Chapitre 49
La brise marine portait des parfums enivrants de sel et de bois vert. Trônant au faîte d'un ciel azur vide du moindre nuage, le soleil dardait ses rayons chaleureux sur le sable d'un blanc éclatant, scintillant comme de la poudre de diamant. La plage, nichée au pied d'une crique majestueuse dont les flancs rocheux dressaient leur abrupte rugosité vers les hauteurs, tamisait en cadence l'eau des vagues qui, telles de gracieuses danseuses, venaient doucement finir leur vie contre le sable en y déposant à chaque retrait les trésors arrachés à la mer. Il faisait doux. Le murmure paisible et régulier de la houle semblait porter des vœux de paix, mais Sam, dont le vent secouait les cheveux et caressait la peau, n'entendait que les appels à l'aide fantasmés de son frère.
Il avait suffi d'une seconde pour effacer dix heures de la course du soleil et parcourir dix mille kilomètres. Une seconde pour quitter la nuit du désert de Black Rock où Dean lui avait été arraché et arriver ici, en mer Égée, face aux colonnes antiques du temple oublié creusé à même la roche. Au sommet de la falaise qui surplombait la plage, et dans le ventre de laquelle le chasseur avait découvert le repaire des Érotes que son frère et lui avaient vainement cherché, des arbustes sauvages s'accrochaient fermement à la pierre, leurs fleurs colorées contrastant avec le bleu profond de la mer où Himéros était en train de se baigner. Sam écumait. Il avait beau avoir débarqué dans un petit coin de paradis ouvert sur l'immensité des eaux et des cieux où il avait enfin pu boire tout son soûl, il ne s'en sentait pas moins prisonnier que dans la grotte où Dean et lui avaient si rudement livré bataille. Aussi éloigné de tout moyen d'agir que lorsqu'ils étaient isolés dans le désert, le cadet des Winchester attendait depuis plus d'une heure de se mettre en mouvement. Après avoir appelé Dean et appelé encore, en vain, jusqu'à vider la batterie de son téléphone. Ne supportant pas de voir s'égrener les minutes alors qu'il y avait tellement urgence à agir, il avait depuis fait les cent pas entre la plage et le temple incroyablement conservé qui, en des circonstances différentes, aurait été fascinant à explorer. C'était ici que Castiel avait retrouvé les dieux de l'Amour quand avec Dean, au bunker, Sam s'était hasardé à manipuler la spire mystique, et comme son aîné l'avait fait lui-même de l'autre côté de la frontière entre les univers, il n'avait cessé d'appeler Castiel.
Mais ici non plus, l'ange n'avait pas donné signe de vie. Et son ami ne put que prier pour le voir lui aussi bientôt revenir sain et sauf.
En attendant, il dépendait du bon vouloir des Érotes et le temps qu'ils gaspillaient commençait à le faire douter d'avoir eu raison de les suivre. Himéros semblait jouir de son bain comme un touriste en vacances, quant à Pothos il s'était éclipsé. Sam n'avait pas tout entendu des conversations qu'avaient eues les deux frères à leur arrivée ici mais il avait cru comprendre qu'il avait notamment été question d'une offrande destinée à amadouer les vieilles connaissances auprès desquelles ils escomptaient obtenir l'information qui leur permettrait de retrouver Éros et, ainsi - Sam ne pensait qu'à cela - Dean. Tournant une énième fois en rond sur le sable, il ramassa un coquillage d'un bleu éclatant qu'il soupesa un instant dans sa paume, puis se tourna vers la mer pour le projeter au loin.
Mais il bloqua son geste au dernier moment quand, faisant face à l'eau cristalline, il vit Himéros qui en sortait en marchant vers lui, nu comme un ver.
- Tu... Mais... Est-ce que tu pourrais t'habiller ? jeta Sam d'un ton courroucé en faisant un pas en arrière.
L'Érote, arrivé à moins de deux mètres de lui, fit halte en le voyant détourner le regard. Il passa une main dans ses cheveux mouillés et, dans un soupir, releva l'air blasé :
- Je ne comprendrais jamais cette propension des humains à être incommodés par la vue d'un corps nu alors que vous êtes capables de forniquer de si obscènes façons que même nous, nous pourrions en rougir. Soit. Je vais me vêtir, puisqu'il t'embarrasse de voir ma peau sécher au soleil.
Il tourna les talons et partit en direction de ses vêtements qu'il avait déposés sur une pierre, assez haut sur la plage pour les conserver au sec. Tandis qu'il s'éloigna, Sam laissa progressivement ses yeux glisser sur lui en se demandant s'il avait voulu faire allusion à ses rapports torrides avec Dean, et face à la vue de sa sculpturale face postérieure qu'il balaya furtivement de pied en cap, comme un acte honteux, il ne put s'empêcher de remarquer que sa plastique était identique au millimètre près à celle de Pothos. Alors, pourquoi sa nudité ne lui inspirait pas le trouble éprouvé au contact de son jumeau ? Sam y vit la preuve que l'attirance subie qu'il avait ressentie pour le dieu aux cheveux roux n'avait qu'une origine artificielle qui trouvait probablement racine dans ce lien obscur qu'ils avaient tissé au travers de leurs interactions plus ou moins forcées. À cet instant, cela lui parut si évident qu'il ne comprit même pas s'être interrogé sur sa part de faute dans ce phénomène.
Et juste après, s'en voulant de songer à ces vétilles qui lui apparaissaient d'une futilité aussi exaspérante que sans limites, particulièrement dans le moment présent, il repensa à tout ce qu'il avait entrevu de Pothos dans la caverne à la faveur du début de connexion que le dieu avait initié.
Il s'obligea à se recentrer sur ses seules véritables préoccupations et rejoignit Himéros qui terminait de s'habiller. Sam n'attendit pas même d'être tout à fait près de lui pour l'interpeller, en même temps qu'il fit les deux derniers pas sous le franc soleil et le bruit de la mer derrière lui :
- Qu'est-ce qu'on fait ici à attendre au lieu pour bouger ? Où est-ce qu'il est allé ?
Himéros, en boutonnant les manches de sa chemise, adressa une bref regard au chasseur qui put constater que le bras meurtri de la divinité avait retrouvé toute sa vigueur.
- Pothos ne devrait plus tarder, prophétisa-t-elle avec une apparente insensibilité qui eut le don d'irriter Sam. Laisse-lui le temps.
- Le temps ? Parce que tu crois que mon frère, et le tien, accessoirement, n'ont pas déjà assez attendu qu'on aille les chercher ?
- Et où veux-tu que l'on aille les chercher, Sam Winchester ? répliqua-t-il plus sec. Nous ne savons pas où ils se trouvent, n'avons nous pas été suffisamment clairs sur ce point ?
- Je vous ai dit que Thot était le moyen le plus rapide d'avoir la réponse, grommela Sam. Mais vous avez refusé, pour je ne sais quelle guerre d'égo entre dieux !
- Tu te fourvoies si tu penses que c'est par orgueil que nous avons décliné ta proposition. Je n'ai pas hésité à me traîner à vos pieds pour un frère, je n'aurais pas rechigné à implorer l'aide d'un de mes pairs pour sauver l'autre. Mais contrairement à ce que tu penses, il n'est pas le mieux placé pour nous révéler ce que nous ignorons encore. Aussi clairvoyant soit-il, l'Ibis est aveugle s'il n'est pas guidé par une étincelle de vie, même infime. Ou si celui qu'il cherche a franchi des barrières réputées infranchissables.
Sam se durcit, révulsé par l'allusion.
- C'est ça, ton excuse ? attaqua-t-il, révolté. Tu crois qu'ils sont morts, c'est ça ?
Il s'approcha si près de Himéros que celui-ci put sentir son souffle tiède et tremblant lui fouetter le visage.
- Eh bien emmène-moi jusqu'à lui, somma le chasseur. Il n'est pas question que je reste une minute de plus ici à ne rien faire, je vais agir si vous n'en avez pas l'intention !
- Tu es un homme intelligent, Sam, opposa calmement l'Érote en le mirant au fond des yeux. Leur mort, ou leur disparition vers des lieux inaccessibles, est une possibilité, et tu le sais parfaitement. Plus j'y pense, et moins je puis expliquer autrement pourquoi je ne ressens plus leur présence.
Aussi courroucé que surpris de s'être entendu appeler par son seul prénom sur ce ton paternaliste, et rejetant plus que tout l'hypothèse, le cadet des frères Winchester serra les dents aussi fort que les poings pour gronder :
- Je n'abandonnerai pas. Je chercherai mon frère jusqu'à ce que je le retrouve, ça tu peux y compter.
il revit Dean disparaître dans la fissure lumineuse et fut incapable d'empêcher de déferler la peur qui le tenaillait en songeant à ce qu'un tel phénomène lui rappelait. Un portail vers un autre lieu ; un autre temps. Voire un autre monde. Il avait connu. Et cela valait seulement s'il s'était bien agi d'un passage offrant un point de sortie viable, et pas une sorte de trou noir qui avait broyé son frère à l'instant où il y était tombé.
- Hum, médita Himéros en le regardant curieusement. Pour un peu, je croirais entendre Pothos.
La comparaison fut loin de flatter Sam qui écarquilla les yeux.
- Nous n'avons pas d'autre objectif, affirma le dieu de l'Amour avec fermeté. Si tu n'as pas foi en nous, aie foi en l'amour que nous portons à notre frère, au moins. Cette crique nous abrite de Chaos, même si le Paradis le fait mieux, mais s'il est toujours en liberté, Pothos prend en ce moment-même un énorme risque pour se procurer de quoi découvrir ce qui s'est passé.
- Comment ? martela Sam. Comment est-ce que vous comptez avoir l'info ?
- En allant consulter les maîtresses de la destinée ! proclama Himéros d'une voix forte en se dirigeant vers le temple. Quoi qu'il ait pu arriver à nos frères, elles seules sont assurées de détenir la réponse.
Sam, secoué d'un spasme anxieux, avait craint cette confirmation quant à l'identité des créatures auxquelles les Érotes avaient choisi de s'adresser pour dissiper le brouillard qui leur obstruait la vue. Il l'avait pressenti en entendant Costume Blanc évoquer le destin et ces vieilles connaissances, car en repensant aux propos d'Éros et à ceux de Castiel, deux semaines plus tôt, les Moires semblaient occuper une place de choix à l'intersection du monde des hommes, des anges et des dieux. Il repensa à leur aventure si singulière avec Atropos, dont Éros lui-même leur avait confirmé qu'elle n'en avait rien oublié, et même s'il était prêt à se confronter à quiconque pour sauver Dean, il douta de la bonne volonté de la déesse.
- Attends ! héla-t-il en rattrapant Himéros à mi-chemin entre la mer et la grotte où le temple avait été sculpté.
Le dieu fit halte et se retourna, Sam face à lui.
- Qu'y a-t-il ? Si tu as besoin de te nourrir, des baies poussent dans ces buissons, là-bas.
- Est-ce que tu es sûr que les Moires nous aideront ? posa Sam qui ignora totalement la remarque malgré son estomac qui criait famine. On a un... passif, avec Atropos.
- Je le sais parfaitement, fit-il d'un air neutre. Pourquoi crois-tu que j'aie parlé de « vieilles connaissances » ?
Sam ravala sa salive en réalisant que si Éros était au courant, ses frères ne pouvaient que l'être, eux aussi.
- Tu n'as pas à t'en inquiéter, assura la divinité. Pothos rapportera de quoi les ramener à de meilleurs sentiments, si elles se montrent revêches.
Le chasseur porta un instant son regard vers l'horizon, hochant faiblement la tête en serrant si fort les dents que saillirent ses mâchoires. Le dilemme, pour lui, était cornélien. Exiger d'être ramené chez lui, d'où il serait libre d'agir à sa guise pour retrouver Dean, ou continuer d'espérer que les Érotes aient la meilleure main. L'une ou l'autre des solutions lui seyait pareillement, mais il ignorait laquelle était susceptible de produire le meilleur résultat.
- Que s'est-il passé, là-bas, avec Pothos ?
La question lui parvint aux oreilles comme le bruit d'un ballon qui éclate et il braqua les yeux sur Himéros qui le fixait avec stoïcisme.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? renvoya Sam sans être sûr de comprendre.
- Je parle de votre altercation. Juste avant l'apparition de Chaos. Pour quelle raison vous êtes-vous affrontés ?
Sam prit ombrage de cette question qu'il ressentit comme une intrusion dans son intimité, alors qu'il aurait tant voulu que le sujet lui fût égal. Il se ferma visiblement, et tenta d'éluder en ripostant :
- Tu n'as qu'à le demander à ton frère, puisque ça t'intéresse.
Il se détourna avec mépris, furieux d'avoir à se replonger dans ce souvenir perturbant, et pas seulement parce que le moment était à tout autre chose. Himéros insista.
- Je l'ai fait, figure-toi. Et sais-tu ce qu'il m'a répondu ? De m'adresser à toi.
Outré, Sam refit volte-face et le fusilla du regard, sans que le dieu ne s'en troublât le moins du monde.
- Je n'en reviens pas que tu me poses une question pareille. Quelle importance est-ce que ça peut avoir ?
- Cela en a, si l'on considère que c'est suite à votre différend que la Bête s'est manifestée, répliqua sèchement l'Érote. Inutile de te rappeler comment cela s'est terminé.
- À qui la faute ? mordit Sam d'un regard de feu en luttant de toutes ses forces pour ne pas exploser. Tu sais déjà ce qui s'est passé. J'ai refusé son soi-disant coup de pouce et il n'a pas aimé, c'est tout ! Mais tenir compte de ce qu'on vous dit, de ce qu'on veut, c'est bien le cadet de vos soucis !
Parce qu'il se sentit sur le point de perdre pour de bon le contrôle de ses nerfs, Sam s'éloigna de quelques pas en se rapprochant de l'eau. Himéros lui laissa un instant, puis il ramassa sa veste et réduisit de moitié la distance qui les séparait avant de reprendre avec un peu plus d'égards, préoccupé par des question sous-jacentes :
- Tu as choisi de décliner son offre et c'était ton droit. Je ne m'attends pas à ce que cette alliance forcée entre nos deux camps ait changé la vision que tu as de nous, mais Pothos a agi sans arrières-pensées. Il a réellement souhaité te protéger.
Sam, tourné vers l'horizon qu'il fixait d'un regard noir, fit la sourde oreille. Le pire n'était pas d'entendre Himéros plaider la cause de Pothos, mais bien de connaître déjà tout des réelles intentions du dieu du Désir, et peut-être mieux que les Érotes eux-mêmes. Face à son indifférence, Costume Blanc maintint le silence un moment, puis poursuivit :
- Son comportement m'a surpris, pour tout te dire. Pas qu'il veuille assurer ta sécurité, mais que pour ce faire, il ait commis l'imprudence qui a permis à Chaos de nous débusquer. Si cela découle du lien qui vous unit, j'ai besoin de comprendre à quel point cela altère son jugement.
- Il n'y a rien qui me relie à Pothos, cracha Sam en insistant sur le mot-clé.
- Si tu es sincère alors tu fais erreur. La rapidité avec laquelle tu lui as rendu ses forces alors qu'il n'était que douleur prouve indéniablement que votre lien est plus étroit que je le pensais. Plus étroit qu'il ne devrait l'être. En tout cas selon ce que nous pensions savoir de nous-mêmes. J'ai assuré à ton frère qu'il s'estomperait, mais...
- Quoi ? bondit Sam en lui décochant un regard mortifié. Dean ? Que... Quand est-ce que vous avez parlé de ça, qu'est-ce que tu lui as dit !
Himéros lui renvoya l'hostilité de son regard, lassé d'essuyer ses rebuffades.
- Je considère la pugnacité comme étant une qualité, mit-il au point, mais je suis fatigué de supporter vos aboiements en permanence. Vous n'êtes pas frères par hasard, voilà bien une chose qui ne prête pas à débat.
Sam n'en fut pas peu fier. Moins, en revanche, de faire cas de ce qui importait aux Érotes et qui, à lui, lui était égal, particulièrement en cet instant où il se rongeait les sangs en pensant au sort de son aîné. Il devina que celui-ci avait pris soin de lui cacher une partie de ce à quoi il avait occupé son temps lors de son escapade dans la caverne auprès de Himéros, contrairement à ce qu'il avait juré en se permettant même de faire la leçon à son cadet qui, le cœur partagé, ne sut dire s'il lui aurait flanqué une raclée ou l'aurait seulement serré dans ses bras, s'il avait eu la bonne version de l'histoire.
- Je souhaiterais que nous puissions trouver un moyen de cesser de nous quereller, fit valoir le dieu de l'Amour d'un air plus affable. Nous n'effacerons jamais ce qui s'est passé mais il ne nous sert à rien de nous affronter sans cesse.
Sam, au fond de lui, partageait cette philosophie mais il lui était extrêmement difficile de lui donner corps tant leurs relations étaient épidermiques. Il se souvint pourtant de toutes ces fois où il avait prié Dean de tourner la page, et se demanda si lui-même avait vraiment été sincère dans ces moments-là où si cela n'avait été qu'une invitation déguisée à accepter l'évolution radicale de leurs rapports.
- Tu en demandes beaucoup, finit-il par grimacer, tout à la fois réticent et presque tenté.
- Mais en luttant côte à côte, nous avons prouvé qu'une trêve était possible, fit remarquer Himéros de façon apaisée. Et... vous chasser aurait été une erreur, je le reconnais. Vos actions ont compté, là-bas. Nous payons cher la fin de ce combat mais, sans vous, le prix aurait certainement été plus élevé encore.
Sam prit acte de cette main tendue mais un excès de fierté et d'âpres souvenirs, conjugués à l'expérience perturbante qu'il avait vécue face à Pothos, l'empêcha d'y répondre de la manière dont il se sentit prêt à prendre le risque de le faire. Il était de toute façon incapable de se saisir du rameau d'olivier tant que Dean demeurait disparu, car faire un pas vers les Érotes en son absence aurait eu beaucoup trop le goût de la trahison.
- J'interromps quelque chose ? s'immisça Pothos.
Il venait d'apparaître à un mètre d'eux, sans un bruit, droit et solaire dans son costume impeccable. Il tenait entre ses mains un coffret de bois sculpté sur lequel son frère posa immédiatement les yeux.
- Tu as trouvé ? fit celui-ci avec espoir.
- Bien sûr, revendiqua l'intéressé comme si aucune autre issue n'avait été possible.
Il observa son jumeau qui tendit le bras pour se saisir du coffret, et s'enquit :
- Tu es rétabli ?
- Oui, confirma Himéros en observant l'objet sans l'ouvrir. Tout s'est bien passé ?
- Pas la moindre trace de Chaos, informa triomphalement le dieu du Désir.
Puis, d'ajouter en visant Sam :
- Peut-être le piège de tes amis les anges a-t-il produit son effet, après tout.
Sam l'espéra du fond de son être. Et n'eut pas loisir de se demander s'il avait besoin de répondre à l'Érote qui enchaîna déjà :
- Nous pouvons poursuivre dès à présent. Êtes-vous prêts ?
Himéros hocha la tête puis posa les yeux sur le chasseur qui ne crut pas réellement que son avis était attendu. Un sentiment d'angoisse lui serra soudain le cœur, le forçant à prendre une grande goulée d'air.
- Je te sens vibrant d'impatience, lui glissa Pothos du fond de ses yeux d'un bleu infini tout en posant une main sur son épaule.
Sam ferma les yeux, tant pour échapper à son image que par anticipation pour ce qui allait suivre. Et un instant plus tard, la lumière que filtraient ses paupières closes fit la place à l'obscurité. La brise marine tomba d'un seul coup, les embruns et les effluves salées ne furent plus qu'un souvenir, et une fraîcheur sèche, minérale, resserra les pores de sa peau.
Il rouvrit les yeux sur un monde de silence à peine troublé par un cliquetis régulier, comme des mandibules d'insecte, qui se réverbérait lentement contre des parois lointaines plongées dans la pénombre. De grands braséros éparpillés de loin en loin brûlaient de flammes jaunes sur le sol rocailleux, lisse comme du vieux cuir, et dispensaient la seule lumière qui éclairait sporadiquement les lieux, à première vue vides et austères. Sam ne fut pas capable de dire s'il se trouvait dans une grotte, de nouveau, ou un bâtiment sommaire dont il ne pouvait préjuger ni des limites, ni de la configuration ou de l'usage. Pas d'issues visibles ; ni portes, ni fenêtres. Aucun bruit caractéristique, hormis le cliquetis incessant qui évoquait tantôt le clapotis de l'eau, tantôt le son court et sec d'une pointe d'acier heurtant la pierre. Nulle inscription ni ornement d'aucune sorte. Ni murs, ni plafonds que l'obscurité laissait apercevoir. L'endroit était en tous points anonyme, mais les Érotes savaient dans quelle direction ils devaient aller et Sam les suivit, sans un mot, impressionné par cet environnement qui le privait de tout repère, lorsqu'ils se dirigèrent vers la vasque flamboyante la plus proche. Elle bornait le fronton d'un large sentier dont ils remontèrent le tracé entre des parois dont la roche dure qui les constituait ne devint clairement visible qu'à l'autre bout du chemin, lequel se jetait, comme un fleuve dans la mer, à l'entrée d'une cavité immense qui évoquait la cheminée d'un volcan endormi et du sommet de laquelle tombait une lumière blanche qui éclairait l'ouvrage le plus stupéfiant que Sam ait jamais vu.
Les yeux levés vers l'édifice à couper le souffle qui semblait suspendu à tous les étages du vertigineux puits de lumière, la première pensée qui vint au cadet des Winchester fut celle du ciel constellé d'étoiles qu'il avait contemplé la veille. Et il se trouva bien sot d'avoir cru que rien ne pouvait dépasser en nombre les myriades d'étoiles du firmament, car les parties constituantes de l'inimaginable cathédrale de soie dans laquelle il venait de pénétrer rendait leur multitude bien dérisoire. Les fils étaient partout. Des fils d'or, fins comme le cheveu, entrelacés comme une toile d'araignée céleste mille millions de fois plus complexe que la plus complexe d'entre elles, et le maillage impénétrable qu'ainsi ils composaient, d'une sophistication indescriptible, brillait, sous la lumière blanche, d'une splendeur presque surnaturelle. L'œuvre tissait un immense dôme de soie au-dessus des têtes, une coupole insensée de fibres qui se croisaient sans jamais s'emmêler, tendues dans toutes les directions, créant un labyrinthe d'une beauté inouïe. L'œil seul était déjà apte à en percevoir l'extraordinaire finesse, la formidable solidité, la presque transparence. S'arrêter sur une parcelle de cet écheveau d'un autre ordre, n'importe où, permettait de distinguer chaque fil indépendamment des autres, quand en le contemplant plus largement c'était une véritable tapisserie, un génie d'orfèvre démesuré, qui laissait bouche bée.
Sam, en se démanchant le cou pour regarder s'étendre l'ouvrage aussi haut qu'il le put, avança d'un pas sidéré. Sans s'en apercevoir, il se laissa distancer par les Érotes qui s'enfoncèrent vers le centre de l'antre, bien plus étendu que l'abîme où ils avaient affronté Chaos, en direction de larges dalles de pierre empilées en degré qui évoquaient de gigantesques marches d'escalier. Une esplanade était aménagée à leur sommet, surmontée d'une sorte de monolithe sombre, lui-même situé juste dessous le point central du dédale de fils qui le dominait tel un banc de nuages. C'était d'ici, indubitablement, que provenait le cliquetis dont l'écho envahissait l'espace. Ce fut alors que Sam perçut un bruissement qui mit en alerte ses sens de chasseur, et en se tendant soudain comme un chat effarouché il se retourna vers la menace potentielle qui venait de lui glacer l'échine. Il ne vit qu'un éclair avant de distinguer la forme floue des doigts crochus comme des serres qui s'abattirent sur lui, et balayé comme un fétu de paille il fut projeté à des mètres de là sur le sol froid et lisse où il se fracassa.
- Lachésis ! adjura forte et claire la voix de Himéros.
- Érotes ! cria la Moire dont la voix tranchante et stridente porta haut les notes de son indignation qui résonna. Est-ce vous, qui avez introduit cette chose ici ?!
Sam, la respiration coupée, eut l'impression d'avoir été renversé par une moto. La douleur térébrante qui tiraillait son torse lui évoqua au moins une côte fêlée mais malgré elle, il se força à se relever pour faire face. C'est là qu'il vit la Moire et il eut du mal à en croire ses yeux. Car s'il était lui-même d'une taille excédant nettement la moyenne, l'être qui se tenait là-bas, drapé dans une robe ivoire qui semblait étirer sa silhouette filiforme comme une image distordue, dépassait toute norme humaine en le dominant allègrement d'au moins deux têtes. La femme, au nez camard et aux joues creuses, ses lèvres minces aussi rouges que sa peau était blanche, le passa au fil de son regard effilé comme un rasoir, et l'accablant d'un tel mépris que celui des Érotes, en comparaison, aurait pu passer pour de la déférence, elle intima à ses pairs, implacable, en se tournant vers eux :
- Faites-le immédiatement disparaître de notre vue. Sa présence ne sera pas tolérée. Quant à la vôtre, qu'elle soit aussi brève que possible.
D'une démarche aérienne et si silencieuse qu'elle parut glisser à la surface du sol, elle se déplaça avec une fluidité parfaite en marchant vers les Érotes. Elle promena son interminable silhouette avec la morgue d'un chat paradant entre des proies indignes de lui, et dépassa les dieux de l'Amour sans sembler les voir, continuant à cheminer vers les larges marches de pierre, le regard droit.
- Toujours aussi accueillante, ironisa Pothos en se retournant sur son passage.
- Pèse tes mots si tu as quelque chose à dire, dieu du Désir, prévint Lachésis en lui jetant un regard furtif sans modifier le rythme de ses pas invisibles.
- Les seuls qui te sont utiles d'entendre sont ceux-ci, relaya Himéros en braquant les yeux sur ses épaules étroites et la tresse brune qui cascadait entre elles. Éros a disparu. Nous ignorons où il se trouve et venons quérir votre aide.
- Ah..., émit-elle comme un long ronronnement en ralentissant à peine. Le primate en est-il la cause ? Est-ce pour nous voir trancher le fil de son existence sous ses yeux terrifiés, que vous l'avez trainé ici ? Quel dommage qu'Atropos soit ailleurs, toute à sa tâche... Elle aurait fort apprécié vous exaucer.
Sam se sentit comme la souris acculée au coin du mur. Lachésis, sœur d'Atropos, Moire tout comme elle et, tout comme elle, maîtresse de la Destinée, savait sans nul doute qui il était. Mais ses menaces envers lui ne l'impressionnaient pas plus que sa singulière physionomie ou que cet endroit, sans doute hors du temps et de l'espace, écrin de ce trésor à la fois somptueux et effroyable qui se déployait au-dessus de lui. Le destin des hommes, ni plus ni moins. Un fil pour une vie. Il n'avait pas cru voir un jour la manifestation aussi littérale des mythes qui constituaient le fondement des dangers qu'il avait passé sa vie à affronter, et une peur glaciale le transit soudain.
- L'humain est sous ma protection, avertit alors Pothos sur un ton sentencieux.
- Oh, je vois, réagit placidement la Moire d'une voix mielleuse en le raillant d'un regard perçant. Ton nouveau jouet...
Elle aborda la première des marches qu'elle commença à gravir, pour entendre Pothos s'élever aussitôt :
- Il a contribué à la lutte contre Chaos bien davantage que vous l'avez fait vous-mêmes. C'est peut-être à toi, de peser tes mots.
Les inflexions hostiles dans la voix du dieu du Désir lui piquèrent le creux des reins. Elle se tendit, s'arrêta au milieu de la seconde marche si large qu'en dépit de sa taille surhumaine, elle y avait déjà fait deux pas, et inondée par la lumière pâle qui tombait des hauteurs par-delà le sommet de l'entrelacs de fils impossible à mesurer, elle accusa d'une bouche fielleuse :
- Tes frères et toi portez la responsabilité de la résurgence du Péril. Bien des lieux nous protègent de sa convoitise, mais vous avez fait le choix de marcher parmi les hommes, là où il est libre de s'ébattre, et voyez ce qu'il vous en a coûté.
- Lachésis, appela Himéros en faisait quelques pas dans sa direction. Nous ne sommes pas venus rouvrir ce débat. Nous ne sommes ici que dans l'espoir de retrouver Éros. Nous y aiderez-vous ?
Elle était au moins à vingt mètres de lui, droite et fière au milieu d'un espace vide où ils semblaient tous se perdre. En voyant les parois de pierre nue si éloignées qu'il n'aurait su évaluer leur distance, en voyant la hauteur irréelle de ce puits défiant l'imagination couturé de ces filaments qui paraissaient aussi nombreux que les cheveux de toute l'humanité, Sam eut le sentiment de baigner au cœur d'une facette du monde encore plus étrange que celles qu'il avait pu voir au cours de sa vie. Il laissa son regard se perdre dans le scintillement de la bouleversante tapisserie, ses tympans martelés par le cliquetis permanent vers lequel montait Lachésis. Où était le fil qui représentait son existence ? Où était celui de Dean ? Savoir qu'il n'avait pas été coupé lui aurait suffi.
- Votre entêtement à faire face à une puissance qui vous dépasse nous a causé un désagrément qui n'a que trop duré, se plaignit-elle en pinçant les lèvres. La visite de l'ange fut des plus déplaisantes. La vôtre ne l'est pas moins.
- Nous ne vous tiendrons pas rigueur de l'avoir aidé à nous trouver, assura Costume Blanc d'un regard froid et direct. En échange, consentez à accéder à notre demande. Et acceptez ce présent en gage de nos bonnes intentions.
Il leva le bras droit pour présenter le coffret sur lequel les yeux de la Moire se posèrent longuement. Sam, qui n'avait pas bougé, craignit de découvrir ce qu'il contenait.
- Nous ne présidons pas au destin des dieux, finit-elle par livrer, un peu moins lapidaire. Si Éros échappe à votre perception, il échappe aussi à la nôtre, ce que vous n'ignorez pas. De quelle manière escomptez-vous que nous vous aidions ?
Les affres froides de Sam se transformèrent sur-le-champ en une terrible sensation d'étouffement quand il comprit ce que cela signifiait.
- Quoi ? osa-t-il cracher, sa voix épouvantée résonnant à travers l'immense cavité.
Le regard de Lachésis, qui grimaça comme au bruit de la craie sur un tableau noir, le transperça telle une flèche lui trouant la peau de part en part. Pothos, plusieurs mètres plus loin, se décala lentement pour ôter le chasseur aux yeux de la Moire en s'interposant pour obturer son champ de vision, et répliqua :
- Si tu ne peux nous lire le destin de notre frère, tu peux lire celui du sien. Dean Winchester et Éros ont disparu ensemble.
Sam, qui avait commencé à se précipiter vers les Érotes pour exiger une explication, s'arrêta en chemin. Il eût voulu savoir si, dès le début, ils avaient planifié de se servir de Dean pour retrouver Éros mais il réalisa que la question n'avait finalement que bien peu d'importance, pourvu que son frère et lui puissent être réunis. Il se remit à avancer, plus lentement et, en arrivant à la hauteur des dieux de l'Amour, son regard, qu'il fit le plus humble possible, osa s'élever vers Lachésis qui souffrit son audace avec un dédain royal.
- S'il vous plaît, implora-t-il, écrasé par l'impression de toute-puissance qui émanait de l'inquiétante créature. Si vous savez où est mon frère, alors... je vous en prie, dites-le nous.
Bien que fébrile, et même craintif face à elle, qui paraissait plus grande encore depuis la marche d'où elle le toisait d'un regard d'épervier, Sam persista à lui adresser une prière muette du bout des yeux. Elle ne dit rien. Ne cilla pas. Le dominant de son mépris le plus absolu, lui, le sous-être qui profanait sa demeure, le chasseur qui la défiait par essence et dont les actes pour contrarier le destin étaient une injure directe à sa tâche sacrée. La nature de la réponse qu'il allait obtenir, si toutefois elle daignait lui adresser la parole, lui paraissait inéluctable. Tomba alors une voix, grondante comme le tonnerre lointain mais douce comme une pluie de printemps, qui emplit la poche tout entière tel le bruit de la mer au creux d'un coquillage, et qui énonça ces mots :
- Consens à leur requête, ma sœur. Que ce soit là notre contribution.
Le cliquetis s'était arrêté. Et le monolithe sombre qui, au sommet des marches que Lachésis avait commencé à gravir, avait paru jusque-là n'être qu'un pan de roche noire, tel un éclat de silex de plusieurs mètres d'envergure, révéla sa véritable nature en se mettant soudain en mouvement. La pierre se tordit dans un froissement d'étoffe, et le dos voûté se redressa en même temps que se dessina une ligne d'épaules et qu'apparut une chevelure aussi blanche que la neige. La tête de Sam, suffoqué, sembla ne jamais cesser de pencher en arrière tant ses yeux montèrent longtemps en suivant la silhouette gigantesque qui venait de se dévoiler. Si Lachésis pouvait encore s'apparenter à un humain en comptant peut-être parmi les dix plus grands individus à avoir jamais foulé la Terre, la dernière Moire, elle, défiait l'imaginable. Et en terminant de se retourner vers les intrus c'est le corps d'un géant de huit mètres qu'elle leur opposa, drapé dans une tunique anthracite dont les manches lâches luisaient des innombrables fils qui s'en échappaient, comme les soies d'une reine araignée.
Il y avait devant elle, complexe et sculpté à sa mesure, un rouet à l'arrêt.
