Chapitre publié le 21 juin 2017
Chapitre 14 : Une nouvelle vie
La pluie tambourinait contre les carreaux et Naminé regardait avec fascination les gouttes d'eau froide glisser le long du verre. Elle avait rarement eu l'occasion d'observer de la pluie auparavant : il ne pleuvait jamais dans le monde du Manoir Oblivion, qui de toute façon n'avait pas de fenêtre pour elle, et elle avait toujours été trop occupée durant son séjour à la Cité du Crépuscule pour se laisser distraire par les rares occasions où le temps avait été triste. Et si jamais DiZ l'avait surprise absorbée par le paysage à la fenêtre au lieu de travailler à la restauration des souvenirs de Sora, il aurait été furieux et elle se serait sans doute retrouvée dans une nouvelle chambre, sans fenêtre.
Mais elle n'avait plus la possibilité de travailler désormais et, désœuvrée, elle s'était retrouvée recroquevillée sur le lit, laissant son regard plonger dans le paysage pluvieux. C'était à peine la fin de l'après-midi mais il faisait déjà sombre : un couvercle de nuages noirs assombrissait le ciel et parfois le lointain s'illuminait d'un éclair. Elle décida qu'elle aimait la pluie : il y avait quelque chose de réconfortant à observer de sa chambre sèche et chaude le paysage humide, le sol qui se perçait de flaques d'eau, l'eau qui glissait le long des feuilles des arbres, et les rares passants qui déambulaient prudemment, leur parapluie brillant de pluie limitant leur vision. Elle serra étroitement ses bras autour de ses genoux ramenés contre sa poitrine et se laissa bercer par le crépitement de la pluie contre la fenêtre et le toit de la maison.
Elle n'avait pas changé de position depuis des heures et son corps commençait à montrer des signes de fatigue, mais elle ne put se résigner à bouger. Le premier jour, elle était restée ainsi, recroquevillée sur ce lit, sans oser le quitter ou même regarder autour d'elle. Malheureusement, il lui avait été rappelé à ses dépens que le corps humain, contrairement à son ancien « corps », avait ses besoins et ses contraintes et, tenaillée par la faim – et pressée par les supplications des deux adultes qui la côtoyaient et que son obstination à rester enfermée dans sa chambre angoissait de plus en plus – elle avait fini par s'aventurer jusqu'à la cuisine. Les deux adultes en avaient été à peine soulagés, la noyant sous des questions inquiètes auxquelles elle n'avait su que répondre. Quelques heures plus tard, ça avait été sa vessie qui l'avait enjointe de bouger. Elle n'était peut-être qu'une Simili, mais elle avait un minimum d'hygiène et il était hors de question qu'elle laisse ses excréments dans la chambre de Kairi.
Plusieurs jours s'étaient ainsi écoulés. A en croire le calendrier fixé au mur qui indiquait la date de mercredi 25 mars, cela faisait quatre jours qu'elle était ici. Elle ne s'était pas changée et portait toujours l'uniforme de l'école de Kairi, fripé et un peu malodorant après tout ce temps, mais elle n'avait pu se résoudre à fouiller l'armoire de Kairi à la recherche d'une nouvelle tenue. Elle s'était contentée de récupérer une boîte de crayons de couleur usés et un carnet qui gisaient sur le bureau, au milieu d'une montagne de livres scolaires et cahiers. Elle avait feuilleté les dizaines de pages recouvertes de l'écriture fine de Kairi – ses notes de cours de biologie – jusqu'à tomber sur des pages vierges et avait passé plusieurs heures à tenter de reprendre son travail habituel, sans résultat. Le carnet gisait désormais ouvert à côté d'elle, entre les crayons éparpillés sur le lit, un dessin inachevé s'étendant sur toute la page.
Trois coups furent portés contre la porte close et la jeune fille sursauta violemment.
« Kairi ? s'éleva une voix anxieuse de l'autre côté de la porte. C'est moi. Comment tu te sens ? »
C'était la mère de Kairi. Elle et son père étaient régulièrement venus à son chevet ces derniers jours et ils avaient fini par remarquer sa nervosité à leur approche car ils prenaient désormais soin de lui laisser de l'espace, ce dont elle leur était reconnaissante.
« Kairi ?
-Je... Je vais bien ! » s'écria-t-elle.
Sa voix, trop aiguë à cause de la nervosité, ne semblait en rien naturelle et elle était parfaitement consciente que la femme n'était pas dupe, mais elle ne fit aucun commentaire.
« Je commence à faire le repas dans cinq minutes. Si tu veux prendre une douche, il vaudrait mieux que tu y ailles tout de suite, d'accord ma chérie ?
-Ou-Oui. Merci... maman. »
Elle l'entendit soupirer de l'autre côté du battant.
« Si tu as besoin de moi, je suis dans la cuisine. »
Toujours recroquevillée sur le lit, Naminé ne bougea pas, suivant de l'oreille les pas de sa mère descendre l'escalier. Puis, avec un profond soupir, elle déplia ses membres engourdis. Mieux valait ne pas les inquiéter davantage et suivre leurs conseils.
Mais tout ce qu'elle vivait depuis quelques jours était une toute nouvelle expérience pour elle, qui était restée la majeure partie de sa vie isolée dans un manoir. Elle pouvait compter sur ses doigts le nombre d'individus avec lesquels elle avait interagi, et la plupart étaient des membres de l'Organisation... ou DiZ, qui lui adressait à peine la parole. Elle n'était pas habituée à voir des inconnus s'inquiéter pour elle, c'était si étrange ! Sora avait été le seul à lui témoigner ce genre d'affection, et c'était déjà plusieurs mois plus tôt... Elle ne parvenait pas à s'y faire.
Elle ne savait pas ce qu'on attendait d'elle, comment elle était censée se comporter. Personne ne le lui avait dit, et elle s'était surprise à espérer que quelqu'un lui donne des instructions.
Dès qu'elle avait été ramenée à la ville, quelques jours plus tôt, des inconnus l'avaient entourée de tous côtés avec des mines inquiètes, la pressant de questions. Ses souvenirs étaient un peu flous, mais d'après sa « mère », elle avait commencé à paniquer devant toute cette attention et les parents avaient dû disperser l'attroupement et la ramener chez eux, dans cette grande maison. Selphie les avait suivis et n'avait cessé de la bombarder de questions inquiètes auxquelles elle n'avait pas répondu. En fait, elle n'avait presque rien dit de la soirée et les parents morts d'inquiétude avaient finalement suggéré qu'elle était épuisée et l'avait laissée se reposer, à son grand soulagement.
Cette première nuit, elle avait difficilement fermé l'œil. Le lendemain, elle avait fait de son mieux pour paraître normale, répondant du mieux qu'elle pouvait à leurs questions et les assurant qu'elle allait bien, mais apparemment elle ne s'était pas montrée assez convaincante et ils lui avaient demandé de rester à la maison pour quelques jours, ce qui lui convenait parfaitement. Elle aurait paniqué si on lui avait dit qu'elle devait retourner à l'école. Et au moins avaient-ils laissé Yeul tranquille.
Naminé regarda autour d'elle pour la millième fois depuis son arrivée. C'était la première fois qu'elle avait une vraie chambre, même si ce n'était pas vraiment la sienne. Celle du manoir Oblivion et celle du vieux manoir de la Cité du Crépuscule étaient blanches et vides, ce qui avait un certain charme mais elle réalisait désormais à quel point elle préférait ces murs aux couleurs chaleureuses, aux étagères couvertes de babioles diverses qu'elle avait observées de loin sans oser s'approcher, une chambre qui portait les traces d'un être vivant. Elle n'avait presque touché à rien cependant, se contentant de laisser un regard timide parcourir les photos fixées au mur ou posées sur les meubles, traces des souvenirs d'une fille normale, les livres alignés sur l'étagère, le bureau croulant sous les manuels, le sac d'école contre le pied de la chaise, l'ordinateur portable posé à même le sol... Savoir que tous ces petits éléments constituaient le monde d'une fille normale, d'une fille qu'elle aurait pu être... C'était fascinant. Elle tordit le bord du drap avec excitation, sentant à nouveau la nervosité la reprendre.
Ses yeux tombèrent sur la photo encadrée posée sur la table de chevet près de la lampe à l'ampoule faible. Kairi, de quelques années plus jeune, souriait, du sable dans ses cheveux ébouriffés par le vent marin, traînant avec elle un Riku bougon réticent à se faire photographier. L'image lui arracha un sourire et elle tendit la main...
Non. Elle n'avait pas le droit. C'étaient les souvenirs de Kairi. Elle n'avait pas le droit de s'introduire dans sa vie ainsi.
Elle devait se secouer. Repoussant le carnet inutile – elle avait essayé, pendant des jours et des jours, mais elle devait se rendre à l'évidence : dans ce monde si loin de Sora, ses pouvoirs ne l'atteignaient pas et elle ne pouvait plus procéder à la restauration de ces souvenirs –, elle glissa hors du lit et enfonça ses pieds dans les sandales de Kairi.
Une douche et des vêtements propres lui feraient du bien. Son corps de Simili spéciale avait rarement besoin d'être entretenu, mais ce n'était plus le cas avec celui-ci, ce corps d'humaine qui suait et prenait des mauvaises odeurs et la grattait... C'était très étrange.
Naminé regarda autour d'elle, indécise, les mains ramenées contre sa poitrine comme en un geste de protection, puis tira nerveusement sur sa jupe, qu'elle aurait préférée plus longue. Son regard s'arrêta sur l'armoire close et elle s'approcha, tendant une main hésitante.
« Désolée, Kairi, murmura-t-elle. J'espère que tu me pardonneras pour cette infraction. »
Elle tira la porte, les épaules raides comme si elle craignait que le contenu de l'armoire ne lui saute au visage, puis jeta un coup d'œil désorienté à l'intérieur. Elle ignorait ce qu'elle était supposée mettre... Elle n'avait jamais porté que sa robe blanche. En deux gestes rapides, elle récupéra les premiers habits en vue, un short rouge pâle et un t-shirt bleu, et se détourna vers la porte.
Ses yeux se figèrent sur le bois de la porte close, qui la coupait du monde. Elle n'entendait rien au-delà. Aussi intimidante que soit cette chambre qui n'était pas la sienne, elle s'y sentait en sécurité, certaine que personne ne s'y dissimulait ni ne pouvait l'y surprendre. Et de l'autre côté de cette porte, il y avait tout un monde inconnu...
Naminé s'agita sur place. Pouvait-elle quitter cette pièce comme ça ? était la question sur laquelle restait fixé son esprit à chacune des rares occasions où elle avait dû sortir. Au Manoir Oblivion ou à la Cité du Crépuscule, elle n'avait que rarement, presque jamais, quitté la pièce qui lui était assignée. Elle était consciente des conséquences de franchir les limites fixées. Mais ce n'était plus la même situation, non ? Curieusement, personne ne l'avait interpellée ou attaquée quand on l'avait aperçue hors de cette chambre. Il n'y avait rien à craindre ici.
Inspirant à fond, la jeune fille abaissa la poignée, consciente du tremblement de ses doigts, et tira légèrement la porte, passant la tête par l'embrasure. Le couloir était désert, même si elle entendait du bruit au rez-de-chaussée. Apparemment, le père de Kairi, maire de la ville, était rentré du travail. Elle se faufila dans le couloir, sur le qui-vive et tressaillant au moindre son – elle s'attendait à tous moments à ce que s'élèvent les réprimandes de DiZ pour avoir osé s'aventurer hors de sa chambre – jusqu'à la porte de la salle de bain, rentrant la tête dans les épaules quand celle-ci grinça.
Le nom de Kairi, énoncé au rez-de-chaussée, la stoppa net.
Naminé tendit l'oreille. Les parents de Kairi discutaient à voix basse, mais elle parvenait à les entendre.
« … je suis vraiment inquiet maintenant, murmurait le père. Elle refuse toujours de nous dire ce qu'il lui arrive. Je ne sais plus quoi faire...
-Tu crois que ça a un rapport avec la mort de Riku ?
-Je ne sais pas. Elle a l'air d'aller pire qu'avant. J'espère vraiment que Yeul n'y est pour rien, cette fille a déjà trop de problèmes avec les villageois, pas la peine d'aggraver son cas.
-Et Kairi alors ? rappela la mère. Il lui faut un médecin ! »
Un soupir las s'éleva du rez-de-chaussée.
« Elle refuse de quitter sa chambre, je ne sais pas comment on pourrait l'emmener chez un médecin.
-Tu penses qu'on devrait faire venir Ifalna ? s'enquit la mère.
-Si ça continue... Peut-être. Elle a mangé aujourd'hui ?
-Oui, à midi. Je ne sais pas si elle a pris un petit déjeuner.
-Au moins elle n'oublie pas, soupira encore le père. Tu te rappelles, dimanche ? Si on ne lui avait rien apporté, elle n'aurait rien avalé de la journée.
-Pourquoi ne pas attendre jusqu'à la fin de la semaine ? suggéra la mère. Si son état ne s'améliore pas et qu'elle ne nous dit pas ce qui s'est passé, on fera venir Ifalna ?
-Tu as raison. Elle ne peut pas rester comme ça indéfiniment. »
Naminé se retira dans la salle de bain, refermant doucement la porte derrière elle en veillant à ne faire aucun bruit. Elle demeura pensive quelques instants, la main sur l'interrupteur.
Elle était parfaitement consciente d'être la cause de tous ces tracas : ses « parents » ne la reconnaissaient plus et désespéraient de l'aider, et elle ne pouvait rien leur révéler sans trahir Kairi... Et causer des problèmes à Yeul. Elle n'avait pas le choix et, à bien y réfléchir, elle n'avait jamais demandé à se retrouver dans cette situation, mais elle ne parvenait pas à chasser la culpabilité qui lui serrait la gorge. Parfois, elle avait l'impression que son existence n'était qu'une source de problèmes sans fin.
D'un autre côté, cette nouvelle vie, si elle devait l'appeler ainsi, était tout aussi nouvelle et déconcertante pour elle. Elle n'était pas habituée à pouvoir circuler librement sans recevoir des récriminations, à interagir avec d'autres êtres vivants sans devoir subir des menaces, à ne plus se faire réprimander car elle ne travaillait pas assez vite, à ne plus être constamment surveillée... Elle se sentait désorientée, cherchant en vain des indices pour savoir ce qu'elle était supposée faire, comment elle devait se comporter... Comment devait-elle agir avec des humains ? Elle n'avait jamais connu que Sora, brièvement, et il était spécial. Elle n'avait pas la moindre idée de comment fonctionnaient les mœurs et interactions humaines. Et si elle commettait un impair ?
C'était déjà le cas, songea-t-elle avec affliction en se glissant sous la douche. Les inquiétudes des parents en étaient la preuve. Elle n'était pas supposée rester autant de temps dans sa chambre sans rien faire, et les humains mangeaient trois repas par jour.
L'eau bienvenue glissait le long de ses cheveux et de son dos, chassant la crasse et la sueur accumulées pendant ces dernières journées. Elle n'avait jamais connu cette sensation. Comme elle était une Simili spéciale, elle avait un corps presque immatériel et « pur », qui ne rejetait presque pas de déchets et elle n'avait jamais eu besoin de prendre une douche de sa vie. Elle trouvait cette nouvelle expérience plaisante. Ce n'était pas étonnant que les humains recommandent cette activité au point d'avoir dans leurs maisons une pièce dédiée à cet effet.
Alors qu'elle examinait une bouteille de savon liquide avec curiosité, Naminé se prit à songer à Kairi. Elle avait toujours du mal à digérer ce qu'elle avait fait mais elle espérait du plus profond de son cœur, même si pour elle ce n'était qu'une expression vide de sens, que tout allait bien de son côté. Elle ignorait ce qu'il se passait du côté de son humaine, mais elle tenta de se convaincre que s'il lui arrivait malheur, elle le ressentirait.
Quand elle se sentit enfin propre, Naminé coupa l'eau et attrapa au hasard une serviette suspendue au mur, avant d'enfiler ses vêtements propres. Quel bonheur de s'être débarrassée de son uniforme malodorant... mais un nouvel accès de culpabilité la prit tandis qu'elle ajustait les vêtements de Kairi. Elle avait l'impression de s'introduire dans la vie privée d'une autre et de voler ses affaires, et ce n'était théoriquement pas qu'une impression, même si Kairi était son humaine. Elle serra l'uniforme sale contre elle, indécise, ignorant ce qu'elle devait en faire, puis déverrouilla la porte de la salle de bain.
A peine eut-elle esquissé un pas dans le couloir que la voix de son « père » s'éleva du rez-de-chaussée, la faisant bondir :
« Kairi ! A table !
-J'-J'arrive ! » répondit-elle aussitôt sur le même ton.
Elle repoussa nerveusement ses mèches rebelles, désormais rousses, derrière ses épaules puis entreprit la descente de l'escalier avec autant de précaution que si les marches menaçaient de se dérober sous ses pas. Elle avait déjà mangé avec eux à plusieurs reprises pourtant, elle pouvait le faire !
Quand elle pénétra dans la salle à manger, cependant, la mère de Kairi occupée à verser de l'eau dans les verres lui jeta un regard étrange et elle comprit qu'elle avait commis un impair sans savoir lequel.
« Kairi... Qu'est-ce que c'est que ça ? »
Suivant le regard de la femme, Naminé baissa les yeux vers sa poitrine.
« Ah, ça ? C'est mon uniforme sale, expliqua-t-elle quand elle comprit ce qu'elle désignait.
-Pourquoi tu ne l'as pas mis dans la corbeille de linge sale ?
-Euh... »
La corbeille ? Où était-elle censée la trouver ? Et qu'était-elle censée répondre ? Le père, qui disposait les assiettes sur la table, soupira.
« Pose ça à côté et viens manger. Tu t'en occuperas après. »
Naminé obtempéra, déposa soigneusement son tas de linge sur une chaise vide et se glissa sur la sienne.
Elle ne s'était pas rendue compte à quel point elle était affamée jusqu'à ce qu'elle prenne une bouchée de purée. Elle n'était pas habituée à devoir autant se nourrir : avec son ancien corps, un morceau de pain et un peu d'eau pouvaient faire l'affaire pour la journée. Le corps humain était sujet à tant d'inconvénients ! songea-t-elle, un sourire perçant sur son visage.
Cela ne passa pas inaperçu et ses « parents » la dévisagèrent.
« Kairi, tu te sens mieux ce soir ? » demanda doucement la mère.
Naminé leva les yeux de son assiette, se raidissant malgré elle.
« Euh... oui je crois. J'ai pris une douche, se força-t-elle à continuer, pour sembler plus convaincante. Et je me suis changée. Ça fait du bien. »
Elle attendit nerveusement leur réaction en tripotant sa serviette de table du bout des doigts. Avec malaise, elle nota qu'elle s'habituait un peu trop vite à s'entendre être appelée Kairi.
Les deux adultes échangèrent un regard.
« Tu... euh, tu ne veux toujours pas nous dire ce qu'il s'est passé vendredi soir ? » tenta le père.
Naminé détourna les yeux, consciente qu'elle ne pourrait éviter cette question.
« Euh, ce n'est pas très important. Mais il ne m'est rien arrivé, je vous assure...
-Tu plaisantes, j'espère ? rétorqua soudainement le père en haussant la voix. Tu n'es pas rentrée de la nuit, on était morts d'inquiétude, personne ne savait où tu étais, on a passé tout samedi à te chercher ! Si Selphie n'avait pas pensé que tu étais allée voir la magicienne, on ne t'aurait pas retrouvée ! Et quand on te retrouve... tu es consciente dans quel état tu es ? »
Naminé tressaillit. Ce ton lui rappelait les accès de rage de DiZ. Au moins Marluxia lui avait toujours parlé d'une voix calme et maîtrisée, même si ce n'en avait été pas moins inquiétant.
Devant son silence, l'homme soupira avec lassitude et la femme baissa les yeux vers son assiette.
« Tu sais, continua-t-il sur un ton plus doux, se voulant conciliant. Si Yeul est responsable pour ce qui est arrivé... Tu peux nous le dire...
-N-Non ! répliqua-t-elle aussitôt. J'ai dit qu'elle n'y était pour rien ! Elle m'a seulement aidée !
-Kairi, ça fait des mois que tu ne vas pas bien, intervint la mère. Mais depuis quelques jours... ça n'a fait qu'empirer. Je ne vois pas comment elle t'a aidée. »
Ils avaient toutes les raisons de penser ainsi, bien sûr. Ils ne faisaient que comprendre les implications de leur connaissance limitée de la situation. Elle ne pouvait que tenter de les rasséréner.
« Mais je vais mieux maintenant, insista-t-elle obstinément en remuant le contenu de son assiette du bout de sa fourchette pour ne pas avoir à croiser leur regard. J'étais juste... un peu fatiguée. Mais maintenant je me sens mieux. »
Il y eut un instant de silence, puis elle entendit la mère de Kairi soupirer :
« Si tu le penses... Kairi, n'oublie pas que tu peux venir nous parler à tous moments. On t'écoutera, quoi que tu aies à nous dire. »
Malheureusement... ils ne la croiraient jamais si elle révélait toute la vérité. Et elle ne pouvait pas trahir Kairi. Alors elle se contenta de hocher la tête pour signifier qu'elle avait entendu.
« Tu... penses que tu pourras retourner à l'école, lundi ? » demanda enfin son père après un long silence gêné où ne se firent entendre que le bruit des couverts dans les assiettes.
Naminé hésita. Aller à l'école ? Cette tâche lui paraissait insurmontable. Elle n'avait pas la moindre idée de la manière de gérer la situation et elle était certaine qu'elle allait attirer l'attention par ses erreurs. Mais d'un autre côté, elle avait déjà vécu pire, non ? Et elle n'avait pas le choix si elle tenait à les convaincre qu'elle allait bien. Sinon, ils risquaient de décider d'aller s'en prendre à Yeul...
« Je pense que oui », éluda-t-elle.
Le père parut soulagé et les deux adultes échangèrent un nouveau regard.
« Selphie a téléphoné plusieurs fois pour prendre de tes nouvelles, reprit la mère. Elle dit que tu ne réponds pas à ton téléphone. Il faudrait que tu la rappelles... quand tu te sentiras bien. Pour éviter qu'elle s'inquiète trop. »
Il était vrai que le téléphone portable de Kairi avait sonné à plusieurs reprises. Elle l'avait examiné avec suspicion, trop effrayée à l'idée de décrocher, et avait fini par régler le problème en éteignant l'appareil.
« J'y penserai. »
Après le dîner, Naminé retourna dans sa chambre. Elle était parvenue à dénicher la corbeille à linge dans la salle de bain et, satisfaite de la direction que prenaient les derniers événements, se laissa tomber sur le lit après avoir soigneusement refermé la porte derrière elle.
Étendue sur le matelas, elle fixa le plafond de bois plongé dans la pénombre. Elle se sentait réellement mieux, ce n'était pas juste un mensonge pour rassurer les parents de Kairi. Elle commençait à se trouver intéressée par cette situation nouvelle, qui n'était pas si désastreuse pour elle maintenant qu'elle commençait à s'habituer. Elle aimait cet endroit plus qu'elle n'avait eu d'affection pour le Manoir Oblivion ou le manoir de la Cité du Crépuscule. Avoir des gens qui veillaient sur elle et s'inquiétaient pour elle, et ne la voyaient pas uniquement comme un outil, avoir une vraie chambre, ne pas avoir à utiliser ses pouvoirs sous la menace... ce n'était pas si mal.
A peine cette pensée eut-elle traversé son esprit qu'elle se fustigea mentalement et se retourna abruptement sur le côté, la culpabilité se diffusant en elle. Comment pouvait-elle aimer cela ? Cette vie n'était pas la sienne, c'était celle de Kairi, qu'elle était en train de lui voler. Et pendant qu'elle était là, dans cette maison chaude et lumineuse, à se reposer, l'Organisation poursuivait son œuvre et Sora était toujours enfermé dans sa fleur blanche. Elle ne pouvait pas... elle n'avait pas le droit d'apprécier cette situation.
« Tu es finalement arrivé. »
Sans se donner la peine de relever le mépris dissimulé dans les paroles de DiZ, Riku entra dans le hall, ses yeux bandés parcourant instinctivement la pièce à la recherche d'un danger potentiel, geste assimilé au cours de son périple. Le visage inexpressif, son manteau noir ne l'aidant pas à donner une impression avenante, il se tourna vers l'autre homme qui le jaugeait d'un visage fermé.
« DiZ. Je peux savoir pourquoi tu m'as convoqué ?
-Nous avons un problème, répliqua son interlocuteur. Quelque chose d'inattendu s'est produit il y a quelques jours. C'est pourquoi j'ai besoin de ton aide. »
Riku ne tourna pas autour du pot.
« De quoi s'agit-il ? demanda-t-il abruptement. Est-ce en rapport avec l'Organisation ?
-Je l'ignore. C'est la raison pour laquelle je t'ai envoyé ce message. Par ici. »
DiZ se détourna et se dirigea vers l'escalier conduisant à l'étage, Riku sur ses pas après une fraction de seconde d'hésitation. Le manoir était complètement silencieux et les marches craquaient sinistrement sous leurs pieds.
« Comment va Naminé ? Et Sora ? Comment avance la restauration de sa mémoire ?
-Tu verras bientôt », éluda DiZ.
Derrière lui, Riku se renfrogna, insatisfait par cette réponse qui n'en était pas une. Il ne faisait pas vraiment confiance à DiZ, ni ne l'aimait, trop conscient qu'il ne voyait Sora que comme un outil pour la dent qu'il avait contre l'Organisation, mais il lui faisait au moins confiance pour protéger Sora le temps de son rétablissement et tout faire pour que ce jour arrive. Il avait seulement à le tolérer jusqu'au réveil de son ami.
« Et de ton côté ? Comment se passent tes... aventures avec l'Organisation ? lança soudainement DiZ. As-tu appris quelque chose ? Est-ce qu'ils manigancent un autre de leur plan ? »
Il n'échappa pas à Riku que DiZ avait prononcé « aventures » comme s'il considérait la mission du jeune garçon comme un voyage futile et sans danger. Il ne perdit pas son calme, éludant à son tour :
« Il s'est passé plusieurs choses. Mais ils semblent rester discrets ces derniers temps.
-C'est donc ça... »
DiZ s'arrêta devant une porte dans le couloir obscur du premier étage et l'entrebâilla :
« C'est ici. »
Le surveillant du coin de son œil masqué, Riku s'aventura lentement dans la pièce, une simple petite chambre dont la plupart des meubles avaient disparu et au sol couvert de poussière. Il comprit aussitôt ce qui n'allait pas.
« Naminé ? »
La jeune Simili était allongée sur une banquette près de la fenêtre et ne bougea pas à son approche. Les yeux clos, elle semblait plongée dans un profond sommeil. Même sa poitrine ne bougeait pas avec sa respiration.
« Elle est vivante, précisa DiZ en le rejoignant. Mais elle ne s'est pas réveillée depuis que je l'ai trouvée ainsi dans sa chambre, samedi soir. Je ne suis pas parvenu à la réveiller.
-Est-ce qu'elle est blessée ? Malade ? demanda Riku qui réfléchissait à toute vitesse.
-Non. Elle semble en parfaite santé. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui cause son état. C'est pourquoi j'ai besoin de son aide. »
Riku tourna la tête vers lui avec lenteur, comme réticent à quitter des yeux le visage pâle de Naminé.
« Tu penses que l'Organisation est responsable ?
-C'est plus que possible. L'Organisation, après tout, préférerait éviter le réveil du vrai Porteur de la Keyblade. Ils savent qu'ils n'auraient pas la moindre chance si ce jour arrivait », répliqua DiZ, une note de satisfaction dans la voix.
Riku se retourna vers Naminé et hocha la tête, son visage neutre dissimulant ses émotions.
« Très bien. Je vais enquêter. Je m'en occupe. »
La main de DiZ s'abattit sur son épaule.
« Il va sans dire, dit-il lentement, et Riku sentit le ressentiment monter, conscient des manipulations de son interlocuteur, que le plus vite ce problème sera réglé, le mieux ce sera. Sans Naminé, tout espoir de voir ton ami se réveiller s'envole. Et avec lui, le salut des mondes. »
Sans montrer son irritation, Riku fit un pas sur le côté, se dégageant.
« J'ai dit que je m'en occupais. N'essaie pas de sous-entendre que je me fiche de Sora. L'Organisation ne perd rien pour attendre. »
