Chapitre publié le 5 mars 2023.

Chapitre 35 : Préparatifs d'avant l'orage

« Cette jeune demoiselle n'était pas prévue au programme... Sa présence risque d'être bien gênante. »

Gardant le silence, Riku suivit DiZ dans la petite salle à moitié plongée dans la pénombre d'où DiZ contrôlait l'ensemble des dispositifs dont il avait équipé son refuge. L'ordinateur y fonctionnait nuit et jour, ses voyants lumineux clignotant doucement et ses écrans diffusant silencieusement des informations qu'il ne pouvait déchiffrer.

Resté sur le seuil, le jeune homme observa leur fameux bienfaiteur se laisser tomber dans son siège, devant l'écran principal qu'il examina froidement, les mains déjà prêtes à entrer des commandes si le besoin s'en faisait sentir. Il se demanda ce qu'il comptait faire à présent. Riku avait fait entrer Kairi dans cette base sans son accord, sans même l'en informer au préalable, et il avait le pressentiment que cela ne lui avait guère plu... mais il avait aussi la sensation désagréable que ce dernier avait une idée derrière la tête.

« De quoi voulais-tu me parler ? » demanda-t-il sans tourner autour du pot.

DiZ appuya sur quelques boutons et les informations affichées devant ses yeux changèrent, déroulant une série de données toutes plus incompréhensibles les unes que les autres. Des informations transmises par les caméras et autres outils de surveillance éparpillés autour dans la maison et dans les bois, peut-être ?

« Maintenant que nous savons où est Naminé, commença l'homme de son habituel ton lugubre, alors il n'y a plus à attendre. Tu vas aller la chercher pour qu'elle puisse terminer son travail. Enfin, nous avançons. Je commençais à perdre patience. »

Riku ne mentionna pas que depuis le début, la patience n'avait pas été le fort de l'homme. Inutile de creuser davantage le fossé de méfiance et de désapprobation qu'il y avait entre eux.

« Avec un peu de chance, le Héros de la Keyblade sera éveillé d'ici quelques jours. Et nous pourrons enfin contre-attaquer l'Organisation. D'ailleurs... nous devons tirer les vers du nez à la Princesse. Elle a infiltré l'Organisation avec succès pendant plusieurs mois. Elle pourra nous fournir un grand nombre de renseignements cruciaux sur eux.

-Je pense qu'elle en sera ravie, mais elle a surtout besoin de se reposer pour le moment », répondit Riku, à qui les termes employés par DiZ ne plaisaient guère.

Ce dernier émit un « tchh » méprisant à mi-voix, ce qui était prévisible. Riku ne savait pas ce qu'il en était pour lui, mais les humains normaux, eux, avaient besoin de repos régulièrement. Et même s'il reconnaissait qu'il s'en était lui-même privé au cours de sa longue quête, il était hors de question qu'il inflige cela à ses propres amis.

« Kairi a fait du bon travail, tu l'as sous-entendu toi-même, rappela-t-il. Vu ce qu'elle a dû vivre ces derniers jours, je pense qu'on devrait lui laisser quelques heures de repos.

-Comme tu le souhaites. N'oublie pas que, pendant ce temps, les sbires de l'Organisation nous cherchent sans relâche. N'as-tu pas considéré la possibilité qu'ils auraient pu vous suivre jusqu'ici, toi et la demoiselle ?

-Si, reconnut Riku. Mais je pense avoir été suffisamment prudent. Je n'ai détecté aucune présence pendant notre trajet jusqu'ici.

-Hmm. »

Pendant un moment, seul le cliquetis des doigts de DiZ sur les touches du clavier vinrent rompre le silence lourd qui s'était installé.

« Cette fille pourrait avoir encore une utilité, finalement, dit-il soudain. Quand Naminé sera là, on pourra se servir d'elle pour achever le travail. Si les membres de l'Organisation sont à ses trousses, comme tu dis, elle pourrait servir d'appât pour amener Roxas jusqu'ici, et ainsi mettre la main sur les souvenirs du Héros de la Keyblade qu'il a en lui. Oui, c'est risqué, surtout si un autre membre de l'Organisation se pointe – ils travaillent souvent par deux, tu as dû le remarquer – mais je pense que c'est à essayer. »

DiZ paraissait satisfait de ses réflexions, aucunement troublé par la manière qu'il avait de considérer les choses. Les lèvres serrées, Riku lui décocha un regard sombre derrière son bandeau.

« .. Peut-être. Et qu'en est-il de... ?

-De Xion ? Naminé s'en occupera dès qu'elle reviendra. Hé oui, je connais l'identité de cette fausse « Naminé », ajouta-t-il avec un petit rire rauque devant l'air saisi de Riku. Pourquoi crois-tu que je ne l'avais pas supprimée ? Je m'en doutais avant, mais depuis qu'elle est ici – il fit un geste vers l'ordinateur qui ronronnait doucement – j'en ai eu la confirmation. N'avais-tu donc pas compris toi-même avant les révélations de Kairi ? »

Riku ne répondit pas, mais sa posture dût le trahir car DiZ eut un rictus satisfait avant de se détourner. En vérité, Xion lui avait avoué son identité avant de disparaître – et il n'avait pas cherché à en avertir DiZ. Pourquoi cela ? Il avait alors pensé qu'il y avait plus urgent à faire sur le moment, comme partir à la recherche de Naminé, mais cela n'avait guère de sens. L'en informer aurait pris dix secondes tout au plus.

« Ceci étant dit... Les révélations de la Princesse changent beaucoup de choses, dit lentement DiZ, fixant d'un regard acéré le dispositif destiné à faire entrer des individus dans les méandres du monde occulte de son ordinateur. Ce n'est pas … l'âme – la manière dont il prononça ce mot criait qu'il trouvait le terme ridicule – de Xion qui nous intéresse, ici. Ce sont les souvenirs du Héros qui ont été tissés pour créer son corps. Or, ce corps, elle n'en est plus la détentrice. »

Riku se figea, n'osant en croire ses oreilles. DiZ n'oserait tout de même pas...

« Non, Xion ne nous est plus d'aucune utilité, poursuivit-il comme si de rien n'était. En vérité, les souvenirs dont nous avons besoin sont dans le corps qu'occupe la Princesse... »

Il s'interrompit quand un chuintement menaçant s'éleva dans l'air. Jetant un regard de côté, il fixa de son œil jaune, celui d'un rapace sans aucun doute, l'épée que venait de faire apparaître Riku. Un geste aux intentions claires, mais DiZ n'en paraissait aucunement impressionné. Simplement... faussement amusé, pour dissimuler son agacement.

« Je refuse que tu touches à Kairi, lança Riku, d'une voix posée mais qui ne souffrait aucun désaccord, une note d'avertissement mortelle habillée en courtoisie. Ça, c'est hors de question.

-Voyez-vous ça. Toutes tes belles paroles de protéger Sora, de tout faire pour qu'il se réveille, ça n'aura pas tenu bien longtemps.

-Kairi est mon amie, tout autant que Sora. Je ne la sacrifierai pas », riposta Riku, l'épée légèrement levée.

DiZ rit, mais ce rire n'avait rien d'agréable.

« Tu ne connais pas encore toutes les réalités de ce monde, jeune homme ! Toutes tes mésaventures ne t'ont-elles donc pas ouvert les yeux ? » Il comptait peut-être désarçonner Riku par ces paroles cruelles qui rouvraient une plaie jamais vraiment cicatrisée, mais celui-ci ne fléchit pas.

« Et si tu ne pouvais pas les sauver tous les deux ? Et si tu ne pouvais qu'en choisir un ? Y as-tu pensé ? Qui choisirais-tu ? Le Héros de la Keyblade, le seul à pouvoir sauver l'ensemble des mondes des menaces pesant sur eux ? Ou une fille dont la simple utilité consiste à pouvoir ouvrir la porte vers Kingdom Hearts ?

-La question n'a pas lieu d'être posée, répliqua Riku sans se démonter, parce que nous n'avons pas à faire ce choix. On pourra trouver un autre moyen de récupérer les souvenirs manquants. Tu oublies un détail. Ce n'est pas le vrai corps de Kairi. Laisse-lui le temps de récupérer le sien, et ensuite tu pourras faire ce que tu voudras. Mais je ne te laisserai pas lui faire de mal. Et je n'hésiterai pas à utiliser cette épée si je dois en venir à ça pour la protéger, même si j'espère que ce ne sera pas nécessaire. »

DiZ le considéra un moment, puis, paraissant privilégier la prudence à la fierté de rire au nez des menaces non voilées de Riku, se détourna, délaissant apparemment le sujet, du moins pour le moment. Ce n'était peut-être que partie remise.

« La venue de cette fille risque vraiment de tout gâcher, répéta-t-il en grommelant. Vous allez avoir intérêt à résoudre ce problème, maintenant. »


Le soleil entrait à flots par les vitres, illuminant sa chambre. Allongée sur son lit sous la fenêtre entrouverte, Xion rêvassait en fixant les poutres de son plafond. C'était le début des vacances d'été... Elle aurait dû s'en réjouir... Au lieu de quoi, la jeune fille demeurait cloîtrée dans sa chambre.

En vérité, aussi étrange que ce soit, elle s'ennuyait déjà. La veille, elle était revenue de l'école la démarche légère, seule sa timidité générale l'empêchant de bondir dans la rue pour manifester sa joie. Enfin les vacances ! Plus d'école pendant des semaines ! Le rêve ! Et les vacances d'été signifiaient chaleur, soleil, pique-niques dans les collines autour de la ville, et plus important encore...

… la mer.

Xion se redressa sur son lit. La mer !

La veille, à peine arrivée, après avoir répondu à tous les messages de ses amis pour leur souhaiter de bonnes vacances, elle avait rangé ses livres, ses cahiers et ses stylos. Une fois disparues les traces de cette année scolaire achevée, la jeune fille... n'avait rien trouvé de bien intéressant à faire. Devant l'immense temps libre qui lui était soudainement accordé, elle avait réalisé qu'il... n'y avait rien qu'elle souhaitait faire. Elle avait tourné en rond un long moment, avait ouvert puis délaissé quelques livres, s'était installée devant l'ordinateur sans grand enthousiasme. Il y avait bien les devoirs de vacances, mais... elle se refusait à rouvrir ses cahiers pendant toute la première semaine.

Mais la mer... Elle n'y avait plus mis les pieds depuis l'année dernière. Et, même si elle avait vécu toute sa vie à quelques kilomètres des flots, un besoin déchirant se faisait sentir de la voir à nouveau, depuis que l'idée avait fait son chemin dans son esprit. Cela pouvait être une possibilité...

En fait, non. Pas une possibilité. Une nécessité.

Elle s'empara de son téléphone posé sur sa table de chevet, silencieux depuis la veille au soir. Elle composa rapidement un message à Olette, Pence et Hayner.

Coucou,

Dites, ça vous dit d'aller à la plage aujourd'hui ?

L'attente qui précéda l'arrivée des réponses lui parut interminable. Elle s'efforça de se préparer, enfila rapidement un t-shirt et un pantacourt pour remplacer son pyjama et se passa un peu d'eau sur le visage dans la salle de bain attenante. La maison, sans surprise, était silencieuse : ses parents travaillaient.

Finalement, elle se saisit prestement du téléphone échoué sur son lit près de la fenêtre et le consulta avec impatience. Xion fronça les sourcils, sentant la déception s'accentuer de seconde en seconde.

Olette : Ah, désolée, Xion... Je suis occupée aujourd'hui ! Mais le week-end prochain, pourquoi pas !

Hayner : ben non t'as oublié que j'ai entraînement de Struggle ?

Pence : désolé peux pas. Je suis chez mes grands-parents pendant trois jours

Xion fit la moue en se relevant et enfouit son téléphone dans sa petite sacoche. Comme si ça allait l'arrêter ! Elle avait décidé d'aller à la mer, elle irait à la mer. Ce n'était pas un caprice, d'ailleurs. C'était important. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais quelque chose lui disait qu'elle saurait une fois sur place. Elle devait y aller. Bizarrement, elle avait l'impression que quelque chose (ou quelqu'un?) l'y attendrait.

Elle vérifia la somme disponible dans la petite bourse en tissu qui contenait son argent de poche, puis quitta l'appartement, descendit le petit escalier étroit aux marches recouvertes de motifs fleuris qui menait jusqu'à la porte de son petit immeuble de ville, et sortit dans la rue.

C'était quand même étrange, cette soudaine obsession pour la plage, se dit-elle en prenant la direction de la gare. Les rues étaient calmes. Par intermittence passait une voiture ou une rame de tram sur les rails qui suivaient le trottoir, mais à part cela, elle ne croisa personne. Elle se fit la réflexion que ce calme était assez singulier. La Cité du Crépuscule était certes une petite ville tranquille, mais elle fourmillait toujours d'un minimum d'activité pendant la journée.

Ils n'étaient quand même pas déjà tous partis en vacances... ?

Même la petite place devant le salle des fêtes était déserte, à l'exception d'un passant le nez collé au panneau d'affichage. Pourtant, à cette heure-ci, les premiers passionnés de Struggle auraient dû être en train de se réunir pour l'entraînement.

« Bon, peu importe, décida-t-elle en secouant la tête. Peut-être qu'ils se sont donnés rendez-vous plus tard pour éviter la chaleur. »

Il était vrai qu'il faisait bien chaud en cette fin de matinée d'été. Oui, ça devait expliquer l'abandon des rues. Ceux qui ne travaillaient pas préféraient probablement la fraîcheur de leur logis... ou alors ils s'étaient déjà rués vers la plage. Pourvu qu'il reste de la place...

Quand le bâtiment de la gare avec son horloge disproportionnée se dressa devant elle, Xion était en sueur en dépit de la légère brise rafraîchissante. Elle s'épongea le front d'un revers de main, puis sortit à nouveau sa petite bourse de sa sacoche pour compter sa monnaie. Voyons... Un billet de train vers la plage...

Après avoir acheté son billet, elle s'avança sur le quai dans la grande salle ombragée de la gare, et parcourut les environs du regard avec curiosité.

Ici aussi, les lieux étaient déserts. Seul un employé de train, la casquette enfoncée sur sa tête, se tenait droit comme un piquet à l'autre bout du quai.

Il y avait un événement attendu à l'autre bout de la ville dont elle n'avait pas été avertie, ou quoi ?

Glissant silencieusement sur les rails, le train, composé de deux wagons, entra en gare et vint s'arrêter devant elle. Les portes s'ouvrirent avec un chuintement. Personne ne sortit. Xion haussa les épaules et monta à l'intérieur. Elle n'eut aucun mal à trouver une place. Le wagon était tout aussi désert que le reste de la ville. S'installant confortablement près d'une fenêtre, laissant sa sacoche à côté d'elle, la jeune fille prit plaisir à observer le paysage qui défilait de l'autre côté dès que le train eut quitté les lieux et pris de la vitesse. D'abord les rangées de maisons du quartier de la gare, et puis la campagne, ses prés bientôt remplacés par les grands bois qui entouraient la ville, jetant leur ombre sur la voie. Elle se renfonça dans son siège et tenta de maîtriser l'impatience qui la taraudait. Bientôt, elle serait à la mer.

Quand la mer fut en vue par la fenêtre, horizon bleu scintillant sous le soleil, Xion se pencha en avant, comme pour vérifier qu'elle ne rêvait pas. Enfin ! Elle avait l'impression que cela faisait des lustres qu'elle attendait de pouvoir s'y rendre. Le train s'arrêta à un arrêt en pleine campagne, mais personne ne monta, et il reprit bien vite sa route avant de s'arrêter, sans un bruit, devant l'arrêt de la plage.

Xion récupéra ses affaires et descendit sur le quai, un long rectangle de pierre à moitié recouvert de sable séparant les rails d'une petite gare composée uniquement d'une pièce déserte, comptoir, distributeur de boissons et bancs en étant les seuls occupants. Elle ne prit même pas la peine d'y entrer et se dirigea aussitôt vers les marches qui descendaient du quai alors que les portes claquaient et que le train repartait. Quand elle atteignit le chemin de sable qui serpentait entre les talus herbeux, il avait déjà disparu.

Le sable s'infiltrait dans ses sandales mais Xion n'en avait cure alors qu'elle trottait sur le chemin en pente, se laissant parfois aller à bondir (de toute façon, il n'y avait personne), sa sacoche volant derrière elle. Elle y était presque ! Derrière ce talus...

Mais quand elle tourna au dernier angle du chemin et buta contre le petit portillon en bois donnant accès à la plage – accompagné d'une affiche présentant les habituels points de règlement en vigueur sur les lieux – la jeune fille s'arrêta net. Son sourire se dissipa comme le sable emporté par le vent qui lui fouettait le visage.

La plage s'étendait devant ses yeux. Elle était identique à celle de ses souvenirs, un large ruban de sable doré s'étendant aussi loin que portait la vue, léché par les vagues et l'écume de la mer, étendue de reflets et de lumière qui engloutissait l'horizon. Quelques parasols étaient plantés sur le sable, attendant leur baigneur, et la petite roulotte du marchand de pâtisserie et de boissons était à sa place, près de la limite entre le sable et les talus herbeux. Et pourtant...

Il n'y avait personne. Malgré le temps idéal, malgré le soleil de plomb qui montait dans le ciel et la chaleur écrasante. C'était plus qu'inhabituel. Xion parcourut à nouveau les affichettes collées sur le portillon en fronçant les sourcils. Non. Aucune interdiction de fréquenter les lieux aujourd'hui. Mais alors ? Où était... tout le monde ?

Le portillon grinça avec insistance, brisant le silence singulier quand elle le poussa. Ses pieds s'enfoncèrent dans le sable. Elle s'avança sur la plage, tout son enthousiasme précédent refroidi, parcourant les lieux des yeux à la recherche d'une trace humaine, mais il n'y avait pas âme qui vive. Elle avait presque l'impression que sa propre présence sur les lieux était déplacée.

Allons, pourquoi se sentir gênée pour si peu... Au moins avait-elle la plage pour elle toute seule, ce qui était une chance unique ! Personne ne viendrait l'embêter. Qui n'en avait jamais rêvé ? Elle s'efforça tant bien que mal de refouler la pointe de malaise qui émergeait en elle, mais ce fut le dos curieusement raide qu'elle marcha jusqu'à l'eau.

Xion laissa tomber négligemment sa sacoche sur le sol. Ah, dans sa hâte, elle avait oublié le plus important : son maillot de bain, songea-t-elle avec une pointe de regret irrité. Quelle tête en l'air elle faisait.

Elle ôta ses sandales, remonta son pantacourt, et s'avança dans l'eau. Les vaguelettes fraîches s'enroulèrent autour de ses chevilles, les soulageant instantanément de la fournaise. C'était agréable. Dommage qu'elle doive se contenter de se tremper les pieds pour aujourd'hui.

Xion commença à remonter la plage, ses jambes s'enfonçant dans l'eau mouvante, éclaboussées par l'écume. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, vers ses sandales et sa sacoche abandonnées sur le sable, puis haussa les épaules. Il n'y avait personne, et elle n'irait pas loin.

Le ciel, radieux, s'étendait devant elle, se réverbérant sur le miroir des flots avec une fougue qui lui faisait mal aux yeux. Plissant des paupières, elle sonda l'horizon. Pas un bateau ni un nageur en vue. A croire que le reste du monde s'était retiré en des lieux inconnus aujourd'hui.

Au bout d'un quart d'heure, Xion fit demi-tour et revint lentement, sans se presser, vers son point de départ. Elle se rendit à la roulotte du marchand qui, lui, était présent à son poste, et acheta une glace à la menthe qu'elle dégusta en allant s'installer sous l'ombre d'un parasol.

Étrangement, maintenant qu'elle était là... une déception ironique, horriblement amère, s'installait en elle. Elle ouvrit le petit livre qu'elle avait emporté dans sa sacoche, mais ne parvint qu'à en lire trois lignes avant de le refermer, avec un soupir d'ennui. Peine perdue. La passion n'y était pas. Qu'est-ce qu'il manquait ? Elle balaya de nouveau du regard la plage abandonnée. La réponse était évidente en apparence, et pourtant... même s'il y avait eu d'autres baigneurs, ce n'était pas vraiment ce qu'elle était venue chercher ici.

Qu'était-elle venue chercher, alors ? Qu'est-ce qui était censé l'attendre ici ?

Qu'était-elle censée faire ?

Au bout de quelques minutes à jouer avec le sable de ses doigts agités, elle se releva, avala le reste de sa glace à la menthe, enfouit son livre dans sa sacoche et décida de se dégourdir les jambes.

Ploutch ploutch. Ses pieds s'enfonçaient dans l'eau. Elle prit un malin plaisir à faire voler l'écume et les gouttelettes salées en enfonçant ses pieds comme un enfant sautant dans les flaques d'eau les jours de pluie. Allez. Maintenant qu'elle était là, elle n'allait pas repartir tout de suite. Autant profiter un peu de la plage. Quelque chose lui disait qu'il se passerait un long moment avant qu'elle ne connaisse une nouvelle occasion.

Xion longea la plage, suivant l'étroite frontière entre la mer et la terre.

L'eau déferlait avant de se retirer tout aussi prestement, emportant avec elle des flots de sable qui coulaient autour de ses pieds. Elle avait décidé de marcher aussi loin que possible. Jusqu'où allait cette plage, au juste ? Elle se l'était toujours demandé, et avec rien de mieux à faire, au moins pouvait-elle en profiter pour contenter sa curiosité.

Xion poursuivit son chemin. Elle passa un banc d'algues aux odeurs puissantes échouées sur la plage, grimaça et les contourna soigneusement. Un peu plus loin, brièvement, des gros rochers polis par l'eau l'attendaient, remplaçant le sable. Elle les escalada précautionneusement en prenant soin de ne pas glisser. Un peu plus loin, encore, des trous remplis d'eau constellaient la plage, dont la largeur s'était grandement réduite à une dizaine de mètres. Toujours personne en vue. Elle se retourna ; le portillon était invisible derrière un talus, et la roulotte du marchand un minuscule point noir sur fond doré. Au-delà des collines, elle apercevait encore la cime du toit de la gare, mais plus pour longtemps.

Elle reprit sa route. Ses pieds ne protestaient toujours pas. Elle pouvait bien continuer. Jusqu'où ? Jusqu'à ce que la fatigue la rattrape, ou qu'elle trouve ce qu'elle était venue chercher, quoique cette première option lui paraissait la plus vraisemblable.

Elle comprit bien vite qu'elle ne pourrait aller aussi loin qu'elle l'avait espéré.


Le lendemain de son arrivée, Kairi se réveilla avec l'angoisse dans son cœur et les membres engourdis.

La lumière qui entrait par sa fenêtre par-delà les rideaux d'un blanc passé peinaient à chasser la pénombre qui avait élu domicile dans la petite pièce. Pendant un long moment, elle fixa la chambre, interdite. Où diable était-elle... ?

Ah. Les souvenirs de la veille lui revinrent d'un seul coup. Le manoir de la Cité du Crépuscule. Riku. Sora.

Elle se redressa en position assise et observa à travers la vitre le jardin arrière du Manoir, bosquets mal taillés et arbres agités par le vent qui s'étendaient en contrebas. Le ciel orangé, la spécificité de la plupart des heures diurnes de ce monde, était la cause de cette drôle de lumière, qui n'avait rien à voir avec l'éclat blanc et froid de l'Illusiocitadelle.

Ce n'était pas un rêve.

Quand cette pensée s'imposa à elle, son cœur palpita sous une telle douche d'émotions qu'elle crut qu'elle allait en pleurer. Ce n'était pas un rêve. Elle avait retrouvé Riku, puis elle avait trouvé Sora. Ils étaient là, avec elle. Elle avait réussi sa quête.

Le manoir était plongé dans une chape de silence intimidant et l'angoisse repartit de plus belle : et si... ? Et si elle était seule ? S'ils étaient partis ? Étaient-ils encore là ?

Non, non. Elle les avait retrouvés. Riku lui avait promis qu'ils resteraient ensemble désormais.

Et puis, il y avait aussi eu autre chose...

Kairi hésita, puis leva une main. L'image mentale lui vint naturellement ; en un doux éclair au parfum floral, sa Keyblade se manifesta dans sa main, sa poignée chaude et son poids rassurant au creux de sa paume.

La veille, après avoir pris un moment pour réaliser ce qui venait de se passer, elle s'était précipitée à la suite de Riku et avait débarqué dans la petite salle de contrôle où il se trouvait en pleine conversation avec DiZ, les joues rouges et sa voix tremblante d'excitation.

« Riku ! Regarde ! Je sais pas comment c'est possible, mais... regarde ! C'est apparu à l'instant ! C'est une Keyblade, n'est-ce pas ? »

En effet, avec le motif en forme de clé au bout de sa lame, il était difficile de s'y méprendre, mais elle ne pouvait y croire. La Keyblade... c'était le domaine de Sora, ça. D'où sortait la sienne ?

Riku avait été tout aussi surpris et l'avait dévisagée bouche bée pendant de longues secondes. D'expérience, Kairi savait qu'il était difficile de lui tirer une telle réaction. Quant au dénommé DiZ, il l'avait fixée de son regard perçant sans mot dire. Impossible de deviner sa réaction derrière les bandages qui lui masquaient le visage.

« Est-ce que c'est parce que... je suis dans le corps de Xion ? théorisa Kairi sans quitter sa Keyblade des yeux, en admirant chaque détail. Parce qu'apparemment, elle aussi pouvait manier la Keyblade...

-Non, c'est... c'est parce qu'elle avait absorbé une partie de l'âme de Sora. C'était sa Keyblade à lui, qu'elle maniait, parvint finalement à articuler Riku. Mais celle-là, Kairi, ...c'est la tienne. »

De toute évidence. Kairi amena la Keyblade près de son visage, promenant ses yeux sur les fleurs décoratives aux multiples détails qui semblaient émerger de la lame et amenaient avec elle un bouquet de couleurs vives. Elles lui rappelaient instantanément la Forteresse Oubliée... son monde natal. L'une des poignées avait même été façonnée pour figurer un jet d'eau. Oui, cette Keyblade était la sienne.

Mais... elle était Princesse de Cœur, certes, mais cela ne lui donnait pas la prérogative de posséder une Keyblade. N'était-il pas censé n'y en avoir qu'une, dans le Domaine de la Lumière, dont le pouvoir était à présent partagé entre Sora, Roxas et Xion ?

« Il est rare, en effet, que plus d'une personne à la fois ait accès à la Keyblade, avait confirmé DiZ. Cela dit, il semblerait que de telles situations aient parfois eu lieu dans le passé, notamment en période de grands troubles.

-Hmm... Peut-être que c'est vraiment parce que je suis une Princesse de Cœur, avait réfléchi Kairi. D'ailleurs, en parlant de ça... ! »

Elle leur avait raconté l'étrange pouvoir dont elle avait fait preuve devant les Sans-cœurs, la vague de lumière qu'elle avait invoquée afin de se débarrasser d'eux.

« C'est ton pouvoir de Princesse de Cœur, en effet, avait dit DiZ, une pointe d'intérêt dans sa voix. Quoique je ne pense pas que les autres aient fait une démonstration aussi impressionnante de leurs pouvoirs. Sans aucun doute, les situations stressantes dans lesquelles tu t'es retrouvée t'ont forcée à développer tes pouvoirs. Mais c'est une bonne chose. Un tel talent nous sera très utile quand nous passerons à l'attaque.

-Mais je ne pense pas que les Cœurs aient été libérés pour autant, avait objecté Riku en lançant un regard morose vers DiZ. Seule la Keyblade en est capable...

-Et pour cela nous devons mettre un terme aux plans de l'Organisation XIII et réveiller le Héros de la Keyblade, l'avait coupé DiZ avec une hargne dans son ton qui révélait que des conversations semblables s'étaient déjà tenues entre eux. Chaque possibilité offensive contre les Sans-cœurs nous sera utile dans ce but, dois-je le rappeler ?

-Enfin, peu importe ! » avait interrompu Kairi, sentant la conversation s'envenimer pour sa plus grande confusion. Elle avait bondi vers Riku qui avait eu, par instinct, un léger mouvement de recul qu'elle avait ignoré. « On va s'entraîner ?

-S'entraîner ? avait-il répété. Tu veux dire... tu veux que je t'apprenne à te battre avec la Keyblade ?

-Hé ben oui, sinon je suis censée faire quoi quand ce sera l'heure du grand combat ? Ah non, ne t'avise pas de me dire que je resterai là, l'avait-elle coupé quand il avait ouvert la bouche. J'en ai assez de rester les bras croisés à vous laisser faire tout le travail, je l'ai déjà dit. On s'occupera de ça ensemble, c'est compris ?

-Kairi, je ne manie même pas la Keyblade...

-Et alors, tu as une épée, c'est pareil », avait-elle rétorqué, déterminée à ne pas le laisser entraver ses plans de s'impliquer dans le déroulement des événements.

Elle avait été à moitié surprise que Riku ne rechigne pas davantage et accepte aussi facilement sa requête. Avec Sora, elle savait qu'elle aurait dû insister bien plus longtemps.

Ils s'étaient donc rendus dans le jardin arrière – la cour de devant était plus dégagée, mais ils auraient alors couru le risque de se faire repérer par des promeneurs ou même, si la chance leur avait manqué, par des Similis de l'Organisation XIII. Elle avait été heureuse de constater que, malgré le fait qu'elle n'ait jamais manié d'arme si on excluait les quelques « combats » contre Riku et Sora avec des épées en bois quand ils étaient enfants, les mouvements lui venaient naturellement. Non, pas vraiment naturellement... C'était comme si la force de la Keyblade s'emparait de son bras et guidait ses gestes. Elle avait presque pu la ressentir.

« Oui, c'est vrai. Je me souviens avoir ressenti ça quand j'avais... obtenu la Keyblade, brièvement », avait dit Riku quand elle en avait fait la remarque, un brin de regret dans sa voix.

Elle avait réussi à parer la plupart des attaques de Riku, et même à le faire reculer et à le prendre par surprise à deux reprises. Malgré qu'elle eût compris qu'il retenait ses coups de peur de la blesser, elle n'avait pu s'empêcher de montrer la joie qui l'envahissait, sa confiance en elle revenant au galop. C'était décidé ! Elle était prête à partir sauver Sora et affronter l'Organisation ! Personne ne se mettrait sur son chemin !

« Tu es sûre de ça ? lui avait demandé Riku alors qu'elle prenait une posture victorieuse après un énième affrontement simulé, les poings sur les hanches et un sourire satisfait sur son visage en sueur. Kairi, ces gens... ils sont très dangereux. Et beaucoup plus nombreux que nous. J'ai pu assister à certains de leurs actes dans différents mondes et... disons qu'il y a une raison pour laquelle je me cachais d'eux.

-Je suis prête, avait-elle répété. Enfin, non, je sais que tu as raison... Je sais que je peux pas t'arriver à la cheville juste après une petite heure d'entraînement... mais je me sens forte, Riku. Je t'assure. Je sais que je pourrai t'être utile. D'ailleurs, il doit bien y avoir une raison pour laquelle la Keyblade m'est apparue. Ce serait triste si on ne l'utilisait pas, non ?

-Tu n'as jamais été inutile », avait marmonné Riku, mais il avait laissé tomber le sujet.

Sous l'insistance de Kairi, ils avaient dîné dans le jardin. Elle avait déniché un vieux tapis dans une des pièces du manoir, et, après l'avoir épousseté de la tonne de poussières qui s'y était accumulées, en avait fait une nappe convenable. Le dîner avait été frugal – fruits, pain et restes de ragoût en conserve – mais l'atmosphère de cette chaude soirée sous le bruissement des arbres leur avait rappelé les mille pique-niques qu'ils avaient connus lors de leur vie aux Îles. DiZ ne s'était pas joint à eux. Riku n'avait pas paru surptis de son absence, aussi Kairi ne s'était-elle pas inquiétée et en avait profité pour rattraper le temps qu'ils avaient perdu lors de leur séparation par évoquer leurs différents projets.

« Hé bien, après qu'on ait sauvé Sora, je pensais qu'on rentrerait aux Îles tous ensemble ! avait déclaré Kairi. C'est pas évident ?

Riku avait détourné le regard, et malgré son bandeau, elle comprit immédiatement ses sentiments.

« Je ne sais pas si ce sera aussi simple, Kairi. Comme je te l'ai dit, l'Organisation n'est pas une menace à prendre à la légère. Je ne pense pas qu'on réussisse à s'en débarrasser aussi facilement.

-Tu ne veux pas rentrer, c'est ça ? avait-elle compris.

-Ce n'est pas ça, j'aimerais, mais...

-Est-ce que tu aimerais vraiment, cela dit ? avait-elle relevé en prenant soin de prendre un ton curieux et non accusateur. Toi qui as toujours rêvé de voyager dans d'autres mondes, maintenant que tu as cette opportunité, est-ce que tu voudrais vraiment revenir ? Tu n'aurais pas la bougeotte sur notre petite île ? »

Il avait eu un sourire nerveux, le même qu'il avait quand elle mettait le doigt sur une vérité qu'il tentait de masquer.

« Il y a ça aussi... Mais honnêtement, je pense qu'on a tout le temps pour y réfléchir. Et puis, c'est vrai que j'aimerais bien revoir les îles, en toute honnêteté. Et mes parents, même si... ils sont souvent au travail. »

Il avait eu une nouvelle grimace qui l'avait fait rire.

« Bon, mais si tu décides de repartir pour de nouvelles aventures, hors de question que vous faisiez ça en douce, avec Sora, avait-elle prévenu. Je veux que vous m'avertissiez et que vous me laissiez venir avec vous. On est un trio, au cas où vous avez oublié.

-Bien sûr, Kairi...

-Ok, alors tu promets que tu m'abandonneras plus ? Qu'on restera ensemble ? » avait-elle dit en haussant les sourcils.

Ce à quoi il lui avait fait remarquer qu'il ne l'avait pas vraiment abandonnée, mais qu'il s'était retrouvé à la merci de circonstances contraires à sa volonté, piégé pendant un moment hors du domaine de la Lumière. Ce à quoi elle avait riposté une fois encore en soulignait qu'il aurait pu prendre cinq minutes pour passer la voir, ou au moins lui laisser un signe indiquant qu'il était en vie et qu'il allait bien.

Il avait fini par lui faire cette promesse.

« En tout cas, c'est important que tu reviennes quand même, avait-elle affirmé. Parce que tu sais, tout le monde pense que tu es mort pendant la « tempête » qui a touché les îles, c'est comme ça que les gens se souviennent de l'invasion des Sans-cœurs. »

Il parut surpris.

« Vraiment ? Ils pensent que je suis mort ? Mais...

-Bah oui, tu es porté disparu depuis ce jour ! Où est-ce que tu aurais pu passer ? Il n'y a rien autour des Îles. J'étais la seule qui était sûre que tu étais en vie, mais personne me croyait bien sûr... » Elle avait détourné les yeux avec une petite moue. « Ça n'a pas été facile tous les jours.

-Ah... je suis désolé, Kairi. Je ne savais pas... Mes parents pensent aussi... ?

-Bah oui, évidemment.

-Hmm... »

Il s'était tu un long moment après cela, et elle sut qu'elle l'avait fait réfléchir.

Kairi revint au présent avec un léger sourire. La joie pétillait à nouveau dans son cœur. Elle avait réussi. Elle les avait retrouvés. Elle passa le doigt sur les motifs floraux de la Keyblade, se laissant une fois encore fasciner par l'arme si légère mais aussi si lourde de significations qu'elle avait entre les mains. L'arme paraissait briller d'une manière infime, comme reflétant sa propre lumière. Elle la leva et effectua quelques moulinets amateurs, se délectant de la manière dont elle fendait l'air et...

Une nouvelle sensation d'engourdissement lui serra la cage thoracique et elle faillit lâcher l'arme. Elle dut prendre quelques secondes pour récupérer. La sensation disparut, ne laissant qu'une angoisse sourde.

Elle savait ce que cela signifiait. Elle n'avait plus beaucoup de temps. Ou du moins, ce corps d'emprunt n'en avait plus beaucoup.

« Comment je vais faire ? dit-elle à haute voix en abaissant la Keyblade sur ses genoux. Je peux pas rendre ce corps dans cet état à sa propriétaire... Mais je peux pas non plus le garder, ou sinon... »

Elle avait un jour pensé qu'elle aurait pu. Xion avait la même apparence qu'elle. Il suffisait qu'elle se teigne les cheveux et le tour était joué, elle aurait récupéré son apparence. Mais maintenant, elle savait que ce n'était plus une solution.

Avec Naminé, elles étaient trois, mais il n'y aurait bientôt plus que deux corps disponibles.

Un toc toc discret la tira de ses pensées. Elle sursauta, et la Keyblade s'évanouit doucement.

« C'est Riku, dit une voix neutre de l'autre côté de la porte close. DiZ m'envoie te chercher.

-Ok, j'arrive ! »

Elle se hâta de se lever, fonça au minuscule lavabo installé dans un coin et se débarbouilla le visage. Le miroir était couvert de crasse et ce fut au hasard qu'elle arrangea ses cheveux, avant d'enfiler son long manteau noir et d'ouvrir la porte.

Riku se tenait dans le couloir, impassible. Il n'avait pas changé depuis la veille.

Elle lui sourit néanmoins, sans faire attention à son air lugubre et fermé.

« Salut, Riku ! T'as bien dormi ? »

Il acquiesça d'un signe de tête neutre, très différent des vantardises du garçon qu'elle connaissait.

« Et toi ? demanda-t-il d'une voix égale. Est-ce que tu as été à l'aise ?

-Oh, ça va, j'ai connu pire, plaisanta-t-elle, avant de retrouver son sérieux quand Riku fronça imperceptiblement les sourcils. Ça faisait du bien de pouvoir dormir sur ses deux oreilles, pour une fois. »

Riku hocha la tête, apparemment satisfait.

« DiZ nous attend dans la salle à manger. Je crois qu'il veut qu'on discute de la procédure à suivre. »

Ah. Oui, on y était. Kairi hocha la tête à son tour et, côte à côte avec Riku, s'engagea dans le couloir menant aux escaliers descendant dans le grand hall envahi d'ombres. Bon sang, comment Riku avait pu vivre dans un endroit pareil pendant autant de temps ? Elle serait devenue folle. Et toute cette poussière ? Passer le plumeau de temps en temps était-il trop leur demander ?

Riku la conduisit au-delà d'une grande porte au linteau finement décoré – quoiqu'à la peinture disparue depuis longtemps – menant dans une salle toute en longueur comportant d'un côté deux grandes fenêtres à moitié masquées par de lourds rideaux à l'origine rouges, mais désormais revêtant les tons grisâtres de trop d'années passées sans voir une machine à laver, et de l'autre, des buffets en bois exposant toutes sortes de bibelots de porcelaine, encadrant un foyer de cheminée qui n'abritait plus qu'un gros tas de cendres. Elle n'avait aucun intérêt pour toutes ces marques d'une richesse oubliée, cependant, et se dirigea vers la longue table de bois sombre, complètement vide à part son dernier quart, où quelqu'un avait posé une miche de pain, un long couteau, une motte de beurre sur une assiette à la propreté douteuse, et une casserole d'où s'échappaient quelques volutes de fumée. DiZ y était déjà installé, portant une tasse à ses lèvres, ses yeux jaunes rivés sur eux.

« Bien, vous êtes enfin là, dit-il en guise de salutations. Je vous attendais.

-Bonjour, monsieur, répondit-elle, n'oubliant pas la politesse attendue malgré sa fatigue. Merci pour votre euh... invitation. »

Riku, lui, ne dit rien. Il s'assit soigneusement entre DiZ et la place qu'avait choisie Kairi, et posa les mains sur la table, comme prêt à ouvrir la conversation, sans un regard pour la nourriture offerte sur la table.

DiZ, cependant, semblait avoir décidé que rien ne pressait. Kairi le dévisagea à nouveau. Elle ne s'était toujours pas faite à cet étrange accoutrement. DiZ ne se montrait-il jamais le visage découvert, même au sein de sa propre maison ?

DiZ s'adressa à elle :

« J'espère que tu as pu prendre du repos. Beaucoup de travail nous attend, alors je vous recommande de prendre des forces. Sers-toi, bien que tu m'excuseras, ajouta-t-il sur un ton de courtoisie jouée. Nous n'avons pas grand-chose, certainement rien comparé à tout ce que l'Organisation peut se procurer.

-Oh, euh, non. Ça ira très bien comme ça, merci. »

Pour appuyer ses dires, elle se coupa une tranche de pain. S'efforçant de ne pas inspecter le petit couteau à la lame constellée de taches posé près du beurrier, elle beurra sa tartine, puis se tourna vers Riku.

« Tu ne prends rien ? »

Il eut un léger hochement négatif de tête.

« Je n'ai pas faim.

-Oh, Riku, t'as pas entendu ? On doit prendre des forces. Et c'est pas sain de jeûner comme ça à tout va. » Elle poussa la tartine contre ses lèvres et il eut un mouvement de recul, comme s'il avait oublié comment réagir devant les blagues amicales de la jeune fille. « Allez, tiens, c'est pour toi, insista-t-elle.

-La demoiselle a raison, intervint DiZ en reposant sa tasse. Ce n'est pas ainsi que tu auras une chance contre l'Organisation si tu te donnes des handicaps dès le départ de manière aussi frivole. »

Kairi eut le sentiment distinct que Riku jetait un regard noir à l'homme à travers son bandeau. Un peu embarrassée, elle baissa le bras quand il attrapa la tartine.

« Très bien. Mais je pense qu'on a plus important à faire, pour le moment, lança-t-il sèchement.

-Bien entendu, mais chaque chose en son temps. »

Kairi se coupa une autre tartine, conscient des yeux de DiZ sur eux alors que Riku mastiquait en silence à ses côtés. Alors qu'elle finissait d'étaler du beurre, DiZ reprit la parole, une nuance de curiosité dans son ton.

« Dis-moi, jeune fille... Toi qui as vécue parmi l'Organisation pendant toutes ces dernières semaines... Je serais curieux de savoir, ses membres mangent-ils ?

-Euh, oui, bien sûr ! » Kairi eut envie de rire. Comment voyait-il l'Organisation ? « Bon, c'est pas génial génial non plus. La plupart du temps, c'est une sorte de bouillie jaunâtre qu'on nous servait. Apparemment, c'était un mélange d'aliments bouillis et mixés ensemble. Je crois qu'ils rajoutaient des produits pour permettre de guérir plus vite si on était blessé, et de nous donner plus d'énergie. Ils avaient aussi le même genre de produit, mais sous forme de galettes. Quand on était envoyés en longues missions, on pouvait en emporter comme en-cas.

-Je vois.

-Oh, mais de temps en temps, il arrivait que certains aient une envie particulière, alors ils demandaient aux Similis chargés de cuisiner de préparer le plat qu'ils avaient envie de manger. La plupart du temps, il y en avait pour tous. » Kairi sourit. Une fois, une unique fois, Xigbar s'était mis en tête qu'il avait envie de pâtes. Et le lendemain au dîner, elle avait eu l'heureuse surprise de constater que les soupières qui attendaient dans la salle à manger, au lieu de présenter leurs habituelles rations de purée peu appétissante, étaient remplies de spaghettis à la bolognaise. Ça avait été la seule fois où elle s'était sentie comprendre un tant soit peu Xigbar. Une autre fois, Demyx avait insisté pour que tous mangent un plat obscur qu'il avait dégusté dans un monde, à base de racines et de tranches de porc. Bien que peu ragoûtant à première vue, ça changeait tellement du repas insipide habituel qu'elle en avait repris.

Ce qui l'avait frappée, dans ce genre de moments, c'est que les Similis endossaient soudain des personnalités plus « humaines », plus normales, le comportement qu'on attendrait d'humains ravis de se retrouver dans une telle situation sociale. Et pourtant, elle n'avait jamais pu s'ôter l'idée de la tête que ces airs n'étaient que du spectacle, des masques que les autres trouvaient divertissants d'enfiler pour un court instant, mais qui s'évanouissaient dès que le moment s'achevait, ou que l'ennui les rattrapait, revenant alors à leurs comportements d'individus désintéressés, plus préoccupés par les besognes du jour que toute autre considération, comme les relations qu'ils avaient les uns aux autres, ou des projets personnels qui leur étaient propres.

Quand elle mentionna ce fait, DiZ eut un reniflement méprisant :

« Bien sûr, que t'imagines-tu ? Ces créatures n'ont rien d'humain. Elles n'en ont que le masque, comme tu le dis si bien. Mais elles n'ont rien à l'intérieur. Elles ne peuvent que mimer ce dont elles se souviennent d'un comportement social. »

Kairi trouva les paroles de l'homme plutôt dures, mais jugea préférable de ne pas le faire remarquer.

Après cela, DiZ passa le reste du maigre petit déjeuner à lui poser des questions sur l'Organisation. Comment ils dormaient, quand ils travaillaient, qui contrôlait le travail des autres, comment ils s'entraînaient, comment ils se soignaient... Kairi répondit du mieux qu'elle le put, quoique ces questions n'avaient rien de difficile. Cependant, elle ne voyait guère en quoi ces renseignements banals pourraient bien les aider à mettre en place une stratégie...

Elle songea à Sora, endormi dans sa fleur de cristal, et les dernières traces de son appétit s'envolèrent.

Après le repas, DiZ se renfonça dans son siège et alla droit au but :

« Bien. Le plus urgent maintenant est, il me semble évident, de récupérer Naminé. Maintenant que nous savons où elle est, ce sera un jeu d'enfant. Riku, tu te rendras aux Îles du Destin et tu la trouveras. Si nos théories sont exactes, elle devrait avoir l'apparence de Kairi.

-Pour qu'elle réveille Sora ? l'interrogea Kairi. Mais je croyais que c'était impossible tant que...

-En effet, coupa DiZ, mais il est important de la récupérer avant que l'Organisation ne lui remette la main dessus. La dernière fois a fait assez de catastrophes comme ça, il est impensable de la laisser sans surveillance.

« Ensuite, je crois que nous le savons tous également, malgré le fait que notre jeune amie ici présente ait obtenu à son tour le pouvoir de la Keyblade, Sora est nécessaire à notre plan pour obtenir la défaite de l'Organisation. Et cela ne sera pas chose facile. Mais vous serez tous deux essentiels aux étapes qui vont suivre.

-Hm, si je peux me permettre... » Kairi hésita quand les deux autres se tournèrent vers elle, mais poursuivit hardiment. « Le corps dans lequel je suis... ne va plus. Je crois qu'il est en train de dépérir. L'Organisation pourrait peut-être le réparer, mais... »

DiZ fit un nouveau son méprisant.

« Évidemment, ces êtres abjects ne nous ont pas facilité la tâche avec leurs petites expériences. C'est pourquoi l'un de nos premiers objectifs sera de nous débarrasser de ce … problème. Vous profiterez de votre arrêt aux Îles du Destin pour aller voir la sorcière Yeul – Riku a eu la gentillesse de me donner les détails de cette affaire – et lui faire mettre un terme au sortilège avant que tu ne perdes totalement le contrôle de ton corps.

-Oh. Bien, bien sûr. »

Kairi baissa les yeux. C'était la solution évidente, bien sûr. Mais deux problèmes s'imposaient à elle.

Riku sembla lire dans ses pensées, ou du moins deviner l'un d'eux, car il se tourna vers elle, et d'un ton sérieux et apaisant, voulut la rassurer :

« Ne t'en fais pas. Je ne te... laisserai pas tomber si tu perds le pouvoir de voyager entre les mondes. »

Kairi eut un sourire penaud. « Comment tu savais que c'était à ça que je pensais... ? Oh, enfin, peu importe. T'as promis que tu m'abandonneras pas, cette fois ? On restera ensemble jusqu'au bout, hein.

-Oui. Je te le promets, Kairi. »

Un peu plus rassurée, elle retrouva le courage de se tourner vers DiZ et d'évoquer son second problème.

« Si je retourne dans mon vrai corps, alors Naminé...

-C'est vrai qu'on va avoir à faire à un problème, dit Riku au même moment. Le corps de Naminé est dans la Cité du Crépuscule virtuelle. Si le sort est rompu et que les filles retrouvent toutes leur corps d'origine...

-La Cité du Crépuscule virtuelle ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

-Je ne vois pas où est le problème, répliqua DiZ. Au contraire, nous gardons son occupante actuelle en sûreté le temps de rassembler tous les acteurs de cette pièce. Une fois cela fait, nous pourrons le ressortir.

-Hein ? »

Les dernières paroles n'avaient pas grand sens pour Kairi, mais ni DiZ ni Riku ne semblait vouloir prendre le temps de lui expliquer, et la conversation continua.

« Et enfin, poursuivit DiZ, nous récupérerons Roxas, la dernière pièce pour permettre le réveil du Héros de la Keyblade. Et pour cela, nous aurons besoin de la demoiselle... » Son regard se fixa sur Kairi. « … comme appât. »


« La Quatorzième a été appréhendée par l'Imposteur et est désormais entre les mains de l'ennemi. »

La phrase de Xemnas résonna au cœur du vide blanc qui constituait la salle. Les silhouettes enveloppées dans leur manteau noir se contentèrent d'échanger des regards graves du haut de leurs piliers respectifs. Le Supérieur avait ordonné cette réunion d'urgence de bon matin sans crier gare, et à présent, ils comprenaient pourquoi.

Xaldin, les bras croisés, et l'air renfrogné, attaqua le premier :

« L'Imposteur, encore lui... Et alors, qu'est-ce qu'on attend pour se débarrasser de lui, au fait ? Depuis le temps qu'il nous met des bâtons dans les roues, on est même pas fichu de lui mettre la main dessus.

-Plus facile à dire qu'à faire, rappela Saïx. Nous n'avons aucune prise sur lui. Il reste toujours très mobile et ne reste pas longtemps dans un même monde. A l'heure qu'il est, nous n'avons aucune idée de l'endroit où il se cache.

-Pas de prise ? Pff ! » Xigbard lança d'une voix éraillée, ce qui lui valut un regard sombre de la part du Septième pour son impolitesse. « Je crois me souvenir d'une petite princesse vivant sur une île. C'est pas son amie, celle-là ?

-Bah, on n'a qu'à aller la récupérer pour lui foutre un coup de pression », marmonna Demyx en étouffant un bâillement. Il était évident qu'il n'aspirait qu'à retourner dans son lit. Et voilà, le tour sera joué.

-Excellente idée. » Demyx ouvrit des grands yeux, pleinement réveillé. Ce devait être la première fois qu'on voyait le Supérieur complimenter une de ses idées. « Messieurs, la situation est grave. Bien que l'utilité de la Quatorzième touche à sa fin et que son existence se révèle rien de plus qu'un échec, il est inacceptable que l'ennemi puisse s'emparer de nos secrets... et encore plus penser qu'il en a le droit. Il nous a assez fait de tort. Aussi, je vous demande à tous de vous disperser dans les mondes. Emmenez des équipes de Similis, et cherchez le moindre signe d'activité de sa part, continua le Supérieur d'une voix où perçait une menace froide. L'un d'entre vous sera chargé de mener à bien la mission de... prise d'otage, dont nous venons de parler. Je laisse à Saïx... » Il lui adressa un hochement de menton. « … le soin de former les groupes et de vous distribuer vos missions. »

Personne ne répondit. Tous acquiescèrent tacitement, même si Demyx s'étrangla quand il réalisa que sa grasse matinée n'était plus qu'un doux rêve. Axel, qui avait gardé le silence pendant cette courte entrevue, conserva un visage parfaitement neutre. Il s'interdit de regarder vers la chaise vide de Roxas – ce dernier n'avait pas été convié. La situation avait pris un aspect des plus délicats, et c'était en jouant serré qu'il pouvait espérer s'en sortir. A commencer par ne pas se mettre à dos les supérieurs, ou attiser les soupçons déjà existants.

Ce n'était pas bien difficile. Comme tous les autres, il maudissait l'Imposteur – Riku. Peu lui importait le sort que connaîtrait son amie, la princesse de l'île du Destin. Ça ne le concernait pas.

Mais il devait mettre la main sur Xion avant les autres. Ou sinon...


« Un appât ?

-Laissez-moi expliquer, dit DiZ d'un ton indulgent, comme s'il avait en face de lui deux jeunes écervelés. Tout d'abord, une rapide correction. Nous allons être contraints de retarder l'inversion du sort de Yeul, puisque nous aurons besoin de l'apparence de Xion pour obtenir Roxas. Néanmoins, nous devrons nous tenir prêts par la suite, car une fois Roxas récupéré, l'Organisation donnera chasse. C'est pour cela qu'il est essentiel que nous ayons déjà retrouvé Naminé et contacté la sorcière avant de mettre en marche ce plan.

« Kairi se servira de l'apparence de Xion pour approcher Roxas sans attirer les soupçons. Puisqu'ils sont en bons termes, du moins d'après les dires de Riku, il ne se doutera de rien, du moins au début, juste assez pour l'attirer à l'écart et dans notre piège.

« Ainsi, nous aurons toutes les pièces afin de terminer notre projet. Roxas, Xion, et Naminé. »


« Et qu'en est-il de la Quatorzième ? demanda soudain Luxord alors que le Supérieur était sur le point de mettre un terme à leur réunion. Qu'est-ce qu'on en fait ? »

Axel se força à demeurer impassible quand s'abattit la réponse du Supérieur.

« Elle ne nous est plus utile, je le crains. On se débrouillera avec Roxas, à partir de maintenant. Vous pouvez en faire ce que vous voulez. De toute manière, elle est peut-être déjà morte. »