Soundtrack : Jeg saler min ganger tirée de la série Loki (saison 1 épisode 3)


Le verger était calme ; le crépuscule s'achevait avec lenteur. Les chants et les danses avaient cessé ; les pommes avaient été cueillies par les mains innocentes et offertes aux jeunes adultes, en parfaite conformité avec les traditions asgardiennes. À présent seule parmi ses protégés sylvestres, Idunn récupérait sur les branches les derniers fruits, ceux sans propriétaire, ceux oubliés, ceux non désirés. Elle prenait soin de placer chacune d'entre elles dans des coffrets remplis de pailles ; la plupart étaient rudimentaires ; l'un d'eux se montrait plus onéreux que les autres, sculpté avec minutie dans du bois d'if décoré de feuilles d'or.

Il n'y avait personne d'autre, tout était beaucoup trop calme – où étaient les oiseaux ?

« Je ne m'attendais plus à vous voir, mon petit prince » dit l'Asyne pour le saluer. Elle se tenait sous le plus grand des arbres, le seul à dépasser les deux mètres de haut. Celui sur lequel Loki avait autrefois prévu de cueillir la pomme de son frère, avant de se faire doubler par une autre.

Même avec le temps, la compréhension et les excuses de son aîné, la rancune était encore tenace à ce sujet. Il n'avait pas voulu venir ; ses pas l'avaient mené jusqu'ici. « Aucune pomme d'or ne m'attendait.

- Pourquoi cela ? » Idunn se tourna enfin vers lui pour révéler ses iris flavescents. Ils étaient grands et ronds, comme les fruits qu'elle cultivait avec tant d'amour. Sa beauté rayonnait, même dans la pénombre, et beaucoup auraient pu tuer pour un simple sourire de sa part. Enfant, elle lui avait beaucoup appris, complétant les enseignements d'Eir sur la phytothérapie. Ses paroles étaient toujours pleines de sagesse, de compréhension et d'attention. L'idéal pour un petit garçon perdu avec lui-même.

Il était persuadé qu'elle devinerait ses prochains mots ; il les prononça tout de même en haussant les épaules : « Je suis un Jötunn.

- Et mes pommes sont pour tous ceux qui le souhaitent. Il me semblait pourtant vous l'avoir expliqué, mon petit prince. Ce n'est pas le fruit qui fait l'adulte », elle attrapa le linge accroché à sa taille pour frotter avec délicatesse le dernier cueilli, « mais la décision d'enfin avancer. Les pommes mûrissent en se faisant leurs propres expériences. Regardez celle-ci » ; elle la lui montra. Irrégulière, tâchée, abimée. Loin d'être parfaite. « Elle a poussé à l'ombre de ses semblables, baignée d'une lueur indirecte. Pourtant, elle n'en reste pas moins ravissante.

- Ce n'est pas le terme que j'aurais employé. Sans vouloir vous offenser. »

Elle rit, loin de l'être. « Anormale, je sais ; ou différente. Mais peut-on pour autant dire qu'elle est moins bonne ? » Il plissa les yeux ; un message était caché derrière ces paroles. Idunn lui avait donné l'amour des métaphores ; elles rendaient plus malins lui avait-elle confié, à cet âge où on était prêt à tout croire pour impressionner.

Même s'il avait toujours fallu peu pour impressionner Thor.

La maîtresse des lieux se baissa pour déposer le fruit informe dans le plus beau des coffrets – peut-être une manière pour elle de le consoler ? Dans son mouvement, elle libéra le paysage derrière elle. Les branches du grand pommier étaient vides à présent, hormis une tige au bout de laquelle se balançait mollement le dernier fruit. Sa couleur chantait dans les rayons solaires. « Et celle-ci ? » demanda-t-il en pointant sa direction.

Agenouillée sur le sol, sans se soucier de tacher sa belle robe blanche, Idunn suivit son doigt. « Oh, celle-ci ? Une têtue ; je n'arrive pas à la cueillir. Cela fait des années qu'elle attend la bonne main. » Lorsqu'il croisa son regard, des étincelles espiègles dansaient autour de ses prunelles. « Voudriez-vous essayer ?

- Pourquoi le voudrais-je ? »

Elle haussa les épaules. « Quitte à être venu jusqu'ici, pourquoi ne pas essayer ? » Il n'aimait pas la malice sur ses lèvres, ce qu'elle dissimulait. Soupirant, il se prêta toutefois au jeu.

Loki n'était pas plus grand que la belle déesse, et il dût tendre le bras sur la pointe des pieds pour espérer l'atteindre. Plus jeune, jamais il n'aurait pu l'attraper sans user de magie, ou des bras forts de son aîné. La récalcitrante était grosse et ronde, comme l'astre qui avait brillé toute la journée au-dessus du verger. Elle avait l'air savoureuse ; sa surface ne présentait aucune imperfection. La paume qu'il tendit était plus petite que la pomme ; elle se laissa tomber dedans avant même qu'il ne la frôle. Elle était lourde et chaude. Intrigué, le métamorphe jeta un regard à l'Asyne par-dessus ; elle lui offrit un sourire énigmatique. « Il semblerait qu'elle ait trouvé sa main » dit-elle en récupérant le fruit entre ses doigts pâles. Avec douceur, elle vint ensuite la placer près de sa consœur, dans le joli coffret qui semblait sculpter seulement pour ce binôme dépareillé. « Là » dit-elle en refermant le couvercle, « vous êtes à nouveau réunis. Jusqu'au bon moment » ajouta-t-elle en observant de nouveau le jeune prince.

Le poids du fruit reposait encore dans sa main. Cela lui paraissait idiot, mais moins que de ne pas le reconnaître. « Cette pomme.

- Oui » répondit la Déesse de Jouvence en se relevant, le coffret entre ses bras. « Vous devriez le savoir, vous qui ne cessez de le répéter. »

« Alors peut-être suis-je un enfant.

- Tu ES un enfant » s'agaça une version plus âgée de lui-même face à l'opiniâtreté de son ainé.

Il se rappela ce jour où il aurait dû offrir le fruit du savoir à son frère, devenu adulte. Ce jour où il s'était senti trahi pour la énième fois. « Je te l'ai toujours dit » rit Thor dans un souvenir, « tu réfléchis trop vite. »

« Il ne l'a jamais croqué. » Une affirmation ; loin d'être une supposition.

Idunn acquiesça. « Car jamais personne ne le lui a cueilli. » Elle avança pour le rejoindre dans l'ombre du feuillage. « Ce n'est pas le fruit qui fait l'adulte » répéta-t-elle alors, « mais la décision d'enfin avancer. »

Perplexe, Loki fronça les sourcils. Lorsqu'il voulut ouvrir la bouche pour l'interroger davantage cependant, une odeur de brûlée vint soudainement agresser ses narines. Sa tête se tourna d'elle-même vers la cité, comme s'il savait déjà à quoi s'attendre. Un feu ravageait les habitations, la panique résonnait entre les cris de rage incendiaire. Le verger serait bientôt dévoré à son tour ; ils devaient faire quelque chose.

« Je devrais me dépêcher » déclara Idunn en observant la même scène que lui – avait-elle déjà prononcé ces mots par le passé ?

« Nous devrions plutôt fuir » lâcha-t-il d'une voix dans laquelle commençait à pointer la panique ; car il savait, il savait à qui appartenaient ces cris. Il était encore trop jeune pour l'affronter ; ne le ferait pas avant deux siècles. Il commençait à comprendre ; il aurait préféré le contraire.

« Fuir ? » répéta l'Asyne, « n'est-ce donc pas ce que nous faisons à chaque fois ? » Le sol trembla ; le roux de sa longue natte sembla s'embraser sous la lueur de l'incendie de plus en plus proche. « Fuir ne sert à rien mon petit prince ; les problèmes repoussés finissent toujours par nous rattraper. » Il se rappela le corps de Thor en feu, son souffle éteint, ses propres larmes noyant le visage adoré. Une vision qu'il n'avait jamais vécue ; une vision qu'il avait toujours repoussée. « Un nœud peut être déplacé sur un fil, mais arrive toujours le moment où il faut le confronter. Au risque de voir le fil céder. » Il sentit ses yeux bouger sous ses paupières ; Idunn lui tendit le coffret luxueux dans lequel deux pommes reposaient sans se soucier de leurs sœurs mourantes. « De ce fait, mon petit prince, que fait-on ? »

Il sentit des larmes mordre ses paupières ; vicieux, le souvenir jouait avec ses nerfs. Cette conversation n'aurait pas dû se dérouler ainsi, ne s'était pas déroulé ainsi. Les flammes étaient en avance, de même que son esprit.

Thor brûlait ; le verger s'embrasait ; Idunn souriait parmi la mort. La première victime, la première perte ; parce que personne n'avait voulu prêter oreille à ses paroles. Puis il y avait eu Hela, et Balder. Thor aurait dû être le suivant.

Des mains secouèrent ses épaules ; quelqu'un cria son nom. Il serra le coffret contre sa poitrine, ces fruits parfaits – ils n'étaient que des enfants. Les sifflements de seidr le mirent en garde ; le monde poursuivait de s'embraser. Les arbres cesseraient de danser ; la musique de sa sœur perdrait son refrain joyeux. Il devait tout arrêter, sauver au moins cette fois le doux sourire d'Idunn. La préserver.

Alors il accepta de s'arracher à ce monde.

Et se réveilla, en sursaut, la respiration courte et le corps en nage. Ses mains s'agrippèrent à la première chose qu'elles purent. Les flammes oniriques l'aveuglaient encore. La vision était trop nette, mêlée à un souvenir pour la rendre plus concrète. Pourtant il la savait impossible, car son ancienne professeure était morte des siècles plus tôt. Les arbres avaient cessé de danser depuis longtemps ; le feu avait tout ravagé, absolument tout.

Les pommes étaient à l'abri. Thor aussi. Mais pour combien de temps ?

« Eh, tout va bien. » Loki expira longuement en laissant sa tête retomber contre une épaule de soutien. Il sentit l'odeur de vieux parchemin sur le vêtement, apprécia les doigts qui vinrent démêler ses boucles. « Tout va bien. » Oui, pour combien de temps ? « Ce n'était qu'un cauchemar. » Jusqu'à quand ? « Vous devez être fatigué. » Où était Thor ?

Parti, se rappela-t-il avec douleur. Parti, parti. Retourné vers ce monde qui s'embrasait. De la folie. La vision ne s'était jamais réalisée, jamais complètement. Le nœud sur le fil poursuivait d'être repoussé. Il devait.

« Sir Loptr. » Des mains prirent son visage en coupe ; les iris orageux de Mobius se dessinèrent au-dessus de lui. « Tout va bien. Respirez.

- Non. » L'angoisse l'aveuglait, brouillait sa vision. Il connaissait ces flammes, ces cris de rage. Un nom se grava dans son esprit ; il tenta de détourner les yeux, de ne pas savoir, de fuir. « Fuir ne sert à rien mon petit prince. » Que pouvait-il d'autre ?

Ce nom qu'il avait tant de fois essayé d'oublier.

« Non » répéta-t-il, « non, rien ne va aller. » Les images étaient trop nettes, le nom trop agressif. Thor était parti, vers ce monde qui brûlait. Vers lui.


Chapitre 20

Surtur


Loki accéléra le pas, dans l'espoir de distancer ou de faire comprendre à sa fille que, non, il ne voulait pas discuter. Trois jours s'étaient écoulés depuis la visite inattendue d'Hela ; trois jours qu'elle les avait informés de la grande – Ô joyeuse ! - nouvelle. Trois jours que son entourage lui brisait les oreilles, incapables de comprendre que non, Thor n'était pas une demoiselle en détresse nécessitant son sauvetage par le preux chevalier qu'il était. Non, cela n'était pas injuste. Non, il n'était pas idiot à s'enfermer dans son opiniâtreté.

Non, il n'était pas le méchant de cette histoire.

« Nous devrions au moins tenter quelque chose ! » déclara pour la énième fois Sylvie dans son dos ; elle était tout aussi têtue que le fut autrefois sa mère. « C'est un mariage forcé, ce qui veut dire que Dony n'est pas partie de son plein gré. »

Bonne ou mauvaise raison, le résultat était le même : il était parti. Et la vie devait se poursuivre. Qu'importaient les visions de plus en plus oppressantes, le sommeil de plus en plus effiloché, sa magie de plus en plus instable. Ce que l'angoisse lui faisait détruire dans la pénombre nocturne, il était capable de le réparer dans la lueur du jour naissant. Il ignorait combien de temps il pourrait ainsi tenir, mais il tiendrait. Il tiendrait.

Car il fallait tenir.

« Mère ! »

Des notes de musique s'élevaient depuis la salle du banquet, timide mais entrainante. Il se stoppa devant les portes ; derrière lui, la jolie blonde freina une seconde trop tard et se cogna contre ses omoplates. Il ne lui prêta pas attention, cette dernière entièrement focalisée sur la jeune femme jouant du violon pour accompagner la voix grave du chanteur. Comme beaucoup à Lamentis, il venait de loin, et son accent hachait les syllabes de manière harmonieuse. Une dizaine de personnes étaient réunis autour d'eux, frappant dans les mains pour marquer le rythme. C'était cozy, loin des grandes fêtes dont était habituée la grande salle, mais tout aussi charmant.

« Mère ? »

Car peu était parfois déjà beaucoup pour créer le meilleur.

Oui, il se souvenait. Avant que tout ne dégénère. Lorsque tout était encore parfait.

o

Men trærne danser og fossene stanser

[Mais les arbres dansent et les cascades s'arrêtent]

Når hun synger, hun synger "kom hjem"

[Quand elle chante "viens à la maison »]

Une taverne ; quatre jeunes adultes incognitos. Du chant, de la joie et de l'insouciance. Une adelphie encore intacte. Des rires et des verres levés. La maison.

Men trærne danser og fossene stanser

When she sings, she sings "come home"

When she sings, she sings "come home"

o

L'excitation de la soirée galopait encore dans leurs veines. Ils étaient pleins – de notes musicales, de chants, de rire et de joie. Tout avait été parfait pour célébrer officieusement le passage à l'âge adulte du plus jeune de l'adelphie. Hela avait joué de ses doigts habiles sur l'hardingfele emprunté pour composer leur chanson. Balder n'avait bu que deux verres en perdant son pari, et ce fut déjà deux de trop pour ses boyaux. Thor avait brillé toute la soirée, et le sourire n'avait quitté ses lèvres que lorsqu'il dut supporter le poids de son aîné sur le retour. Une soirée formidable, comme toutes celles qu'il passait avec ses adelphes, incognitos dans les tavernes bondées. Ces moments où ils oubliaient qui ils étaient, ce qu'ils étaient censés devenir. Les nouvelles tâches que chacun devrait acquérir prochainement.

Dans sa précipitation, Thor le plaqua avec un surplus de force contre une colonne de marbre qui trembla. Loki ouvrit la bouche sous le choc ; aucun son n'en sortit, car une langue habile s'y invita aussitôt. Les baisers du futur roi étaient chauds et humides, comme les orages estivaux en fin de soirée. Sa peau dorée exhalait le soleil, avec cet entêtant arôme de soufre. Il pouvait sentir le pouvoir divin pulser sous l'épiderme de son aîné, les muscles se tendre sous ses doigts lorsque Thor enroula ses bras sous son postérieur pour le soulever à hauteur de son visage. Ses mains s'invitèrent dans les boucles blondes, l'aidèrent à canaliser sa soif ardente pour mieux orienter ses baisers. Toujours pressé ; tellement passionnel.

Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s'assécher. Le monde n'était pas prêt pour leur alliance.

La bouche adverse abandonna ses lèvres pour picorer sa mâchoire, avant de descendre en suivant une ligne imaginaire. Depuis plusieurs mois, Thor se laissait pousser la barbe ; le poil rêche chatouilla la gorge du métamorphe lorsqu'il se nicha au creux de sa clavicule pour sucer sa carotide. « Loki. Loki. » L'Ase répétait son nom à voix basse, telle une litanie protectrice. Comme s'il n'avait pas connaissance de sa réputation de malchance, de chat noir, de trouble-fête – son frère ne l'avait jamais traité ainsi.

« Thor, attend. » Un grognement se fit entendre. Lorsqu'il rouvrit la bouche pour se justifier, la langue revint à la charge pour lui imposer le silence. Il couina sous la surprise ; ses doigts tirèrent par vengeance sur les boucles solaires, et il dut se faire violence pour conserver son esprit lucide lorsqu'une main agile et brûlante s'infiltra sous sa tunique pour caresser le bas de sa colonne vertébrale. Ses cuisses se resserrèrent par réflexe autour de la taille adverse, dure et solide, pour stabiliser son équilibre. Un point d'ancrage dans ce monde où il ne demandait qu'à chavirer, au milieu de ces vagues cérulées emplies d'un désir nouveau.

Il avait besoin de se concentrer ; et Thor n'aidait pas. Pourtant, il le fallait. Enlacés dans l'ombre d'un pilier de Bilskirnir, au milieu d'un couloir, ils pouvaient être surpris à n'importe quel moment par un garde en patrouille ou un serviteur en fonction. Et il ne le voulait pas. Non, ce jardin secret était le leur ; il ne laisserait jamais personne y déverser son poison verbal. Il s'était battu trop longtemps pour l'obtenir, à coups de quiproquos impossibles, horribles, qui leur avaient fait perdre tellement de temps. Il ne laisserait rien ni personne tout détruire.

Mais encore devait-il convaincre son idiot de frère que l'endroit n'était pas approprié pour ce genre de discussion. De même que son propre corps, tout aussi idiot de répondre à l'invitation.

Il supplia les sifflements de seidr de se focaliser. Les éclats luisaient si forts, enhardis par la proximité du pouvoir allié, avec lequel ils aimaient tant se jumeler pour créer et détruire – Bilskirnir en avait déjà payé les frais de nombreuses fois.

Lorsqu'il parvint enfin à raisonner sa magie, son souffle était saccadé et sa poitrine douloureuse d'avoir été pressée si fort. Mais il n'y prêta pas attention longtemps, car il sentit très vite le délicieux pressentiment qui chatouilla ses terminaisons nerveuses au moment où le grondement fit trembler les fondations du manoir. À l'instant où les bras de Thor se refermèrent sur le vide, son cadet téléporté trois colonnes plus loin.

« Loki » grogna-t-il en tournant la tête dans sa direction ; il s'améliorait pour suivre sa trace.

« J'y suis bien obligé » déclara le plus jeune en réajustant sa tunique sur son épaule, « tu n'écoutes pas. »

Ignorant ses mots, le guerrier fit trois pas dans sa direction ; en réponse, le sorcier s'enveloppa de seidr et canalisa les rayons du soleil vespéral pour le rendre invisible. Son frère l'obligeait toujours à développer des sorts insolites. La cour disait de lui qu'il était fourbe, malicieux, perturbateur ; ces gens n'avaient certainement pas à gérer un gros ourson en quête permanente d'affection. « Loki » grogna à nouveau ledit ours, visiblement peu enclin à jouer ce soir-là.

Dommage pour lui, c'était tout l'inverse pour son esprit espiègle. « Tu me veux ? Viens me chercher ! » Son rire farceur résonna entre les colonnes, précédant le claquement rapide de ses talons sur les dalles.

Les appartements du blond étaient les plus proches, mais il voulait le rendre fou, user sa patience au maximum. Ainsi, le sorcier partit dans la direction opposée, sans se soucier de savoir s'il était suivi. Car il l'était indéniablement ; Thor ne refusait jamais une partie. Il courut, courut sans s'arrêter.

Entre les hautes colonnes, le jardin sombre s'éclairait par moments d'éclairs dont les grondements se rapprochaient de plus en plus. L'un d'eux frappa le sol une dizaine de mètres devant lui ; la surprise le fit reculer d'un bon. Un éclat amusé échappa à sa respiration saccadée, avant que des bras puissants ne se referment d'un coup sur lui par-derrière. Sa joie ne résonna que plus fort. Le soufre lui piquait le nez ; l'étreinte était ardente autour de lui, bien moins que les lèvres chargées d'électrons qui embrassèrent la base de sa nuque. « Je t'ai trouvé » murmura ensuite la voix grave et victorieuse près de son oreille.

« Mmmmh » ; il se laissa aller contre le torse solide, « as-tu cherché longtemps ?

- Jamais assez. » Les bras de son geôlier se resserrèrent ; les baisers se multiplièrent sur son épiderme. La météo devenait dangereuse.

« Jamais ? Alor- » Une bouche avide lui imposa le silence. Par réflexe, il agrippa la nuque de Thor, laissa les hélices blondes se reformer autour de ses doigts pour tirer affectueusement dessus. Nornes, comment avaient-ils fait pour survivre aussi longtemps sans ? Un grand frère trop lent, et un petit trop rapide, qui apprenaient ensemble à marcher à la même allure. Leur relation était encore fragile, juvénile ; des disputes éclataient souvent, des mots blessants volaient des deux côtés, des plaies internes se rouvraient. Ils n'étaient pas parfaits, un duo dépareillé ; mais c'était leur perfection.

Une perfection qui pouvait encore évoluer. Car il avait enfin atteint la maturité. Car Thor avait juré. De lui offrir, de tout lui offrir : le moindre fragment solaire, la moindre goutte océanique. Ils étaient frères ; ils étaient adoptés ; ils étaient – peu importait ! Le monde n'avait pas besoin de savoir.

Le plus jeune pivota dans les bras ardents, s'accrocha à ses joues rugueuses pour l'embrasser, l'attirer à lui. Il recula ; les pas le suivirent, jusqu'à rencontrer une porte. Vers une chambre, un abri, leur forteresse. Pour cette nuit, et toutes celles que son aîné n'aurait pas le choix de lui offrir. Car la souris ne lâcherait plus le chat. Car il avait toujours aidé le prince héritier à tenir ses promesses. Car il le tenait.

Les lèvres se décollèrent des siennes ; le bleu oculaire sonda son visage. Un petit sourire en coin, dans une tentative de provocation, Loki demanda alors : « Veux-tu rester ?

- Pourrais-je rester ? » supplia presque son frère ; sa voix était basse et grave. Il lui aurait offert la fin du monde, l'éternité même.

Alors il l'entraîna, de l'autre côté de cette porte, liés plus qu'ils ne l'avaient jamais été.

o

Ses paupières papillonnèrent dans la lueur du matin, portant avec elles le souvenir des flammes oniriques. Comme à chaque fois, il ne s'attarda pas dessus. Ses yeux lui faisaient voir le malheur ; il préférait l'ignorance.

Il détourna à la place son attention vers ses autres sens. L'oreiller sur lequel reposait sa tête – seul survivant de la bataille nocturne – sentait le bois fumé et le soleil ; une odeur familière et apaisante, rehaussée par des teintes piquantes de soufre. Le sol était dur sous son ventre et couvert de plumes ; les restes de drap avaient été réunis pour former un nid de fortune autour de son corps – ou carcasse, il était difficile de faire la différence. Car il avait mal, partout. Littéralement, partout. Pantin aux ficelles coupées, il n'avait pas même la force de lever un petit doigt. Pas même la force de décrisper sa main agrippée par un instinct profond à un vieux plaid. Ce fut une autre, plus large et chaude, qui vint mêler ses doigts aux siens pour lui apporter le réconfort dont elle avait besoin. La preuve que le rêve était fini, qu'il était de retour dans la réalité.

Son corps malmené aurait pourtant dû le persuader du premier coup.

« Ne m'approche plus jamais » maugréa-t-il contre son biceps en refermant ses yeux pour s'épargner de la clarté matinale.

Un rire roque et chaleureux résonna au-dessus de lui : le rire du coupable, dont l'ombre s'étendit sur son visage en réponse à son repli pour le préserver de l'astre. « Plus jamais ? »

Loki confirma d'un son court. Il sentit ensuite les grandes mains se poser sur le bas de son dos. Les paumes brûlantes remontèrent avec lenteur et précision, dénouèrent chaque nœud musculeux rencontré en chemin ; le métamorphe gémit de bien-être. Il était persuadé d'avoir une ou deux côtes cassées, ce qui se confirma lorsque les doigts agiles frôlèrent une zone douloureuse et qu'il siffla en retour. La cinquième bataille supposa-t-il, celle qui avait réduit le lit en éclats avant de les entraîner ensemble vers le sommeil. Et ses démons dispensables.

« Tu es une brute » se plaignit-il de plus belle alors que des baisers picorèrent son épaule pour se faire pardonner. Et c'était de la triche, parce que – possiblement – cela fonctionnait.

Un poids lourd s'allongea en réponse contre lui. L'absence totale de vêtement lui permettait de rencontrer les lignes dures et ardentes de son aîné. Aucun centimètre de son anatomie n'était douillet ; pourtant, Loki trouva le moyen de se lover entre les bras tendus pour l'enlacer. Un index s'enroula ensuite dans une mèche perdue sur son visage ; il se décida enfin à rouvrir ses paupières pour observer son bourreau d'amour. Un sourire éclatant illuminait son visage ; le bleu de ses iris était clair, sans le moindre nuage à l'horizon. Bien différent de la détresse qui avait noyé les yeux de sa version onirique, celle qui brûlait, celle qui lui suppliait de s'enfuir. Non, cette vision était beaucoup mieux ; Thor allait bien ; en vie, avec son sourire idiot et sa manière de bomber le torse pour afficher fièrement les traces rouges gravées dans sa chair par la passion. Toutes causées par les doigts doués de seidr ; et Loki n'en regrettait aucune. Des marques d'appartenance, non pas de souffrance, qui s'effaceraient dans les prochaines heures, emportées par le sang immortel. Il n'aurait alors plus qu'à les retracer, à inscrire une nouvelle fois leur histoire dans l'épiderme dorée de son aîné. Autant de fois que nécessaire. Thor vivait, souriait, respirait. Tant qu'il conservait les yeux ouverts, rien ne pouvait lui arriver.

La main migra vers l'arrière de son crâne ; un nez se frotta contre le sien et une langue s'infiltra dans sa bouche déjà entrouverte pour savourer un énième baiser. Langoureux, profond. Sous les draps, il sentit le plaisir du prince héritier reprendre de la vigueur ; il gémit en conséquence. Le blond rit contre son palet. « Quand tu apprivoises une bête » susurra-t-il, et il sentit les paumes habiles se charger d'électron contre son épiderme, « il faut s'attendre à devoir la nourrir.

- Tu es épuisant » souffla-t-il. Thor rit de nouveau dans sa bouche, de cette manière bien à lui qui avait le don d'invoquer le soleil même dans la pénombre la plus dense. Un idiot, qui n'avait pas besoin de perdre en éclat en s'inquiétant de son esprit trop fragile. Non, pas encore ; il pouvait le gérer.

Alors, par un miracle prodigieux, Loki trouva la force de bouger, de grimper sur le torse large du guerrier pour surplomber l'échange. L'embrasser, encore, jusqu'à l'ivresse, une troisième côte cassée ou la fin de l'éternité. Loin des images ignées qui pouvaient attendre, encore un peu.

o

Le mortier se stoppa ; les iris sombres d'Eir se levèrent pour l'interroger : « Des cauchemars ? » Il opina. « Toujours les mêmes ? » Après une seconde d'hésitation, sa tête approuva d'un second hochement. Il était obligé de le reconnaître : les images ne se tarissaient pas ; au contraire, elles devenaient de plus en plus nettes après chaque soir à les vivre. De plus en plus vivantes. De plus en plus difficiles à cacher.

Thor se doutait de quelque chose ; et s'il parvenait à faire taire ses réflexions chaque soir par une multitude de baisers, il savait que cela ne serait plus qu'une question de jour avant que son frère ne comprenne. Et si Thor s'en mêlait, avant qu'il ait lui-même pu mettre des mots sur ce que sa magie essayait de lui dire, alors ce serait catastrophique. Car le conseil s'en mêlerait à son tour, Odin l'obligerait à parler, personne ne leur croirait, son frère s'insurgerait, et sa colère pourrait potentiellement mettre leur relation en danger. Car personne ne devait savoir. Plus le jardin était petit, plus il était facile de le défendre.

Évidemment, les esprits les plus intuitifs avaient deviné seuls. Eir la première. « Envisagez-vous de stériliser un kraken ? » lui avait-elle demandé en le voyant se creuser l'esprit sur ce vieux traité d'herbologie qu'il affectionnait depuis l'enfance. Il avait pris des notes sur une feuille volante, et les noms des végétaux mentionnés l'avaient immédiatement aiguillée vers la nature de sa recherche. « Pouliot, grémil ; jeune fille, auriez-vous quelque chose à m'avouer ?

- Oui » Il avait inspiré. « Eir, je suis nul en posologie. »

Elle l'avait alors longuement observé, avant d'émettre un rire étouffé. Puis, sans le questionner davantage, elle l'avait aidé à reprendre ses notes. Et même à préparer la concoction qui sauverait le royaume d'un potentiel accident. Il était trop tôt ; ils étaient trop jeunes ; Asgard ne serait jamais prêt pour.

« Je pourrais ajouter un peu de passiflore, cela vous aiderait à vous endormir.

- Le problème n'est pas de m'endormir » soupira-t-il en appuyant sa nuque contre le rebord de son dossier, « mais plutôt de me réveiller. Tout est beaucoup trop net ; il devient difficile de discerner le vrai du faux.

- Votre frère sait ? »

Il leva un sourcil. « Pourquoi le saurait-il ? » Elle fit de même ; ce fut alors au métamorphe d'émettre un rire timide. Avant d'avouer derrière un demi-sourire : « Je crains qu'il commence. Il n'est intelligent que lorsqu'il ne le faut pas » marmonna-t-il en soupirant de nouveau.

Le mortier reprit son mouvement, écrasa les feuilles en rythme régulier, propice à la réflexion. Une réflexion qu'Eir l'aida à diriger : « Que voyez-vous exactement ? »

Il ne répondit pas tout de suite. L'attention perdue dans les motifs complexes du plafond, il remit en ordre les différentes images qu'il tentait vainement d'oublier à la lueur du jour. Toutes comportaient un feu intarissable et destructeur ; un rire macabre faisait trembler les bords de sa vision. Le cri déchirant d'Idunn. « Je vois le verger de Jouvence qui brûle. » Les pommes éclataient, les arbres gémissaient, la terre grondait, le ciel pleurait sans pour autant pouvoir les aider. « Je vois Asgard qui brûle. » Un voile de peur répandu sur le royaume, des enfants qui hurlaient, des silhouettes qui s'asphyxiaient dans les cendres. « Je vois le Bifröst qui se consume. » Ses mille couleurs éclataient dans l'aurore sanguine. L'orage colérique déchirait le monde avec froideur pour affronter le géant de lave, cauchemardesque. Ses doigts s'enfoncèrent dans les accoudoirs du fauteuil. La partie qu'il préférait oublier de ses songes, celle à laquelle il tentait toujours de s'arracher. Il détourna son attention, chercha du réconfort par la fenêtre où l'après-midi s'écoulait, insouciante des heures chaotiques qu'il lui présageait.

« Vous voyez également votre frère » devina Eir après un trop long silence ; elle devinait toujours. « C'est pourquoi vous ne lui en avait pas encore parlé. » Ce n'était pas une question.

Il observa Hugin voleter entre les nuages ; le noir de son plumage contrastait avec l'azur céleste. Il avait appris à se méfier des oreilles volantes d'Odin. Car si le roi l'apprenait aussi tôt, il serait encore plus problématique que son héritier. Non, il devait réunir des preuves, s'assurer de la certitude de ces visions. Trouver la faille pour pouvoir les empêcher ; même s'il savait cela impossible. « Le fil tissé par les Nornes est unique ; il a un début et une fin. » Pouvait-on empêcher pour autant un événement ?

« Que voyez-vous exactement ? » Son ancien professeur insistait. Elle savait qu'il avait besoin de mettre des mots sur ces images, car il n'en avait parlé à personne depuis les premiers flashs incendiaires, des siècles plus tôt. « Savoir nous permettrait de mieux nous préparer.

- C'est inutile » souffla-t-il. Le bois gémit sous ses ongles. Penchant la tête sur le côté, il croisa l'attention de l'Asyne dont le mouvement du mortier avait ralenti. Il força un sourire sur ses lèvres ; il le savait inutile, mais c'était plus simple pour lui. « Je vois mon frère, oui. » Il inspira profondément, puis expira, sans parvenir à chasser la boule d'angoisse de plus en plus pesante dans sa poitrine. « Je vois Thor, parmi les flammes. Je le vois qui brûle. L'or de ses cheveux s'étiole. Son visage est en sang. Sa peau est en cendres. » La peur monta, éveillée par sa voix fragilisée ; elle mordit ses paupières, éveilla la compassion derrière celles du médecin. « Je le vois qui meurt. » Il rit du nez ; le son sonna pathétique. « Asgard s'effondre, le monde avec, et je m'en moque. Il n'y a rien, plus rien ; parce que je le perds. Et je suis incapable de le sauver. Pas cette fois. » Pas cette fois ; la fois de trop. La fois qui lui prendrait tout. La fois qui ne devrait jamais arriver.

Eir posa le bol d'un geste prudent sur la petite table à sa droite. Son teint avait perdu de ses couleurs ; elle apparaissait vieillie par la nouvelle. « Nous trouverons », elle parlait pour elle-même. « En l'éloignant ?

- Ah oui ? » rit-il de nouveau. Ses mots sonnaient si naïfs ; il voulait croire en eux. Se rattacher à cet espoir. « Vous connaissez pourtant Thor aussi bien que moi. » Il avait besoin de bouger, alors il se releva pour marcher au centre de la pièce. « S'il a vent de ces informations, il fera tout pour résoudre le problème de lui-même. » Se penchant à peine en avant, il cueillit le bol et remua de manière distraite le mortier dans la bouillie végétale. Elle était verte, la couleur de ses sorts, de son impuissance qui finirait dévorée par l'aura démoniaque. « Si une bataille doit éclater, Thor sera en première ligne. » Il porta le récipient à ses lèvres et bu d'une traite. La concoction était épaisse et amère ; elle arracha les larmes que ses yeux retenaient depuis l'évocation de ses images. Ses boyaux se tordirent ; son seidr siffla de mécontentement. « Il faudrait peut-être rajouter un peu de miel » proposa-t-il en rendant le bol à l'Asyne.

« Vous mangez trop de sucre » marmonna-t-elle ; il la remercia de ne pas creuser plus par un sourire, fragile mais sincère, qui suffit à refermer le couvercle de ce coffre maudit.

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« Je garderais votre secret. Mais vous ne pourrez m'empêcher de chercher une solution. Ne perdez pas espoir aussi vite. Croyons. Attendons, et voyons. »

Tant que les belles pommes dorées prospéraient, il n'y avait rien à craindre.

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La fête organisée en leur honneur avait duré jusqu'au petit matin ; les midgardiens avaient tenu à les honorer autant que possible avant leur départ. L'énergie folle des combats et des chants pulsait encore dans les veines du métamorphe. Malgré les danses, à la lueur des bûchers ou dans l'ombre des draps, il n'était pas parvenu à s'endormir. Avant la percée du jour, il s'était donc réfugié sur une partie isolée de la plage, loin des derniers fêtards, loin des piles de cadavres, loin des songes. Ne restaient que le murmure des vagues et la chaleur perpétuelle de son frère contre lui, incapable de le laisser seul à sa réflexion.

Thor demeurait silencieux, respectait la quiétude de l'aurore pour laisser les âmes, retenues sur terre le temps de les célébrer, rejoindre enfin l'autre rivage. Assis côte à côte, les genoux ramenés contre leur poitrine pour se toucher, les boucles sombres étalées sur l'épaule plus large, un nez perdu dans ses tresses et une main aux caresses paresseuses contre sa hanche ; il aurait pu s'endormir ainsi. Thor l'aurait certainement porté jusqu'au Bifröst sans se soucier des regards posés sur leur étrange binôme, et peut-être qu'il s'en serait fiché. Cela faisait longtemps, trop d'années – de siècles – qu'ils se cachaient ; trop d'années – de siècles ! – gâchés par l'inquiétude et la peur. Les vagues d'images revenaient de manière cyclique, tel un rappel à l'ordre à chaque fois qu'il commençait à les oublier. Il avait donc appris à gérer sa fatigue pour affronter ces nuits, pour ne rien laisser paraître, car son frère ne devait rien savoir. Appris à inventer des histoires et des excuses lorsqu'il s'éveillait entre les bras protecteurs, les flammes de l'horreur reflétées dans le bleu oculaire qu'il tentait de préserver. Appris à ne pas s'emporter contre les tentatives de compréhension du blond, car sa colère avait toujours eu pour effet de motiver son besoin de réponse. Juste appris à vivre avec, incapable de savoir quoi faire d'autres.

Après plusieurs mois de pourparlers, sa mère avait finalement cédé pour qu'il puisse accompagner le prince héritier en campagne, de paix ou de guerre, et il pouvait ainsi s'assurer que jamais aucune flamme ne touche la moindre boucle blonde. Même si, au fond de lui, il savait cette dévotion futile, inutile, dérisoire. Car la vision était nette, ne changeait jamais de paysage, ni de protagonistes : Thor et la Flamme Éternelle sur les éclats mourants du Bifröst.

Son attention, perdue dans les formes écumeuses, fut interloquée par un objet sphérique entre les doigts de son frère : une pierre ovoïde au blanc taché par la boue et les embruns marins. Non, pas une pierre. Lorsqu'il approcha sa main pour rencontrer celle porteuse, Loki sentit une tiédeur chatouiller son épiderme. Pas une pierre ; un œuf, une vie. Une vie menacée par une importante entaille le long de sa coquille.

« Je l'ai trouvé sur la plage en chemin » déclara Thor à voix basse ; son pouce caressa la fêlure avec précaution.

Loki retint un soupir. « Il ne survivra pas.

- Je sais. Mais je ne pouvais pas l'abandonner pour autant. » Le brin de tristesse dans le timbre de sa voix attira le regard du plus jeune vers son visage. Habituellement, il se serait moqué de lui – Thor avait toujours eu un cœur trop grand, trop compatissant, trop attaché aux choses – mais il ne fit rien. Au contraire, la moue de son frère éveilla cette part de lui-même dont il n'avouerait jamais l'existence à voix haute. Il avait toujours trouvé la pitié hypocrite.

Mais il pouvait au moins lui offrir cet effort.

Le soupir lui échappa. Il apposa sa paume contre celle de son frère et entrelaça leurs doigts pour former un cocon autour de l'œuf. Le seidr sifflota à son oreille. De son autre main, il chercha l'ancrage dans la terre nourricière, inspira profondément, laissa l'énergie tectonique – différente de celle Asgardienne – remonter le long de ses terminaisons nerveuses, se mélanger à son pouvoir, avant d'expirer et laisser redescendre pour rencontrer celui de son frère. Une chaleur se répandit entre leurs doigts où tambourinaient leurs cœurs de manière synchrone.

Avec lenteur, un troisième tambour cardiaque s'ajouta au rythme, d'abord fébrile, puis de plus en plus confiant.

Loki admira, un sourire en coin, la surprise naître dans le bleu oculaire de l'Ase ; sa bouche s'entrouvrit, s'étira lorsqu'il comprit. C'était beau, plus beau que le jour qui s'élevait au-dessus des eaux. Un joyau à protéger.

Thor aimait beaucoup trop les serpents.

Lorsque leurs doigts se séparèrent, la fêlure sur la coquille avait été réparé par un fil doré pour broder Laguz à sa surface. L'embryon pourrait se développer à sa convenance. Si seulement tout pouvait être aussi simple que cela.

Loki ouvrit la bouche, prêt à lancer une pique sarcastique à son frère, mais déjà une langue s'y invita avec fougue pour le faire taire. Il chavira vers l'arrière en riant, emporté par le poids du corps musclé.

« Tu es merveilleux, mon frère.

- Je sais. » Il ne l'était cependant pas encore assez.

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« Tremble devant moi Asgard ! Je suis ton apocalypse ! » La voix résonnait encore dans son esprit.

« Je vais bien. » Il agrippa plus fort la main de son aîné, assis près de lui contre les oreillers. « Serre-moi juste plus fort.

- Non Loki. » Thor obéit par automatisme ; sa chaleur réconfortante l'enveloppa, loin des songes chaotiques. « Ne me ment pas, je t'en prie, c'en est assez. » Son timbre était fragile. Des nuits qu'il se retenait de ne rien dire, il le savait. Des nuits qu'il le serrait sans l'interroger sur les larmes au coin de ses yeux, les tremblements dans ses épaules, les sifflements de seidr incontrôlables. « Eh », il l'appela en plaçant son autre paume contre sa joue. Son pouce chassa une larme solitaire, échappée de sa paupière. « Loki, regarde-moi. » Ce fut à son tour d'obéir. Lorsqu'il rencontra les iris bleus de son frère, il sentit l'angoisse chatouiller sa poitrine. Un bleu si vif, bien différent de celui terni que lui offraient ses visions nocturnes. « Je suis là. » Il déposa un baiser à la base de son crâne. « Dis-moi ; n'affronte pas cela tout seul. » Il remplaça ses lèvres par son front contre le sien et répéta : « Dis-moi. Ce que tu vois. »

Loki ouvrit la bouche, encore déchiré entre lui épargner ce futur funeste et partager le poids trop longtemps ignoré de cette nouvelle. Il voyait, n'avait jamais voulu voir. Aurait sans aucun doute vécu plus sereinement sans ce « don » comme l'appelait sa mère, car il n'avait jamais compris en quoi ce pouvoir était bénéfique à partir du moment où il était incapable de modifier ce qu'il voyait. C'était horrible, une porte ouverte sur la fin. Horrible. Horrible.

« Je suis là. » Thor était là, encore. Jusqu'à quand ? « Nous l'affronterons ensemble. » Comment ? Il ne savait même pas. « Mon frère.

- Je n'suis pas ton frère » répondit-il par automatisme, ce qui arracha un sourire aux lèvres voisines, qui prirent ses mots comme une petite victoire. Pour autant, son aîné ne bougea pas, patienta au contraire, bien décidé cette fois à obtenir ce qu'il quémandait depuis plusieurs soirs : des explications. Le pourquoi de ses cernes ; le pourquoi de ses cris étouffés, des larmes retenues, des sourires forcés. Il attendait, plus têtu que jamais. Et Loki fut alors bien incapable de ne pas céder.

Il lui raconta donc : la Flamme Éternelle qui vacillait, le réveil de Surtur, les pommiers d'Idunn ravagés par les flammes, les voiles blancs flottant au-dessus d'Asgard. Et puis…

« Je t'ai vu, toi. » Les yeux de Thor se plissèrent à peine à cette annonce ; il demeura impassible, comme pour le reste de son récit. « Je t'ai vu brûler. » Les images lui revinrent à l'esprit à mesure qu'il les énonçait. « Je t'ai vu mourir. Je- » Il broya la main fraternelle entre ses doigts ; c'était douloureux, mais ça lui faisait du bien. Le guerrier était son ancre, le fil fragile qui l'empêchait de chavirer vers le précipice. Il était fatigué. D'attendre, de craindre, d'échapper. « Thor, je t'en supplie… »

Les bras larges de ce dernier s'enroulèrent aussitôt autour de son corps pour l'étreindre avec plus de force encore. Son dos gémit sous la pression, sa respiration suffoqua contre la poitrine large du futur roi. Oui, futur roi ; Thor devait vivre pour le devenir. « Ça ira. » Non, ça n'irait pas. « Ça va aller. » Non, jamais. Pourquoi avait-il ce don ? « Loki. » Il passa à son tour ses bras autour de son aîné et nicha son visage contre le cou aux mèches blondes. Il ne voulait pas entendre que tout irait bien ; car rien n'irait. « Nous allons trouver une solution. » Il n'y en avait pas. « Je parlerais à Père. » Il n'écouterait pas. « Nous interrogerons le conseil. » Ils n'étaient que des incapables. « Ne t'inquiète pas Loki. Je te promets qu-

- Non », il l'interrompit avant qu'il ne prononce une énième promesse qu'il ne pourrait tenir. « Tais-toi. » Il ne voulait rien entendre. Pas de belles paroles, pas de faux espoirs ; rien. « Sers-moi juste dans tes bras. » Serrer, fort, si fort, jusqu'à l'étouffer à mort, pour que jamais cette vision ne se réalise. Car, sans lui penché au-dessus du corps mourant, jamais Thor ne rejoindrait l'autre rivage. Jamais. « Serre-moi. » Jamais.

Jamais.

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L'incident se déroula un début de printemps. Malgré l'intervention de Thor auprès du conseil et sa confiance inébranlable en son cadet, la Flamme Éternelle échappa à la surveillance de ses gardes une milliseconde ; suffisamment pour enclencher les premières images de sa vision.

Depuis le balcon de sa chambre, Loki observa, impuissant, les pommiers d'Idunn consumés par la larme de feu en fuite. Un incendie que la pluie diluvienne elle-même ne parvenait pas à éteindre, car ce feu possédait une force propre, fragment importé depuis Muspelheim. Par ces mêmes supposés héros qui refusaient aujourd'hui de prêter oreille à ses mises en garde.

Idunn mourut des suites de ses brûlures, qu'il fut lui-même incapable de soigner.

Son épaule se drapa de blanc. Il esquiva les bras de sa mère tendus dans sa direction, pesta contre ceux de Thor enroulés avec force autour de ses épaules. « Ça ira. » Il mentait si mal. Mal.

Tout irait mal.

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Thor dormait à sa droite, plongé dans un profond sommeil qu'il ne quitterait normalement pas avant le lever du jour. Le né Jötunn prit un instant pour l'observer : son visage était paisible, les rayons lunaires filtraient au travers des rideaux pour danser sur ses traits matures. Des traits qui ressemblaient exactement à ceux de son rêve. Il ne pouvait plus attendre, n'avait plus le temps de le faire. La Flamme Éternelle était de plus en plus instable, le verger d'Idunn avait succombé, la Déesse éponyme avec. Tout s'accélérait. Tout serait perdu. Thor aurait voulu l'aider, mais son cadet ne pouvait pas – non, ne voulait pas – prendre ce risque. Il agirait ce soir.

Telle une ombre, Loki quitta les appartements de son aîné pour s'envelopper dans le manteau nocturne. Il trouva Hela en chemin qui l'attendait. « Tu es sûr ? » lui demanda-t-elle à voix basse.

Il acquiesça, avant de murmurer à son tour : « Tu n'es pas obligée. » Était-elle nerveuse ? Effrayée ?

« Ne l'es-tu pas ? » Elle semblait lire dans ses pensées.

Il prit dix secondes pour y réfléchir. La peur lui tordait en effet les entrailles ; l'ignorer n'aurait été que se mentir. Peur des démons qu'ils pourraient affronter ? Non, ses rêves pullulaient de ces ombres informes. Peur de mourir ? Cela ne l'avait jamais effrayé. Contrairement à… Il revit : Thor étendu sur les couleurs mourantes du Bifröst, ses larmes baignant le visage brûlé de celui qui ne deviendrait jamais roi. « Peut-être bien » résuma-t-il. Il esquissa un sourire qu'elle lui renvoya. Fragile, tel un miroir sur le point de se briser. Mais il devait au moins tout tenter.

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« Loki ! » La voix de Thor se brisa en même temps que le pilier que son corps percuta de plein fouet. Ses côtes craquèrent, l'air fut entièrement expulsé de ses poumons, et des points noirs dansèrent dangereusement devant sa vision. Il avait mal, son épiderme lui brulait là où les flammes éternelles l'avaient léché. Les sifflements de seidr s'agitèrent dans tous les sens, déséquilibrés par la mutilation de ses pouvoirs Jötunn. Le sang coulait à flots d'une entaille sur son bras. Et pourtant, aucune de toutes ces choses n'avait d'importance, en comparaison avec l'immense silhouette de feu qui se dressait face à son frère. Frère qui n'aurait pas dû être là – pourquoi était-il là ?!

« Va-t-en de là ! » tenta-t-il de lui crier, mais les syllabes se perdirent dans le mélange de sang et de salive échappé de ses lèvres. Lorsqu'il vit son frère brandir Mjöllnir face au géant de lave, il sentit l'angoisse migrer vers une forme de colère. « Bouge ! » hurla-t-il alors ; le seidr jaillit de ses doigts pour repousser avec force la silhouette du blond hors de la salle où étaient conservés les artefacts dangereux du palais.

Une distraction courte, et pourtant déjà de trop.

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« Hela ! Nornes, non. »

Le rire de Surtur, libéré de sa cage. L'agonie de leur sœur, en partie dévorée par la Flamme Éternelle. Interposée. L'idiote.

« Non, j't'en prie. » Pourquoi elle ?

Le monde était flou, derrière la douleur, la terreur et la colère. Tout était embrouillé ; rien n'avait de sens. Des gardes arrivaient, mais ils n'avaient pas le temps d'attendre. « Thor ! » Ils devaient la sauver, empêcher le peu de vie restante de s'éteindre. Une main lui fut tendue, deux pouvoirs se mélangèrent : le froid et la vie. Hela gémit, s'accrocha ; ils la retinrent. Ils pouvaient la sauver.

« Ça va aller » murmurait-elle entre deux cris déchirants, telle l'aînée parfaite pour consoler ses petits frères. « Vous allez. Bien. » Interposée, pourquoi ?!

« Tu n'es qu'une idiote ! » Il pleurait ; elle tenta un sourire sur son visage partiellement ravagé.

« Je vous aime. »

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« Nous devons agir. Avant qu'il ne soit trop tard.

- Quoi que tu comptes faire, il te faudra défier notre père. » Il croisa le bleu déterminé de son frère, et comprit aussitôt les pensées cachées derrière. « Non. » Une erreur. « Non, non, non, non, non » répéta-t-il en se redressant pour surplomber le blond. « Je connais ce regard.

- Loki. » L'Ase l'imita. « C'est le seul moyen pour mettre fin à ce cauchemar. Tu ne cesses toi-même de le répéter : Asgard ne survivra pas au nouveau règne de ces démons.

- Mais. C'est de la folie ! Nous ne pouvons pas juste nous rendre là-bas et espérer défaire Surtur.

- De la folie. » Thor rit, « oui. C'est parfois le brin qui manque au courage pour se lancer. »

o

Il y eut des cris, des accusations portées sans vérification, avant que l'urgence de la situation n'alerte le conseil : Surtur s'était échappé, emportant avec lui L'Éternelle Flamme. Hela était sauve, bien que la vie à moitié arrachée – par des flammes qui ne lui avaient pas été destinées. Thor était hors de contrôle, sa colère était dirigée contre tous : envers son cadet pour avoir agi dans son dos ; sa sœur pour avoir soutenu son action ; son père et ses conseillers pour laisser traîner les représailles ; Balder qui, pour la troisième fois, refusa de lui prêter main-forte.

« Bald, nous n'avons pas le temps d'attendre la décision de Père. Nous devons nous rendre sur Muspelheim avant que Surtur n'ait retrouvé toute sa vigueur. Avant qu'il ne soit trop tard. » Loki ferma les yeux ; il était déjà trop tard. Ils auraient dû s'occuper plutôt de la Flamme Éternelle, trouver un moyen de l'éteindre plutôt que de la conserver, tel un trophée, dans un coin du palais. Hélas, ainsi avait toujours été Odin, à récupérer des artefacts sur le champ de bataille sans s'inquiéter de leur possible problème dans le futur.

Lorsqu'il rouvrit ses paupières, le métamorphe croisa le regard du semi-Alfe par-dessus les boucles blondes. Il pouvait voir l'hésitation, la fragilité de son âme, déchirée entre devoir et vengeance. Balder avait toujours été le plus sage des quatre, la voix de la raison. Il avait une femme, un enfant à chérir, une bonne position à conserver. Tout pouvait être perdu en désobéissant aux ordres de leur roi. Mais aussi en laissant la menace croître en silence dans l'ombre d'une racine d'Yggdrasil. Des risques, l'heure était venue d'en prendre.

Balder soupira, du même avis. « Accorde-moi une nuit. »

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« Nous reviendrons.

- Tous les trois. »

o

« Prenez garde, mes princes. J'ai prêté serment depuis toujours de protéger ce royaume et de veiller sur ses portes. Si votre retour menace la sécurité d'Asgard, le Bifröst vous sera interdit d'accès, et vous serez condamnés à mourir dans la chaleur étouffante de Muspelheim.

- Je n'ai pas prévu de mourir aujourd'hui » déclara Thor à voix haute, plus pour lui-même que pour le gardien qui répondit, sans ciller :

« Comme aucun de nous. »

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Les sorts de Loki fusaient, ouvrant un passage dans les rangés démoniaques. Il en venait de partout ; comment Surtur avait pu se reconstruire une armée aussi rapidement ?

Sous ses pieds, la terre trembla ; derrière lui, le tonnerre gronda. Plus il était fort, plus il se sentait rassuré, car cela signifiait que Thor parvenait à maintenir le rythme malgré le poids de Balder mourant. Car il se mourait, le métamorphe avait senti sa vie s'éteindre. L'énergie de Muspelheim, en opposition avec la sienne, ne lui permettait pas de piocher à l'intérieur pour résorber les flammes ravageuses. L'unique chance pour leur frère était de le ramener au plus vite sur Asgard.

« Heimdall ! » cria-t-il pour la énième fois, mais le dôme de feu autour d'eux était encore beaucoup trop épais pour transmettre leur voix au travers. Ils devaient le quitter. « Thor ! » hurla-t-il alors, sans jamais se retourner complètement.

« Avance ! » lui répondit ce dernier. Sa voix était rauque, pleine de cendres. Ils ne tiendraient pas longtemps, pas avec tous ces ennemis, pas avec la charge supplémentaire de Balder. Leurs pouvoirs s'épuisaient davantage hors de leur racine nourricière. Sa part Jötunn le faisait souffrir. Et la peur ne cessait de grandir au fond de lui – Thor et les flammes sur les couleurs éclatées du Bifröst. Non, non ! Pas tant qu'ils n'auraient pas tout donné.

Il freina ; Thor manqua de lui rentrer dedans. Avant que ce dernier ne puisse l'interroger sur son action, il lui tendit la lanterne renfermant la Flamme Éternelle en déclarant : « Tiens-moi ça ! » Aussitôt débarrassé, Loki laissa ensuite couler son seidr le long de sa silhouette pour la remodeler à l'image inscrite dans son esprit. « Vitesse » pensa-t-il, « robustesse ». La transformation fut douloureuse, rouvrit les plaies déjà en train de cicatriser. Un de ses poumons devait être perforé, car il nota sa respiration sifflante. Peu importait, il s'en occuperait plus tard.

Son dos s'élargit pour pouvoir accueillir le poids de ses deux frères, Thor s'agrippa à ses boucles devenues crinières ; le signal qu'il attendait pour mettre en route ses quatre paires de pattes. Le vent, chargé en particules sulfureuses, lui irrita les naseaux. La terre était ardente et irrégulière sous ses sabots. Il pouvait le supporter.

« À gauche ! » lui cria Thor. Il jeta un regard dans la direction indiquée, avant de protester. Surtur se trouvait au milieu de son armée, colérique et prêt à récupérer son bien le plus précieux. « C'est notre seule chance de sortir d'ici. » Il devait y avoir une autre solution. « Il n'y en a pas ! Cesse de réfléchir ! »

Le tonnerre gronda de nouveau ; Mjöllnir s'envola sur sa droite pour percuter l'ennemi en train de se regrouper face à eux. Il y eut des cris de douleur et des gerbes d'ichor démoniaque. Son seidr siffla, avant que des cristaux de glace ne s'abattent à leur tour sur les créatures de feu. Le plus gros fut abattu, mais il en arrivait encore de partout. Comment était-ce possible ? Pourquoi ne l'avaient-ils pas prévu ?

« Abandonnez, enfants dieux » clama la voix forte de Surtur, omniprésente et assourdissante.

« J'vais calmer tes ardeurs, on en rediscut'ra après. Loki ! » ajouta ensuite l'Ase, deux syllabes qui suffirent à galvaniser les muscles du cheval à huit pattes. Plus vite, plus fort. Pour sortir - LES sortir - de cet enfer. Ils fonçaient droit sur l'ennemi ; le métamorphe avait espoir que son aîné croyait en son plan. Qu'au moins, il possédait un plan. « Si nous passons ce dôme, Heimdall pourra nous récupérer. » Son timbre était plus bas, comme pour ne pas être entendu par l'ennemi. « Quoi qu'il arrive, surtout, ne t'arrête pas. » Il n'avait pas confiance en ces mots, il n'aimait pas la sensation dans sa poitrine. L'espoir était fragile. Mais ils avaient promis à Hela de rentrer à la maison, tous les trois. Ensemble. Loki veillerait là-dessus, les porterait jusqu'au bout du parcours. « Ne t'arrête pas. »

Il ne le fit pas.

Pas avant de convier une paire d'ailes entre ses omoplates et de bondir par-dessus les monstres récalcitrants.

Pas avant de surplomber Surtur dont les frappes colériques déchiraient la terre sous ses pieds.

Pas avant d'atterrir de l'autre côté, à seulement une centaine de mètres du dôme les retenant prisonniers.

Pas avant de sentir la lanterne chaude être pressée contre son encolure et un poids se détacher de son dos.

Pas avant de comprendre le sens de ses mots : « Quoi qu'il arrive. »

Brusquement, Loki se stoppa pour jeter un regard derrière lui. Comme il l'avait craint, son frère avait quitté son dos pour confronter Surtur, déjà complètement tourné dans la direction de leur fuite. Du temps, il voulait leur faire gagner du temps. Faire distraction pour leur permettre de rejoindre le Bifröst. Mais il était hors de question de l'abandonner.

« Ne t'arrête pas ! » répéta sa future majesté, dans le magnifique rôle du héros qu'il avait toujours désiré être. Mais Loki n'avait pas besoin d'un héros ; il voulait seulement son frère. « Dépêche-toi ! » ajouta le blond lorsqu'il devina sa réticence à l'abandonner. « Emmène Balder, puis reviens. Tu peux le faire ! » Un sourire, sous la crasse et le sang séché. « Je tiendrais. » Une promesse – Thor ne tenait jamais ses promesses ! Il revit les images. Il revit la mort prophétisée. Il revit ses larmes, la destruction du monde. Le nœud sur le fil tendu – pouvait-il encore le déplacer ?

« Attends-moi » il hennit, avant de partir au triple galop, décidé à emporter au plus vite le mourant et la Flamme Éternelle en dehors de la portée de Surtur. Sans la flamme, il ne pourrait jamais retrouver ses pouvoirs complètement. Sans la flamme, il ne pourrait toucher mortellement Thor. Sans la flamme, ils avaient encore une chance.

Il galopa donc, galopa, galopa. Son cœur tambourinait, ses vaisseaux menaçaient d'éclater. Entre ses omoplates flottait le souffle de plus en plus faible de Balder. Ils ne pourraient pas le sauver, mais ils pourraient le ramener, tenir la promesse faite. Puis il reviendrait, récupèrerait cette tête de mule, l'emmènerait loin, très loin, avant de l'embrasser jusqu'à l'étouffement – qu'importerait alors qui les verrait, qui les jugerait. Ils reviendraient, tous, ensemble.

« Je tiendrais. » Il le devait. Ou Loki ne se gênerait pas pour le lui faire ensuite regretter son stupide geste héroïque.


Notes de l'auteur

Bonjour, bonsoir ! Le chapitre 20 est enfin là ! Les deux tiers de cette histoire sont à présent franchis ; j'espère que vous appréciez toujours autant cette histoire =D Personnellement, je prends toujours autant de plaisir à la retranscrire, et le point de vue de Loki est pour ça un vrai régal.

Note 1 : Les paroles sont tirées de « Jeg saler min gagner », une chanson que nous ne présentons plus issue de l'épisode 3 de la saison 1 de Loki. D'ailleurs, la phrase « ils étaient pleins » vient du titre alternatif, « Very full », et de ce que Loki répond à Sylvie lorsqu'elle lui dit qu'il est ivre : « Non, je suis plein ».

Note 2 : Pour rester dans les références musicales, « Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s'assécher » est une traduction de la chanson « If you love me » chantée par Brenda Lee, qui fut utilisée en tant qu'ending de l'épisode 4 de la saison 1 de Loki.

Note 3 : Dans la mythologie nordique, Lofn est l'une des douze servantes de Frigga. Son nom signifie « celle qui console » ; ce qui va de pair avec son titre de Déesse des Amours perdus et illégitimes. L'apparence de cheval à huit pattes empruntées par Loki est quant à elle une référence à Sleipnir, l'un des enfants du Dieu de la malice. Hugin est l'un des deux corbeaux messagers d'Odin. Laguz, la rune de l'eau, déjà présentée dans cette histoire, est ici utilisée comme une rune de soin. Enfin, Bilskirnir est le nom donné au manoir de Thor.

Note 4 : Pour rappel, Idunn est la Déesse de la Jeunesse éternelle dans la mythologie nordique, un pouvoir qu'elle distribue au travers de ses pommes dorées. La pomme est d'ailleurs, dans certaines croyances, vu comme le fruit du savoir. La fleur de pommier est quant à elle un symbole d'amour, d'immortalité, de gratitude et de confiance.

Note 5 : Pour rester dans les plantes, la concoction préparée par Eir est très révélatrice. En effet, le grémil est une plante aux feuilles riches en acide lithospermique, une substance qui neutralise l'action des hormones gonadiques (LH et FSH pour les experts), ce qui permet entre autres d'éviter les grossesses. La menthe pouliot est quant à elle une plante utilisée depuis l'Antiquité comme abortif (qui fait avorter) et emménagogue (qui stimule les règles). Un bon combo dont on doute sans mal de l'objectif. Enfin, la passiflore est pour rappel une plante souvent utilisée dans les concoctions pour encourager le sommeil.

Note 6 : Deux passages, successifs, sont directement inspirés du premier film de Thor : « Quoi que tu comptes faire, il te faudra défier notre père […] » et « J'ai prêté serment depuis toujours de protéger ce royaume et de veiller sur ses portes […] » qui renvoient respectivement au choix de Thor de partir pour Jotunheim et le passage où ils empruntent le Bifröst pour s'y rendre.

Comme toujours, un énorme merci pour suivre cette histoire. À la revoyure !

Chu


Les exclamations du conseil bourdonnaient encore dans ses oreilles. L'intervention de Lofn n'avait pas été au goût de tout le monde, son père en particulier qui s'était emporté. Mais il en avait cure ; les grains ralentissaient leur chute dans le cruel sablier. Sans pour autant se stopper complètement. « Je ne peux, hélas, rien faire de plus » s'était excusée la servante de sa mère.

« C'est déjà beaucoup » l'avait-il remercié en inclinant sa tête plus basse que celle de la domestique. Lofn qui, autrefois, consolait les pleurs de l'enfant émotif qu'il était, lui redonnait courage pour poursuivre à nouveau son cadet afin de gagner son pardon. Lofn qui l'avait plus d'une fois aidé à fuir l'autorité de son père. Lofn qui avait, une fois encore, su trouver les mots justes. Une alliée de confiance.

« Et maintenant ? » demanda une voix près de son visage. Lorsqu'il ouvrit les paupières, il rencontra aussitôt deux iris verdoyants, reproduits à la perfection par son esprit. Sa tête reposait contre l'oreiller voisin, ses boucles sombres étalées autour de son visage pâle et radieux, sans l'ombre des cernes qu'il lui avait connues ces dernières semaines.

Sans cligner des yeux, de peur de le voir disparaître, Thor se tourna sur le côté pour lui faire face. La chambre était identique à celle que son cadet avait laissée derrière lui le soir où ils étaient partis affronter Surtur. Le livre des coutumes Alfes était encore sur la table de chevet, des anémones fraîches embaumaient l'air depuis un vase sur la commode, et aucun brin de poussière ne ternissait la décoration travaillée du plus jeune. Leur mère avait tenu l'endroit propre durant toutes ces années. Tout était semblable, à une exception près.

Les doigts doués de seidr se tendirent vers sa poitrine ; il se retint de les attraper entre les siens, de peur de rompre le charme. La rune sur son torse palpita avec lenteur. Il se remémora la douce douleur de chaque trait gravé dans sa chair par la magie fraternelle. Une promesse. « Votre promesse, difficile à briser. » Loki avait toujours tenu à ce qu'il les respecte. Il ferait en sorte d'au moins honorer celle-ci.

« Où es-tu ? » murmura-t-il pour lui-même en passant sa main au-dessus d'une pommette saillante.

Des éclats espiègles dansèrent autour des prunelles voisine ; il les savait fausses. « Où voudrais-tu que je sois ?

- Ici. » Ou nulle part. Tant que c'était ensemble. Tant que c'était toujours.

« Tu es parti » lui rappela la voix de Loki. Son esprit lui créa un ton de reproche, enfantin, qui rendit difficile de ne pas se pencher en avant pour embrasser sa moue boudeuse.

« Je sais. Mais il le fallait. » Il avait tenté de rassembler les fragments du miroir brisé, pendant cent quatre-vingt-sept ans. Le temps qui lui avait fallu pour comprendre qu'il n'y parviendrait jamais. Il avait tenté de sauver ses adelphes, pour au final les faire sombrer avec lui. Le passé était passé. « L'avenir est bien plus inquiétant, crois-moi. » Thor l'avait cru sans peine. « Serre-moi plus fort. » Il ne demandait que ça. Mais il ne pouvait pas.

Son frère se repositionna mieux sur l'oreiller : il n'y avait que l'odeur fleurie laissée par le savon. « Alors, que fait-on ? »

Thor se rapprocha à son tour. La place était froide, différente de la fraîcheur laissée habituellement par son cadet. « Je t'attends. » Sa main céda, frôla la joue désirée, avant de s'écraser sur l'oreiller occupé par le fantôme de son frère. Une illusion – en était-ce seulement une ? -, comme toutes celles qui avaient accompagné son long voyage. Tout était prêt, ne manquait plus que lui, l'unique pièce du miroir qui avait de l'intérêt. Pour laquelle cent quatre-vingt-sept ans ne seraient jamais trop longs. « Viens me sauver, Loki. »