sourcil mais s'abstint de commenter. Il désigna d'un geste vague les profondeurs du hameau.
« Là-bas, la petite maison blanche avant la forêt.
-Merci mons... »
Mais il avait déjà tiré la porte, qui claqua, rejetant la jeune fille dans le froid et les ténèbres. Décontenancée, elle hésita, se retourna, scrutant les formes sombres des demeures. Impossible de distinguer une quelconque maison blanche dans la pénombre. Kairi rajusta son sac et se décida à traverser le hameau silencieux. Une petite forme, probablement un chat, s'enfuit devant elle sans demander son reste. Elle parvint rapidement devant la maison la plus éloignée : au-delà, le chemin de terre continuait, de plus en plus étroit et négligé, et disparaissait derrière les premiers arbres de la forêt. Elle jeta un regard inquiet autour d'elle : la forêt la mettait mal à l'aise et, l'imagination aidant, elle aurait juré voir des ombres bouger entre les arbres. Kairi détourna hâtivement le regard pour le reposer sur la petite maison, fort simple, sans jardin ni étage, aux volets clos. Des pots de fleurs s'alignaient jusque devant le seuil, une plante grimpante tapissait le mur. Elle tendit l'oreille. Pas un son ne lui parvenait de la maison, du moins aucun qui ne couvrit la plainte du vent. Et s'ils dormaient déjà ?
Le froid et le malaise eurent cependant raison des dernières hésitations de la jeune fille, qui se décida à frapper timidement trois coups. Seul le silence lui répondit. Peut-être n'avait-elle pas frappé assez fort ? Peut-être devait-elle insister ?
La porte coulissa sans crier gare, lui arrachant un sursaut. Elle leva un regard anxieux vers un homme, grand, très grand, qui la toisait sans dire mot. La faible lueur qui émanait de l'intérieur lui révéla une longue chevelure mauve aux reflets argentés, des yeux froids plongés dans l'ombre, un visage impassible, et une carrure démontrant de longues heures passées à pratiquer les armes. Étrangement, il lui fit penser à Riku.
Elle reprit ses esprits. Bien qu'elle ne l'ait jamais vu, elle pouvait jurer que cet inconnu n'était pas Yeul. Elle ouvrit la bouche, prête à s'excuser, mais l'homme lui coupa l'herbe sous le pied.
« Kairi, n'est-ce pas ? »
Sa voix grave, empreinte de dignité et d'autorité, lui fit perdre le peu de confiance qu'elle avait réussi à rassembler. Sans dire mot, elle hocha la tête, ne s'étonnant pas qu'il connaisse son nom. Il s'écarta.
« Entrez. Elle vous attend. »
Intimidée, Kairi franchit lentement le seuil. La température augmenta sensiblement. Elle jeta des regards nerveux autour d'elle – elle se trouvait dans un étroit et sombre vestibule – et sursauta quand la porte se referma derrière elle. L'homme la dépassa sans la regarder.
« Par ici. »
Méfiante, bien que la chaleur toute nouvelle soit plus que bienvenue, Kairi le détailla du regard. L'homme semblait avoir vingt-cinq à trente ans, et dégageait un calme qui, une fois encore, guida ses pensées vers Riku. Elle se souvint des paroles de Selphie : Yeul avait causé un scandale l'année précédente quand on s'était aperçu qu'elle vivait avec un homme plus âgé. Était-ce lui ? Bien qu'elle soit très ouverte, elle ne put s'empêcher de lui jeter un regard méfiant.
L'homme se retourna et lui fit signe. S'il était irrité de constater que la jeune fille n'avait pas fait mine de le suivre, toujours debout près de la porte, il n'en montra rien. Sans un mot, il lui désigna une porte à demi-close au fond du vestibule, de l'interstice de laquelle émanait la lumière chaleureuse qui filtrait dans le vestibule. Tout en surveillant l'inconnu, Kairi s'approcha et poussa le battant avec précaution.
La porte s'ouvrit sur une pièce rectangulaire, un salon comme un autre. Rien de macabre comme elle s'y était presque attendue. Une table massive, quelques sièges de bois, un canapé aux couleurs fanées, des fenêtres aux volets clos pour la nuit, une petite bibliothèque dans un coin... l'ambiance familiale était complétée par le papier peint figurant des fleurs dorées sur fond vert pomme et un feu crépitant dans l'âtre où était suspendu un chaudron en fonte.
« Bonjour Kairi. »
Cette dernière se retourna. Une frêle silhouette venait de sortir de l'ombre, apparue dans le vestibule derrière l'homme comme par enchantement. Trop saisie pour répondre, Kairi regarda Yeul passer devant elle et pénétrer dans le salon pour s'installer sur le canapé, le regard neutre. Ainsi voilà donc à quoi ressemblait la fameuse magicienne... C'était une jeune fille de son âge, très mince et petite, les cheveux bleus cascadant sur la fine tunique blanche qui lui servait d'habit. Ce n'était en rien une affreuse sorcière, mais il y avait quelque chose d'intimidant dans la façon dont ses yeux verts la scrutaient.
« Tu peux t'approcher, tu sais. »
Kairi obtempéra, encore plus intimidée que précédemment. Deux mots curieux lui vinrent à l'esprit pour décrire son interlocutrice : « simplicité » et « pureté ». Car Yeul avait des manières « simples », un ton « simple », neutres, mais pas vraiment dénués d'émotion, quelque chose de jeune, presque enfantin... Un peu gênée par le regard perçant, à la fois simple, pur, et si plein de vie – où avait-elle déjà vu ce regard ? – de la magicienne, la jeune fille s'assit au bord d'une chaise correctement éloignée du canapé. Non, ce n'était pas vraiment de la gêne. Plutôt une sorte de fascination. Elle était fascinée par cette fille aux yeux purs qu'elle venait tout juste de rencontrer. Était-ce l'œuvre d'un maléfice ?
« Voici Caius, déclara la jeune fille en tendant le bras vers son colocataire. Je suis Yeul. Mais tu le savais déjà. »
Se tournant vers Caius, elle se fendit pour la première fois d'un léger sourire.
« Je pense que tout ira bien. Ne t'en fais pas. »
Quoi qu'il eut craint, Caius n'en sembla pas convaincu. Il jeta un regard de profonde méfiance à Kairi, avant de se retirer de la pièce. Curieusement, Yeul parut quelques secondes désolée.
« Ne t'en fais pas, ce n'est pas ta faute. Il n'a pas grande confiance en les gens du village, quels qu'ils soient. »
Elle reporta son attention sur Kairi qui laissa la curiosité prendre le dessus.
« Comment... connais-tu mon nom ? Comment savais-tu que je viendrais ? »
Yeul la fixa de son regard impassible, si profond, et si … sincère. Elle se tenait parfaitement immobile, droite, les mains croisées sur ses genoux.
« Je t'ai observée, répondit-elle simplement. Je savais que tu viendrais. Tu n'avais aucune autre possibilité.
-Tu... »
Kairi se souvint soudainement de ce que ces yeux si verts lui évoquaient.
« C'était toi, dans la ruelle, la dernière fois. »
Kairi avait-elle été observée à son insu durant tout ce temps ? Depuis combien de temps exactement ? Yeul hocha la tête.
« Mais... qui es-tu ? Et que sais-tu... de moi ? De lui ? »
La jeune fille dut sentir son malaise car elle abaissa légèrement les yeux vers le tapis.
« Je peux t'aider Kairi. Je possède le don dont tu as besoin.
-Un don ? répéta Kairi, intriguée.
-Je sais ce que tu cherches. Tu veux le retrouver.
-...Oui. Une de mes amis m'a parlé de toi, révéla Kairi, décidée à se confier. Elle pense que peut-être tu pourrais m'aider, mais...
-...mais tu en doutes », compléta calmement la fille.
Kairi esquissa un sourire gêné.
« Personne n'a pu m'aider jusqu'à présent, se justifia-t-elle. Je... je pensais que je devais me débrouiller seule. »
En fait, il y avait bien eu une personne qui aurait pu l'aider, qui lui avait donné l'espace de quelques jours l'illusion qu'elle n'était pas seule. Mais Ifalna était retombée dans les profondeurs de l'oubli, et Kairi dans celles de la solitude.
Autant que le mal de voyage, la sensation d'impuissance et l'angoisse de ne pas savoir ce que Sora devait affronter, c'était la solitude qui était sa grande ennemie depuis son retour sur l'île. Elle s'était elle-même éloignée de ses amis, marginalisée dans ses rêves qui n'appartenaient plus à ce monde et qu'elle était la seule à partager.
« J'avais peur, poursuivit-elle, que peut-être j'avais inventé tout cela, que je devenais folle. Peut-être que Riku est bel et bien mort, qu'il n'y a pas d'autre monde, et que Sora... n'a jamais existé. »
Sa voix se brisa à ces mots. Yeul ne broncha pas, et prit la parole, impassible.
« Tu as raison. Tu as toujours su la vérité et tu ne l'as jamais rejetée. Tu cours après elle alors qu'elle se refuse à toi. C'est pour cela que je veux t'aider... et je savais que tu viendrais me trouver. »
Kairi la dévisagea, puis sourit, attendrie.
« Merci. Je savais que je ne délirais pas. »
Elle laissa échapper un petit rire à cette pensée, avant que la gravité de la situation ne la frappe.
« Alors, l'été dernier... L'île a sombré dans les Ténèbres, avec tous ses habitants.
-Oui. Mais elle a été par la suite restaurée, comme tous les autres mondes.
-Grâce à Sora », répliqua Kairi avec fierté.
Elle n'avait plus qu'un vague souvenir des événements suivant la destruction de l'île, étant restée la plupart du temps dans un coma profond à cause de l'agression des Ténèbres, mais elle savait que Sora était lié à tout cela. Il avait combattu la cause du chaos, ramené les mondes à leur forme originelle, et il l'avait sauvée. Il les avait tous sauvés.
Yeul hocha la tête.
« C'est exact. Je ne t'apprends rien.
-Mais... pourquoi personne ne se souvient de rien ? Pourquoi suis-je la seule... ?
-Les gens ne se souviennent que de ce dont ils désirent se souvenir. »
Kairi fronça les sourcils, confuse.
« Vraiment ?
-Beaucoup avaient disparu dans les Ténèbres ce jour-là. Il n'y avait rien dont ils puissent se souvenir à leur réveil... ou rien qu'ils eussent envie de se remémorer. Tu as été épargnée car tu n'as pas disparu, grâce à la lumière de ton cœur.
-Tu sais que...
-Oui. Je sais qui tu es Kairi. Lors de la renaissance des mondes, tu as été rappelée sur cette île, que tu considérais comme ton foyer.
-Oui, mais maintenant...
-...tu le regrettes. »
Kairi hocha la tête. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle voulait, ni ce qu'elle avait attendu de Yeul en venant ici. Trop de questions se bousculaient dans sa tête, et Yeul dut s'en rendre compte, car elle déclara, un léger sourire au coin des lèvres :
« Je vois que tu te poses beaucoup de questions. Je t'en prie. »
La jeune fille laissa échapper un soupir.
« C'est qu'il y a tellement de choses que je veux savoir... Qui es-tu pour commencer ? Pourquoi me connais-tu ? Que sais-tu de moi et de Sora ? Pourquoi dis-tu être capable de m'aider ? Pourquoi veux-tu m'aider ? Qui suis-je ? D'où me vient ce cœur de lumière ? Pourquoi suis-je ici, sur cette île ? Qui est Sora ? Où est-il ? Où est Riku ? Que leur est-il arrivé ? Sont-ils saufs ? Où sont-ils ? Reviendront-ils bientôt ? Voudront-ils... toujours revenir ? »
Voudront-ils toujours de moi ?
Pendant quelques secondes, on n'entendit plus que le crépitement du feu, mêlé à celui de gouttes d'eau frappant le toit : il avait commencé à pleuvoir.
La jeune fille aux cheveux bleus prit avec délicatesse la parole, mais ce ne fut pas pour répondre à ses questions.
« Tu as faim ? On a fait du ragoût, mais il y en a trop, comme d'habitude. Caius ne comprend pas que je n'ai pas besoin de beaucoup manger », ajouta-t-elle en riant.
Décontenancée, Kairi cligna des yeux.
« Euh... Je ne serais pas contre, si tu es sûre que je ne te dérange pas », se reprit-elle, réalisant le vide de son estomac.
Yeul sourit.
« Bien sûr que non. »
Kairi observa la jeune fille se lever et se diriger silencieusement vers l'âtre. Elle était si mince, paraissait si fragile ! On aurait dit qu'une simple bourrasque pourrait la briser en deux. Yeul surprit son regard.
« Ne t'en fais pas pour moi. »
Kairi rougit. Elle détestait que les gens la surprennent à les fixer.
« N... non, je n'ai rien dit... se défendit-elle en détournant les yeux.
-On m'en a souvent fait la remarque. Voilà », fit-elle en lui tendant un bol.
Kairi la remercia et avala une bouchée sans vérifier le contenu, se brûlant la langue, mais elle avait tellement faim. Son hôtesse rejoignit le canapé, son propre bol à la main. Pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le claquement des cuillères dans les récipients, avant que Yeul ne reprenne soudainement la parole.
« Je te dois une explication. Je te donne l'impression de tout savoir de toi, alors que tu ignores tout de moi, à part sans doute... les rumeurs qui courent sur nous en ville. »
Kairi grimaça, mais la fille se contenta de sourire paisiblement.
« Tu pourras dire à nos concitoyens qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter de Caius. Sans lui, je n'aurais pas survécu aussi longtemps. »
La chaleur dans sa voix surprit Kairi. Elle ressentit une pointe d'envie – l'envie profonde devant le bonheur des autres de partager ce secret qui faisait leur joie –, avant de froncer les sourcils.
« Survécu ?
-Je suis orpheline, l'informa simplement Yeul.
-Oh... désolée. Pourtant... tu sais, je suis sûre que les gens du village auraient pu t'adopter. »
Yeul eut un sourire mystérieux.
« Ce n'est pas grave. J'ai choisi ma voie. Mais tu n'es pas venue pour entendre parler de moi, n'est-ce pas ?
-Je préfère en savoir plus sur la personne à laquelle je vais confier des secrets », répliqua bravement Kairi.
Contre toute attente, la fille éclata de rire. Un rire frais, clair et sincère.
« Tu as raison », fit-elle d'un ton taquin.
Elle semblait si pure, si innocente, que Kairi se sentit gênée de douter d'elle. Yeul se tut le temps d'avaler une bouchée de ragoût, puis reprit :
« Il n'y a pas grand chose à dire sur moi, je pense. »
Elle sourit et ajouta :
« J'avoue avoir été dotée de quelques dons, et d'une... connexion... spéciale avec le cœur du monde. N'en sois pas étonnée, lança-t-elle comme si elle craignait que Kairi ne se moque, tu n'es pas étrangère à cela en tant que Princesse de cœur. »
Kairi grimaça. Sa position de Princesse de cœur, bien que flatteuse, ne lui avait rien apporté de bon jusqu'à présent.
« Je suis... ce que vous autres aimez qualifier de prophétesse. Mais... ce n'est pas aussi simple que cela. Je suis spirituellement reliée au cœur du monde depuis ma naissance, et sans le vouloir, je vois des choses que je ne devrais pas voir, je connais des choses que je ne devrais pas connaître. Je sens les énergies, d'une autre manière que toi, comprends-tu ? »
Selphie avait donc raison, pensa Kairi. Yeul semblait être une sorte de magicienne. Mais une question la taraudait encore.
« Pourquoi veux-tu m'aider ? »
Yeul inclina la tête, de nouveau impassible.
« C'est toi qui requiers mon aide, Kairi. Je te connais seulement car ta destinée est fortement connectée à celle du Monde et des événements terribles qui prendront place dans les mois à venir. Tu es importante, et pas uniquement en tant que Princesse de cœur. Ne sois pas si dubitative. Tu t'en rendras compte bien assez tôt. Quant à moi, mon rôle se limite à t'aider à retrouver le Porteur de la Clé.
-Le Porteur ? » répéta Kairi, intriguée.
De nouveau un terme familier, elle ne savait comment, qu'elle avait oublié.
« Ton ami détient le pouvoir qui sauvera les mondes, répondit simplement Yeul, mystérieuse.
-Mais Sora a déjà sauvé l'univers », protesta la jeune fille.
Yeul ne cilla pas.
« De nouveaux dangers ont émergé. Nombreux sont ceux qui convoitent le pouvoir de ton ami, et plus encore le cœur des mondes, Kingdom Hearts. »
Abattue, Kairi se recula dans sa chaise. Elle qui avait espéré, naïvement, que tout était terminé... Il y avait maintenant de nouveaux dangers, tout était loin d'être fini. Était-ce pour cette raison qu'ils ne pouvaient pas rentrer ?
« Qu'est-ce que Kingdom Hearts a de si important ? murmura-t-elle.
-Kingdom Hearts est le cœur des mondes, pouvoir qui n'est pas compris, déclara Yeul. Il fascine l'esprit des humains, mais leur quête est inutile. Ils ne comprennent pas la nature de ce pouvoir et perdent leur lumière à tenter de s'en emparer.
-C'est encore une question de pouvoir, n'est-ce pas ? » soupira Kairi.
Yeul hocha la tête, l'air grave.
« Si tu le désires, je peux t'aider à lier ta destinée à celle de tes deux amis, et te permettre de les rejoindre. »
Kairi leva les yeux, perplexe.
« Si je le désire... ? Mais il ne s'agit pas de ça ! Je dois leur venir en aide ! C'est mon devoir, je ne peux pas les abandonner !
-Vous les humains... sourit Yeul, amusée pour une quelconque raison. Le libre arbitre t'appartient, et t'appartiendra toujours, Kairi. Ne laisse personne te le prendre. Que ce soient ta famille, ton entourage, tes ennemis... ou tes amis. Tu peux accepter de partir dans l'inconnu pour espérer rejoindre le garçon auquel tu tiens sans savoir si ton intervention lui sera bénéfique... ou tu peux refuser, rester en sécurité sur cette île, là où les Ténèbres ne t'atteindront pas. C'est à toi de choisir. »
Le silence ponctua ses mots. Kairi abaissa les yeux devant le regard scrutateur mais impassible de Yeul, qui semblait analyser chacune de ses émotions sans jamais se laisser décrypter lui-même. Elle comprenait parfaitement, Yeul avait été très claire. Elle n'avait attendu que cela, un moyen d'agir. Mais maintenant que ce moyen était à portée de main...
« As-tu peur ? » demanda doucement Yeul.
Kairi esquissa un sourire.
« Oui », avoua-t-elle.
Elle avala une bouchée de ragoût avant de relever les yeux et de croiser ceux, souriants, de son interlocutrice. Se sentant ragaillardie, elle s'expliqua :
« J'attends une occasion d'agir depuis que je suis revenue, encore plus depuis que Sora s'est rappelé à moi. Je suis en mal d'aventure, je crois, fit-elle en riant doucement. Mais je suis coincée ici, seule, sans pouvoir, inutile. J'ai terriblement peur de ne jamais savoir ce qu'il leur est arrivé, j'ai peur qu'ils ne soient en danger, perdus dans je ne sais quel monde... Cette sensation d'impuissance est affreuse. Et je me sens seule sur cette île, les autres vivent dans un autre temps, ils n'ont aucun souvenir de Sora et s'imaginent que je pleure la mort de Riku... Et là, tu tombes du ciel et tu dis détenir la solution inespérée...
-Mais ? »
Kairi détourna le regard. Ce qu'elle allait dire, elle ne l'avait jamais avoué, pas même à Selphie, et les mots semblaient coincés dans sa gorge.
« Je crois que j'ai perdu confiance en moi. »
Yeul l'incita à continuer.
« Ce que je veux dire, j'ai peur qu'ils me rejettent, confessa-t-elle, sans rencontrer son regard de peur d'y voir l'ombre d'un jugement, surtout lui, il est toujours si distant, si froid dans mes rêves. Il m'en veut de l'avoir oublié, et je me sens coupable depuis... Je sais que je n'y peux rien, mais j'ai l'impression de ne pas être une bonne amie. Sans pouvoir, je suis inutile, même pas capable de me rappeler son nom ! Il préfère peut-être rester avec Riku, je comprendrais.
-Kairi, tu sais bien que c'est faux. Le Sora que tu vois dans tes rêves n'est pas le vrai Sora, seulement le reflet de ta culpabilité et de tes doutes. »
Kairi hocha la tête, sans insister. Le bon sens, en effet, clamait qu'elle se faisait des idées, que ses émotions prenaient le dessus. Elle le savait. Mais le ciel comme la mer restaient vides, et sans signe de ses amis, elle était seule avec ses tourments.
Elle se souvint de sa promesse quelques jours plus tôt, dans sa salle de bain, où elle s'était réfugiée pour fuir ses démons.
« J'irai. »
Oui, s'il refusait de revenir, elle irait le chercher.
« J'ai fait une promesse, déclara-t-elle d'un ton décidé. Celle de tout faire pour me souvenir de lui. Je sais qu'il m'a sauvé la vie, l'été dernier. Cette fois-ci, où qu'il soit, c'est moi qui le sauverai. Je le chercherai, comme lui m'a cherchée. »
Et nous pourrons revenir sur notre île. Tous les trois.
« Mmh, je savais que tu dirais cela, laissa échapper la jeune fille d'un ton rieur. Bien joué. »
Kairi se pencha en avant, sérieuse.
« Où est Sora ? Comment puis-je le rejoindre ? »
Yeul cligna des yeux avant de se recomposer un visage impassible.
« Oh, tu... sembles bien pressée soudainement.
-J'ai pris ma décision. Et je ne peux pas attendre.
-Pourquoi ? Je pensais que tu te faisais une joie de participer à la Fête du Printemps, demain. »
Kairi haussa les sourcils, mais comme Yeul n'avait pas l'air de se moquer d'elle, elle soupira.
« Pas vraiment. Et même si je l'avais voulu, je ne peux plus me le permettre. Attendre un jour de plus, c'est prendre le risque de finir comme Ifalna. »
Elle posa son bol à moitié vide sur la table. Ce ragoût était un délice -un mélange de carottes et pommes de terre agrémenté d'herbes aromatiques-, mais elle n'avait plus faim désormais. L'angoisse était revenue au galop.
« Tout à l'heure... Je repensais à tout cela et... je me suis rendue compte qu'il me manquait quelque chose. Je l'avais oublié, Yeul, j'avais de nouveau oublié son nom, qui m'était revenu quelques jours plus tôt ! »
Elle se passa une main dans les cheveux.
« Ifalna a connu le même sort hier. Elle était prête à m'aider, et puis... après, elle ne se souvenait même plus d'avoir un fils ! Après cela, je n'ai pas fait de cauchemar, comme à mon habitude, j'aurais dû m'en inquiéter... Il m'avait aussi dit qu'il ne viendrait plus me voir... Et j'avais même oublié qu'Ifalna était la mère de Sora... »
Elle sourit, un peu embarrassée.
« Désolée... C'est juste... J'ignore dans quelle malédiction il est tombé, mais elle nous rattrape peu à peu. J'ai peur que si je ne fais rien, je me lève un matin sans même me rappeler avoir eu un ami qui s'appelait Sora et qui a disparu. »
C'était pour cette raison qu'elle s'était précipitée ici dès qu'elle avait constaté la disparition effrayante des pièces de puzzle qu'elle avait commencé fièrement à rassembler. Le nom de Sora... jusqu'au rôle même d'Ifalna. Elle releva les yeux, décidée. Qu'elle soit prête ou non, cela n'avait plus d'importance. Elle devait avancer.
« Je ne peux pas attendre plus longtemps. »
