Chapitre 47
L'air saturé de poussière força Sam à tousser, et la douleur fut si vive qu'il crut s'être décollé un poumon. Dans une semi-obscurité aux teintes orangées, il se découvrit étendu à même le sol, contre un mur froid et anguleux, et aperçut à quelques mètres de lui une forme floue, qu'il identifia rapidement comme une silhouette désagréablement familière.
Le souvenir des derniers événements lui revenant comme une vague, il fut pris d'un accès de terreur. Le vacarme de la grotte qui s'effondrait, les failles qui déchiraient l'air de toutes parts, Chaos cherchant à se libérer par tous les moyens, furent autant de rappels traumatiques de ce qui s'était produit, et en poussant sur son bras ankylosé il essaya de se redresser, répondant à une urgence à présent expirée. Ses yeux voilés prirent rapidement conscience que les choses avaient changé ; le silence était revenu, et il avait apparemment été déplacé dans une sorte de cavité oblongue plutôt exiguë. Assez rapidement, il reconnut la silhouette d'Himéros, debout contre un mur de pierre, mais n'eut guère le temps de se préoccuper de ce que la présence de l'Érote lui inspira car l'absence de la seule personne qui lui importait vint lui rappeler le drame auquel il avait assisté, impuissant. Submergé par un effroi épouvantable, Sam revit son frère disparaître dans la faille et cria tant de douleur que de désespoir en s'efforçant, vainement, de redresser son corps meurtri.
- Reste tranquille, entendit-il Himéros lui commander, alors que ce dernier s'approcha de lui. Tu es blessé.
Sam grimaça. Il avait au moins deux côtés cassés, une fracture au bras et une jambe dont l'état était incertain.
- Sans blague, grogna-t-il les yeux plissés de douleur alors que le dieu posa un genou à ses côtés. Que... Qu'est-ce qui s'est passé ? Dean... Où est Dean ?
- La grotte s'est totalement effondrée lorsque l'ange a terminé le rituel, relata Himéros. J'ai juste eu le temps de former une protection au-dessus de nos têtes avant que...
- Je t'ai demandé où était mon frère ! coupa Sam d'une voix affolée.
Son regard éperdu ne rencontra que fatalisme dans les yeux de Costume Blanc. Et le cœur du chasseur s'emplit d'un froid mordant.
- J'ignore où il se trouve, avoua l'Érote sans ambages. Je n'en sais pas plus que toi.
Sam l'accabla d'un regard vindicatif qui glissa sur Himéros, lequel se releva. Son bras blessé semblait moins l'entraver, mais il portait toujours les terribles stigmates de sa lutte contre la créature. Et il avait l'air épuisé, plus marqué encore qu'il l'avait été au bunker.
- Reste allongé si tu ne veux pas aggraver ton état, préconisa-t-il. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de soigner tes blessures pour l'instant.
Il leva les yeux vers le plafond, où brûlait à même la pierre une flamme étrange, frêle et vacillante. Sam, dont la gorge lui fit atrocement mal, supposa que cet éclairage, le seul dont ils disposaient, avait été créé par Himéros. Mais le dieu semblait inquiet ; certainement moins de voir s'éteindre la lueur, que de l'amas de roches à la stabilité douteuse qui s'était formé au-dessus d'eux, comme si l'éboulis s'était effondré sur un dôme invisible.
- On ne peut pas... rester là ! se récria Sam en serrant les dents pour se redresser tout de même tant bien que mal. Je dois... ah ! Retrouver mon frère ! Castiel ! Cass !
- L'ange ne te répondra pas, lança Himéros en rejoignant sa position initiale. Le sortilège lui a coûté, comme à ses semblables.
Sam se figea en écarquillant les yeux.
- Comment ça, qu'est-ce que tu veux dire ? Qu'est-ce qui leur est arrivé ?
- Tu ne réalises pas les sacrifices auxquels nous avons tous consenti dans l'espoir de nous défaire de Chaos, répliqua le dieu de l'Amour. Tu reverras ton ami, mais pour l'heure, lui aussi doit se rétablir.
Le cœur serré d'angoisse, Sam ne put qu'imaginer, maintenant qu'il savait ce qu'était Chaos, à quels extrêmes les anges, et Castiel au premier chef, avaient eu recours pour tenter d'en venir à bout. Il n'en demanda pas davantage à Himéros car il sentit qu'il n'en savait pas beaucoup plus, et parce qu'il se rendit compte que c'était peut-être aussi pour les empêcher de le dissuader d'aller trop loin, que Castiel avait tant voulu les tenir à l'écart, Dean et lui.
- Ça a marché ? posa-t-il du bout des lèvres. Chaos, est-ce qu'il est...
Himéros soupira et, sans se retourner, répondit :
- Je n'en sais rien. Le sortilège a été lancé avec succès, mais j'ignore s'il a suffi à renvoyer ce monstre dans sa prison. Mais si ce n'est pas le cas, alors c'est qu'il est parvenu à fuir. Le voile qui nous dissimulait a été détruit en même temps que la caverne. Si Chaos était ici, il nous aurait déjà dévorés.
Contre sa paroi, il se remit à l'ouvrage, attaquant laborieusement la surface compacte de la muraille composite qui les retenait captifs. Incrédule, Sam, adossé de biais contre la roche, le vit s'efforcer de déplacer une pierre grosse comme une citrouille à la seule force de ses bras, dont l'un n'était que d'une utilité limitée. Voir cet être omnipotent s'éreinter en efforts dérisoires lui fit une drôle d'impression, mais l'amena surtout à s'interroger sur ce qui s'était passé pendant sa période d'inconscience. D'ailleurs, combien de temps était-il resté évanoui ? Un peu par hasard, sa main se posa sur son téléphone à travers une poche, et pris subitement du fol espoir de pouvoir s'en servir pour joindre son frère, il se tordit le coude pour s'en saisir. L'écran de l'appareil était en miettes, mais il s'alluma. C'était la nuit. Et presque aussi inutile qu'une brique, l'objet ne captait pas le moindre réseau.
- Où on est ? s'enquit bientôt le chasseur, qui ravala douloureusement sa déception, en pensant connaître la réponse, les yeux levés. Toujours dans la grotte ?
- Plutôt ce qu'il en reste, confirma implicitement le dieu de l'Amour en parvenant avec peine à faire rouler son rocher, qui en cachait un autre. À notre tour d'être prisonniers.
Sam garda les yeux sur le plafond bas aussi craquelé qu'une coquille d'œuf. Les pierres, en pressant de tout leur poids les unes contre les autres, semblaient tenir bon, mais il voyait bien que, broyés ou assoiffés, c'était la mort qui, lui au moins, l'attendait à brève échéance. Il aurait payé cher pour une gorgée d'eau. Il plissa les yeux pour essayer de rendre sa vue plus nette, et balaya sommairement la zone du regard, en quête d'une issue qu'il serait le seul à voir. C'est là qu'il remarqua une forme misérable ramassée sur elle-même à sa gauche, entre deux rochers, et avec un haut-le-cœur il reconnut Pothos, assis, la tête entre ses genoux pliés, qui exposait son dos voûté. Il tremblait.
- Avant que tu poses la question, pour lui non plus, je ne peux rien faire, annonça Himéros sans interrompre sa tâche. Les composés que les anges ont utilisé pour dresser le piège tout autour de la grotte sont pour nous tel un poison. Ils se sont répandus parmi les décombres et nous affaiblissent tant qu'ils nous privent presque totalement du peu de force qu'il nous reste. Le tour de passe-passe qui nous offre un peu de lumière est tout ce que j'ai pu faire pour agrémenter un peu notre séjour...
Sam en prit note avec gravité. S'il avait compté sur les pouvoirs divins de ses alliés d'infortune pour sortir de là et voler au secours de Dean, il comprit qu'il pouvait y renoncer. Son regard resta fixé sur Pothos, qu'il aurait voulu ignorer, n'eût-ce été que pour s'épargner le malaise qu'il ressentit à sa vue. Sans savoir si c'était sa présence qui l'incommodait, ou l'était dans lequel il se trouvait.
- C'est pour ça qu'il est comme ça ? demanda Sam avec dureté. À cause de ce... poison ?
- Non. Il est ainsi car il paie le prix.
- Le prix ? rebondit Sam d'un regard perplexe. Quel prix ?
- Celui d'avoir puisé au-delà de la raison dans le surcroît de forces que lui a donné la cuirasse. Maintenant, son corps en subit les ravages.
Himéros, qui avait marqué une pause un bref instant, reprit sa besogne en courbant le dos. Sam aurait pu le croire étrangement indifférent au sort de son jumeau, surtout après ce qu'il l'avait vu faire pour lui sauver la vie quelques jours plus tôt, mais il sut que seule sa tragique impuissance empêchait Costume Blanc de faire montre d'une ostensible empathie.
Le cadet des Winchester reporta les yeux sur Pothos.
- Est-ce que je peux l'aider ? s'entendit-il prononcer d'une voix glacée.
Le bruit des pierres grattées cessa quelques secondes. Ce fut par son silence, en reprenant sans un mot, que Himéros livra sa réponse. Sam comprit qu'il ne lui demanderait plus rien.
Alors, plaçant le curseur quelque part entre le désir altruiste d'apaiser les souffrances de Pothos et le profit égoïste qu'il pouvait tirer en l'aidant de nouveau, le chasseur, avec l'assurance d'un faon à peine né, se remit sur ses jambes, dont l'une avait clairement un problème au niveau de la cheville et du genou. Courbé en avant et son bras brisé pressé contre son ventre, il serra les dents pour claudiquer jusqu'au dieu du Désir, Himéros suivant la scène du coin de l'œil avant de se remettre à excaver la pierre en semblant retrouver un second souffle. Mais lorsqu'il fit mine de se pencher sur lui, Sam essuya une violente rebuffade de la part de Pothos qui le fit basculer d'un geste brusque du bras.
- Je n'ai pas besoin de ton aide ! cracha l'Érote d'un chuintement éraillé, la voix brisée par les spasmes de sa respiration torturée. Je te défends de me toucher !
Sa phrase s'acheva en une lamentation déchirante et il se ratatina encore un peu plus sur lui-même, visiblement en proie à une douleur extrême. Sam, qui était lourdement tombé sur le flanc, passa un instant à gémir sa souffrance comme sa colère, car si c'était là le seul moyen que Costume Brun avait trouvé pour rendre état de son degré d'offense d'avoir été éconduit quand il avait offert son aide, le jeune homme songea que c'était tout à la fois d'une puérilité sans nom et correspondant tout à fait au personnage.
- Ferme-la, au lieu de jouer les divas ! cria-t-il en sentant une douleur fulgurante au niveau du foie. Tu prends ce que je te donne et tu te remues pour nous aider à sortir de là !
Hors de lui, Sam se releva en se tenant les côtes et en poussant un grognement. À terre, Pothos parut ne pas avoir dit son dernier mot et essaya de se redresser, lui aussi. Himéros, pour sa part, soupira et les laissa se débrouiller.
- Pose seulement la main sur moi et je t'arrache la tête ! menaça le dieu du Désir en ne parvenant qu'à se retourner sur le dos, sa veste ouverte montrant qu'il portait toujours le plastron.
- Garde tes menaces ! brava Sam qui le rejoignit en trainant sa jambe blessée. Pas avec moi ! Après t'être battu comme un lion, tout ce que t'as prévu c'est de rester vautré par terre à moitié mort ?!
Furieux, il plaqua sa main sur la joue de Pothos sans accorder d'importance à ses fulminations, et en se détournant de lui quelques secondes plus tard sans plus d'intérêt qu'un affamé devant une assiette vide, il partit boiteux vers Himéros. Contrairement à sa première expérience, au bunker, Sam avait clairement senti que quelque chose s'était passé au moment du contact, comme un échange de fluides entre leurs deux corps abîmés, et cette supposée matérialisation de leur lien, qu'il ressentait physiquement pour la première fois, le troubla incidemment.
- J'ai fait ce que je pouvais, fais pareil, exhorta-t-il en posant sa main valide sur le mur que Costume Blanc donnait l'air d'essayer de percer à la petite cuillère. J'ai un frère à sauver. Je crois bien que vous aussi.
Par des efforts bien dérisoires, il entreprit de prêter main forte à l'Érote en effritant la muraille là où il crut sentir un infime filet d'air. Il aurait voulu entendre Himéros rebondir, ce que ce dernier ne fit pas. Alors, perclus d'angoisse, Sam finit par l'interpeller :
- Éros... Est-ce que tu sais où il est ?
- Pas davantage.
Sa réponse lapidaire laissa Sam sur sa faim.
- Tu disais pouvoir sentir s'il était mort ! relança-t-il en essayant de conserver un semblant de calme. Est-ce qu'au moins il est vivant ?
Son regard désespérément suspendu à ses lèvres indisposa le dieu de l'Amour, qui répliqua :
- Même si mon frère est vivant, cela ne signifie pas que le tien l'est aussi, Sam Winchester.
- Mais ils sont entrés dans la faille ensemble ! Vous les avez vus comme moi ! Si c'est ce que je crois ils sont ressortis quelque part mais il a dû se passer quelque chose ! Sinon ils seraient déjà revenus !
Le silence grave qu'observa Himéros en évacuant des débris, ménageant ainsi un large trou où il était possible d'introduire un bras, parut démontrer qu'il était parvenu à une conclusion similaire. Et les mots qui vinrent alors faire vibrer les tympans de Sam, lui firent aussi trembler le cœur.
- Éros... n'est plus avec nous. Nous l'avons perdu.
La voix qui venait de se faire entendre, si semblable à celle de Himéros, était venue de l'arrière. En tournant la tête, Sam eut la stupeur de voir Pothos en train de se relever, l'air de ne pas y croire lui-même, et le sentiment fut partagé par le dieu aux cheveux noirs qui visa son frère d'un regard étonné avant d'en poser un autre, impressionné, sur le chasseur. Comme une plante sèche soudain baignée par la pluie, Pothos s'épanouit de nouveau sous les yeux des deux autres, chaque seconde semblant lui rendre un peu plus de lustre et de prestance, et bien que couvert de poussière et de sang séché, il n'eut qu'à remettre en place une mèche de ses cheveux d'un roux intense pour instantanément restaurer la plus grande partie de sa gloire divine.
- Hé bien..., murmura Himéros d'un air éberlué. Voilà qui est inattendu.
Les deux Érotes restèrent perplexes face à ce rétablissement spectaculaire qui les amena à reconsidérer les limites des liens qu'ils tissaient avec les humains frappés par le Toucher Divin. Sam avait déjà démontré sa capacité à restaurer leur vitalité, mais la vitesse à laquelle le phénomène s'était cette fois produit, était inédite. Face à cela, il fallut à Pothos un instant pour accepter la réalité, et le regard qu'il porta alors sur Sam fut tout sauf hostile. Mais les préoccupations du chasseur, qui évacua sa surprise, étaient ailleurs.
- Comment ça : perdu ? réagit-il la boule au ventre. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Le dieu du Désir, qui continua de l'observer d'une expression contenue, donna le sentiment de ne pas l'avoir entendu.
- J'ignore ce que cela signifie, répondit-il nonobstant, toute colère manifestement éteinte. Je... Je ne le sens plus. Comme s'il ne faisait plus partie de nous.
Plus il tentait de comprendre ce qu'il éprouvait, plus son visage se figeait d'un effroi visible. Sam sentit son cœur se remettre à cogner dans sa poitrine, et l'air désemparé il se tourna vers Himéros, qui n'eut guère plus d'aplomb à offrir.
- Ne me regarde pas, je ne sais pas mieux ce qu'il convient d'en penser. Peut-être... Oui, peut-être est-il trop loin de nous pour que nous sentions sa présence, ou bien est-ce ce lieu corrompu qui trahit nos sens...
Aucun des jumeaux n'en savait visiblement rien et pour Sam, ce fut le pire.
- Est-ce qu'il pourrait... être mort ? se prit-il à craindre en transposant immédiatement le sort supposé d'Éros à celui de Dean.
- Tu as, en matière de mort et de résurrection, bien davantage d'expérience que nous, pointa Himéros d'une voix fragile. J'ai toujours été persuadé que si l'un de mes frères venait à disparaître, la douleur serait telle qu'elle ne pourrait s'expliquer autrement, mais peut-être est-ce cela, que nous sommes supposés ressentir à la perte de l'un d'entre nous. Ce vide. Ce manque absolu.
Sam, terrifié de ce qui avait pu arriver à Dean si même le dieu parti avec lui avait connu un sort funeste, resta longtemps à attendre une raison d'espérer. Mais Himéros n'ajouta rien et se tourna une fois de plus vers le mur de pierre, dont il reprit l'interminable et futile déconstruction. Pour se donner l'illusion, peut-être, de ne pas être complètement réduit à l'impuissance, ou ne pas avoir à affronter une réalité qui avait fini par le rattraper.
- Écarte-toi, intima Pothos. Nous sommes restés suffisamment de temps en cage.
Bousculé, Himéros fit un pas de côté et vit son double aux cheveux roux prendre sa place. Le plastron sur son torse dégageait une lueur diaphane.
- Qu'est-ce que tu fais ! s'inquiéta Costume Blanc en le voyant puiser dans le pouvoir de l'artefact qui l'avait laissé plus mort que vif.
- Je ne compte pas attendre qu'Athéna, Artemis ou Kothar-wa-Khasis se décident à venir récupérer leur bien d'eux-mêmes pour avoir une occasion de quitter cet endroit, répliqua Pothos dont les appuis chancelèrent un instant. Un seul coup devrait suffire.
- Tu es trop faible pour te servir encore de cette chose ! protesta violemment son frère. Les scories du sort des anges saturent l'air autour de nous ; dans ton état, l'effort nécessaire pour en outrepasser les effets, si c'est seulement possible, te tuera !
- Tu as toujours été trop mélodramatique, mon frère, retourna Pothos d'un sourire narquois en essayant de dissimuler la souffrance qu'il se mit à éprouver de nouveau. Tu mésestimes les forces qui viennent de m'être rendues. Je les pense bien supérieures à celles qui nous retiennent ici. Veux-tu prendre les paris ?
Dans le regard fixe de Himéros put se lire l'indignation que la désinvolture de son frère suscitait, mais il s'abstint d'épiloguer davantage. Même affaiblis, ils demeuraient des dieux et leur survie n'était pas aussi précaire que celle des humains, dont il savait bien que celui qui partageait leur infortune, observant leur échange en retrait, ne comptait pas parmi ceux qui inspiraient à Pothos le plus d'indifférence.
Dehors, la nuit imposait son dictat de silence que seul le murmure fugace du vent dans les succulentes osait briser. Au milieu d'un ciel pareil à une mer de velours noir, constellé d'étoiles semblables à des joyaux, le clair de lune projetait une lumière pâle sur les dunes et les rochers qui étiraient leurs ombres fantasques. Le froid typique du désert engourdissait son immensité, paisible, imperturbable, où quelque part, oubliée devant une pierre fendue, attendait une Chevrolet 1967, froide et si immobile que pas un grain de poussière ne tombait de sa robe noire. Puis un grondement sourd mit soudain un terme à la paix qui régnait ; un bruit de tonnerre qui secoua les roues du véhicule mais qui mourut presque aussitôt, rendant aux lieux leur immuable quiétude. Bientôt, une colonne de fumée qui s'élevait vers le ciel se fit visible, à deux ou trois centaines de mètres de là. Ou plutôt, une colonne de poussière qui se dilua progressivement, emportée par la faible brise. Au fond d'une doline, une explosion venait de se produire ; des rochers avaient éclaté, été projetés avec violence dans toutes les directions parmi tout un amoncèlement d'éboulis, et une cavité éclairée d'une frêle lumière avait été exhumée.
Celle dont Himéros, profitant de ce que la destruction du mur rendît moins dense le nuage méphitique qui bridait ses facultés divines, s'extirpa en brûlant ses dernières forces pour transporter loin de la zone néfaste, en plus de lui-même, son frère et Sam.
Lourdement, il se laissa tomber sur son séant et, plantant les mains derrière lui dans le sol pulvérulent, inspira à pleins poumons, longuement, avec la sensation de s'emplir d'un air qui n'avait jamais été si pur. Il faisait sombre et froid, mais sa vigueur lui revenait déjà. Derrière lui, Pothos, debout, s'étira de toute sa hauteur en sentant qu'autour d'eux avait disparu le rayonnement toxique qui les avait presque réduits à l'impuissance. Détruire la paroi rocheuse lui avait coûté cher, mais ses forces qui, grâce au concours de Sam, étaient en train de se reconstituer à toute vitesse, en rattrapaient déjà les effets. Il décrocha son plastron, qu'il laissa choir sur le sol, et rejoignit son frère d'un pas pesant.
- Je vais bien, lui assura Himéros. Occupe-toi de l'humain.
Malgré ses blessures, dont la douleur avait été partiellement anesthésiée par son contact avec Pothos, Sam s'était rapproché du bord de la crête où ils s'étaient matérialisés. Une crête qui était plus sûrement le rebord du véritable cratère qu'était devenue la grotte en s'effondrant sur elle-même. Les pentes du gouffre s'incurvaient sur la largeur d'un terrain de football, et plongeaient vers le fond de l'abîme tapissé d'une quantité considérable de débris qui évoquait les restes d'un immeuble rasé à l'explosif. Sam sentit son cœur se serrer terriblement, car c'était sous ces décombres qu'il avait vu Dean pour la dernière fois. Il se consola en se disant que son frère avait au moins évité de finir broyé sous des tonnes de roche, mais n'avoir aucune idée de ce qu'il était advenu de lui constituait une angoisse insupportable.
Dans sa main, il tenait son téléphone, inutile. À ses appels à son frère, seule répondait la messagerie.
Il leva les yeux vers le croissant de lune qui dispensait sa maigre lueur, et la voûte du ciel lui apparut dans toute sa magnificence. Face à la splendeur des nuées d'étoiles dont l'éclat n'était atténué par aucune lumière artificielle, sa gorge se noua alors que lui revinrent en tête les doux souvenirs des contemplations nocturnes que dès leur enfance, ils avaient parfois partagées, Dean et lui. Colère et désespoir se mêlèrent inextricablement, tandis qu'il se demanda s'ils pourraient encore un jour admirer les étoiles côte à côte, et une irritation extrême lui hérissa les poils du corps lorsqu'il vit Pothos prendre place sur son flanc. Le dieu de l'Amour n'avait pas vraiment abandonné ses airs supérieurs, ce qu'il n'aurait sans doute pas pu faire même s'il l'avait voulu, mais quelque chose dans le regard qu'il adressa de biais à Sam, en atténua la portée. En dépit de l'obscurité, le chasseur, qui braqua sur lui un œil torve, eut l'impression d'y déceler un mélange subtil de retenue, de gratitude, de défiance et de respect, et faillit presque sourire d'ironie quand il l'entendit lui envoyer sur un ton sarcastique, reprenant ses propres mots :
- Après t'être battu comme un lion, tu comptes conserver ton corps brisé, ou tu acceptes qu'à mon tour, je te vienne en aide ?
Que l'Érote ait cette fois requis l'autorisation d'agir fut ce qui frappa le plus Sam, dont les épaules jusqu'ici crispées se détendirent un peu. Prenant ce geste et son silence pour ce qu'ils furent, rien de plus ni de moins qu'un aval contraint plus que souhaité, Pothos toucha la main de Sam du revers de la sienne et, immédiatement, le jeune homme sentit les fibres détruites de son corps se reconstituer pleinement. Sa jambe en feu accepta de le porter à nouveau, son bras cassé redevint mobile, et la sensation de déchirure qui lui vrillait les poumons à chaque respiration disparut complètement. Toutes ses blessures furent guéries, sauf celles de son âme et de son cœur, pour lesquelles même un dieu ne pouvait rien faire.
- Tu vois que ce n'était pas si terrible, tança Costume Brun avec une pointe d'amertume.
Sam ne lui donna pas l'occasion de remettre sur le tapis leur altercation, juste avant l'arrivée de Chaos. Mais bien qu'il connaissait désormais les raisons dérangeantes pour lesquelles Pothos avait agi de la sorte, il ne put s'empêcher de l'en blâmer, d'une colère froide et implacable.
- C'est ta faute, jeta-t-il en ressassant les mots de Himéros qui lui avait reproché d'avoir refusé l'aide de son jumeau. Si tu n'avais pas essayé de me forcer la main... Si tu n'avais pas essayé de te servir de ce pouvoir sur moi, Chaos ne t'aurait pas repéré et ne serait pas arrivé si vite. On aurait pu mieux se préparer, on... On aurait pu... Peut-être que Dean serait toujours là.
- Et peut-être serions-nous tous morts, rétorqua Pothos en fixant le clair de lune. À quoi te sert d'évoquer les possibles ? Tu devrais consacrer tes forces à rechercher ton frère, au lieu de te lamenter sur sa disparition.
- Tu as une idée d'où ils sont ? s'enquit bientôt le chasseur, faiblement, en redoutant une nouvelle fois la réponse. Est-ce que tu les sens quelque part ?
Que les Érotes aient retrouvé le plein usage de leurs pouvoirs divins ne changea rien à l'affaire. Leur silence fut éloquent, et un coup de massue de plus que Sam eut du mal à encaisser.
- Je vous parle ! se révolta-t-il alors que Pothos s'en retournait vers son frère. Pourquoi vous ne dites rien !
- Nous n'avons pas la réponse à la question que tu te poses, livra fermement Himéros. Le lien qui nous relie à Éros a disparu et nous ignorons pourquoi. Quant à ton frère, il échappe lui aussi à notre perception, désormais.
Sam revint vers eux d'un pas résolu, et bravant sa terreur il osa demander :
- Est-ce que ça peut vouloir dire qu'ils sont morts ? Apparemment ce n'était pas à cause de la grotte, que vous ne sentiez rien, alors crachez le morceau ! Est-ce que c'est de ça, dont il s'agit ?
L'incertitude, le doute, le désarroi des jumeaux leur causaient un trouble auquel ils ne semblaient guère habitués. La frustration - tout comme l'inquiétude - était flagrante, et Pothos, de refuser bientôt :
- Mon frère sera mort lorsque j'aurais vu son corps froid étendu devant moi, et pas avant. Je vais le retrouver, et j'y vais de ce pas.
- Tu n'iras pas seul, se rappela Himéros à son bon souvenir. Ne perdons pas de temps. Chaos n'est peut-être pas encore vaincu.
Ils se rapprochèrent l'un de l'autre, visiblement prêts à tourner à jamais le dos au désert. Sam les visa d'un regard vif et les interpella :
- Attendez ! Où est-ce que vous allez ? Au Paradis ?
- Et que retournerions-nous faire là-bas ? lança Pothos avec mépris à l'évocation de ce lieu où il avait été contraint de se cacher.
Sam avança encore, son cœur s'emballant face à l'espoir que représentait cette volonté affichée que retrouver Éros, permettrait de retrouver Dean.
- Thot, fit-il. Thot saura sûrement où ils sont, il faut que...
- Que le vieux barbon reste où il est, coupa Costume Blanc.
- Il... Il a été capable de retrouver Chuck ! défendit le chasseur après avoir avalé sa salive. Il saura où est Dean, lui !
- Eh bien, va ! gronda Pothos d'un regard dont même l'obscurité de la nuit ne cacha pas le flamboiement. Retourne jusqu'à lui ! Patiente jusqu'au moment où les anges reviendront ramasser leurs plumes perdues, ou traverse le désert par tes propres moyens pendant que ton frère attend quelque part ! Ton véhicule n'est pas bien loin, je t'y conduis, si tu veux ! Tu nous libéreras ainsi de ta présence que nous avons suffisamment tolérée, Sam Winchester !
- Tout ce que je veux c'est retrouver mon frère ! contre-attaqua-t-il en venant au contact.
- Tout comme nous, argua Himéros d'un soupir impatient, bras croisés. Restons-nous ici à tergiverser ? Ou choisis-tu de venir avec nous ?
La proposition prit Sam de court. Il se rendit compte qu'il l'avait espérée sans la croire réaliste, et bien qu'il ait songé à plus d'un moyen d'obtenir l'information qui lui faisait tant défaut, aucun ne lui offrait l'efficience du concours des Érotes. Les anges provisoirement sur la touche - et il espérait les voir surmonter le contrecoup de leur action le plus vite possible - Thot était son meilleur choix, à moins de solliciter un médium, d'user d'un sort de localisation ou de s'en remettre une fois de plus à l'Enfer. Mais le temps pressait et ses chances de succès rapide s'il ne comptait que sur lui-même, étaient presque nulles.
Pour son frère, il accepta ainsi de rester auprès des Érotes. Parce que c'était la chose à faire, parce qu'ils disposaient forcément de moyens qu'il n'avait pas, et parce que leur motivation à retrouver leur propre frère servait directement ses intérêts. Il porta un regard méfiant sur Pothos, anticipant un refus catégorique de sa part, mais le dieu du Désir se borna à lui opposer une apparente indifférence en lui tournant le dos.
- Où est-ce qu'on va ? demanda-t-il d'une voix ténue en signifiant ainsi sa décision.
- Consulter de vieilles connaissances, renseigna Himéros en marchant vers lui. Nul autre qu'elles n'est mieux placé pour nous révéler quel destin les a frappés.
La divinité aux cheveux noir de jais posa la main sur l'épaule de Sam qui vit Pothos s'éclipser sans même déplacer un grain de sable. Le chasseur n'avait aucune idée de ce qui l'attendait à présent qu'il s'était senti contraint de prolonger son improbable alliance avec les Érotes, mais ce ne fut pas ce qui le glaça soudain. Ni cela, ni la prise de Himéros. Une pensée terrible lui marqua plus fort l'esprit, comme une pointe de douleur, et alors qu'il disparut à son tour, emporté par Costume Noir, il craignit plus que tout non pas de ne pas retrouver Dean, mais de ne pas le retrouver vivant.
