Titre : Thirst

Disclaimer : Les personnages ne nous appartiennent pas et nous ne touchons aucune compensation financière pour la publication de ce texte.

Rating : M pour certains chapitres


Bonjour à tous, voici la suite avec un affreux retard...

Nous espérons que la lecture sera agréable !

Pour rappel à la fin du précédent chapitre : Misa part du QG pour aller à une convention de J-Pop et l'équipe part sur la dernière scène de crime de Beyond en laissant Raito seul au QG. L'équipe est partie depuis quelques minutes quand Misa revient, prétextant qu'elle a oublié quelque chose. Quand elle rentre, elle colle un morceau de death note sur le bras de Raito qui retrouve (provisoirement) la mémoire.

Misa et Beyond se sont alliés (Beyond a pris le contrôle des caméras du QG pour que personne d'autre ne puisse savoir ce qu'il se passe dans le QG à ce moment-là), Raito participe lui aussi à cette alliance qui a été décidée lors de sa séquestration auprès de Beyond lors d'une de ses phases de retour à la mémoire.

Raito n'arrive pas à faire dire le nom de L à Misa puis Misa va à la convention, Remu - n'ayant pas confiance en Raito- reste avec lui pour surveiller qu'il ne fasse rien contre Misa.

Le but de Misa à travers cette alliance est de venir à bout de L, elle n'est pas consciente que Raito et Beyond se sont mis d'accord dans son dos pour se débarrasser d'elle et que, pour cela, il faut d'abord qu'ils se débarrassent de Remu.

Le morceau de death note collé à la peau de Raito est inutilisable (couvert d'encre), il est fixé à un dispositif qui va détruire le morceau de page au bout d'un temps imparti précis et qui empêche Raito de faire quoi que ce soit : il ne peut pas l'enlever, le prendre ...

En parlant à Remu, Raito réalise qu'il a presque atteint le nombre maximum de pertes de mémoire temporaires avant une amnésie définitive. Profitant de l'environnement pour dissimuler ses gestes à Beyond (qui l'observe via les caméras) et à Remu, Raito ouvre le compartiment secret de sa montre pour écrire quelque chose (très rapidement) à l'intérieur à sa propre destination pour quand il aura de nouveau perdu la mémoire.

Lors de la convention retransmise à la télévision, un homme (contrôlé par Beyond) menace les idoles et en tue une. Remu panique et, poussée par Raito, finit par écrire le nom de l'homme dans son death note ce qui provoque la mort de l'homme et la sienne. Juste avant de mourir, elle comprend que Raito est derrière tout ça et cherche à le tuer, en vain : elle meurt la première, laissant simplement quelques traces de griffes sur sa gorge et un col de vêtement déformé.

Raito se débarrasse de son matériel pour que L ne puisse pas le trouver : Misa (ne se rendant pas compte de ce qu'il s'est réellement passé) est chargée de le récupérer pour le faire disparaître plus tard. Raito perd de nouveau la mémoire quand L l'appelle quelques secondes plus tard, inquiet de constater que les caméras sont en boucle.


Chapitre 63

In absentia [Partie 2 – L]


« T'es sûr que tu veux pas mettre une demi-douzaine de caméras supplémentaires dans ce placard, aussi ?

— Je compte les relier à un émetteur satellite, en prime. Passe-moi la pince coupante et arrête de râler. Comme si tu ne comprenais pas que c'est indispensable. »

La mauvaise volonté et l'humeur exécrable affichées depuis notre retour au QG ne passaient pas, empoisonnaient l'air, heure après heure. Reconnaître – publiquement – que j'avais eu tort de le laisser seul ne l'avait même pas apaisé. Bien la peine de m'humilier pour si peu de résultats, alors que les témoins pourraient me ressortir ça pendant des semaines.

« Si tu penses que Beyond se cache dans les placards, tu seras gentil de ranger après avoir tout retourné, contrairement à ton habitude. Vivre dans une maison qui ne serait que l'extension du système de rangement chaotique de ta chambre serait intolérable à tous points de vue. »

Descendis de mon tabouret, lâchant le tournevis qui partit se promener entre une valise grinçante et une pile de livres bancale. Mes doigts crochetés sur le col déjà trop distendu, tirant pour dénuder la gorge.

« Ce qui est intolérable, c'est que tu sois incapable de me dire pourquoi Misa t'a griffé le cou, et comment elle s'est démerdée pour ne pas y laisser un ongle ou au moins un éclat de vernis. Et d'où elle tire assez de force pour déformer un vêtement juste avec ses bras de sauterelle anémiée. »

Regard haïssable, défiant. À la limite du méprisant, réservé à tout autre que moi, normalement. Normalement.

« Je te l'ai dit. Elle ne m'a pas griffé. Et je ne sais pas comment je me suis fait ça. »

C'était pourtant la seule explication. Il avait été seul, tout le temps. Pouvais pas croire que quelqu'un d'autre se soit introduit au QG, en plein jour, qu'il lui ait ouvert... et ne s'en souvienne pas. Ou ne veuille pas me le dire.

« Je ne sais plus. Merde. Lâche-moi. » Desserrais la pression, le tissu mou s'effondra sur les clavicules.

« Tu me feras pas croire que c'était pas elle. Beyond n'a pas pu tout pirater, tout le temps. Je vais trouver une caméra, un micro qui s'est mis en sécurité automatique, et je saurai ce qui s'est passé. Je refuse d'imaginer qu'il ait piraté un truc qu'on a validé tous les deux.

— Fais donc. Et quand tu seras revenu de ton formidable pays des oursons mignons croisés poneys arc-en-ciel, tu n'oublieras pas de vendre le récit de tes aventures à Cartoon Network, ça te payera les orangettes que Watari veut te confisquer. »

La seule mention de son nom suffit à acidifier ma langue au-delà du tolérable. Je retournais à mon tabouret, le nez dans les câbles. La conversation de retour depuis la ferme avait été insoutenable, long flux d'insultes policées, dernier degré de sa déception de moi et de son accusation de Raito, qui, laissé seul, s'était arrangé pour tout foutre en l'air. Prétendait que ça leur servirait à camoufler des preuves oubliées sur les lieux, sourd à l'incongruité de l'hypothèse. Comme si Beyond avait pu se rendre compte après coup qu'il avait mal nettoyé une de ses scènes de crime. Il nettoyait toujours tout parfaitement, n'avait jamais eu besoin de s'y reprendre, de retourner.

Ordinateur calé sur mon bras, je lançai pour la troisième fois la même batterie de tests pour cette unique caméra.

Même à l'époque de Naomi Misora, ses agissements avaient été millimétrés, la perfection de ses mises en scène n'avait jamais souffert aucun à-peu-près. Cet enfoiré manœuvrait bien. Voulait m'égaler – dans quel monde ce serait seulement envisageable.

« Mon père nous appelle. » L'information glissa, Bambi sur verglas. Inintérêt.

Seule l'incompréhension de l'anglais avait empêché Sôichirô de hurler, dans la voiture. S'était contenté de me fusiller du regard et de tenter mollement d'interrompre Watari, persuadé qu'il était que l'engueulade n'était destinée qu'à moi et à mon inconscience d'avoir laissé son trésor tout seul. Comme si je ne m'en voulais pas déjà assez comme ça. Les marques profondes sur la gorge, autant de preuves à charge. Il aurait pu s'évanouir de frayeur au moment où la liaison avait été coupée. Anticipait déjà retrouver son fils chéri les entrailles en guirlandes sur les abat-jour, la cervelle explosée contre un mur et entourée d'un cadre doré, la tête farcie de confiture de fraises dégoulinant à travers les orbites vides dont on aurait retrouvé les yeux dans l'estomac de mes murènes. Ce qui était advenu d'elles, personne ne le savait. Charmantes créatures au demeurant.

« Ton père nous appelle pour nous empêcher de travailler. Non pas que ce que tu fasses actuellement soit particulièrement productif.

— Il est l'heure de manger. Et ils attendent tes ordres.

— Hmpf. Tu sais aussi bien que moi ce qu'ils comptent en faire, de mes ordres. Les suivre quand ça leur chante, et les inscrire sur du PQ avant de tirer la chasse quand le vent aura tourné.

— Tu peux arrêter de faire ta diva débile ? Malgré toutes tes conneries, et l'avance évidente de Beyond sur toi, ils veulent que tu remplisses ton rôle. Ou que tu essaies, pour ce que ça vaut. »

Tellement envie de lui envoyer un coup de pied dans les côtes. Lui faire ravaler cette saleté de condescendance mi-feinte, jouant méchamment avec cette obligation que j'avais d'être à la hauteur de ce qu'il avait projeté sur moi quand il était enfant.

« Je viens. Je n'ai pas fini d'interroger Misa.

— Tu as raison, pour ces caméras. Elles sont utiles. »

L'ironie dégoulinait, plus écœurante qu'un glaçage au sucre glace sur une crème au beurre. Claquai l'ordinateur, le gardai avec moi en redescendant. Les iris de caramel étaient froids, juges.

« Je t'aurais fait tomber de ton piédestal et tu te serais vautré parmi les pauvres mortels, s'il n'y avait pas eu de preuve.

— Ce n'est pas un piédestal. C'est un tabouret, et ta tentative de meurtre n'aurait eu comme effet que de te faire empoisonner par Watari au prochain dîner. Il me confisque les orangettes pour avoir de quoi acheter assez de raticide pour toi.

— Ce qui prouve une fois de plus que la sénilité l'a bien entamé. Après tant d'années à te materner, choisir ce poison parmi toutes les possibilités, c'est un motif suffisant pour requalifier son diagnostic. »


J'avais fini par plutôt envoyer Mayat s'occuper du ratel ronchon et de son bras en carpaccio, puisque le partage dans la bonne humeur d'un repas aussi festif que des sandwiches triangles crudités sans sauce accompagnés de laitue à rien n'avait pas réussi à lui tirer un sourire. Et la possibilité d'un dessert réel, offert sans ironie, avait connu l'échec de l'ignorance totale. De toute manière, j'avais déjà trop à faire pour perdre mon temps à bichonner le jarret d'un ingrat mal luné infoutu d'admettre que sa princesse d'opérette l'avait agressé.

Le canapé n'était pas le pire des lieux pour reprendre toutes les caméras de surveillance du secteur, tenter de repérer n'importe quel indice un tant soit peu intéressant. Mais hormis Misa et son apparence aussi repérable qu'un phare une nuit sans lune, rien ne dépassait. Et il y avait trop de choses incohérentes dans cette journée pour tout vérifier en même temps.

Le café avait fini par atteindre la température ambiante, presque imbuvable, mais c'était tout ce qu'il restait. L'horloge de l'écran affichait le milieu de la nuit, presque quatre heures. Le silence total se froissa sur un bâillement, mais il était hors de question d'imaginer aller dormir. Et puis je n'avais pas vraiment de lit où le faire, puisque Raito avait manqué de m'envoyer le sel à la gueule pendant le dîner, sauvé uniquement par Mogi qui l'avait attrapé avant pour saler sa tartine de hareng désalé. Prétendait que les sandwiches ne valaient pas les tartines. Comme si le débat avait la moindre utilité.

Soupirai, rangeai la nouvelle dizaine de vidéos parmi celles inutiles. Enchaîner les heures, sur l'écran divisé, était ce que j'avais de plus utile à faire maintenant, en attendant de pouvoir me concentrer sur l'étrange coïncidence d'une Misa sauvée de toute évidence par Kira à sa convention. Elle s'était réfugiée en pleurs dans sa chambre et avait refusé d'en sortir pour être interrogée. Avalai le reste de café, bien besoin de ça pour survivre d'avance à l'avalanche d'accusations foireuses qui ne manqueraient pas de me tomber dessus dès que chacun pourrait me coincer. Sûr que Watari allait accuser Raito sans discontinuer. Akemi aussi avait déjà bien entamé sa réflexion sur le trajet retour, marmonnant en commentant les informations en direct sur son téléphone.

Une tasse fumante se posa à côté de la mienne, maintenant vide, sur l'accoudoir. Une troisième se rapprocha aussi alors que son propriétaire s'installait à côté de moi, observant l'écran.

« Cauchemar ?

— Pas sommeil. »

Il resta là, à observer les caméras avec moi. Longtemps, sirotant simplement son propre café. Sa mère lui aurait dit que ce n'était pas une bonne idée, s'il se plaignait déjà de ne pas trouver le sommeil. Peut-être que ça lui ferait du bien de passer quelques jours en sa compagnie. Et ça l'éloignerait de Misa. Cette connasse qui avait eu le temps de se laver mille fois les mains, et de se curer les ongles pour que je n'y retrouve jamais le moindre brin d'ADN l'incriminant dans les griffures du cou abîmé, rendues plus sombres encore par l'éclairage bleu rasant de l'écran.

« Comment tu te sens ? »

Ses yeux perdus sur un mur un instant. Soupira. Pas une réponse encourageante ou rassurante.

« Je suis en colère. » Et c'était dit avec un ton froid, analytique. Accusateur... ?

« Je sais. Je suis désolé d'être parti, vraiment. Je ne pensais pas que ça pourrait te mettre en danger, avec toutes les précautions. » Un simple froncement de sourcils pour réponse. Ce n'était pas suffisant. Je... ? « Je ne sais pas quoi te dire de plus. »

Il se releva après un moment, puis réapparu avec son ordinateur. Deux écrans vaudraient mieux qu'un pour ratisser la zone et l'élargir, mais il préféra se pencher sur les éventuels résidus d'intrusion informatique. Peut-être pas seul, même si la fidélité d'Artémis n'était acquise qu'à lui et qu'elle pouvait tout aussi bien se faire manipuler par Beyond. Pas la première fois qu'il réussirait à changer le jugement des autres sur moi. Même en ayant massacré Raito, il serait bien capable de faire croire que c'était moi, le responsable. Comme de tous ces morts à venir.

Ralentissement dans l'analyse. Il ne m'avait pas reparlé de ce qui avait été découvert. Alors qu'il n'avait eu aucune précision ? Ce n'était pas normal. Rien ne l'était. Ouvris la bouche pour lui poser la question. Celle qui avait le pouvoir potentiel de faire basculer la gravité.

« Je suis en colère contre toi. Mais le plus insupportable, c'est que ce n'est même pas pour aujourd'hui. Hier. Pour être parti. »

Ça n'avait pas de sens. L'océan caramel assombri de doute. Il ne savait pas pourquoi il m'en voulait ? Entre ses amnésies partielles, son évanouissement... son cerveau était trop en vrac. Et c'était terrifiant. Parce que ça ne datait pas de sa libération de Beyond.

« Tu te souviens m'avoir demandé ce qu'on a découvert, à la ferme aux fraises ? »

La chaleur de ses yeux sur les miens. Brouillée. Il n'avait pas besoin de parler. Avait oublié. Semblait même outré d'avoir oublié de me demander quand nous étions rentrés. Sa migraine l'avait secoué, mais pas au point d'omettre tout ce que nous avions préparé depuis des jours, pendant des heures.

« Peu après votre départ, Misa a sonné parce qu'elle avait oublié de quoi faire ses autographes, c'est tout.

— Il y a eu une attaque à la convention de Misa, le tueur a été abattu par Kira. Au moment où il s'apprêtait à la descendre. L'autopsie a été faite en accéléré, c'est du pain béni pour la presse et les pro-Kira. Il surpasse la police dans sa... vitesse d'intervention.

— Mais il a tué avant d'être arrêté. Ce n'est pas ce que Kira devrait viser. Ça n'a pas de sens qu'il doive attendre qu'un acte soit commis avant de le punir.

— Suis d'accord. Sauf pour Misa. Ça fait deux fois, pour elle. Qu'elle est sauvée par une crise cardiaque. Mais la première fois, elle ne te connaissait pas. » Il était si sûr qu'elle ne pouvait pas être Kira, que c'était ridicule de le croire. Et c'était pourtant si évident.

Secousse dans le bras, pour mieux le repositionner. Les bandages parfaits deviendraient assez bientôt dispensables, rendant à l'air libre les chairs martyres. La connasse s'extasierait encore plus souvent sur ce côté sauvage que les cicatrices donnaient. Sa superficialité suffirait à illustrer la fonction exponentielle dans les cours de primaire.

« Je ne me rappelle pas t'avoir questionné sur la ferme. » Visiblement, ça lui coûtait de le dire. « Qu'y avait-il là-bas ? » En théorie, ma réponse devait pouvoir raviver sa mémoire, si elle restait enfouie à la surface.

« Un ultimatum. On arrive dans vingt-cinq minutes. »

Négation de la tête, sourcils froncés.

« Je n'ai pas l'impression d'avoir entendu ça.

— Tu es tombé. Cogné ?

— Crois pas.

— On devrait te faire passer un scanner et une IRM.

— Tch. Tu sais parfaitement qu'il n'y aura rien. Tu ne veux pas me tester pour les carences en B1 et B12, tant que tu y es ? Ou démence à corps de Lewy ?

— Si ça te dit, je t'offre l'analyse. Mais si tu n'as rien de mieux à me proposer comme explication, j'aimerais bien vérifier qu'aucune tumeur ne pousse sur ton cortex préfrontal.

— L'hypocondrie par procuration ne te va pas. Qu'est-ce que vous avez découvert, à la ferme aux fraises ? Cet ultimatum ? »

Il ne me laisserait pas l'emmener de bon cœur. Tant pis pour lui, si je devais souffler l'idée à son père, je le ferais. Et il irait s'allonger dans les machines pour éliminer les pistes physiologiques. Même si je savais pertinemment qu'il n'y aurait rien. Ses pertes de mémoire beaucoup trop épisodiques, beaucoup trop thématiques.

Feinte reddition, je lui transférai les photographies, les débuts de constats. Parcellaires, à outrance, parce que rentrer au QG avait été une urgence absolue. Les douze employés, répartis en deux rangées se faisant face, patienteraient encore un peu avant d'avoir une sépulture décente, et qu'on leur retire les horloges incrustées à la place de leurs globes oculaires. Leurs intestins, eux, devraient être débarrassés en vrac. Rien ne pourrait plus différencier ce qui était à qui, dans les pots de marmelade de côlons et de pancréas soigneusement alignés dans la zone d'expédition. Les fraises, elles, formaient un damier dans les béances des ventres, incroyable d'équilibre.

Dans la première rangée, exclusivement masculine, huit des montres étaient arrêtées, à des heures diverses, mais deux par deux. En restait quatre. Sur deux cadavres. Les seuls dont les allumettes gavant leurs bouches ne s'étaient pas embrasées, réduisant la chair en lambeaux graisseux et recouvrant les montres de cendres grises.

La deuxième rangée n'avait que deux horloges arrêtées, celles a priori de Hideo Saigo, à en croire l'étiquette portant son nom. Les empreintes dentaires et digitales permettraient peut-être de confirmer l'identité, à défaut d'avoir encore un visage reconnaissable. Les autres de la rangée étaient des femmes.

Entre les rangs de cette haie d'honneur, un parterre de feuilles de fraisier accueillait une cassette vidéo, enfermée dans une cage dorée. La clé pendouillait du plafond, au bout d'un ruban de dentelle rouge empuanti de sang à demi séché.

« Nous avons commencé à la regarder pendant le trajet retour. Beyond veut que nous reconnaissions la puissance de Kira publiquement, ou il tuera encore. Nous aurons une cassette pour chaque nouvel acte. Il reste six horloges. Six allumettes qui n'ont pas encore brûlé.

— ... Au total. Il y en a déjà quatre dans la première rangée. Qu'est-ce qui se passera, quand elles le seront toutes ?

— D'autres ateliers confiture. Dans mon souvenir, il aimait bien les mûres, aussi. Avant de devenir un mono maniaque des Fragaria. Ce sont des iinumae et des viridis qu'il a utilisées ici. Je n'ai pas eu le temps de vérifier si elles étaient cultivées sur place, ou s'il les a apportées lui-même. »


« L ? Tu as fini ? Le reste du monde aimerait récupérer la salle de bains. »

Laissai ma tête rompre la ligne d'eau et s'enfoncer jusqu'à se poser au fond. Le bruit déformé de la voix d'Akemi me parvenait quand même, la distorsion insuffisante à masquer tous les mots. Échouer dans la baignoire avait pourtant semblé une bonne idée pour fuir à la fois Watari et Yagami. Ils s'étaient passé le mot pour me harceler sans discontinuer, à la fois par messages, mails et paroles. Aucun moment de répit pour profiter un peu du calme et de l'absence de catastrophe alors même que Raito s'était retrouvé exposé au danger. Pouvais même me dire que ce n'était pas si grave que l'attaque à la convention ait échoué à me débarrasser de Misa. Son sac à poils dormait d'ailleurs sur le tapis de bain, n'avait cessé de gratter la porte qu'à ce prix. Dire que si sa maîtresse avait cané, j'aurais pu faire bazarder la bestiole chez n'importe qui.

Des coups de poing sur la porte me firent rejoindre la surface, poumons brûlants.

« Tu es mort ? Si tu réponds pas, j'entre ! Quitte à défoncer la porte. »

Pour un mafieux expérimenté, il avait une sévère tendance à se comporter comme une mère poule. Armée d'un bélier, mais poule quand même.

« Qu'est-ce que tu me veux ? Lequel des deux t'envoie ? »

Entre les reproches et les accusations, mon cœur balançait. Être inconscient ou partisan, laxiste ou tyrannique, il n'y avait plus vraiment d'objectivité ni d'échelle de valeurs quand il s'agissait de me qualifier.

« Personne. Mon altruisme mirifique seul me guide jusqu'à toi. Et on a vraiment besoin de la salle de bains. Ta légiste a commencé à se teindre les cheveux dans l'évier de la cuisine, et Watari voulait préparer à manger. Comme il s'est fait refouler, Mogi est parti chercher des pizzas, mais Misa n'en voulait pas et elle a voulu commander des concombres à la crème sans crème en livraison. Sôichirô lui a pris son téléphone pour l'empêcher de donner notre adresse à n'importe qui, elle est partie promener le chien, mais ne l'a pas trouvé donc elle est partie s'acheter du vernis à ongles corail ou carmine, je sais plus, et moi, j'ai faim et je veux me laver les mains avant de passer à table. »

Soupirai. C'était complètement prévisible, et pourtant déprimant qu'avoir une équipe complète et un QG stable soit finalement plus handicapant pour la résolution des enquêtes que de passer seul de chambre d'hôtel en chambre d'hôtel.

« Ton altruisme ressemble furieusement à de l'égoïsme. Combien de temps as-tu gâché pour inventer une histoire pareille ?

— Hey, si j'avais voulu inventer une histoire, j'aurais trouvé quelque chose de plus grandiose. Là, c'est à peine digne d'un film de Noël de série B passant sur une chaîne non câblée un soir d'Halloween. Et puis tu es mal placé pour juger mon égoïsme, ça fait deux heures que tu barbotes dans ta flotte tiède, et tu n'as même pas eu la politesse d'emmener ton téléphone avec toi. Je l'ai fait sonner, tu l'as laissé derrière la télé du salon de repos.

— Tu as une idée du nombre de personnes qui meurent, chaque année, pour avoir fait tomber leur téléphone dans leur bain ? Et du nombre de personnes qui meurent en essayant de les sauver ? Le vrai altruisme, c'est de laisser mon téléphone loin de mon bain. Ça vous évite à tous de venir me sauver et de finir en anguille fumée. »

La porte s'ouvrit sur un Akemi très satisfait de se relever, son petit kit de crochetage en main, un sourire narquois aux lèvres. Pourquoi ce connard était-il toujours capable d'inventer de nouvelles saloperies à faire ?

Il s'avança, inconscient des envies de meurtre qui grandissaient en moi.

« Dis-moi, joli cœur, tu ne voudrais pas passer un peignoir ? Sinon je risque d'avoir beaucoup de choses à raconter à Raito, surtout sur cette vilaine tendance que tu as à te laisser dépérir dès que tu as une contrariété d'ordre sexuel. Ou émotionnel. Tu préfères quelle version ? »

Celle finissant par sa tête farcie de chou rouge serait bien. Si seulement il était juste un peu plus inutile.

Attrapais paresseusement un drap de bain, m'enroulait dedans en sortant de l'eau de toute façon tiédissante. Le dépasser en l'ignorant ouvertement était la seule réponse appropriée à ses provocations de bichon maltais cocaïnomane. Hoshihime secoua ses puces avant de trottiner à ma suite, fantôme puant traînant un nuage de poils à la radioactivité préétablie. Le résidu de chien poursuivit son entreprise de harcèlement jusqu'à la chambre de Raito, vide, puis jusqu'au sous-sol, dernier bastion dépourvu de demi-cerveaux nécrosés.

Penché sur un microscope, mon étudiant était le seul présent. Ne releva pas son nez de ce qu'il regardait, continuait d'écrire à l'aveugle. À peine de travers.

Lui aussi avait dû se dire que le sous-sol du laboratoire était le dernier endroit disponible pour travailler. D'après les lames disposées à sa gauche, il tentait de déterminer si les allumettes de Beyond avaient quelque chose de reconnaissable, de particulier qui pourrait nous servir à retracer un lieu de production, ou de vente. Toujours moins gerbant que les pots de confiture posés sur la table en préparation d'un chamboule-tout pour la kermesse de l'école maternelle Les Trois Tournesols, avec pour lot de consolation un bonbon au poivre et récompense d'épreuve une gommette à l'effigie de Pompon le Hérisson.

« Tu n'as rien trouvé, j'imagine. » Si ç'avait été le cas, il ne m'aurait pas laissé vivre ma nouvelle vocation de sachet de thé.

« Et toi ? Quoi de nouveau au pays du dilettantisme assaisonné d'indifférence ?

— Principalement la création d'un argumentaire en six parties sur les raisons pour lesquelles tu devrais accepter de passer des examens. Je peux te l'exposer maintenant, ou attendre d'être en présence de ton père pour le faire.

— Ou tu pourrais l'imprimer et le bouffer. Je te laisse le choix avec l'option suppositoire. »

Il releva son visage vers moi, et je me délectais bien trop de l'étincelle de surprise dans ses yeux.

« Je suis passé à l'acte pendant mon amnésie et j'ai finalement jeté au feu les toiles de tente que tu appelles des vêtements ?

— Meh. T'es pas drôle.

— Je sais. Ce n'était pas une plaisanterie. Ça m'arrangerait, de l'avoir fait.

— Je vais juste choper une pneumonie maligne et toi tu seras content. Bien. Mais ce ne sera pas grâce à toi et tes pulsions pyromanes. Je n'avais pas envie de m'habiller devant Akemi. »

Est-ce que lui balancer une saloperie tendancieuse était charitable ? Sûrement pas. Est-ce que j'y prenais mon pied ? Définitivement. Le froissement d'un sourcil circonspect, largement assez, à chatouiller cette envie de voir la jalousie s'allumer. Trop longtemps qu'elle n'avait plus été là, évanouie sous une rancœur erronée puis cette gêne tiraillante. Et pourtant, je n'avais pas oublié ce qu'il m'avait dit de ses rêves. Passai dans son dos, penché à sa droite, observant le peu d'informations utiles qu'il avait réussi à isoler. Pas comme si nous pouvions nous attendre à grand- chose de ce côté-là.

« Tu as besoin de tester quelque chose, à te promener en serviette dans la maison ? Akemi a été assez clair sur ce qu'il pouvait prévoir, une fois l'enquête bouclée, non ? Si la chienne ne te suffit pas, tu comptes l'adopter aussi ?

— Pas de raison que tu sois le seul à faire collection des bestioles dégénérées. Entre ton élevage de fruits de mer savants à la fac et tes petits copains-copines hackers aussi obéissants qu'une armée de pinschers nains montés sur des dauphins de cirque, j'ai encore de la marge. »

Quelques gouttes d'eau refroidie tombèrent sur les feuilles, changeant l'encre en petites flaques floues. Il les attrapa pour les poser plus loin, hors de portée de mes cheveux trempés.

« Si les allumettes ne donnent rien, j'aiderai Mayat avec les pots.

— C'est son travail. Pas le tien. Elle n'est pas payée à se colorier les ongles ni à se repeindre les cheveux. La sédition de cette équipe empire avec le temps, et pourtant j'essaie d'en retrancher les membres les plus pourris.

— Elle ne travaille pas assez vite. Rien que le temps de choisir quel pyjama des Enfers elle va porter, ça retarde une dizaine d'analyses. Et je ne te parle pas du choix de ses barrettes à cheveux.

— Et c'est précisément pour ça que mes vêtements sont absolument parfaits.

— Sûr. Ton argument est aussi valable qu'une évaluation par les parents de l'intelligence de leur propre enfant.

— Ou de la crise d'adolescence dudit enfant ? » Passais mes mains le long de ses bras, caresse aérienne récoltant un frisson mal contrôlé. Les yeux résolument gardés sur le microscope, il ne voulait pas répondre. « Je n'ai pas oublié ce que tu m'as dit, dans ce couloir. Et tu ne m'avais pas laissé te répondre. »

L'accélération de la respiration, plus profonde aussi, comme seul indice de l'atmosphère évoluant. Oh, si tout souvenir de ce rêve ne s'était pas effondré avec le reste, il ne m'en faudrait pas beaucoup pour ramener à moi les ficelles et m'amuser avec.

« Parce que maintenant, tu crois ce que je te dis concernant mes rêves ?

— Peut-être pas tout. Il faudrait plus de preuves pour étayer un plaidoyer si faible. Qu'est-ce que tu en penses ? Tu as préparé une défense ? »

Après tout, même s'il n'avait pas prononcé de nom, cette nuit-là, je n'avais pas vraiment non plus de preuve qu'il pensait à Kaname. Pendant le rêve... ou après. Savais pas bien lequel des deux serait pire. Mais il ne pourrait plus revenir – on revenait rarement d'un séjour par une broyeuse. Faudrait que je songe à suggérer à Beyond des moyens plus propres de se débarrasser de ses cadavres qu'en me les refilant en pièces détachées. Les Playmobil n'avaient jamais été à mon goût. Pas assez mangeables une fois les constructions schématiques finies.

« Mayat rame déjà tellement qu'elle devrait participer à des épreuves d'aviron, pour financer ses teintures. Je devrais me remettre au travail. »

Raclement des ongles sur ses manches.

« Tu te fous de ma gueule ? Quand tu ne parles pas de Kaname, ou qu'on n'est pas interrompus par une putain de sonnerie ou de porte, le seul moyen de me faire arrêter ce que je fais que tu trouves, c'est de parler de Mayat et de sa reconversion sportive ?

— Peut-être. Mais c'est vrai. Nous ne devrions pas perdre de temps. »

Me détachai de lui. C'était... incompréhensible, ce changement.

« Tu vas prendre froid. »

J'avais déjà froid.


Un énième soupir et le post-it avec le code du contrôle parental de la télécommande disparu comme les autres. C'était le soixante-troisième depuis la veille, soigneusement laissé par Watari avec comme seul objectif d'insulter la mémoire de Raito. Le seul avantage que j'y voyais, c'était que cette agressivité passive s'accompagnait d'un silence de mort. Et qu'elle me faisait savourer un peu plus la mort de Matsuda, qui n'aurait pas cessé de s'émerveiller d'enfin arriver à se rappeler des choses.

Yagami alluma la télé, sans jeter de deuxième regard au papier chiffonné. La chaîne d'informations habituelle se mit à raconter de nouvelles absurdités, mêlant allègrement l'ouverture d'un festival de consanguins, les meurtres de Kira et une interview pour un nouveau roman prometteur glorieusement intitulé J'ai dormi dans les bégonias d'octobre.

Sur ses genoux, un calepin duquel il rayait avec application les noms évoqués par une journaliste au bord de l'extinction cérébrale.

Au moins, envers lui, le comportement de son fils n'avait pas changé. Comme si, par intermittence, il oubliait que je n'étais pas responsable de sa douleur ou que je ne le soupçonnais plus... officiellement, en tout cas. Cette saleté d'amnésie revenait beaucoup trop périodiquement, et c'était effrayant de vouloir la résoudre. Savais d'instinct que comprendre ce qui déclenchait ça devait faire partie du mystère Kira. Le devoir de vérifier la piste pourtant intolérable, parce que ce que je pressentais découvrir, je ne le voulais pas. Et n'aurais pas dû m'y attendre.

« I nouveau vingt-deux noms de victimes identifiées par nous qui n'ont pas été données au journal. Je vais essayer de trouver des points communs entre elles.

— Bien. Les journalistes sont de notoires pintades, mais ça n'explique pas leur tendance à passer sous silence des noms qui leur éviteraient d'avoir à pondre un nouveau reportage sur une entreprise fabriquant des hameçons pour espadon à paillettes.

— ... Les hameçons, ou l'espadon ? » Il secoua la tête, claqua le papier de plusieurs coups de stylo. « J'ai besoin d'éclaircir quelque chose avec toi. »

Et voilà, nous y étions de nouveau. Même sans boule de cristal, prévoir le sujet de la conversation était enfantin. J'étais une nuisance, c'était ma faute si Raito avait été seul et en danger, jamais je ne trouverais de lieu assez sûr pour me cacher de sa furie paternelle vengeresse une fois l'enquête finie, je ne devais pas...

« Es-tu responsable de l'attentat ? »

Dénichai un macaron pas trop émietté dans une poche. La saveur quelque part entre le citron vert et le liquide vaisselle, pas aussi dérangeante que l'idée que quelqu'un me côtoyant tous les jours depuis des mois puisse me penser capable de ça. Même s'il me croyait coupable de beaucoup de choses, elles avaient été uniquement morales, jusque là. Rien dans le regard d'acier rapace ne transparaissait autrement que sincère.

« Vous êtes sérieux. Vous croyez que j'ai quoi … embauché ce type pour aller tirer dans la tête de quelques starlettes à la dérive ?

— Tu étais en colère, que Misa ait jeté le gâteau. »

Il pensait vraiment que je plaçais la vie de personnes innocentes – sans même parler de celle de Misa – en dessous d'un damier citron pamplemousse praliné.

« De là à saboter la convention Kulture-pop-unicorn ?

— Tu pourrais.

— En envoyant un malade armé tuer des gens ?

— Misa a jeté un gâteau que mon fils t'avait préparé. Et tu as déjà été clair plusieurs fois sur l'importance que tu accordes à ta nourriture, surtout... surtout. »

Se rendait même pas compte que planter ma fourchette dans une main et faire assassiner quelqu'un n'était pas au même plan. Tenait du miracle qu'il ne soit pas cantonné à la circulation, le beau commissaire.

« Je ne me suis pas encore vengé d'elle. Et je ne le ferai certainement pas comme ça.

— Tu ne perds pas une occasion de ruiner sa vie. Tu l'as envoyée en unité psychiatrique parce qu'elle était entre toi et mon fils.

— C'est faux. »

Il se pinça l'arête du nez, frotta énergiquement puis se passa une main dans ses cheveux grisonnants. Combien de temps qu'il n'avait pas vu sa famille, déjà ?

« Si tu oses dire que ce n'était pas une unité psychiatrique, mais un centre de cure psychologique ou une autre connerie du genre, dans la même veine que cinquante-trois et cinquante-sept, je te jure que je deviens fou et que tu seras obligé de manger seulement des compotes et des soupes jusqu'à la fin de ta vie parce que tu n'auras plus de dents. »

Cinquante-six. Réponse retenue, ravalée, avec la liste des aliments comestibles et sucrés qu'on pouvait manger sans dents.

« Je l'ai éloignée parce qu'elle était la cause de la dégradation de la relation de Raito avec la nourriture. Il se rendait malade de ne pas être capable de la bazarder. Ça vous va, comme réponse, ou vous voulez que je vous retrouve le nombre de fois où leurs appels se sont soldés par une visite des toilettes tête la première ? »

Il me regardait étrangement, pas bien sûr de ce qu'il pensait. Qui savait ce qui pouvait bien traverser son crâne obtus.

« Tu n'as rien fait pour mettre Misa en danger à la convention ?

— Je la hais. C'est insupportable de l'entendre parler. Mais non, je n'ai pas essayé de la tuer, ou de la faire tuer. Et je n'aurais sûrement pas impliqué d'autres personnes, aussi stupides soient-elles. Je vous rappelle que je passe ma vie à résoudre des affaires, et que je ne les choisis absolument pas en fonction de l'intelligence des victimes. »

Une alerte mail me fit lâcher du regard le policier en plein interrogatoire moisi.

Enfin, le rendez-vous avait pu s'intercaler entre de prétendues urgences qui n'en avaient que le nom.

« Yagami, j'aurais besoin de votre coopération. »


Mayat s'était installée dans un des fauteuils d'attente et ne semblait pas spécialement dérangée par les regards courroucés des infirmiers qui se demandaient bien pourquoi elle estimait mériter davantage une place assise que la dizaine d'autres malades présente. Une gamine avait notamment repeint un mur et s'y appuyait d'une main crispée, d'une pâleur presque surnaturelle. Aux demandes de se déplacer, elle n'avait rien répondu, se contentant de les fixer comme une lotte sur son lit de glace pilée.

À quelques centimètres de ses chaussures pur plastique, le vomi à l'étrange couleur fluo finit par être nettoyé. La médecin nous regarda, Raito et moi, debout de l'autre côté de la salle. Planqué derrière mon masque filtrant, les mains soigneusement rangées dans mes poches, je tentais de ne pas dresser de probabilités de choper une saloperie nosocomiale ici, tout en ignorant soigneusement les accusations de traîtrise flottant dans le cerveau d'à côté. Avait pas apprécié que je mette son père dans le plan, le tirant de force jusqu'à l'hôpital. Même pas reconnaissant de ne devoir attendre qu'une petite dizaine de minutes avant que les machines ne soient enfin libérées.

« La mort n'est jamais calme et douce. Ni paisible. Elle est violente, brutale, sale et puante. Ça ne devrait pas vous surprendre, l'un ou l'autre. »

Qu'elle brise d'elle-même le silence – pour peu qu'on puisse appeler silence le concert de reniflements et de gargouillis immonde imposé en stéréo – était déjà suffisamment rare. Qu'elle le fasse pour raconter de telles imbécillités ne rendait pas le tout moins triste.

« Tch. Vous pensez peut-être que nous avions oublié à quel point vous vous délectez de ça ? Avec vous, la vie aussi est brutale et vous vous en délectez. Si vous n'avez rien de mieux à dire pour faire croire que vous disposez d'une cervelle capable d'analyse et d'esprit de synthèse, j'apprécierais autant que vous décidiez de faire une sieste. De préférence le museau dans le seau à serpillière.

— Ou dans le broyeur à ordures. Mais après avoir lu correctement les résultats d'analyses et fait fonctionner l'IRM. »

Elle glissa mollement ses pupilles sur moi.

« Vous, allez vous faire sucer par un hydrocynus goliath et lâchez-moi les miches. » Grimace. Qu'elle utilise une image pareille, alors qu'elle-même tenait plus de la poiscaille que du mammifère intelligent... « C'est de votre faute si je me retrouve là, au milieu des veaux qui se prétendent médecins et sont incapables de différencier une gueule de bois d'une tumeur à l'estomac. Les petits soucis de santé de votre copain, je me les taille en biseau, et lui aussi. Nous traîner ici n'a pour unique objectif que de détourner l'attention de votre incapacité à prévoir les comportements d'un criminel dont vous ne savez même pas avec certitude qu'il est Kira, alors que vous êtes censé le connaître depuis longtemps de ce que j'ai compris. Vous auriez dû embaucher un profiler ou un putain de psychologue pour vous seconder, pas moi. J'ai d'autres choses à faire que de jouer les nounous pour les handicapés et couper du carpaccio à longueur de journée. Même avec la baisse des prix de mes marchandises, je gagnerais bien plus à garder un troupeau de chèvres anémiées qu'à vous aider. »

Elle avait peut-être piqué de la MDMA quelque part dans l'hôpital. Ça expliquerait beaucoup de ses réactions anormalement vives. De manière générale, elle était beaucoup trop vivante, pour le bien commun. Raito, les yeux toujours dans le vague de la porte, lui répondit à ma place.

« Miss Sedih. Je sais que c'est un hôpital universitaire. Ce n'est pas une raison pour emprunter leurs pilules d'ecstasy aux étudiants. Ils en ont besoin pour garder leur empathie envers des personnes telles que vous sans sauter par les fenêtres. »

Prolongeai son sourire sardonique du mien. Même s'il m'en voudrait sûrement un peu de lui avoir forcé la main, il y était habitué et finirait par reconnaître que j'avais eu raison. Et à défaut, je continuerais quoi qu'il en soit à apprécier son humour parfait.

Une pauvre secrétaire s'approcha en levant une main par intermittence, n'osant pas franchement déranger une conversation en langue étrangère qui devait lui paraître d'une importance supérieure au temps de cuisson des pâtes qu'elle avait mangées le midi.

« Hum... je... le patient précédent a fini, alors si... euh... » Soutenir l'attention sur elle était visiblement trop lourd pour ses pattes de flamant rose. « Je... vous pouvez y aller. Si vous voulez. L'ascenseur est au bout du couloir. »

Le temps de fonctionnement de ces machines était dramatiquement lent. Trop lent. Chaque étape demandait une vérification réalisée avec l'enthousiasme et la vivacité d'un bigorneau. De l'autre côté de la vitre, Raito, lui, pouvait bien faire une sieste dans son IRM, ça ne changerait plus grand-chose. Il n'avait pas l'insigne honneur de subir les baragouinements de la légiste bien trop occupée à regretter ses chers cadavres revendus en pièces détachées. Si elle n'avait pas aimé le bistouri, elle aurait géré à merveille une casse automobile. Presque la même chose.

Soupirai, alors que le bruit mécanique se mettait enfin en route. Savais pas trop ce que j'espérais de ces analyses. Les causes de ces amnésies pouvaient être mortelles, mais si elles ne l'étaient pas... peut-être alors qu'une maladie serait préférable. Pourtant, les conséquences, elles, grignotaient la sérénité durement acquise, défendue jour à jour alors que tout s'acharnait dessus.

Serait-il capable d'oublier des pans entiers de sa vie ? La sortie dans la neige ? Notre période enchaînés ? Serait-il capable de m'oublier, moi ? Je voulais croire que non.

Sur l'écran principal s'affichaient les strates de cerveau, l'une après l'autre. Pour l'instant, il n'y avait rien d'inquiétant, rien de malade.

Ce serait juste trop difficile pour moi d'un jour être inconnu dans ces yeux, de ne pas rencontrer la moindre reconnaissance. Les shots de lulibérine et de dopamine pourraient juste disparaître du jour au lendemain, après une nuit de sommeil ou un choc crânien ? Est-ce que sa tendance nouvelle à m'éviter, alors qu'il savait que je n'étais pas responsable de ce que lui avait fait Beyond, était une des prémices de ce changement ? Me trouvait-il particulièrement insupportable parce qu'il ne se rappelait pas qu'il était censé apprécier ma compagnie ? Le goût du sang dégoulina sur ma langue, d'un pouce un peu plus rongé que d'habitude.

« Je croyais que vous ne vouliez pas enlever votre masque à l'hôpital pour ne pas mourir ?

— Il n'y a pas de malade, ici. Est-ce que vous voyez quelque chose ?

— Je vois un abruti qui réagit normalement aux images que je lui montre, dans son donut géant. Et un autre abruti qui s'inquiète beaucoup trop de quelque chose d'absolument explicable et bénin.

— Oh, j'attends vos douces lumières. Je parlais des résultats.

— Les résultats, vous les attendrez, comme tout le monde. Si j'avais une petite copine aussi collante que la blonblonde, et qu'elle passait à deux doigts de se faire répandre la cervelle sur le podium, j'aurais aussi un stress post-traumatique. »

D'accord. Elle était donc définitivement conne. Devrais songer à la remplacer. Un étudiant shooté à la caféine pourrait faire l'affaire. Avec un peu d'investissement, arriver à dresser Mogi pour réaliser ses tâches devenait envisageable aussi. Pas comme si jouer du scalpel demandait tant de compétences que ça.

« Il m'a suivi dans la forêt d'Aokigahara.

— Charmant rendez-vous. Je vous imagine bien, en goguette, étendre une nappe de pique-nique entre deux pendus avant de vous rouler dessus en bavant.

— Avec toute l'équipe du moment, nous...

— Vos pratiques de coït en groupe ne me concernent pas, vous savez. Si c'est une invitation, je peux vous conseiller des consœurs ou des confrères ravis de pimenter leurs soirées.

— Et votre fascination pour la vie sexuelle des autres est un mystère.

— Encore un. Vous vous sentez de... taille à le résoudre, celui-là ? »

Son regard appuyé vers mon entrejambe soulignait un peu plus la vulgarité sans bornes qu'elle imposait à son entourage avec tout le bonheur et le flegme du monde.

« Nous y avons découvert un charnier, sous terre. Il n'a pas eu d'amnésie pour autant, alors que l'odeur était digne d'une cuisine sans ventilation dans laquelle on aurait fait cuire l'intégralité de la production de chou-fleur de l'Inde et du Mexique.

— Formidable pour lui.

— Beyond m'a offert une hécatombe.

— En cadeau de mariage ? Je ne le pensais pas aussi romantique.

— Raito n'a pas eu d'amnésie après ça.

— Mais ces gens étaient déjà calanchés. Voir une personne aimée en danger, blabla, ça peut foutre un sacré bordel dans les hormones. Son cerveau est déjà un beau merdier comme ça si vous voulez mon avis, alors tirer le rideau là-dessus est un mécanisme de défense crédible.

— Ce n'est pas lui. Jamais il ne serait traumatisé par ça. »

Elle fit l'effort de crisper ses lèvres. Un quart de seconde. L'investissement musculaire bien trop demandeur pour sa carcasse.

« Vous le surestimez. Parfois, il suffit d'un déclencheur pour réveiller tous les éléments traumatiques et quand tout rejaillit, ça devient ingérable même si le déclencheur en lui-même ne paraît pas si terrible.

— C'est vous qui le sous-estimez. Infiniment. »

Pendant le trajet retour, les clichés tombaient un à un au sol de la voiture, à mesure qu'ils étaient jugés normaux par Mayat. Pour une fois, elle était motivée pour faire correctement son travail – la menace parfaitement sincère de finir en brochettes au curry au premier barbecue y était peut-être pour quelque chose. Peu importait, de toute façon.

De son côté de la voiture, Raito observait le paysage défiler, l'air ailleurs. Trop souvent le cas.

J'attrapai sa main, doigts enroulés ensemble. La douce chaleur du contact remontait dans mon bras, satisfaisante. Il finit par retourner sa main, caressant ma paume de son pouce. Ne m'en voulait peut-être pas autant qu'il l'aurait pu, ou que je l'avais prévu. Ça m'allait. Divinement.


Profiter du trajet pas si long à juste parcourir du bout des doigts une autre main, un poignet fin, en voyant s'envoler la crainte d'une tumeur au cerveau dont plusieurs symptômes étaient pourtant évocateurs, ce n'était pas la pire manière de terminer la journée. Si en plus Watari pouvait arrêter de nous fusiller mentalement pour se concentrer sur sa conduite, j'aurais eu presque toutes les raisons d'être content.

Prétendre ranger ma chambre n'était certes pas une excuse crédible, elle avait au moins le mérite de forcer tous les autres à me foutre la paix. Même s'ils avaient voulu rompre ma tranquillité, la montagne de déchets et de vêtements sales entassée devant la porte les empêcherait de rentrer. Et me fournissait un alibi sur ma motivation à tout ranger. Paraissait que passer par une phase d'accumulation du problème à un endroit était efficace. Roger ne m'avait jamais expliqué par contre comment procéder pour l'étape suivante. Ou je l'avais oublié. Comme la majeure partie des choses que le vieil organisateur avait prévu de m'inculquer pour faire de moi quelqu'un d'autonome. Se serait bien entendu avec Yagami, tiens. Lui aussi pensait que l'ingestion de végétaux rendait les gens adultes, alors que piocher dans la boîte de pâtes de fruits convenait tout aussi bien à me nourrir. Celles aux prunes étaient absolument magnifiques, et tant pis pour la couche de sucre mi-fondue qui s'épaississait sur mon clavier. Le recouvrir complètement me donnerait une bonne raison d'arrêter de regarder les vidéos.

Les unes après les autres, je repassais les données de l'enfermement de Raito, alternant entre les pâtes de fruits pour me donner un peu d'énergie et le goût du sang de mes doigts – lesquels, ça n'avait plus d'importance – pour évacuer un peu l'atroce culpabilité qui me vrillait les entrailles.

C'était plus ou moins une trahison, de regarder ça, de chercher ce qui avait déclenché la première... vague d'amnésies. Hors de question que qui que ce soit se rende compte de ce que je faisais. J'étais plaqué contre mon lit, protégé de tours d'assiettes et de livres bloquant les angles des caméras. Jamais Watari ne devait se douter que, finalement, je n'étais pas aussi sourd qu'il le pensait.

Les écouteurs déversaient encore et encore les mêmes phrases, les mêmes minutes d'enregistrements.

« J'ai peut-être fait une sorte d'erreur en te demandant de prouver mon innocence en m'enfermant. Cette fierté mal placée, je l'abandonne. » C'était là que le basculement s'était produit. À ce moment précis qu'il avait cligné des yeux, semblé perdu. Avait regardé à gauche, à droite, vérifiant où il était. Et c'était là qu'il avait comme... arrêté de comprendre les significations des jeux de Kira avec moi. Les juges que Kira avait tué, Raito n'avait pas su de quoi il s'agissait. Ou... il n'avait plus su ?

Ses piques étaient toujours là, mais il n'y avait plus eu la même hargne. Ce n'était pas le plaisir de jouer, la frustration ou l'indignation de se savoir soupçonné.

En fait, à regarder les enregistrements antérieurs à l'enfermement, j'avais seulement le constat objectif que nous n'étions pas comme maintenant. Évidemment, nous n'avions pas encore... opéré de rapprochement, mais à ce moment, ça n'était même pas une possibilité envisageable. Il avait Misa, et ne semblait pas vouloir s'en débarrasser plus que ça. Déjà beau, il n'était pourtant pas... mon Raito. Peut-être plus froid ?

L'entièreté de l'enfermement repassé encore une fois, comparé cette fois-ci à celui de sa pimbêche d'ex-petite copine. Supportais encore mal l'idée qu'il ait pu lui faire... avalai une pleine poignée de pâtes de fruits pour faire passer l'idée, larmes aux yeux en manquant de m'étouffer sur la poudre sucrée qui se collait à ma gorge. Toujours moins désagréable que d'imaginer ce qu'ils avaient pu faire de leur temps ensemble, avant d'être constamment surveillés. Était-ce aux caméras que je devais de ne pas les avoir entendus baiser la nuit ? Les regarder échanger de rares baisers déjà assez vomitif comme ça, merci bien.

Elle, c'était lors d'un réveil qu'elle s'était soudain découvert une personnalité nouvelle. Mais la transition avait été nettement plus brutale. Est-ce que je n'avais pas mangé de la confiture de goyave, alors qu'elle inventait soudain cette histoire de stalker et se mettait à pépier connerie sur connerie ? Soupir. La confiture de goyave importée directement, ça faisait longtemps que Watari ne m'en fournissait plus. Merci encore les gouvernements de ces pays de planqués infoutus de payer mes factures. Comme si cet argent était mieux dépensé en employant douze imbéciles de services secrets. Souriais, en pensant que si les meilleurs agents du gouvernement finissaient tous comme Kaname, c'était bien que leurs stratégies financières pour la Justice pourrissaient déjà sur pied. Pauvres brebis galeuses égarées.

Mais Misa, elle, n'avait pas prononcé de paroles claires. Ce n'était sûrement pas là-dedans qu'elle avait trouvé sa... porte de sortie mentale.

Fermai l'écran, laissai glisser l'ordinateur contre mes cuisses et posai le front dessus. Soupirai. Je ne pouvais pas me résoudre à faire ça. Revenir sur l'équation Raito Kira. Elle était trop inquiétante, et je n'en avais simplement plus le droit alors que je ne pourrais plus le traîner devant le moindre tribunal. Mais tout lâcher revenait à abandonner Misa, et elle... il y avait d'autres preuves contre elle. Pas toutes parlantes pour le commun des mortels, mais mises bout à bout, même Akemi avait été capable de dire que Misa était beaucoup trop liée au deuxième Kira pour être innocente.

Rouvris mon ordinateur, tapai le mot de passe. Les vidéos étaient toujours là, et leur contenu n'avait pas changé. Les empreintes digitales sur les enveloppes des cassettes envoyées à Sakura TV. Leur rencontre à Aoyama, le 22, alors que l'étudiant ne s'en souvenait pas et n'était jamais sorti du regard de mes caméras. Alors même que la mannequin n'était visible nulle part ? Elle pouvait se tromper de date, son cerveau noyé de peroxyde n'en était plus à ça près dans les incohérences. Mais ce serait trop pratique.

Avait-elle craqué une allumette, elle aussi ? Son amnésie était-elle représentée par la colonne de victimes féminines ? Enfin, presque féminines ? Ça ne collait pas. Si la colonne représentait Misa, que venait faire Hideo Saigo, dedans ?

Et si chaque allumette représentait une amnésie, comment Beyond était-il au courant ? Et comment prétendait-il être capable de les craquer ? Jamais le Kira originel n'avait sous-entendu être capable de faire ça. Ses jeux avec les condamnés avaient servi à tester ses pouvoirs de meurtre, j'en étais certain. Une épidémie d'amnésie aurait forcément été remarquée... ou ne l'aurait pas été ? Dans le doute, je lançais une recherche automatisée, besoin de savoir le nombre de rapports psychiatriques survenus dans les prisons et accessibles à la police. Kira s'était servi des ressources policières pour faire ses expériences, il n'aurait pas pu connaître les résultats si la police ne les avait pas.

Idée rongeante que Raito aurait pu savoir absolument tout ce qu'il voulait en le piratant. L'étouffait avant qu'elle n'attaque d'autres certitudes.

Les autres allumettes de Raito avaient-elles craqué uniquement chez Beyond, ou la première avait-elle flambé dans sa cellule ? Les horloges avaient peut-être la réponse. Pour Misa... et pour Raito. Beyond les considérait depuis toujours comme Kira et son copycat.

Laissai ça de côté pour le moment. Ça n'apporterait rien, ne m'indiquerait jamais les jours, et les heures pouvaient être... d'heureuses coïncidences. Ou rapportées par Matsuda, mais ça ne constituait pas des preuves. Au mieux, c'était une preuve de la pensée de Beyond, et s'il n'avait pas pris ma place de détective, il y avait bien une raison. Il pouvait avoir tort sur les coupables. Bien plus que moi. Et je ne voulais pas l'écouter.

Watari, Roger, toute la clique aurait fondu en larmes en constatant que j'ignorais sciemment des indices. Et je n'en culpabilisais pas autant que de regarder ces vidéos.

Revins au cas du seul homme de la colonne des victimes femmes. Hideo Saigo, donc, selon son beau badge d'employé, bien utile dans une petite structure. J'aurais dû accrocher un badge « Ryuzaki » à mon propre pull, histoire d'être certain d'être appelé comme il fallait par la brochette d'aubergines et courgettes qui se faisait passer pour des policiers de mon équipe à l'époque du QG mobile d'hôtel en hôtel.

Hideo Saigo disposait d'une carte d'identité, de papiers en règle... et d'aucune trace dans aucune école du pays. Il était apparu comme par magie il y a deux ans, en provenance d'Europe. Curieux. Tout dans ses papiers le disait originaire du Japon.

Partis à la recherche des personnes expatriées et jamais revenues au pays. S'il était revenu sous un faux nom, alors un ressortissant ne devait plus être trouvable. Les nombreuses pistes prendraient des jours à être démêlées. C'était incroyable comme le gouvernement pouvait ne jamais me laisser tranquille et s'en cogner que des centaines de personnes sortent de ses radars. Mieux valait encore tenter ma chance en remontant le courant d'une autre rivière, et m'intéresser aux relations de la victime plutôt qu'à son apparition étrange. Ce serait plus simple de comprendre pourquoi Beyond avait aussi mal classé les personnes des colonnes qu'une langoustine tentant de compléter un jeu d'emboîtement pour crétin humain en bas âge.

Après une petite heure de recherches, je tombais sur ce que je voulais – les parents de Hideo, avec qui il n'avait de contact qu'à de rares occasions. Et selon l'état civil, ils n'avaient effectivement pas besoin de lui parler beaucoup. Ils n'avaient jamais eu d'enfant de son nom. Ils étaient les heureux géniteurs d'une petite fille. Une fille qui n'était plus connue nulle part depuis deux ans, après avoir pris l'avion pour raison médicale en direction de l'autre côté de la planète.

Hideo Saigo avait remplacé Warui Jōdan après une métaidoïoplastie réalisée à l'étranger pour éviter les obligations légales japonaises en matière de stérilisation. Et Beyond l'avait donc placé, dans toute sa logique personnelle, avec les femmes. Il n'y avait jamais d'erreur dans ses mises en scène, seulement des jeux aussi macabres qu'idiots et tordus.


Le coup de coude s'amortit dans mon épaule, me tirant douloureusement du semi-sommeil finalement atteint. Une respiration trop rapide, pas calmée par ma main posée sur un bras. La lumière rasante dévoila un Raito au front trempé, traits plissés.

Malgré son air renfrogné, il n'avait rien dit quand j'étais venu me coucher avec lui, pas protesté quand j'avais éteint la lumière en premier. Un instant d'incertitude avait plané, vite absorbé sur un lent clignement d'yeux et un sourire fugace.

Les mouvements chaotiques se poursuivaient, comme s'il essayait de se battre, ou d'échapper à quelque chose. Les yeux roulaient rapidement sous les paupières.

Résigné, je le secouai un peu, le laisser cauchemarder n'apporterait rien de bon. Mais je dus m'y reprendre à plusieurs reprises pour réussir à le tirer de ses démons.

Sourcils froncés, il semblait plus frustré par son réveil que perdu ou effrayé.

« Tu rêvais de quoi ? »

Il se redressa, les paumes enfoncées sur les yeux, vaine tentative de mieux se réveiller ou de rappeler à lui ses souvenirs.

« Je... ne suis pas sûr. J'ai vu des yeux jaunes, mais... »

Le laissai se remettre, mais les bribes de cauchemar semblaient s'évaporer. Tant pis, ce n'était peut-être dû qu'aux événements récents. Même si y croire devenait de plus en plus difficile. Tentai quand même : « Beyond n'a pas les yeux jaunes. »

Il le savait forcément, même s'il devait aussi se douter que Beyond utilisait souvent des lentilles. Pour mieux me ressembler, comme un pantin mal maquillé. Malgré tous ses efforts, il n'avait jamais été plus qu'un miroir déformant.

« Le corps était... décharné. Il faut que je note ce dont je me souviens. »

Me retournai, attrapant feuilles et stylo sur ma table de nuit. Il les récupéra et écrivit rapidement quelques mots épars, sans ordre. Lumière violette, yeux jaunes, coutures, requin, corps décharné. Ça n'avait pas beaucoup plus de sens qu'un rêve enfantin de croque-mitaine, mais il le faisait avec beaucoup de sérieux, décidé à ne pas laisser s'enfuir de détails.

« Tu sais où tu l'as vu ? Lu ? »

Pour un peu, il en aurait rongé le stylo, lui qui détestait ces manies. Faisait longtemps qu'il ne m'avait pas tapé sur les doigts, d'ailleurs. Leur état là pour le prouver.

Son air sérieux ne le quittait plus. Assis en tailleur, son bras blessé contre lui, feuille posée sur une cuisse, il se perdait dans ses pensées, à peine éclairé par le flash d'un portable laissé de côté. La lumière trop bleue ne lui allait pas... mais ne le rendait pas moins beau. Il l'était rarement autant que concentré, déterminé à trouver la solution trop proche d'une énigme récalcitrante. Il était presque pareil quand la fin d'une partie d'échecs se profilait.

Savait pas à quel point ça le rendait désirable.

Sans un bruit, je posais ma main contre son genou tout chaud de la chaleur résiduelle de la couette. Le léger frisson qui avait le point de contact comme épicentre se propagea le long de la jambe, alla contracter la cuisse puis la hanche. Le suivis du doigt, jusqu'à m'arrêter à la limite de la ceinture du pantalon, jouant avec en évitant de vérifier s'il était énervé de me voir le déconcentrer ou s'il appréciait ce que je lui faisais.

Je soupirai en passant la pulpe de mes doigts contre la courbe de la taille. Trop longtemps que nous n'avions pas fait ça.

Un froissement de papier me figea un peu. Il pouvait ne pas vouloir que je le tripote, là, maintenant qu'il avait regagné presque une certaine autonomie de mouvements. Même s'il savait la vérité, il pouvait quand même m'en vouloir de ne pas avoir réussi plus tôt. Pouvait avoir deviné à quoi j'avais occupé honteusement mon après-midi, seul dans ma chambre. Pas plus rangée que la veille, d'ailleurs. Je m'en serais voulu.

Mais Raito se contenta de poser feuille et stylo de son côté, puis de se rallonger, retenant aussi ma main alors que j'allais l'enlever. Minuscule étincelle d'envie un peu meurtrie devenue rapidement braises, finissant par incendier le cortex. Je pouvais revenir, il m'en donnait le droit. L'abandon invitation avec lequel il me laissait effleurer l'épiderme de sa taille valait tout. Et me perdre dans ses intonations, ses mimiques, était tout. Tant pis pour le reste. Le reste n'avait plus d'importance depuis longtemps.

Nos lèvres doucement apposées, sur un frisson dévalant les vertèbres. La texture identique à mon souvenir, aussi suave, aussi addictive. Taquineries à peine appuyées, c'était juste trop bon de pouvoir recommencer.

Essayai de me détacher un peu, un bras me ramena, des doigts emmêlés dans mes cheveux, tiraillant. Soupir saccadé, n'osant pas demander, mais imposant quand même. Les yeux, eux, malgré l'obscurité, dévoraient tout. Et il n'y avait plus rien d'autre que lui.

L'excitation rampante prenait ce qui lui revenait, redécouvrait tout, partait jouer le long d'une tempe, d'une joue, pour finir par mordiller une clavicule.

Une main remonta le long de mon dos, répandant une onde de délicieux frissons. M'arrachai un peu au contact, le temps de passer la tête par le col et de me débarrasser du superflu. L'aidai ensuite à faire de même – pas le temps d'attendre qu'il ait ses deux bras disponibles pour se faciliter la manœuvre, et tant pis pour lui s'il n'aimait clairement pas être assisté.

Offert, revendicateur, adossé à son oreiller les yeux mi-clos, me souvenais pas l'avoir souvent déjà vu aussi tentateur. La respiration profonde à la lenteur forcée faisait luire sa peau bleuie de lumière, absolument adorable. Il passa une jambe contre mon flanc, claire invitation à me rapprocher au lieu de l'admirer. J'aurais pu profiter longtemps, pourtant.

Le contact était électrisant, neuf et familier. Ma gorge mordillée, prise en otage, me forçait un peu à rester le nez enfoui dans l'odeur des cheveux frais, entêtante. Quelques baisers déposés sur la nuque, il me forçait à m'allonger, pour s'installer en surplomb. Mes mains presque inutiles, dans cette position, et ce n'était pas tenable. Surtout qu'il n'en faisait rien, se contentant de me regarder, parcourir la ligne de la colonne vertébrale du dos de la main, pour remonter ensuite.

« Si tu ne sais pas quoi faire, j'ai quelques idées.

— Je n'en doute pas. Ne bouge pas. »

Pensais qu'il allait se décider à plus, mais il se recula, se remit adossé à son oreiller, presque assis, puis se débarrassa de son pantalon à coups de pied, plus simple qu'avec un bras. Ses yeux toujours braqués sur moi, je me forçais à ne pas bouger, ne pas regarder. Tension délectable de l'attente.

« Sois sage, reste comme tu es. »

Allongé à plat ventre, je ne pouvais que subir la pression de mon ventre contre le lit, et attendre qu'il daigne enfin s'occuper un peu de moi. Mais il préféra laisser sa main descendre sur son propre torse, avant de continuer et de se poser plus bas. Commença un mouvement hypnotique, prenant soin de vérifier que je ne ratais rien du spectacle.

Ce salaud adorait ça. Je ramenai mes mains pour moi, y posai mon menton. Observer les réactions à son visage était au moins aussi excitant que si sa main se trouvait sur moi, de toute façon. Le rougissement adorable accentuait les joues, rendant la bouche entrouverte bien plus captivante que nécessaire. Une crispation sporadique des orteils accompagnait chaque pression plus intense, chaque glissement d'ongle impromptu... ou parfaitement calculé. Une légère pellicule de sueur commença à scintiller sur le ventre encore marqué et trop maigre. Envie de l'embrasser.

Encore quelques va-et-vient et je laissai tomber l'ordre qu'il m'avait donné, m'étirant jusqu'à poser mes lèvres sur sa seule main active, qui se figea. Parcourus les phalanges d'un sourire, par pur jeu. N'irais pas déraper exprès. Après tout, il voulait que je sois sage. Je remontai finalement l'abdomen, laissant ma langue retracer le chemin avant d'y souffler.

« Tu es désobéissant. »

Volai un baiser, bien plus important que d'écouter de fausses remontrances. Même si être bavard lui allait bien.

Remplaçai ma main par la sienne, simple contact sans plus d'abord, puis je jouai ensuite avec sa respiration, sachant bien, ou retrouvant vite comment la faire accélérer ou dérailler. Il entreprit, lui, de virer la dernière pièce de tissu surnuméraire, sans aide particulière de ma part. C'était trop bon de le sentir s'acharner là.

« Et toi, maladroit. »

Je glapis quand il me pinça, me vengeai en repliant mes doigts, griffant légèrement la peau trop sensible. « Terriblement maladroit, même, je dirais. »

Finalement, il décida d'oublier l'idée de réussir, préféra subir la pression du tissu et s'en alla me faire perdre la tête. Pas comme si elle était très fonctionnelle à la base.

Arrêtai de parler, plus tellement en état de réfléchir à ce que je disais, alors que je me remémorais ce qu'il m'avait dit de son rêve. Rien que l'idée... je repris ses lèvres, avide. Son bras engoncé dans ses protections percuta un peu fort ma tempe, mais ses doigts se perdant dans mes cheveux oblitéraient le reste. Si c'était un bon exercice de rééducation, je pouvais bien me sacrifier. Mais sans trop forcer, parce qu'une fois les endorphines évanouies, la douleur de trop de mouvements reprendrait le dessus et... et... mordis sa lèvre inférieure.

Tant pis.

L'ocytocine était trop addictive pour réfléchir. Accélération. Application. Rien ne pouvait le remplacer, et rien ne vaudrait jamais de savoir qu'il voulait être avec moi, ici.

Les vagues chimiques refluaient, un peu, ramenant la sensation de froid. Tirai la couette sur nous, à peine conscient des protestations hygiéniques de Raito qui finit par attraper ce qu'il voulait en m'écrasant à moitié. Il éteignit la lumière puis se laissa attraper. M'endormir le nez dans son cou m'avait manqué au-delà des mots.

« Tu sais que tu parles beaucoup ? »

Grognai. Qu'est-ce qu'il racontait ?

« En japonais... et en anglais. Surtout en anglais, à la fin. »

Pourquoi lui était-il capable de savoir ça, alors que je ne m'en souvenais pas ? Juste foutu de détecter le moment du basculement dans la pression de ses muscles, l'étrécissement de ses pupilles, mais savais pas s'il me parlait. Est-ce que lui ne ressentait pas... autant ?

« J'aime. »

… J'arrêtai de réfléchir.


Le hurlement de banshee transperça les murs, entraînant un raz-de-marrée de café sur la table de petit déjeuner. Soufflant du nez et ne laissant que ça fissurer son flegme, Watari sortit un torchon blanc de nulle part pour éponger les dégâts, décalant du même mouvement mon assiette. Puis il se resservit une tasse et se rassit élégamment, attendant l'arrivée de la Valkyrie avec une résignation admirable.

« Je présume que miss Amane a eu une nouvelle surprise agréable. A-t-elle eu l'insigne plaisir de tomber par hasard sur les enregistrements des caméras de la chambre de Yagami-kun de cette nuit ? Si c'est le cas, je partage son désappointement à défaut de sa prononciation. »

Me forçai à bâiller ostensiblement. S'il n'avait pas été le seul réveillé à cette heure, j'aurais pu éviter la table et manger dans mon coin, mais pour une nouvelle fois il s'était mis en tête de m'inculquer une parodie de bonnes manières et de me faire déjeuner devant une vraie table. Savais pas trop si c'était une habitude, un plaisir sadique ou un signe de dégénérescence précoce.

« Non. Elle doit plutôt avoir lu la réaction du troupeau de chèvres qui lui sert de fanbase.

— Réaction à quel propos ? »

Pouvais pas m'empêcher de sourire en vérifiant lesdites réactions sur les quelques réseaux et forums qu'elle fréquentait. Tout ce déballage de traîtrise, de jugement et de dégoût assaisonnait merveilleusement les scones et le thé bergamote.

Allais répondre quand une cavalcade dégringola l'escalier, pleine de jurons trop aigus. Un coup de coude envoya la porte voler contre le mur, et le nuage de rage entourant la tignasse blond terne encore parcourue de quelques bigoudis colorés n'était presque pas métaphorique.

« C'est toi ! »

Glorieux constat. Ceci dit, les yeux injectés de sang et presque la bave aux lèvres, c'était déjà bien qu'elle arrive à réfléchir suffisamment pour dire ça. Levai la main droite, bien à plat.

« Coupable. »

Puis attrapai ma tasse pour tenter de siroter sagement mon thé. Mais d'un coup rapide, Misa envoya la tasse voler, me brûlant un peu au passage avec l'eau trop chaude, sous un sourcil dramatiquement froncé de Watari.

« Espèce de sombre connard, je vais porter plainte pour meurtre de ma vie sociale. Comment, comment as-tu seulement osé ! »

Oh, c'était encore plus délicieux que le gâteau qui avait fini à la poubelle. La voir se liquéfier, japper dès qu'une alerte de commentaire apparaissait sur mon téléphone obligeamment posé à sa vue valait bien la dégustation d'une des merveilles sucrées préparées par Raito.

Du coup de l'œil, je notai que Watari remballait les couteaux disposés sur la table et s'apprêtait à intervenir en cas de besoin, notamment d'attentat à mon intégrité physique. Savait mieux que personne à quel point j'étais déjà peu autonome dans la vie quotidienne en ayant tous mes membres fonctionnels, il devait se douter qu'avec un bras emplâtré ou des côtes fêlées, je deviendrais encore plus insupportable.

« Miss, pourriez-vous être plus claire sur les causes de votre énervement matinal ? D'habitude vous n'êtes pas levée, à cette heure. »

Oh, ça ne m'aurait pas étonné qu'elle soit réveillée. Vu le temps accordé chaque jour à l'enduit recouvrant son visage, elle ne pouvait pas se réveiller une demi-heure avant de partir. La voix chevrotante, elle porta un regard embué sur Watari, avant de réaliser que l'opération mi-séduction mi-apitoiement n'aurait aucun effet, puis elle abandonna le masque pour revenir à l'illustration médicale de la rage chez le chien, bave écumante et irascibilité visibles.

« C'est forcément toi. Tu t'es introduit dans ma chambre.

— Yep.

— Sans mon consentement.

— Hmm hmm.

— Et tu m'as prise en photo !

— Tu aurais préféré autrement ? »

Raito et Mogi choisirent avec soin leur moment pour entrer, les yeux mi-clos et la chemise de travers de l'un assortis à l'air débraillé de l'autre.

« Tu es immonde ! Un parasite ! S'introduire dans la chambre d'une fille pendant la nuit, tu devrais avoir honte !

— Autant que toi quand tu as jeté mon dessert. »

Elle inspira, gonfla ses poumons, à défaut d'avoir une poitrine à gonfler. La voix suraiguë aurait suffi à réveiller un mort.

« Tu as posté des photos de moi sans maquillage et endormie en ligne ! Mon visage est partout sur internet et tout le monde m'a vue peau nue ! »

Bien inspiré, un demi-cadavre portant très bien son nom passa la tête par la porte. Mayat Sedih, dans toute la splendeur de son bonnet de nuit moucheté d'étoiles phosphorescentes et de citrouilles. Elle finissait de décoller une rondelle de concombre de son œil gauche et la laissa tomber sur l'épaule de Mogi. Elle y resta un moment avant d'obéir à la gravité en laissant derrière elle une longue traînée gélatineuse.

« Vous avez besoin d'aide pour trouver le bouton off ? Je peux vous faire don de quelques seringues de témazépam. Ou d'un gros marteau. »

Watari restructura la table, contrarié de devoir rajouter des couverts si tôt, alors que le jour n'était même pas levé et qu'il n'avait pas encore fini son propre petit rituel matinal.

« Je suppose que vous allez tous vous joindre à nous. »

Sous le regard ulcéré de la blondasse, les autres s'assirent, bientôt rejoints par Sôichirô qui n'avait même pas l'air vraiment étonné des menaces d'éviscération et de suicide fortement assisté avant le lever du soleil. Il s'attabla et manqua de faire déborder sa propre tasse de thé. Watari rompit leur trêve d'ignorance absolue pour appuyer sur son coude et empêcher le second désastre, mais leur coopération s'arrêta là alors que Yagami faisait remarquer qu'une fois de plus leur réveil était avancé. « On travaille pourtant déjà d'arrache-pied, Ryuzaki, et ce n'est pas en prenant des moyens détournés pour nous atteler plus tôt à la tâche que nous avancerons plus vite.

— Maaaaaais pourquoi personne ne comprend mon problème ? C'est pas le réveil, le problème ! L'attentat, le vrai, c'est que ce grincheux grognon Grinch a posté ma photo sur internet ! »

Elle se heurta à l'air apathique du commissaire, visiblement peu concerné par les déboires féminins du jour. Pour un peu, il lui demanderait si sa mauvaise humeur était due à son cycle menstruel. Pourrais pas lui donner tort, à trois ou quatre jours près, ce serait la période. Cette truie épilée à la cire chaude avait au moins un système reproductif semblant stable... et c'était en fait plutôt alarmant pour le bien de l'Humanité future. Pris ma voix la plus traînante pour la stopper net dans son envolée lyrique de pacotille pailletée.

« Isha Higa et Tanpo Kangae mériteraient que tu utilises ce mot avec plus de précautions. Elles sont mortes à côté de toi. Et probablement à ta place. À ton avis, pourquoi es-tu encore en vie ? »

La référence aux deux starlettes abattues d'une balle dans la tête eut le mérite de la faire taire. Vingt secondes. Un exploit. On en demandait seulement le quadruple en termes d'attention aux chiens militaires. Pas sûr qu'elle connaisse autant d'ordres.

« Elles m'auraient comprise, elles ! Tu sais combien de temps elles passaient à se préparer ? Je suis sûre que tu sais même pas qu'est-ce que c'est de faire un maquillage fumé avec du fard doré. T'es juste trop inculte et... et... et bête pour comprendre.

— Peut-être qu'elles n'avaient pas besoin d'autant de temps pour être présentables que toi. Pas ma faute si tu es cubiste à ton réveil et s'il te faut trois couches de plâtre avant de ressembler à une version de toi-même des magazines. En l'état, même Photoshop refuserait de coopérer. Me demande d'ailleurs le temps nécessaire en retouches physiques et vocales à chaque fois qu'il te prend l'envie de chanter une nouvelle chanson – d'autres appellent ça péter dans un saxophone et je dois dire que le résultat est surprenamment similaire. »

Elle se leva, et de toute la force de ses petits bras aux muscles de cancéreuse en phase terminale, elle renversa la table et s'enfuit en pleurant. Mogi fronça les sourcils – signe d'agacement prodigieux – et se leva pour commencer à ramasser la vaisselle cassée.

« J'avais faim, moi, en plus. »

Lui proposai pas de se rendre sur le plateau de tournage pour manger les deux poneys de la production pseudo-cinématographique de Misa. Les pauvres régisseurs devraient déjà la gérer, pas besoin de rajouter la disparition de Tartine et Biscotte à la liste de leurs malheurs.


« J'arrive pas à croire que vous l'écoutez encore. »

La morue avait retrouvé sa langue, même si elle gardait encore sa sale trogne cachée sous une capuche beaucoup trop large. Craignait peut-être que je recommence à l'exposer en ligne et à cramer le peu qui ne l'avait pas été. Mais à part m'exploser les rétines en photographiant sous la douche son gros cul donnant l'impression qu'une orange était aussi lisse qu'une olive, je pouvais difficilement empirer les choses.

« En plus, je suis sûre qu'il est complètement siphonné depuis la naissance. J'ai lu une étude, hein. Il a dit qu'il venait d'Angleterre. Et ben l'étude disait qu'au Royaume-Uni 80% des mères boivent pendant la grossesse. C'est bien un truc d'européennes, ça. Malades. Et 17% des enfants ont des symptômes d'une alcoolisation fœtale. Il veut toujours tout faire pour être dans les minorités et là je crois que j'ai trouvé la bonne catégorie. Il n'y a pas d'autre explication. » Elle pointa sur moi son museau de fennec enfariné, un sourire de castor de sortie. Est-ce qu'elle espérait une réaction de ma part ? Était-ce censé... être vexant ?

« Je te suggère de changer ton angle d'approche si tu essaies de me blesser. Ça, c'est aussi inutile que pathétique. »

Elle se recroquevilla sur elle-même, visiblement peinée du peu d'effet de ses petites recherches puantes. Aurait mieux fait de se rendre aimable autrement qu'en tentant de soudoyer les hyènes qui répliquaient ses photos plus vite que le VZV dans une crèche surpeuplée.

Akemi étendit son bras pour attraper le riz et se resservit tout en complimentant les talents du cuisinier – lui-même, donc. Ce type était beaucoup trop fier d'être capable de lire un temps de cuisson inscrit en gros sur un paquet. Les commentaires finirent par déteindre sur Mogi qui admit à mi-voix que le repas était bon. Comme si du cabillaud avait quoi que ce soit de bon.

Les larmes dans la voix, Princesse Flonflon continuait de dérouler son exposé sur les symptômes d'alcoolisation de fœtus qui ne lui avaient rien demandé, baragouinant des imbécillités saupoudrées d'inepties flagrantes. Assis à côté d'elle, Raito semblait mâcher des clous. Soit conséquence du babillage du pangolin perruqué, soit rancœur envers son père qui ne cessait de lui jeter des regards en coin, comme pour s'assurer que les résultats n'avaient pas été faux et son gamin au bord de la crise d'anévrisme.

« Et si on parlait des griffures sur cette gorge ? »

La voix robotique émanait du portable de Mayat, qui semblait aussi morte de l'intérieur qu'habituellement. D'un geste de baguette, elle désigna Raito, puis retapota son téléphone traducteur des Enfers. Qu'elle ne l'ait jamais utilisé avant était, pour le coup, bien symptomatique de son désir immodéré de me faire chier.

« Je peux prendre les paris sur le coupable de ça. Je garde 20% des bénéfices. »

Le crissement d'une fourchette sur la porcelaine fit crisper quelques mâchoires. Mayat, elle, me regardait – ou regardait à travers moi, dur à dire avec son air de perruche sous prozac. Parla dans sa propre langue, puisqu'elle avait atteint son but de diversion.

« La solution de cette enquête sera peut-être de votre niveau, elle. Je ne suis pas là depuis deux mois et j'ai déjà l'impression d'avoir passé ma vie en votre compagnie. Et je dois dire que je serais ravie de regagner mes pénates au plus tôt.

— Si vous ne passiez pas votre temps à vous teindre les cheveux aux mille couleurs de vomi, on n'en serait pas là. Vous n'en seriez pas là. » Sur un raclement de gorge étranger, je repassais au japonais. « Votre simple présence donnerait envie à n'importe qui de regarder un tuto vidéo pour fabriquer sa propre chaise électrique. Akemi, pose ce billet. Ce n'est pas moi qui l'ai griffée.

— T'es bien sûr de ça ? Amane dit que c'est pas elle, et ton chéri a confirmé. Les suspects sont pas légion.

— Plutôt le colonel Moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier. Moi, je n'oublie pas ce genre de choses. Cherche encore. »

Au tour de Raito de se lever. Avait presque pas touché sa putain d'assiette. Merci la délégation des tumeurs parlantes agglutinée autour de la table.

« T'es chiant, Ryuzaki. »

Il sortit, sans plus d'explications. Comme si c'était moi, la cause du merdier. Sûr qu'il devait bien avoir conscience que c'était la faute de Misa et de sa détestable manie de voler mes gâteaux... depuis quand j'étais de nouveau Ryuzaki ?

La mannequin se rengorgeait de bonheur sur sa chaise, faisant jouer son absence de poitrine et surtout le col de plumes noires qui lui donnait des airs de poule échappée de l'abattoir.

« Elle a un problème, Barbie chevelure arc-en-ciel paillettes ? »

Le mafieux semblait aussi peu heureux que moi de constater le bonheur de la volaille de compétition. Maintenant qu'elle abandonnait petit à petit son univers de marshmallow pour revenir à des inclinations plus gothiques, ce n'était pas pour nous balancer à la gueule son bonheur sucralose. Faisait un moment d'ailleurs, qu'elle avait ressorti ses dentelles noires. Dommage qu'elle n'ait aucun suicide collectif prévu à son agenda. Elle se contenta de retrousser son nez et de partir dandiner ses escarpins à clous loin de nous. Pas comme si elle comptait manger quoi que ce soit de plus que sa tranche de pastèque et ses dés de jambon découenné dégraissé.

« Akemi. J'ai peur. » Son regard redirigé sur moi, interrogatif. « Je suis inquiet de constater que tu connais cette version de Barbie. Ça me fait me questionner sur tes loisirs hors criminalité et enquête. » Son sourire tout en dents luisait sous les ampoules économiques.


La chambre d'Akemi était une singularité au sein du QG, aussi bien que l'était le jardin. Elle sentait le vieux cuir et le papier mouillé. Il y avait entassé des dizaines de documents de travail. Pas forcément de celui qui était le sien ici, au QG. Il évoluait là comme un squale dans son aquarium trop petit, attendant une occasion de se divertir.

S'installa sur son lit, en face de moi, préparant à lâcher la bombe de sa déclaration renversante. À moins de déclarer son amour passionnel pour Mogi, il ne risquait pas de me surprendre, pourtant.

« C'est Raito, Kira. »

Voilà. Il était monté en boucle depuis trop longtemps. Temps de songer à envoyer le disque rayé en réparation. Peut-être qu'en le ponçant avec une disqueuse jusqu'à atteindre les tendons, j'arriverais à le débloquer et à passer à la piste suivante.

« J'ai déjà dit non, il me semble.

— Mais tu te trompes, L. Vraiment. Tu ne peux pas juste ignorer les évidences, si ?

— Ce que tu appelles évidences, j'appelle ça indices. Et vers qui ils mènent, ce n'est toujours pas clair. Tu te précipites.

— Si tu veux. Mais tu refuses de les interpréter. Il y a mille raisons de croire que Raito est Kira. »

Qu'il était fatigant, avec ses assertions. Il se leva et se pencha à côté de moi pour attraper un carnet scotché derrière son bureau. Retourna plus loin en claironnant qu'il avait pris des notes irréfutables. Le suivis du regard, dépité. C'était incroyable, une telle confiance en des capacités proches de l'inexistence.

« Akemi, si tu es décidé à me faire perdre du temps, tu pouvais juste saboter l'électricité.

— Tu as un générateur, non ? Ce serait pas efficace longtemps. Et je suis certain que tu aurais été plus rapide à me démasquer que tu l'as été avec Matsuda. Non. Mais je maintiens que j'ai raison pour Raito. Et je suis désolé que ça te fasse mal de l'entendre, mais un jour il en aura l'occasion et il nous tuera tous. Toi y compris, et peu importe si vous vous serez envoyés en l'air la nuit précédente. »

Ce débile obsédé rapportait toujours tout au sexe. Ça en devenait pitoyable. Et insultant. Comme si je n'étais pas capable de discerner une envie de me planter un couteau dans le dos d'une réelle frustration provoquée par une insomnie incompréhensible.

Mon silence interprété comme une invitation à continuer, il ne s'en priva pas, parcourant ses petites pages gribouillées avec soin et surlignées en vert asperge.

« Il y a trop de zones d'ombre. Tu n'as même pas besoin que je te les explique, mais mec, faut que je t'ouvre les yeux.

Mec ? Tu vas bientôt m'appeler frère, si tu continues. Et ça, c'est un indice de grandes zones non irriguées dans ton cerveau.

— Je suis sérieux, mon vieux. Si tu continues, tu vas te faire descendre. Et je suis pas persuadé que la crise cardiaque soit plus enviable qu'une balle dans la nuque. »

Pourquoi avais-je accepté de le suivre jusque là, déjà ?

« Les coupures des communications, des enregistrements, juste au moment où tout part en couille à la convention ? Kira n'aurait pu rêver mieux. Il nous empêche de voir ce qui s'est passé, comment il a fait pour assassiner à distance, contrôler le terroriste. C'est trop pratique pour lui, putain. »

Ce n'était pas... entièrement idiot. Mais si Raito avait été Kira, il n'aurait pas fait ça. Trop dangereux. Trop évident. Trop de risques de laisser une caméra ou un micro hors sabotage.

« Tu es réellement sérieux ? Tu penses vraiment que si c'était le cas, je ne m'en serais pas aperçu ?

— Je crois que même si tu avais des preuves sous le nez, tu ne les verrais pas. Et j'ai raison. J'ai lu son dossier, je te rappelle. »

Hmpf. Comme si je pouvais oublier que ce sale con s'était cru tout permis.

« Watari m'a déjà fait la morale. Il pense que Raito a fait passer un message à Misa. De ne pas marcher sur ses plates-bandes.

— Et tu ne le crois pas parce que ? Il a de l'expérience, il a bien vu toutes les affaires que tu as résolues, il peut utiliser son esprit de synthèse et...

— Les enquêtes que j'ai résolues, merci de le souligner. Si Watari était capable de le faire, il le ferait lui-même. » Le mafieux eut un rictus ironique, visiblement peu convaincu. « Et non, ce n'est pas en m'observant qu'il apprend comment faire. Ou qu'il devient voyant. Il se trompe. Tu te trompes.

— Et toi, tu es trompé. »

Roulai des yeux et croquai dans ma sucette à la cerise. Il faisait bien la paire, avec Mayat. Peut-être que je pourrais le prendre à son propre jeu, et l'envoyer en lune de miel avec la légiste. Au Groenland. Ou en Jordanie.

« L, je suis sérieux. Je veux que tu réfléchisses vraiment à ça. Je veux une enquête interne sur lui, sur ce qui s'est passé. » Il se leva, commençant à fulminer. Pliait et dépliait ses doigts comme s'il tenait une arme. En théorie, il n'en avait pas ramené, mais il aurait pu prendre une des miennes, ou celles de Watari, qui n'étaient pas spécialement mises à l'abri. « Et pas une parodie d'enquête. Je veux que tu cherches.

— Que je cherche ? Et j'aboie quand j'ai trouvé une piste, aussi ? Si tu veux diriger, je te suggère de retourner dans ta famille, et d'acheter une portée d'akita inu. Tu les dresseras, et ils te rapporteront la baballe. Moi, je ferai mon enquête comme ça me chante, ne t'en déplaise. »

Il se fixa puis se rapprocha. Encore. Me laissai glisser assis sur son fauteuil, pour m'éloigner un peu de lui. L'empêcha pas de lui aussi se pencher, les mains sur les accoudoirs.

« C'est un ultimatum. Si tu n'acceptes pas, je m'en vais. Définitivement. »

Seule porte qui grinçait, la sienne. Assez pratique pour annoncer un visiteur. En l'espèce, Raito nous regardait, interdit, son ordinateur reposant sur un bras.

« Si je ne vous interromps pas dans... vos négociations, j'aimerais que vous veniez voir les propositions que j'ai à faire concernant les revendications de Beyond. »


Sur un regard assassin, je dépassai Akemi, qui nous suivit gentiment. Raito voulait s'installer dans le grand salon, où se trouvaient déjà son père et Mogi.

En chemin, dans les escaliers, une Misa habillée de manière particulièrement sobre nous croisa. Enfin, vue de plus près, sa sobriété s'arrêtait à ses chaussures. Les échasses étaient garnies d'ailes de papillon noires aux strass argentés du meilleur goût. Sans compter les talons eux-mêmes hérissés de clous. La personne qui imaginait ces saloperies faisait de toute évidence les mêmes cauchemars que Raito. Misa grimpait les escaliers avec un petit air supérieur. Comment un être vivant pouvait-il être à ce point dénué de points de QI et parvenir à lacer ses chaussures, ça resterait un mystère.

Mais elle ne devait pas si bien maîtriser la coordination des membres. Sa jambe se retrouva en travers des miennes, et me fit perdre l'équilibre par surprise.

Ma main s'agrippa à la rampe par réflexe, et j'eus le temps de la maudire en sentant la matière visqueuse glisser sous ma paume. Du beurre ? La main crochetée d'urgence à mon pull glissa elle aussi et je me vautrais magistralement, sous un rire de dinde regardant ses copines partir pour Thanksgiving en oubliant que Noël arrivait bientôt.

« Oooh non. Tu t'es fait mal ? »

Putain. Elle allait me le payer.

« Non. Mais j'ai une info pour toi, miss. »

Son groin se retroussa, et je me relevai sans tenir compte des bruits des mots prononcés par les autres. C'était tellement bon, parfois, d'avoir préparé des petites vengeances en prévision des ripostes pourries d'une idiote de mannequin imbue de sa petite personne.

« Protip : si tu veux me voler un truc à manger et rester discrète, ne le mets pas sur le profil public de ton site de suivi alimentaire, trésor. »

Un blanc.

« Mais... je n'ai pas... jamais...

— Ce n'est pas ce que dit ton profil, darling. »

La déconfiture glorieuse sur son visage compensait presque la brûlure d'une cheville tordue.


Voilà pour ce chapitre 63, la suite aux alentours du 20 juin.