Hey !
Et voilà le premier chapitre de l'histoire. Pour l'instant on reste sur des chapitres assez courts, j'aime bien le format et je suis sûr de pouvoir poster une fois par semaine sans pression. J'ai aussi bien avancé mon plan, et j'ai à peu près une idée d'où ça va, c'est chouette.
Merci à Ya pour sa relecture, et bon lecture à celleux qui passent par ici !
Avant la collision
Asra
.
Il aurait pu jouer du piano, ou du violon. Courir les conservatoires et les salles de concerts, serré dans une chemise ridicule pour un garçon de son âge, sa partition froissée entre les doigts. Il aurait pu bricoler en douce des circuits surprenants, souder des fils cachés sous sa table à deux heures du matin. Écrire des histoires brutes qu'il aurait postées au hasard sur un site internet. Il aurait pu sauter une classe, deux, passer son bac à quinze ans - quatorze, même. Se présenter de sa taille minuscule face à un jury perplexe, étaler un savoir trop grand pour ce petit corps qui peine à grandir. Il aurait pu filer hors de chez lui, partir vivre sur les routes loin d'une société étriquée, et se faire rattraper par la police sur une aire d'autoroute.
Mais non.
Aujourd'hui le réveil sonne, est Asra n'est qu'un garçon de quinze ans qui a patiemment préparé son sac la veille. Il vient d'entrer en Seconde, et son premier week-end est passé beaucoup trop vite.
I'll be God
I'll be God
I'll be God
I'll be God, today
Mother Mother crie depuis sa table de chevet. Le garçon enfouit sa tignasse blanche sous sa couette, en vain.
Il n'aurait pas dû choisir cette musique pour un réveil. Il le savait. Elle est cool à écouter dans un casque lancé à fond pour faire passer le trajet du bus, mais le matin ? Ça grésille et ça frappe, le rythme tordue l'embrouille. Son cerveau va exploser.
Slit my wrists and watch that blood evaporate
Being this Godly can't be good for Ana's safety, Ana hear me
Encore, s'il avait fumé. Mais même pas.
Il aurait dû prendre une mélodie calme. Mais puisque le mal est fait, il repousse la couverture, la multitude de coussins - pour ceux qui ne sont pas tombés pendant la nuit - glisse hors de son lit et il chasse d'un même geste la fatigue et la chaleur.
— Asra !
Sa mère. Plus que sa voix, il reconnaît la puissance calme qu'elle dégage quand elle éclate dans la maison.
— Oui ?
— Il te reste du thé pour déjeuner !
Il sourit en enfilant un tee-shirt plein de couleurs, un jean et son keffieh préféré, une bande de tissu mauve qui lui tombe en pointe sous le cou. C'est tout habillé qu'il descend au salon, là où sa mère termine de trier ses copies. Elle lui jette un regard, le sourire qui va avec. Mais la fatigue triste qui tire sous ses yeux ne lui échappe pas.
Aucune trace de son père. Il est sans doute déjà parti pour la fac.
— Merci, pour le thé.
– Ton père est passé prendre le pain avant de partir, elle ajoute en bouclant son sac.
Il se glisse dans la cuisine. Effectivement, la théière est posée près d'une baguette entamée. Ses mains passées autour, Asra sent sa chaleur douce se diffuser dans ses paumes. Il attrape un verre.
Pour ce qui est du pain, il n'y touche pas. Le goût de la menthe et du sucre mêlés suffit à lui remplir l'estomac. Il n'a jamais aimé manger le matin, de toute façon.
Tout en buvant, Asra regarde ses notifications. Insta, il zappe, pareil pour Twitter. Rien ne l'intéresse vraiment, si ce n'est les messages de Muriel. Bref, toujours. Concis. Terminé par un point.
Il ouvre leur conversation.
[J'arrive pour 7h 48, si le bus a pas de retard]
Il envoie ça à l'arrache, et il termine son verre.
Une fois dans le bus, le galopin se taille une place au fond du véhicule. Il reste des places assises contre la vitre froide. Asra chasse le bruit vivant par deux écouteurs enfoncés dans ses oreilles. Il fait défiler les noms jusqu'à ce qu'une suite de notes à la guitare arrive à le convaincre. Sa tête dodeline. Il pense aux exercices qu'il comptait bâcler dans les transports, mais ses yeux dérivent sur le paysage. Les arbres lourds de la pluie qui a coulé cette nuit, la terre noire, les haies fraîchement taillées. La buée qui floute le spectacle.
[Ok.]
Une réponse de Muriel. Classique, sobre. Il sourit.
Souvent, les gens lui reprochaient son manque de conversation. Et c'est vrai, Muriel n'aime pas parler. Pas avec des mots, en tout cas. Il préfère les longs silences, le confort de la solitude et les regards discrets. Asra aime bien ça. Il parle pour deux, ou il se tait avec lui. Parfois, ils passent l'après-midi sans échanger un mot et ça leur suffit. D'être là, l'un près de l'autre, ça leur va.
Et puis, Muriel est meilleur que lui en sciences, et il le laisse toujours copier ses exercices.
Le bus s'arrête. Dehors, le froid frappe.
— Eh !
Il agite sa main vers le grand dadais qui attend, lâchement appuyé contre le crépi humide d'un mur. Le géant lui rend son regard. Une marque d'attention. Asra se précipite vers lui.
Tout est trop grand, chez Muriel. Son sweat, son treillis, les quelques cheveux qu'il n'a pas pu attacher à l'arrière de son crâne. Son corps allongé, et ses épaules étrangement larges. Même la bretelle de son sac qui pend contre son dos. Pourtant, il regarde le monde comme un animal minuscule.
— Salut.
Sa voix gronde comme il fourre ses mains au fond de ses poches - trop profondes, sans doute.
— Alors, t'as réfléchi pour le club d'audiovisuel ?
Pas de temps à perdre en formalités banales. Asra joint ses mains sous le tissu fluide son pull, l'œil pétillant. Il rabat une paire de boucles trop longues qui retombent aussitôt sur son regard, recommence, les oublie, puis les enroule autour de son doigt. Ses mains sont si petites, face à celles de Muriel.
— Mm.
— Je vais m'inscrire après le cours d'anglais, il reprend. C'est des points faciles pour la moyenne. Puis on est pas obligés de participer au film, apparemment. Y'a plein d'autres activités.
— Mmm.
— On pourrait s'occuper des costumes. Ou des scripts. Ce serait cool, non ? Puis y a la mise en scène et le montage. Je suis sûr que tu gèrerais, pour le montage.
Muriel adore ça. Il peut passer des heures sur son ordinateur, à trifouiller des logiciels dont Asra ne retient jamais le nom. C'est toujours impressionnant de le voir bidouiller pour créer des effets qui surgissent à l'écran.
— Je…
Un mot, enfin. Sa voix semble venir du son de ses entrailles. Chaque fois que Muriel ouvre la bouche, c'est une antre qui se réveille. Son timbre est déjà plus grave que celui des autres garçons, plus agréable à entendre, aussi. Dommage qu'il n'aime pas chanter, Asra mettrait sa main à couper qu'il dessinerait de belles mélodies. Le genre basses et profondes comme la nuit.
— Pourquoi pas.
Rude, son ton. Et pourtant plein d'hésitations. Asra sent qu'il se passe quelque chose à l'intérieur. Un choc entre ses mots, ses pensées, ses envies. Il voit sa paume d'Adam rouler alors qu'il déglutit, et il prend sur lui pour lui sourire, avenant.
— Eh Mu'.
Il va chercher sa main du bout de ses doigts froids.
— T'es pas obligé si tu veux pas. C'est pas parce que j'y vais que tu dois me suivre.
Ses yeux verts roulent loin de lui, et le garçon regrette soudain son engouement. Il lui a mis la pression, à tous les coups. Sans le vouloir.
— C'est bon.
— T'es sûr ?
— Oui.
Bon. Muriel sourit. A priori, c'est positif. Il ne sourit pas pour faire plaisir aux gens. En fait, il ne sourit jamais aux gens. Seulement à Asra. Ça le réchauffe à chaque fois.
— On va s'éclater. Puis au pire son sèchera. C'est pas un truc obligatoire.
Le géant hoche la tête, et il ouvre à peine le bras. Juste ce qu'il faut pour que le joyeux drille enroule le sien autour. Il sait comment les gens vont les regarder, quand ils passeront le portail. Mais il s'en fout.
Enfin, pas vraiment. Ça l'amuse, quelque part. Ce que les gens peuvent penser de lui, projeter sur sa personne, cette image qu'il renvoie. Il aime ça. Et à ceux à qui ça déplait, il adresse un sourire de fouine qui creuse sa fossette.
Et voilà.
Je précise qu'Asra utilise les pronoms/accords masculins pour la première partie de l'histoire. Ça changera par la suite - comme on le voit dans le prologue.
(Je suis incapable de concevoir Asra comme étant strictement cis, de toute façon)
A la semaine prochaine !
