Chapitre publié le 21 juillet 2015

Chapitre 8 : Transfert

Le silence régnait dans la pièce. Kairi dévisageait Yeul, déterminée, les lèvres serrées, et Yeul lui renvoyait un regard aimable bien que légèrement inexpressif. Elle inclina la tête.

« Très bien, si c'est ta décision. »

Kairi hocha la tête.

« Oui. J'en suis sûre. »

Elle le ramènera. Elle les ramènera.

Yeul sourit, une lueur calculatrice aux fonds de ses yeux.

« Et... qu'en est-il de tes parents ? De tes amis ? Ne comptes-tu pas les avertir de ton départ ? Nous ignorons toi et moi combien de temps te sera nécessaire pour accomplir ta quête. Es-tu prête à tout laisser derrière toi, ta vie, tes amis, ta sécurité, pour plonger dans l'inconnu ? »

Kairi fronça les sourcils.

« Je te l'ai dit, je suis prête. Je n'ai pas peur. »

Oh, elle savait que ce n'était pas vrai. Elle avait peur, mais elle tentait de ne pas y songer.

« Et... ajouta-t-elle en détournant les yeux. Je ne compte pas en avertir quiconque. Si mes parents savaient que j'ai l'intention de partir, ils m'en empêcheraient. Je ne peux pas le permettre. Mais tout ira bien, acheva-t-elle, comme pour se persuader elle-même. Je suis déjà partie à l'aventure. Je n'ai pas besoin d'aide. Je n'ai pas peur. »

Yeul ne changea pas d'expression, mais laissa échapper un soupir bref.

« Tu n'es pas prête, murmura-t-elle. Et tu n'es pas sincère. Mais soit, si c'est ce que tu veux. J'ai promis de t'aider, et je le ferai. »

Kairi sourit.

« Bien. Merci. »

Un silence ponctua ses mots. Indécise, elle se pencha en avant.

« Yeul... Sais-tu... ce qui lui est arrivé ? A Sora ? Sais-tu où il est ? S'il te plaît, dis-le moi. »

Yeul hésita.

« Je ne sais pas grand chose, avoua-t-elle. Je sens certaines choses, c'est tout. Je sais que ton ami est momentanément tombé sous l'emprise des Ténèbres, mais ne t'inquiète pas, il en a été arraché. Il est en sécurité à présent. Mais il n'est toujours pas tiré d'affaire. Les Ténèbres lui ont laissé de graves séquelles. On veille à ce qu'il récupère, mais beaucoup ont intérêt à ce que ce jour n'arrive jamais. »

Le cœur de la jeune fille se serra en entendant ces mots. Elle inspira profondément. Yeul parlait comme si Sora était en danger de mort. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle agisse. L'inquiétude menaçait de s'emparer d'elle. Plus elle attendait, plus elle risquait de ne jamais revoir Sora.

« Où est-il ? » demanda-t-elle avec empressement.

Yeul demeura impassible face à son trouble.

« Je l'ignore. »

Kairi écarquilla les yeux, laissant transparaître son désespoir. Si même celle qui se déclarait être son unique secours dans sa quête ignorait où se trouvait Sora, comment allait-elle pouvoir le retrouver ? Elle baissa les yeux vers ses genoux, le cœur gros.

« Néanmoins... »

Kairi releva la tête. Un léger sourire avait fleuri sur les lèvres de sa vis-à-vis.

« Oui ? fit-elle dans un souffle.

-Néanmoins, je connais le moyen de t'amener à ses côtés. Sora n'est pas seul. Quelqu'un veille sur lui et s'assure qu'il guérisse de ses blessures. C'est cette personne qui l'a sauvé des Ténèbres qui menaçaient de le submerger.

-Riku ? demanda Kairi avec espoir.

-Non. »

Elle fronça les sourcils, perplexe.

« Alors qui ?

-C'est quelqu'un que tu n'as jamais vu. Mais en réalité, tu la connais mieux que nous autres. »

Yeul émit un petit rire.

« Je pense qu'il y a des choses que tu devrais mieux découvrir par toi-même, Kairi. Sache cependant que cette jeune fille est digne de confiance. Et... elle est indubitablement liée à toi. Vous partagez un lien très fort, elle et toi. C'est cela qui te permettra de les rejoindre.

-Je ne comprends pas, avoua Kairi, perdue. De qui parles-tu ? »

Elle se mordit la lèvre. Elle n'aimait pas beaucoup les paroles énigmatiques de son interlocutrice. Elle voulait comprendre, espérer que Sora soit en sécurité, mais les mots de Yeul ne semblaient pas très rassurants.

« Me fais-tu confiance ? »

Kairi reposa les yeux sur elle. Intéressante question. Elle ne devait pas faire confiance à des étrangers, elle le savait, mais la jeune fille semblait si pure et innocente... et surtout, elle détenait la clé qui lui permettra de rejoindre celui qui lui était si cher.

« ... oui, je suppose, murmura-t-elle. J'avoue que je n'ai pas le choix. »

Yeul la dévisagea avec gravité, puis soupira.

« Je sais. Mais venons-en au fait. Je ne sais pas ouvrir de passage entre les mondes. Caius en est capable, mais comme je te l'ai dit, nous ignorons dans quel monde il nous faut chercher pour retrouver le porteur de la Clé. Nous ne connaissons pas sa position.

-En fait, hésita Kairi, j'avais pensé à me rendre à la Forteresse Oubliée. Sora y a de bons amis, ils sont sans doute au courant de ce qui lui est arrivé.

-Peut-être. Mais ce ne sera pas nécessaire. »

Elle se redressa légèrement, plus solennelle que jamais.

« Vois-tu, je possède un pouvoir fort utile sur le monde spirituel. Ce pouvoir ne m'a jamais fait défaut, et bien que Caius semble le considérer comme une malédiction, je sais qu'il n'en est rien. C'est un don que je mets à ta disposition aujourd'hui. Je peux, si tu le désires, envoyer ton esprit rejoindre Sora. »

Un silence ponctua ses paroles. Kairi la regardait, légèrement confuse. Envoyer son esprit ? Comme un fantôme ? Mais qu'est-ce que cela signifiait ? Et qu'est-ce que cela impliquait ? Elle lui posa la question d'une voix incertaine.

« Cela signifie, expliqua toujours aussi calmement la jeune magicienne, que je ne peux certes pas permettre à ton corps de rejoindre Sora, mais je peux envoyer ton esprit.

-Mais alors...

-Oui. Dépourvue de corps, tu ne pourras le rejoindre que sous la forme d'un être immatériel. »

Kairi lui jeta un regard méfiant, peu encline à laisser une quasi étrangère jouer avec son esprit. Cela lui était déjà arrivé l'année dernière, quand elle avait perdu son cœur, et elle ne désirait pas recommencer. De plus, cette idée ne lui plaisait guère. Et si elle n'était plus capable de réintégrer son corps par la suite ? Pire, sous la forme d'un fantôme, comment pourrait-elle aider Sora ? Cependant, elle était consciente de n'avoir pas d'autre solution et le temps pressait. Alors si elle n'avait pas le choix... Elle ouvrit la bouche pour se résigner à donner son accord, mais l'autre fille lui coupa l'herbe sous le pied.

« Tu as de la chance. Une enveloppe charnelle libre de t'accueillir t'attend, Kairi. C'est ici qu'elle entre sur scène.

-Oh... la fille dont tu as parlé ? Celle qui veille sur Sora ? » tenta Kairi, un peu perdue.

Yeul inclina la tête.

« En effet. Elle possède une forte connexion avec toi, Kairi, et c'est pourquoi il m'est possible de placer temporairement ton esprit en son corps.

-Mmh... »

Curieusement, elle aimait encore moins ce plan désormais.

« Mais... cette fille, qui est-elle ? Et pourquoi partage-t-on une connexion ?

-Tu le découvriras par toi-même. »

D'accord... Kairi détourna les yeux pour masquer son trouble. Elle n'aimait pas du tout cela. Pas du tout. Les yeux verts de Yeul la scrutèrent.

« Je vois que tu as encore des doutes. Il n'est pas trop tard pour poser tes questions.

-C'est juste... hésita Kairi, trop gentille pour envisager de blesser la jeune fille. Que va-t-il lui arriver ? A elle ? Je vais m'emparer de son corps, comme ça, comme... »

Elle ne termina pas sa phrase. Il était inutile de préciser que voler le corps d'une fille innocente était totalement impensable.

« Je pourrais en effet laisser son âme dans son enveloppe corporelle, mais cela ne serait bon ni pour toi ni pour elle. Ce serait un sacrilège envers sa personne qui ne pourrait avoir que des conséquences désastreuses. En réalité, je ferai un échange. Ton esprit rejoindra son corps... et son esprit rejoindra le tien. Ce n'est que justice. »

Hein ?

Avait-elle bien entendu ? Non non non, ce plan ne sonnait décidément pas bien du tout à ses oreilles... Elle allait non seulement piquer le corps d'une fille qu'elle ne connaissait même pas, pour atterrir en territoire inconnu sans la moindre certitude et le moindre indice pour savoir que faire, tout en sachant qu'une étrangère se promenait avec son corps ? Elle avait dit qu'elle était prête à tout pour retrouver Sora, mais cela commençait à faire beaucoup de concessions.

Yeul rit soudainement de son rire cristallin, la faisant tressaillir.

« Ne t'inquiète pas, je veillerai à ce qu'il ne lui arrive rien. Je lui expliquerai la situation, elle comprendra, crois-moi. Moi et Caius veilleront sur elle en attendant ton retour.

-C'est promis ?

-Bien sûr. C'est promis. »

Kairi lui jeta un regard dubitatif mais se contenta de poser la question qui lui tenait à cœur.

« Et... en admettant que j'accepte, comment ferai-je pour revenir ? »

Yeul inclina la tête.

« Hé bien... je suppose que quand tu auras atteint ton but et retrouvé tes amis, tu reviendras sur cette île avec eux, n'est-ce pas ? Ce jour-là, tu viendras me voir. J'accomplirai à nouveau le rituel. »

Kairi ne put retenir une légère grimace. Ainsi, elle allait réellement être projetée dans l'inconnu, sans moyen de revenir en arrière si les choses tournaient mal... Yeul lui jeta un rapide regard d'excuse, avant de poursuivre :

« Alors es-tu sûre de ta décision, Kairi ? Es-tu prête à entreprendre ce voyage ? »

L'était-elle ? La perspective de repartir à l'aventure lui semblait passionnément excitante. Pourtant, elle ne parvenait pas à faire taire la petite voix qui lui soufflait que c'était une très mauvaise idée. Elle était seulement une Princesse de Cœur, après tout. Elle n'avait aucun talent de combattante, aucune compétence en magie, ne connaissait rien aux dangers du monde... Elle ne ferait que se mettre en danger. Il y avait peu de chances qu'elle vienne en aide à Sora. Et puis, elle allait de nouveau abandonner sa famille, ses amis... Sans un mot, sans un indice. Ils la chercheront et ne la trouveront pas. Penseront-ils qu'elle avait décidé de rejoindre Riku dans la mort ?

Elle frissonna à cette idée. Kairi avait beau ne pas avoir eu la vie facile depuis son retour, à aucun moment l'idée de se suicider ne lui avait traversé la tête. Outre les habituelles angoisses de plonger dans l'inconnu sans possibilité de se rétracter, le plan proposé par la jeune magicienne ne lui plaisait vraiment pas, mais pas du tout. Elle avait cru qu'elle lui ouvrirait un passage vers Sora, non qu'elle l'enverrait dans le corps d'une totale inconnue... Elle s'efforçait de ne pas trop y penser, mais que se passerait-il si elle restait bloquée dans le corps de cette fille pour toujours ? Outre le fait qu'elle ne connaisse rien d'elle (elle espérait avec un peu de honte que cette personne soit au moins humaine et si possible ne souffre pas de problème physique majeur), il lui paraissait inconcevable de voler le corps de quelqu'un. Et ce n'était pas tout... Elle allait laisser son propre corps ici le temps de son voyage et cette inconnue allait l'utiliser... Elle s'inquiétait de l'état dans lequel elle allait retrouver son corps à son retour... Au moins, ils pourraient s'arranger pour masquer son absence si l'inconnue acceptait de prendre sa place pour un temps, mais que se passerait-il si elle faisait ou disait des choses embarrassantes ? Tout le monde penserait que Kairi en serait responsable.

La jeune fille se frotta les tempes. Tant de questions, tant d'incertitudes... Elle reporta son regard sur le visage paisible de la jeune fille aux cheveux bleus. Et il y avait elle. Elle n'était même pas sûre de pouvoir lui faire confiance.

« Je ne comprends toujours pas pourquoi tu souhaites m'aider », avoua-t-elle.

Yeul ne se départit pas de son sourire tranquille.

« Je te l'ai dit. Ce n'est pas moi qui veux t'aider, mais toi qui veux que je t'aide. Je savais seulement que tu viendrais me consulter, et je suis allée directement au but, c'est tout. »

Kairi ne devait pas sembler bien convaincue car la magicienne sourit franchement.

« En réalité... Je ne sais pas si je peux te le révéler car je ne suis pas censée m'impliquer dans les affaires des autres, mais je suis également curieuse de savoir ce qu'il ressortira de tout cela. Une nouvelle situation émerge, l'histoire bifurque et aucun d'entre nous, pas même moi, ne sait comment cela tournera. »

Kairi détourna les yeux en se mordant la lèvre. Elle avait toujours des doutes, mais...

« Très bien, alors... je suis prête, déclara-t-elle.

-Très bien. Allons-y. »

Elle entendit la jeune fille se lever et quitter la pièce en lui demandant d'attendre quelques minutes. Le silence s'abattit dans le petit salon. Le crépitement de la pluie se mêlait au crépitement du feu, qui faisait danser des ombres sur les poutres de bois. Dehors, un chien aboya brièvement puis se tut. Elle n'entendit plus que le bruit de sa propre respiration... et les battements de son cœur qui s'étaient précipités.

Kairi se leva en espérant échapper à sa nervosité, mais celle-ci la suivit tandis qu'elle explorait la pièce, plus pour tenter de se distraire que par curiosité. Ses mains étaient moites, et elle les essuya sur ses habits, sans succès. Elle fixa sans le voir un bibelot quelconque posé sur le manteau de la cheminée avant de, prise d'une idée subite, revenir vers son sac d'école, abandonné près de sa chaise. Elle s'empara d'un crayon, arracha une feuille à un de ses cahiers, et posa la pointe émoussée du crayon sur la première ligne, hésitante. Son intention était de rédiger un mot pour ses proches au cas où les choses venaient à mal tourner, mais maintenant qu'elle était devant sa feuille, elle n'avait aucune idée de la manière dont s'y prendre. De plus, elle avait terriblement l'impression d'écrire une lettre d'adieu... Que devait-elle dire ? Bye bye, je suis partie chercher Sora, j'essaierai de revenir un de ses jours, ne vous en faites pas pour moi. Signé Kairi ? Ridicule. Quoique... Au moins, ses parents auraient une trace d'elle.

La porte grinça et Yeul entra, les bras chargés d'un vieux coffre de métal sur lequel était posé un énorme grimoire. Comment pouvait-elle porter tout cela avec ses bras si frêles, cela la dépassait. Le dénommé Caius, qui la suivait dans l'ombre, fixait la jeune magicienne avec désapprobation, mais ne fit aucun commentaire.

« Oh, tu écris quelque chose ? » s'étonna Yeul.

Kairi l'observa déposer sa charge à même le sol, devant le foyer.

« Je pensais écrire un petit mot pour mes proches, pour les avertir de ma situation, mais j'ignore quoi leur annoncer », avoua-t-elle.

Yeul prit une expression songeuse. Elle paraissait un peu plus enjouée que précédemment.

« Si je puis me permettre, intervint Caius de sa voix grave, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. »

Les deux filles se tournèrent vers lui, Kairi avec méfiance, Yeul avec une lueur indéchiffrable dans les yeux.

« Je pense que tant que tu seras partie, Kairi, continua-t-il, le mieux sera de prétendre que tu es toujours parmi nous, en utilisant pour cela celle qui occupera ton corps. Elle n'aura qu'à prétendre qu'elle est Kairi, le temps que tu règles tes affaires. »

Kairi ne put retenir une grimace.

« Mais ce n'est pas le cas, objecta-t-elle, et elle ne me connaît pas, elle ne pourra pas se comporter et parler comme je le ferais, non ? Ça risque d'embarrasser...

-Si les gens du village apprennent que Yeul est impliquée dans la disparition d'une habitante de l'île, l'interrompit Caius d'une voix sévère, la fille du maire qui plus est, ils ne pardonneront pas. Ils se méfient d'elle, et il ne leur faut qu'une occasion pour l'accuser. Je ne souffrirais pas de la voir blessée, comprends-tu ? »

Mal à l'aise devant le regard glacé de l'homme, la jeune fille détourna les yeux. C'était vrai... Yeul était également impliquée dans tout cela, elle ne devait pas l'oublier.

« C'est bon, fit Yeul, calmement. Kairi était seulement inquiète, c'est tout à fait normal et j'approuve sa réaction. Je n'aurais pu approuver qu'elle ne se méfie pas un peu. »

Elle se détourna et posa la main sur le grimoire.

« Bien... Ceci étant réglé, je te suggère de commencer, Kairi. »

Celle-ci poussa un léger soupir, délaissa à regret papier et crayon pour s'approcher de la jeune magicienne, tentant de maîtriser sa nervosité. Elle regarda avec inquiétude Yeul ouvrir le vieux grimoire, un énorme pavé aux feuilles jaunâtres, couvertes d'une fine écriture et d'étranges symboles, bref, l'ouvrage typique des sorcières, consulter le sommaire et feuilleter les pages, le visage indéchiffrable. Elle s'arrêta sur l'une en tous points semblables aux autres. Kairi tenta de lire par-dessus son épaule, mais bien entendu, l'écriture en était incompréhensible. La fille aux cheveux bleus demeura quelques instants silencieuse avant de se retourner vers elle.

« Très bien. La préparation risque d'être un peu longue, il te faudra patienter un peu. »

Kairi hocha la tête sans dire un mot et se recula vers l'entrée, l'observant ouvrir le coffre et en observer le contenu d'un air méditatif. Alors qu'elle en tirait un petit bocal de verre rempli d'herbes et une poignée de longues bougies noires, Caius prit soudainement la parole.

« Je sais que tu as du mal à avoir confiance en elle, murmura-t-il, mais sache que Yeul met beaucoup en jeu en acceptant de t'aider. Sa sécurité, sa tranquillité... Les gens du village ne lui font pas confiance. Elle a des dons, elle vit à l'écart avec moi... Mais elle est trop gentille. Elle ne ferait pas de mal à une mouche, et est trop naïve pour sa propre sécurité. Je tenais à ce que tu le saches. »

Il se recomposa un visage inexpressif. Kairi sourit doucement.

« Je sais. Je n'ai pas l'intention de lui causer du tort, bien entendu. Je lui suis reconnaissante d'avoir accepté de m'aider, même si j'ignore comment lui montrer ma gratitude.

-Yeul ne demandera rien en retour », répondit simplement Caius.

De l'autre côté de la pièce, la jeune fille n'affichait aucun signe montrant qu'elle les avait entendus. Elle sortit quelques objets indéfinissables de sa caisse sans quitter les lignes du grimoire des yeux.

« Mais... pourquoi vit-elle ainsi ? s'interrogea soudainement Kairi. Pourquoi n'a-t-elle pas de parents ? Pourquoi ne va-t-elle pas à l'école ? »

Caius prit son temps pour répondre, et elle crut qu'il refuserait de lui fournir une réponse avant qu'il ne déclare :

« Yeul est... un mystère que moi-même n'ai jamais réussi à élucider. Elle est arrivée par la mer, un beau jour sans crier gare. J'ai su que je devais veiller sur elle. Le poids de ses dons l'accable chaque jour et son cœur est trop lumineux pour voir les ombres du monde. Seule dans le vaste monde, elle ne pourrait mener une existence paisible... bien que je dois admettre qu'elle possède bien plus de ressources que je ne l'aurais pensé. »

Il n'en dit pas plus, et Kairi reporta son attention sur la mince silhouette de Yeul, qui s'était accroupie et dessinait à la craie sur le parquet de bois. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Caius prit à nouveau la parole.

« Sais-tu pourquoi elle est si frêle ? Un coup de vent pourrait l'emporter. C'est cela, le poids de son fardeau. Sa connexion au monde spirituel est si forte que son corps se détache du niveau terrestre et peine à se développer. Elle n'a ainsi jamais eu aucune aptitude physique. Et elle... ne saigne pas comme les autres femmes.

-Vraiment ? »

La sympathie envahit Kairi. Elle n'était visiblement pas la moins bien lotie.

« Elle n'est pas à plaindre, cependant. Elle garde le sourire et a confiance en ses pouvoirs. Et elle a confiance en moi. Elle sait que je serai toujours là pour elle. »

La chaleur perceptible dans sa voix renforça la certitude de la jeune fille que Yeul et Caius ne partageaient pas une relation malsaine comme le pensaient les villageois, mais une relation basée sur des sentiments sincères et réciproques. Ce qu'ils faisaient ensuite ne la regardait pas.

Ils demeurèrent quelques instants silencieux avant que Yeul ne leur fasse signe d'approcher. Par terre, dans la lumière du foyer se détachait un magnifique dessin, un cercle rempli de symboles et de figures complexes, incompréhensibles pour Kairi mais très impressionnants. Le dessin ne semblait avoir aucune imperfection ou hésitation, preuve de l'habileté de Yeul pour ce genre de choses.

« Wahou, souffla-t-elle.

-Alors, qu'en penses-tu ? demanda Yeul en allumant précautionneusement les bougies qu'elle avait disposées tout autour de son œuvre.

-Je n'y connais rien mais c'est assez impressionnant. »

Yeul se releva et lui tendit une coupe de bois.

« Bois ceci. »

Inutile de dire que Kairi marqua un temps d'hésitation, examinant le liquide jaunâtre avec méfiance, avant d'en avaler une gorgée. Elle toussa. C'était affreusement acide, comme avaler du jus de citron non dilué.

« Qu'est-ce que c'est ? déglutit-elle. C'est acide.

-Cette boisson comprend du jus de Paopou, expliqua Yeul, pour ses vertus liant les cœurs et les énergies des gens. Ce sera nécessaire pour lier les tiennes à celles de ton futur hôte. »

Avec une grimace, Kairi se força à finir la coupe avant que Yeul ne lui demande de s'asseoir au milieu du cercle, tandis qu'elle faisait de même, en dehors des limites, face à la jeune fille.

« Tu es nerveuse, sourit-elle. Tu n'as pas à t'inquiéter. Tout va bien se passer. Et je te fais la promesse que nous veillerons sur celle qui empruntera ton corps. »

Maigre consolation, mais Kairi força un sourire crispé.

« Maintenant ferme les yeux et détends-toi. »

Elle s'exécuta. Ou du moins essaya, tentant de se rappeler les quelques techniques qu'elle connaissait pour se détendre. Penser à autre chose, respirer profondément, ne penser à rien, penser à des trucs positifs... Bien entendu, rien ne fonctionnait. Une pensée fugace traversa son esprit et elle sentit son cœur se serrer.

« J'ai peur qu'ils me rejettent », murmura-t-elle, les yeux toujours clos. Elle ignorait qu'elle n'était alors plus qu'à moitié consciente.

La voix de Yeul lui répondit comme un murmure.

« Aie confiance en eux. Ils n'ont aucune raison de te rejeter et ils ne le feront pas. Aie confiance en eux. Ils tiennent à toi. »

Le silence retomba dans la pièce. La respiration de Kairi s'apaisa, ses paupières se firent lourdes. Un engourdissement étrange s'emparait de son corps.

« Bonne chance... Kairi. »

Les derniers mots de Yeul lui furent à peine perceptibles; elle se sentit partir loin, loin, loin... Les sons s'éteignaient peu à peu en même temps que toutes les autres sensations, et même ses pensées s'étiolaient, devenaient confuses et sans forme avant de disparaître. La paix envahit son esprit.


Quelques minutes plus tard, Yeul se releva avec un léger soupir. Ce sortilège lui avait demandé une certaine dose d'énergie, plus qu'elle ne l'avait pensé. Elle sentit la présence de Caius dans son dos, prêt à la soutenir, mais ce ne fut pas nécessaire.

« Tout s'est-il bien passé ? » s'enquit-il.

Yeul hocha la tête. Ils observèrent en silence le corps inconscient de Kairi, étalé au milieu du cercle, les cheveux voilant son visage.

« Elle n'était pas sincère, déclara soudain la jeune fille, le visage inexpressif.

-J'avoue qu'elle n'était pas à l'aise. Elle cachait quelque chose ? »

Yeul secoua la tête.

« Non. Ce n'est pas cela. Elle dit agir ainsi, prendre tous ces risques pour retrouver son meilleur ami, le sauver comme lui l'a sauvée, mais ses raisons sont loin d'être aussi altruistes. Elle espère aussi s'amender.

-S'amender ?

-Elle culpabilise parce qu'elle a été victime des Ténèbres l'année précédente. Parce qu'elle a dû être sauvée, et parce qu'elle ne peut lui rendre la pareille, oubliant son sacrifice. C'est humain.

-Mais stupide », objecta Caius.

Yeul sourit.

« Je te l'accorde, même si ce n'est pas le mot que j'aurais employé. Elle pense que si elle n'agit pas, ses amis l'abandonneront, ou du moins la laisseront de côté, car elle n'a aucun talent, pour reprendre ses mots. Ce n'est pas vrai, mais elle ne parvient pas à le ressentir. Elle est partie plus par culpabilité que par conviction. Elle n'était donc pas prête. »

Ils reportèrent leur attention sur le corps sans vie de la jeune fille aux cheveux rouges. Les minutes s'étirèrent inexorablement, avant que Caius ne se décide à briser le silence.

« Quand va-t-elle se réveiller ?

-Cela ne saurait tarder », répondit paisiblement la jeune fille.

Elle éteignit les bougies et les rassembla sur la table, avant d'échanger un regard complice avec Caius.

« J'espère que tu as prévu les explications que l'on devra à notre invitée ? »

Un sourire étira son visage.

« Je pensais que tu avais pensé à tout...

-Vraiment je... »

Elle s'interrompit. Un mouvement au sol avait attiré son attention. La main de Kairi venait de frémir. Tous deux la fixèrent un moment.

Un léger son s'échappa des lèvres de la rousse, et elle esquissa un mouvement de tête, qui acheva de faire recouvrir ses yeux par ses mèches. Yeul échangea un rapide regard avec Caius avant de s'agenouiller précautionneusement près de la tête de Kairi.

« Est-ce que tu m'entends ? » murmura-t-elle.

La jeune fille gémit encore et ramena le bras vers elle. Ses yeux s'entrouvrirent faiblement, semblant hésiter entre le sommeil et l'éveil. Une main tremblante vint repousser une mèche de son visage. Elle banda ses muscles dans une vaine tentative de se relever, échoua, recommença en vain. Yeul posa une main rassurante sur son épaule.

« Doucement », souffla-t-elle.

Les yeux bleus de la fille croisèrent les yeux verts de la magicienne. Une lueur d'incompréhension brillait au fond de ses yeux, mais elle n'avait pas la force d'exprimer son trouble. Elle prit appui sur son coude tremblant pour relever le buste, pâle, semblant prête à s'évanouir à tout instant.

« ...Naminé ? » demanda encore Yeul, incertaine.

La fille lui renvoya un regard apeuré.

« ... Oui », parvint-elle à murmurer.

Elle serra les dents et se redressa tant bien que mal.

« Que... que s'est-il passé ? Et qui êtes-vous ? »

Yeul sourit.

« Ne t'inquiète pas. Tu es en sécurité. »


Loin, très loin, à des milliards de kilomètres de là, la véritable Kairi s'éveillait à son tour. Les sensations lui revenaient peu à peu dans un désordre confus. Désorientée, elle laissa échapper un soupir. Son bras était tordu sous elle dans un angle inconfortable, et elle sentait la froideur du sol contre sa joue. Pas un son ne se faisait entendre. Elle demeura quelques minutes les yeux clos, laissant ses sens s'éveiller, comme chaque matin au réveil. Que se passait-il ? demandait son esprit endormi.

La jeune fille laissa passer quelques minutes puis se décida à entrouvrir les yeux. Un ensemble confus de couleurs ternes et grises s'invita sur ses rétines. Elle cligna des yeux, son cerveau refusant de lui donner la moindre explication de ce qu'elle voyait. Une mèche sombre avait glissé devant ses yeux, obstruant son champ de vision, et son bras était coincé sous elle. Elle tenta maladroitement de bouger et se faisant, réalisa que son autre bras était étendu sur le sol, contre elle. Elle parvint à le replier et posa sa main -gantée- sur le sol glacial, bandant ses muscles dans l'espoir de se redresser.

Petit à petit, elle parvint à dégager son autre bras et à l'utiliser pour se redresser à genoux. Voilà qui était mieux. Kairi laissa échapper un nouveau soupir, dégagea son visage de ses courtes mèches d'une main tremblante et, épuisée par ces simples efforts, jeta un regard autour d'elle, l'esprit parfaitement éveillé à présent.

Elle était seule, pouvait-elle déjà constater. Et elle ne se trouvait certainement plus dans l'Île du Destin. Un tel endroit n'y existait pas. Elle se trouvait assise au beau milieu d'un large couloir au plafond haut qui se perdait dans la pénombre, balayé d'un courant d'air glacé. Une atmosphère lugubre planait dans ces lieux inconnus, plongés dans le silence total. Les murs comme le sol étaient ternes, sans aucun ornement, construits avec une sorte de métal gris non identifiable. La pâleur des murs apportait un peu de lumière, mais le couloir était essentiellement plongé dans l'ombre. Une image de la Forteresse Oubliée surgit dans sa mémoire. L'ambiance des deux lieux étaient assez semblables, de ce qu'elle pouvait déjà en dire.

Mais où était-elle ? Sora était-il ici ? Était-ce donc l'endroit sûr où il récupérait ses forces ?

Rien ne semblait moins sûr et une autre question surgit presque aussitôt, angoissante et entêtante.

Yeul l'avait-elle trompée ?