Chapitre 2 : Il était une fois sept héros

La lumière d'Hylia déposa Link dans une prairie, entouré des autres Héros du Courage. Il n'y avait aucun monstre à l'horizon et la voix désincarnée d'Hylia leur indiqua que leur première cible se trouvait à environ une heure de marche vers l'ouest. Link relâcha son souffle et desserra sa main de la poignée de son épée au moins la Déesse ne les avait pas envoyés directement au milieu d'un camp de monstre.

Il remit son épée au fourreau dans son dos et regarda autour de lui : quelques arbres et buissons se trouvaient derrière eux, bruyant de vie et bruissant d'insectes, d'oiseaux et de petits mammifères. Link eut le souffle coupé par la concentration de magie naturelle autour de lui, tant cet endroit était riche et luxuriant. Ce n'étaient pourtant qu'une prairie et que quelques arbres, mais… la terre elle-même devait être chargée d'énergie pour que la magie dégouline par tous les pores des êtres vivants les entourant.

Il se força à se détendre et à prendre une inspiration. La tête lui tournait presque et sa propre magie réagissait avec exaltation à celle qui se pressait paresseusement autour de lui.

– Tout va bien ?

Link rouvrit les yeux et vit le costaud du groupe devant lui, le regardant avec un air un peu inquiet. L'homme portait à présent une côte de maille sous une tunique d'un vert foncé familier. Il avait réuni ses cheveux en une queue de cheval haute et serrée, qui laissait échapper quelques mèches trop courtes autour de son visage.

– Oui, finit par souffler Link. C'est… la magie de cet endroit.

– Comment ça ? intervint cheveux rose, le seul autre pratiquant de la magie de leur groupe.

– Tu ne sens pas ça ? s'étonna Link. Cette… abondance de magie naturelle ? Tout est si, je ne sais pas, riche ? Luxuriant ? Débordant ?

Tous les autres le regardaient à présent et il commençait à se demander s'il n'était pas tout simplement en train d'halluciner. Ou de devenir fou. Il n'était quand même pas le seul à ressentir ça ?

– Nature en bonne santé, c'est tout ce que je sens, répondit l'autre avec un visage indéchiffrable.

– Je pense qu'on n'est pas très loin de mon époque, fit la jeune femme en désignant une colline les surplombant au-delà des arbres. On dirait la colline de Delas, et la chaîne d'Hébra là-bas.

Elle se tourna vers Link et sembla hésiter avant de se décider à expliquer :

– Le Fléau Ganon a anéanti une grande partie de la vie Hylienne du Royaume. Mais la vie et la nature ont repris leurs droits au-delà de quelques zones infectées qui ont été circonscrit par le pouvoir de Zelda. Pendant un siècle un endroit comme celui-ci n'aura peut-être vu passer que quelques voyageurs. Et encore.

– Et le pouvoir de Ganon n'a pas perverti la magie de la nature ? ne put s'empêcher de demander Link.

– Pas au-delà de la Citadelle d'Hyrule. C'est ce qui s'est passé à ton époque ?

Link songea aux forêts mortes, aux marais poisseux et silencieux, à l'herbe jauni pouvant à peine nourrir le bétail. Puis il songea à son village et aux arbres qui gagnaient en force d'année en année, à l'eau qui était de plus en plus pure et ne rendait plus les enfants malades, aux récoltes qui s'amélioraient, aux oiseaux qui chantaient à nouveau.

La nature avait une résilience féroce et un endroit comme celui-ci le lui prouvait. Il hocha la tête à l'adresse de la jeune femme.

– Des décennies de corruptions de Ganon ont affaibli la terre et la vie sauvage. Ces dernières années ça s'améliore, mais… je ne sais pas, je m'attendais à tomber dans un endroit mort et perverti par ce sang noir, pas dans une nature intouchée en pleine santé…

Des larmes lui montèrent aux yeux et il les retint furieusement. Les autres ne les comprendraient pas.

– Ça risque d'être un problème pour toi ? demanda le capitaine, qui avait toujours son écharpe bleue – il prévoyait vraiment de se battre avec ce truc enroulé autour de son cou ?

– Quoi donc ? fit Link.

– Ta réaction à la magie naturelle des endroits qu'on visite.

– Non. Ça m'a surtout surpris, je ne m'y attendais pas, assura-t-il.

Ce n'était pas tout à fait vrai. Il n'avait pas l'habitude et aucun des autres ne semblait particulièrement surpris par leur environnement. Soit ils étaient complètement aveugles, soit son époque était vraiment en mauvais état comparée aux leurs. Dans tous les cas, la magie de Link tentait d'entrer en résonance et il risquait de se retrouver groggy.

Ou ivre.

Un comble pour quelqu'un qui n'avait pas bu la moindre goutte d'alcool depuis des années.

Mais il pourrait le gérer. Les autres n'auraient pas d'autre choix que de s'habituer à ses bizarreries de toute façon.

Le capitaine sembla accepter sa réponse, même si Link n'était pas certain qu'il soit dupe.

– Mettons-nous en route, fit-il en désignant l'ouest.

La colline se trouvait dans cette direction et ils décidèrent de la contourner par le nord, marchant d'un bon pas les uns derrières les autres. Le costaud échangea quelques mots avec le Capitaine et, dans un bref brouillard d'obscurité, se transforma en loup avant de filer vers l'avant, en reconnaissance. Link sourit : l'aura sombre qu'il avait repéré sur lui la veille était plus marquée sous sa forme de loup. C'était donc lié à sa magie de transformation.

Le capitaine et le jeune homme qui le connaissait ouvraient la marche en discutant, échangeant sur leur vie de ces dernières années. Étonnement, s'il s'était passé plus de cinq ans pour le plus jeune, le capitaine n'avait vu s'écouler que deux années.

Les autres restaient silencieux. Cheveux roses marchait juste devant Link et celui-ci ne manqua pas qu'il boitait un peu, sans se plaindre, peut-être d'une ancienne blessure. Link décida de le garder à l'œil au cas où il pourrait l'aider d'une manière ou d'une autre à mieux supporter leur nouvelle mission. Le plus âgé – qui était aussi le plus grand – fermait la marche, son armure cliquetant légèrement à chacun de ses pas. Il n'avait pas menti : il portait sur le dos une épée presque aussi longue que Link était haut. Une autre épée de dimensions plus conventionnelles ceignait sa hanche et un bouclier venait compléter son équipement. Il tenait un heaume sous son bras et marchait d'un pas tranquille, sans sembler être gêné par le poids de tout son attirail.

La jeune femme ne restait pas dans leur colonne. Elle marchait à leurs côtés, tantôt vers l'avant, tantôt vers l'arrière, soulevant des pierres, attrapant des insectes et observant les nuages. Elle avait un air enfantin qui contrastait étrangement avec sa posture assurée et ses manières de maraudeuse. Link réalisa que, contrairement à eux tous, elle portait les mêmes vêtements que la veille : la même tunique bleue, les guêtres de cuir, l'arc… la seule différence étant qu'elle avait coiffé ses cheveux en chignon plutôt qu'en queue de cheval lâche.

Elle s'écarta de quelques pas pour ramasser une herbe surmontée d'un épis jaune et Link ne put s'empêcher de demander :

– Qu'est-ce que c'est ?

– On l'appelle herbe d'Hyrule à mon époque, fit-elle en venant à sa hauteur. On l'utilise en assaisonnement en cuisine.

Link prit la plante qu'elle lui tendait. Il connaissait des plantes semblables, probablement de la même famille, toutes comestibles. Mais celle-ci était différente sur plusieurs aspects : la forme des feuilles ne lui était pas familière et les épis n'étaient pas organisés comme il s'y serait attendu.

– Ça ressemble à des plantes de chez moi. Mais c'est comme si elles avaient évolué.

– Ou c'est lié à ces histoires de chronologies divergentes, intervint cheveux roses.

Il se retourna et regarda la plante lui aussi, avant de secouer la tête.

– Je ne suis pas botaniste, mais je ne crois pas avoir croisé cette plante à mon époque.

– Elle est très courante à la mienne. On la trouve presque partout. Je cuisine souvent avec.

Ce disant, elle fit un geste vers sa ceinture et la plante disparut dans un éclair de lumière bleue, les faisant sursauter.

– C'était quoi ça ? s'exclama cheveux roses, résumant parfaitement la pensée de Link.

– Oh, pardon, c'est ma tablette, fit-elle en décrochant un étrange objet de sa ceinture.

Link avait vaguement supposé que c'était un livre – c'était ce dont la forme se rapprochait le plus.

– C'est magique ? fit cheveux roses.

– Non, c'est technologique. C'est un appareil. Une machine ? Un engin ? essaya-t-elle devant leurs airs ahuris. C'est… comme vos sacs enchantés en plus complexe.

Elle tapota dessus et tourna l'une des faces vers eux. Des images de fruits, de légumes, d'herbes et de fleurs défilèrent rapidement. Link eut le temps de reconnaître la plante qu'elle leur avait montrée.

– Tu peux stocker de la nourriture dedans ?

– Oui, répondit-elle en souriant. Ainsi que mes armes, des vêtements, de l'équipement… à mon époque elle est synchronisée avec les tours de reconnaissances, ce qui me permet d'afficher la carte. Mais elle ne fonctionne pas. Soit elle s'est déconnectée en changeant d'époque, soit les tours ne sont pas fonctionnelles au moment où nous nous trouvons.

Une partie de son charabia passait au-dessus de la tête de Link. Il vit du coin de l'œil le dernier de leur groupe qui s'était penché par-dessus son épaule pour regarder la tablette lui aussi, et elle la tourna obligeamment vers lui. L'expression de l'homme resta stoïque et inébranlable. Impossible de dire s'il était surpris par cette… technologie ou non.

Ils marchèrent encore un moment en discutant du contenu de la tablette et la jeune femme ramassa encore plusieurs plantes, quelques champignons et des insectes pour les faire disparaître dans la lumière bleutée.

Puis ils retrouvèrent leur éclaireur à quelques distances d'une petite forêt – ou plutôt, un bosquet. Il y avait une vingtaine d'arbres, tous éclatant de vie et de santé. Link sentait le bout de ses doigts fourmiller sous la magie ambiante et il ressentait le besoin de décharger le surplus de magie qu'il était en train d'accumuler. Il n'avait pas l'habitude que ce soit aussi facile de se surcharger et se fit la réflexion que si la majorité des époques qu'ils visitaient étaient comme cela – ce qui ne semblait pas impossible, aucun d'entre eux n'avait semblé aussi surpris que lui de découvrir une nature pleine de vie – il n'aurait pas besoin de trop s'économiser.

C'était une pensée agréable et plutôt réconfortante. Ses doigts passèrent sur le bracelet que Ely avait noué à son poignet le matin même. Un porte-chance, avait-elle dit, pour qu'il ne lui arrive rien et qu'il revienne vite. Mais s'il pouvait puiser dans une magie naturelle à moitié aussi puissante que celle qui l'entourait, il avait l'assurance tranquille qu'il s'en sortirait bien.

Il écouta d'une oreille distraite le costaud décrire le camp de monstres qu'il avait trouvé, qui avaient élu domicile dans des ruines. Il répondit aux questions du capitaine sur leur nombre et leurs positions, montrant par là qu'il faisait honneur à son rôle d'éclaireur. Il indiqua également qu'une piste menait dans une grotte dans la paroi rocheuse plus loin, mais qu'il n'était pas allé jusque-là à cause du terrain à découvert.

– Bon, je propose qu'on fasse une pause pour se préparer avant de partir au combat, et il y a un problème qu'il faut résoudre, annonça le capitaine.

– Qu'est-ce que tu veux dire ? fit cheveux rose.

– On s'appelle tous Link, non ? Ça va être un problème.

– Pourquoi ? demanda naïvement le plus jeune en menant une gourde à sa bouche pour boire.

– Tu te vois demander à ton voisin de se baisser en plein combat et la moitié d'entre nous le font ? On aura l'air malin ! s'exclama le capitaine.

– D'accord, d'accord ! Pour nous deux c'est facile, t'es Capitaine et moi Sailor. On a l'habitude. T'as pas changé de grade, hein ?

– Non, je n'ai pas changé. Si ça ne dérange personne de me donner du Capitaine ?

Tous hochèrent la tête et Link vit du coin de l'œil cheveux roses hausser les épaules.

– Alors va pour Capitaine pour moi et Sailor pour le gamin.

– Putain j'ai plus treize ans, mec, je vais te botter le cul ! fit le désormais Sailor en sautant pour essayer de frapper Capitaine à l'arrière du crâne.

Celui-ci fit un pas en arrière pour l'éviter et l'écarta d'une main sans même le regarder, avec la force de l'habitude. Sailor glissa au sol en rigolant.

– Et vous tous ? reprit Capitaine. Vous avez une préférence pour vos surnoms ?

– En ce qui me concerne ça va être facile : je suis Liz, ou Lizzie si vous préférez, fit la seule jeune femme du groupe de sa voix rauque.

– Oh… d'accord, fit Capitaine, incertain.

Link ne fut pas certain de l'expression qui traversa son visage. Mais Liz n'était pas habillée de manière très féminine et c'était des petits détails qui avaient menés Link à lui attribuer le genre féminin lorsqu'il l'avait vu la première fois. Les autres n'avaient peut-être pas eu le même cheminement mental que lui, ce qui se confirma quand Sailor s'exclama :

– Mais… c'est un nom de fille ?!

– Oui, en effet, répondit Liz avec un sourire sans doute pas aussi assuré qu'elle l'aurait voulu.

– C'est une femme, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, grommela Link. Ça se voit si tu sais te servir de tes yeux.

– Mais…

– Y'a pas de mais à avoir, à moins que tu veuilles te faire appeler Liz toi aussi ? fit Link.

– Ok, ok… souffla Sailor en levant les mains en signe de reddition.

Cela ne l'empêcha pas d'observer Liz en fronçant les sourcils. Celle-ci l'ignora et adressa un sourire à Link, articulant un merci silencieux.

– Les autres ? reprit Capitaine en soupirant.

– Je ne sais vraiment pas, je n'ai pas de surnom, même parmi mes amis ou ma famille, commença le costaud.

– Quelque chose lié à ta capacité à te transformer ? proposa cheveux roses.

– Loulou, Médor, rigola Sailor qui détourna pour le coup son attention de Liz.

L'homme lui jeta un regard fatigué mais décida plus sage de ne pas rentrer dans son jeu. Un point pour lui, estima Link.

– Je pensais à quelque chose de l'ordre de Croc ou Pisteur, petit con, fit savoir cheveux roses.

– Sinon, reprit Capitaine, quelque chose lié à ce que tu as dû faire contre Ganondorf ? À quoi ressemblait ton aventure ?

– Hm… j'ai été en contact avec le Royaume du Crépuscule.

– Oh, souffla Sailor en écarquillant les yeux.

Capitaine lui donna un coup de coude et le fit taire d'un froncement de sourcils. Le costaud était plongé dans ses souvenirs et ne sembla pas relever leur interaction. Peut-être qu'avec cette histoire de portails temporels dont ils avaient parlé, ils avaient eu aussi des contacts avec ce Royaume, où qu'il se trouve ? Mais dans ce cas pourquoi garder le silence face à l'autre Link ?

Link croisa le regard de Liz qui fit le geste universel de « je sais pas » avec ses mains et ses épaules.

– La patrie des Twilli ? fit finalement cheveux roses après un moment de réflexion.

– Oui.

– Pourquoi pas Twi comme surnom alors ?

– Ça me plait bien, sourit-il. J'aimais bien ton Pisteur, mais je préfère Twi.

Capitaine sourit également, mais Link ne manqua pas l'ombre sur son visage. Quelque chose semblait le tracasser. À propose de ce Royaume du Crépuscule ? Il rajusta son écharpe sur son épaule et se tourna vers cheveux roses.

– Tu as une idée pour toi ?

– Pas vraiment, fit-il en haussant les épaules

– Pinky, chantonna Sailor.

– Hors de question qu'un seul d'entre vous m'appelle Pinky ou autre chose du même genre, dit-il d'un ton dangereux en levant les yeux au ciel.

– Mec, t'as les cheveux roses, fallait y penser avant de te faire une teinture idiote.

– C'est ma couleur naturelle.

– Personne n'a naturellement les cheveux roses ! protesta Sailor.

– Tu veux voir mes poils de cul pour vérifier ?

– Et quelque chose liée à tes aventures ? Comme pour Twi ? intervint Capitaine avant que l'un d'eux ne se retrouve le cul à l'air.

Cheveux roses accepta la diversion et fit une grimace en commençant à énumérer :

– J'ai dû vaincre Ganon une première fois. Puis j'ai sauvé deux Oracles et j'ai dû me refarcir Ganon à chaque fois. Puis je suis mort noyé et j'ai été ramené par un dieu poisson géant. Et j'ai encore dû sauver le Royaume et un monde parallèle en prime face à Ganon et ses mignons. Y'a quelque chose qui vous donne l'inspiration là-dedans ?

– Mort noyé ? souffla Link, horrifié.

L'autre haussa les épaules. Ce type avait accompli la volonté des Déesses pas loin de cinq fois ? Il avait vaincu Ganon quatre fois ? Link songea à sa légère boiterie. Quel genre d'autres blessures cachait-il ?

– Erf, grimaça Sailor. Le seul thème récurrent, c'est Ganon, mais même moi je ne t'appellerai pas comme ça.

– C'est bien, ça s'appelle la maturité, fit Capitaine en reniflant.

Twi et Liz ricanèrent de concert.

– J'ai peut-être une idée, marmonna Capitaine au bout d'un instant. Quelqu'un en a-t-il fait autant ou plus que lui ?

Un concert de non s'éleva. Même leur grand silencieux ouvrit la bouche pour cela. Sailor marmonna quelque chose à propos de devenir barjot et de finir au fond d'un asile.

– Donc on dirait que tu es littéralement notre vétéran, reprit Capitaine.

– Vétéran ? répéta-t-il.

– Pourquoi pas, ça te va ?

– Ouais… ouais ça me va, finit-il par souffler.

Link le vit prononcer le terme à voix basse, comme s'il essayait de s'y habituer. Capitaine se tourna vers Link, qui avait senti son tour venir et orienta directement la recherche d'un surnom vers ses aventures – une direction bien moins personnelle que quelque chose lié à sa magie ou proche de la façon dont sa famille l'appelait en privé.

– Et toi ?

– On m'appelle le Héros d'Hyrule, admit Link. J'ai dû vaincre deux fois Ganon pour briser complètement son cycle. Du moins j'espère que je n'aurais pas à recommencer une troisième fois, rajouta-t-il en jetant un coup d'œil à leur vétéran.

– Bah Hyrule, alors, lança Sailor.

Link se retint de fermer les yeux en se pinçant l'arête du nez. Quel âge avait ce type, déjà ?

– Je ne vais pas m'appeler comme le Royaume !

– Rule ? proposa alors Vétéran.

Link réfléchit. Les noms avaient du pouvoir, et même si ce surnom était lié au Royaume c'était suffisamment éloigné de lui, de ce qu'il était et de sa nature pour ne pas leur porter préjudice, ni à lui ni au Royaume. Il se demanda si Vétéran avait eu la même réflexion.

– Je… Rule… d'accord… d'accord, ça me plait, finit-il par répondre.

– Il ne reste plus que toi, fit Capitaine en se tournant vers le grand silencieux en armure.

Intérieurement, Link se dit qu'Armure lui conviendrait bien, même si Sailor risquait de transformer ça en Boîte de Conserve.

– Mask, répondit l'autre sans hésitation de sa voix grave.

– C'est déjà pris, ça, mec, rigola Sailor.

– Pendant ma guerre on avait un autre Link qu'on appelait Mask, expliqua Capitaine avec un sourire indulgent mais un peu nerveux.

Sans rien dire, l'homme sortit de sa sacoche à la ceinture un masque étrange, un visage aux yeux blanc avec de curieuses marques rouges et bleues. Link sentit le pouvoir de ce truc et recula par réflexe. Il entendit le hoquet de surprise de Vétéran à ses côtés qui avait une réaction similaire à la sienne. L'homme les ignora et porta le masque à moitié devant son visage il avait toujours la même expression neutre, mais ses yeux pétillaient… d'amusement ? Vraiment ? Alors que Link devait se faire violence pour ne pas s'éloigner davantage de ce… de cette chose ? Qu'il luttait contre l'envie de lui hurler de ne pas le mettre ?

– Où est-ce que tu as eu ça ? finit par demander Capitaine, blanc comme un linge.

– Termina, fit simplement l'autre.

– Bordel… Mask ? s'exclama Sailor. Tu es vraiment Mask ? Mais… t'étais un gamin ! T'as quel âge ?

L'autre haussa les épaules en rangeant le masque dans sa sacoche. Link se détendit et se rappela qu'il savait respirer.

– Trente-cinq. Je crois.

– Il… Cap, il est plus vieux que toi !

– Je crois qu'il est le plus vieux de nous tous, rigola Vétéran. Vous l'avez vraiment rencontré enfant ?

– Je… oui, à cause des portails spatio-temporels de mon époque, réexpliqua Capitaine, l'air mal à l'aise. Sailor avait treize ans et Mask…

– Il disait avoir douze ans, reprit Sailor. Une fois il a dit dix-sept, une autre fois dix ans. On n'a jamais su son âge, rajouta-t-il avec irritation.

– C'est compliqué, dit le surnommé Mask. Voyages et boucle temporelle. Je sortais de mon deuxième voyage et…

Il s'interrompit, comme s'il n'arrivait pas à mettre des mots sur son vécu. Il reprit avec des signes que Sailor et Capitaine semblaient suivre sans peine, comme s'ils avaient l'habitude.

À l'époque je ne savais plus rien de mon âge. Mais mon corps doit avoir à peu près le même âge que celui de ma femme. Mon esprit… je ne sais toujours pas.

– Et tu es marié, fit Capitaine avec l'air d'avoir du mal à le réaliser.

– Oui.

Sailor émit un juron coloré.

– Ne me dit pas que… tu as des enfants ? fit-il d'une voix mal assurée.

J'ai trois enfants, signa-t-il avec un sourire lui mangeant tout le visage, comme s'il était ravi de la blague.

Sailor s'assit par terre en marmonnant qu'il avait besoin d'une minute. Link se sentit obligé de soutenir Mask en précisant :

– J'ai des enfants, moi aussi.

Mask lui adressa un signe de tête.

– Même si tu parles maintenant, je vois que tu utilises toujours beaucoup le langage des signes, fit Capitaine qui sembla avoir décidé de laisser les choses trop émotionnellement compliquées de côté pour redevenir pragmatique. Est-ce que tout le monde peut le comprendre ? Sinon ça risque d'être un problème à l'avenir.

Je l'utilise quand ma gorge fait trop mal pour parler. Ancienne blessure, signa aussitôt Liz.

– Oui. Je l'utilise avec des personnes sourdes de mon entourage, dit Rule à voix haute en signant en même temps.

Je te comprends, fit Liz.

Moi aussi, signa Mask.

Link leur sourit. Au moins la différence d'époque et ces histoires de chronologies n'avaient pas changé le langage des signes au point de le rendre méconnaissable.

– Je ne l'utilise pas mais je sais assez bien le lire, dit Twilight. Pour le moment ça va, je vous ai compris.

– Plus ou moins pareil, admit Vétéran. Tu as des enfants ? rajouta-t-il à l'intention de Link.

– Deux, dit-il sans rajouter d'autres précisions.

– Quel âge ? demanda Liz gentiment.

– Je… je préfère ne pas parler d'eux. Pas pour le moment, admit Link.

Quelque chose en lui voulait cloisonner, séparer sa famille de tout cela, redevenir le jeune homme sans attache ni famille qui accomplissait son devoir. Une autre partie se refusait de les laisser seuls, de les sortir de son esprit, mais cela faisait déjà mal maintenant de ne pas les voir. Comment tiendrait-il des jours, des semaines, des mois sans les voir et les serrer dans ses bras ?

– Ils sont en sécurité ? dit Mask à voix haute.

Link releva la tête vers lui.

– Oui. Oui, même si je ne reviens pas… ils sont en sécurité.

C'est tout ce qui importe pour le moment, signa Mask maintenant qu'il le regardait.

Link hocha la tête. Il avait raison. Et ils avaient des monstres à combattre.


Selon les indications de Capitaine, Link – Rule, il était Rule maintenant – et Liz s'étaient retrouvés à assurer les arrières du reste d'entre eux. Le soldat avait pris les choses en mains au niveau de la stratégie et avait assignés des rôles à chacun d'eux, les associant en groupe. Lui, Sailor et Mask ayant l'habitude de se battre ensemble ils allaient effectuer une percée dans le gros du groupe et se soutenir les uns les autres, tandis que Twi et Vétéran travailleraient de leur côté pour faire de même à moindre échelle. Rule et Liz s'occuperaient d'éventuels fuyards et avec leur vision d'ensemble du camp, pourraient les prévenir en cas de mouvements inhabituels des monstres.

Personne n'avait remis en cause le plan de Capitaine. Twi avait hoché la tête avec diligence, Vétéran avait haussé les épaules, Sailor s'était réjoui de repartir au combat avec ses anciens acolytes.

Les monstres étaient nombreux. Rule n'en avait jamais vu autant au même endroit sans qu'ils ne se battent entre eux. Lorsqu'il en avait fait la remarque à voix haute, Liz lui avait assuré que ce n'était pas inhabituel à son époque. Par ailleurs, quelques années – ou décennies – plus tôt elle avait nettoyé ces mêmes ruines de ses habitants indésirables.

Rule avait haussé les sourcils, surpris : s'il était tombé sur une telle concentration de monstres à son époque, il aurait fait son possible pour les contourner et les éviter. Il aurait certainement signalé le regroupement incohérent à la couronne et se serait assuré d'avoir un bon détachement de chevaliers et d'éclaireurs royaux avec lui pour nettoyer la zone.

Les monstres devant eux présentaient une couleur sombre et une aura magique qui l'était tout autant : la corruption dont ils avaient été avertis. Rule était à la fois soulagé et frustré d'être à l'arrière. Il n'avait pas dégainé son épée, préférant se concentrer sur la magie ambiante, vu il était de toute façon bien trop loin pour qu'une épée ne lui serve à quoi que ce soit.

Les autres approchaient en petits groupes, accroupis dans les herbes hautes, tandis que lui et Liz attendaient sur un talus à quelques dizaines de mètres des ruines. Il entendit Liz marmonner et lui jeta un coup d'œil.

– Quelque chose ne va pas ? murmura-t-il.

– Je ne connais pas certains de ces monstres, mais j'aurais pu m'approcher pour au moins neutraliser les sentinelles, fit-elle en montrant du doigt deux gobelins – bokoblins ? – sur des plateformes en hauteur, attentifs à leur environnement.

– Tu penses ?

– C'est comme ça que je fonctionnais la plupart du temps.

– Je n'ai pas l'habitude de travailler en équipe ou de gérer d'aussi grands groupes de monstres. Capitaine avait l'air assez sûr de lui, fit remarquer Rule. On verra comment ça se passe en suivant ses ordres.

Peu après leur échange, les autres arrivèrent proches des premières ruines et, sur une indication de Capitaine, Twi encocha une flèche et tua l'une des sentinelles. Celle-ci s'affaissa sur sa plate-forme et mourut sans un bruit. Twi visa l'autre mais elle était plus éloignée et il ne réussit qu'à la blesser. Le hurlement qu'elle poussa attira l'attention des autres monstres et en quelques instants les ruines devinrent un champ de bataille bruyant et grouillant.

Rule sentit un frisson lui remonter l'échine. Y en avait-il autant que ça ? Ils semblaient bien plus nombreux maintenant qu'ils courraient partout les armes à la main, prêts à en découdre avec leurs compagnons. Liz jura entre ses dents, arma son arc et visa. Rule allait lui faire remarquer qu'elle ne pourrait rien atteindre à cette distance quand la corde claqua sèchement. Il suivit la flèche des yeux, qui parcourut un bel arc de cercle avant de finir dans le crâne de la deuxième sentinelle, l'achevant sur le coup.

Rule ne savait pas très bien tirer à l'arc, mais il était capable de reconnaître un archer exceptionnel quand il en voyait un. Liz devait avoir une force phénoménale dans les bras et les épaules.

Elle encocha à nouveau pour tirer, pendant que Rule rongeait son frein en observant le champ de bataille. Il n'y avait pas besoin d'être soldat de métier pour constater qu'ils avaient du mal à se coordonner : seuls Sailor et Capitaine semblaient fonctionner correctement en binôme, dos l'un à l'autre, leurs épées tourbillonnant sans jamais se gêner, sans doute parce qu'ils avaient déjà fait cela pendant cette fameuse guerre à travers le temps. Mais Vétéran et Twi plus loin étaient en difficultés. Même à cette distance, Rule pouvait comprendre qu'ils se criaient dessus et se gênaient mutuellement. Ils étaient trop proches et Vet semblait vouloir utiliser de la magie sans le pouvoir, sans doute pour ne pas risquer de blesser Twi.

Mais la situation de Mask attira l'attention de Rule et Liz. Tout d'abord du côté de Sailor, il s'était fait entrainer à l'écart avec cinq monstres qui le harcelaient. Il parvenait à les maintenir à distance grâce à l'envergure de son arme mais Rule ne voulait pas parier sur le temps qu'il lui faudrait pour s'épuiser à soulever une telle masse à bout de bras. Tous deux s'élancèrent sans faire plus qu'échanger un regard.

– Je prends Mask, cria Rule en dégainant son épée tout en courant dans les hautes herbes.

– Twi et Vet ! fit Liz en partant de son côté.

Rule incanta tout en courant, une capacité qui lui avait sauvé la vie plusieurs fois et n'eut pas besoin d'attendre d'être à portée de lame pour assommer un des ennemis de Mask avec un de ses éclairs. Le sort n'était pas assez puissant pour tuer une telle créature, mais lui permit d'arriver sur le monstre et trancher sa tête sans même ralentir. Il se glissa auprès de Mask, prenant garde à lui laisser la place de manier son énorme épée et commença à harceler un moblin en se glissant dans sa garde. Il dut se jeter à terre pour éviter son énorme gourdin, ce qui attira l'attention d'un autre monstre.

– Magie ! cria soudain Mask. Feu zone, deux secondes !

Rule n'eut qu'à peine le temps de comprendre que Mask incantait un sort et le lançait. Il plongea entre les jambes du moblin pour s'éloigner de Mask et de la bulle de feu qui l'entoura, brûlant les monstres et roussissant ses chausses de cuir.

Les monstres qui n'avaient pas été tué par les flammes furent rapidement achevés par quelques coups d'épées bien placés.

– C'était quoi ça ? fit Rule.

Mask croisa son regard et signa juste « feu » avec une seule main, comme si cela expliquait tout. Rule repoussa les explications à plus tard : Sailor et Capitaine se battaient encore contre un moblin mais semblaient gérer, Capitaine face au monstre et Sailor la harcelant dans son dos. Par contre, Vétéran était à terre et Twi se battait contre deux monstres au-dessus de lui. Rule se mit à courir dans leur direction, cherchant Liz du regard : elle avait été interceptée par un autre monstre en chemin et, son épée sortit, virevoltait autour de lui, trop rapide pour pouvoir être touchée, mais détournée de son objectif premier.

Rule arriva à leur portée et libéra à nouveau un sort de foudre sur un des monstres, qui convulsa. Malheureusement, Twi le frappa juste après et prit un coup de jus, lui faisant lâcher son épée en criant. Rule jura en voyant le deuxième monstre se tourner vers Twi avec confiance, mais une flèche de Liz le cloua contre le mur en ruine derrière lui. Pendant ce temps, Vétéran se redressa juste assez pour achever le monstre électrisé avec un sort de feu : il s'affaissa en un petit tas carbonisé. Le second parvint à se défaire de la flèche de Liz qui l'épinglait au mur mais Rule arriva à cet instant, sauta par-dessus un muret et le transperça de son épée.

Il croyait l'avoir achevé mais le bokoblin se releva et il eut tout juste le temps de parer son coup.

– Tu vas crever oui ? hurla Vet en lui lançant un sort de feu.

Un Twi furieux balança un coup de pied au monstre enflammé qui fit craquer des os et le projeta contre le mur. Cette fois-ci il ne se releva pas.

Sailor et Capitaine les rejoignirent ainsi que Liz, qui escalada une des plateformes de surveillance où se trouvaient les sentinelles pour vérifier qu'aucun monstre ne restait dans les ombres des ruines. Mask marchait tranquillement vers eux en vérifiant derrière quelques murs s'il n'y avait rien.

Rule s'agenouilla près de Vétéran, se retenant à grand peine de lui sauter dessus comme l'un de ses patients habituels : il n'avait que moyennement envie de se prendre un sort de feu dans la figure. Vétéran grogna quelque chose d'inintelligible et repoussa sa main.

– Tu te souviens que je suis guérisseur ? Laisse-moi voir ta blessure.

– Vas te faire foutre, siffla Vet. Je vais très bien.

– Ouais c'est ça. Où es-tu blessé ?

– Je ne crois pas qu'il soit blessé, intervint Twi. Il est tombé après avoir paré au bouclier.

Rule haussa un sourcil et croisa les regards dubitatifs des autres. Vétéran ne savait-il pas se servir d'un bouclier ? Avait-il perdu l'équilibre et s'était-il blessé en tombant ? Qu'importe, Rule renifla et lança :

– Bon, écoute, et écoutez tous pendant que vous y êtes. C'est moi le guérisseur, le premier qui essaie de me cacher une blessure je le fous à poil pour l'examiner de haut en bas devant tout le monde. C'est assez clair pour vous tous ? Oui ?

Il croisa les regards de chacun de ses compagnons, et Sailor, l'air coupable, lui tendit spontanément son bras où une vilaine coupure saignait.

– Mets quelque chose là-dessus, je m'en occupe dès que je saurais ce qui ne va pas avec celui-là, lui fit Rule.

Sailor acquiesça et Rule se tourna vers Vétéran.

– Alors ?

– Tu fais chier, grogna-t-il, mais il lui tendit son bras.

Rule posa sa main sur la peau nue de son avant-bras et laissa sa magie glisser à la surface de sa peau. Une vague de nausée le traversa devant l'ampleur des dégâts qu'avait subi Vétéran : sa circulation énergétique était quasiment nulle, de vieilles blessures avaient laissé des nœuds cicatriciels douloureux et bloquant. L'homme ne faisait pas que boiter légèrement : il devait souffrir le martyr à chacun de ses pas. Pas étonnant qu'un coup un peu fort dans son bouclier ait pu le renverser.

– Comment fais-tu pour tenir debout, au juste ? souffla Rule.

– Pur entêtement. On m'a dit que je ne pourrai plus jamais marcher, mais j'ai l'esprit de contradiction, rétorqua-t-il avec une grimace qui se voulait être un sourire mauvais.

Il retira son bras de la poigne de Rule. Il n'y avait rien à soigner d'immédiat, aucune blessure récente. Il aurait tout au plus un bleu là où il était tombé au sol.

Derrière Rule, Capitaine commença à s'énerver :

– Bon sang Vet, tu ne pouvais pas le dire ? Comment on pouvait deviner que tu te retrouverais au sol au premier éternuement de moblin ? Tu as mis Twi en danger en tombant à ses côtés aussi facilement !

– Hé, s'il ne m'avait pas collé au cul j'aurais pu lancer mes sorts de zone et rien ne m'aurait touché en premier lieu ! Je n'avais pas prévu de me servir de mes armes !

– Alors pourquoi tu ne lui as pas dit ?

– Je l'ai fait, il ne m'a pas écouté !

– Non, intervint Twi en frottant son bras encore engourdi, tu m'as juste dit « dégage » et je ne vais pas dégager quand t'as cinq monstres plus puissants que ceux que j'ai croisé dans le Crépuscule en train de te renifler le cul !

– Oh, fermez-la ! hurla Rule.

– On en reparlera, reprit Capitaine, profitant du silence qui suivit l'éclat de Rule. Retournons à la forêt et montons le camp, la nuit ne va pas tarder. Rule, Vet est transportable ?

– Ouais, on peut le ramener au camp en le faisant décoller à coup de pieds au cul, ça n'abimera pas grand-chose d'autre que son amour-propre.

– Connard, grommela Vet en acceptant toutefois la main tendue pour l'aider à se relever.

– A ton service.


Ils revinrent rapidement vers les arbres où ils avaient laissé certaines de leurs affaires et Rule décida de laisser un peu de distance à Vétéran pour s'occuper du bras de Sailor. La coupure était nette mais traversait presque l'entier de son avant-bras et il sonda avec sa magie pour vérifier que les tendons n'étaient pas touchés. Satisfaits, il injecta sa magie dans les processus naturels de guérison du corps pour les accélérer : la blessure se referma par en-dessous jusqu'à ce que la peau ne soit plus marquée que par une fine ligne blanche.

– Woah, t'es super efficace, fit Sailor en inspectant son bras. La cicatrice ne tire même pas !

– Il y a beaucoup de magie disponible par rapport à chez moi, expliqua Rule. C'est plus facile que d'habitude pour moi.

– C'est difficile à utiliser comme magie ? demanda le plus jeune d'entre eux.

– C'est surtout très instinctif. C'est difficile à expliquer, fit-il avec un sourire. C'est comme si je voyais une fissure dans un mur et que je prenais les bons outils pour la combler, tu vois ?

– Et Vet a beaucoup de fissure ? dit-il en jetant un coup d'œil à l'homme aux cheveux roses qui s'était assis contre un arbre, l'air maussade.

– Lui, c'est plus compliqué. Le mur s'effrite…

– Il faut le défaire pour le refaire ? proposa Sailor quand Rule ne continua pas sa phrase.

– Tu peux faire ça pour un mur, mais pas à un être vivant, fit Rule avec un sourire sans joie.

Des personnes détruites par la corruption de Ganon, sur lesquelles les sorts de soin, les potions et la magie féérique ne fonctionnaient plus ou presque, il en avait croisé plusieurs au cours de sa vie. Il ne s'attendait pas à en rencontrer une parmi d'autres héros de la Triforce.

– Bon Sailor, t'es bon pour le service. Tu peux aller chercher du bois pour le feu, fit Rule avec une tape sur l'épaule du jeune homme.

– Pas seul, intervint Capitaine un peu plus loin. On a nettoyé le camp mais aucun de nous ne s'éloigne seul.

– Je vais avec lui, fit Liz. Je crois qu'il y a une source un peu plus haut, j'aimerais voir comment elle est.

Leurs compagnons partis, Rule se dirigea vers Twi qui avait commencé à préparer un foyer avec les pierres des environs.

– Ça va ton bras ?

Twi fit jouer son coude et ses doigts.

– Encore un peu engourdi.

– Laisse-moi vérifier, fit Rule en tendant la main.

Twi se laissa examiner sans rechigner et Rule se retint de grimacer quand la magie sombre qui habitait Twi réagit à la sienne en cherchant à le repousser, comme si elle voulait protéger son porteur.

– Oh, désolé pour ça. Je ne le contrôle pas tellement, fit Twi avec un sourire d'excuse en retirant sa main.

– Ta magie te protège.

– Heu, ouais ? Ce n'est pas ce qu'elle devrait faire ?

– Elle est sombre, liée aux ténèbres.

– Au crépuscule, rectifia Twi.

– Pour moi, c'est la même chose.

– Crois-moi, c'est très différent, sourit Twi plus franchement.

– Je ne peux que te croire. Désolé pour la foudre tout à l'heure, je n'avais pas réalisé que tu allais attaquer ce monstre, sinon j'aurais visé l'autre. Mais tout va bien, d'ici une heure ou deux tu ne devrais plus sentir de fourmillement.

– Ouais, on a été une très mauvaise équipe tout à l'heure.

– Sans blague, ronchonna Capitaine en passant derrière eux avec une brassée de bois mort venant des arbres alentours.

Rule s'écarta pour laisser passer Mask qui transportait une même brassée et en profita pour lui demander :

– Ton sort tout à l'heure, c'était quoi exactement ? Je ne savais pas que tu avais de la magie.

Mask posa sa charge pour libérer ses bras avant de répondre.

C'était le feu de Din, signa-t-il en épelant le nom de la déesse dorée. Le seul sort que je peux faire seul. Deux ou trois fois à la suite, pas plus. Sinon j'ai les masques, rajouta-t-il après un instant.

– Je… préférerais ne pas revoir celui que tu as sorti tout à l'heure, admit Rule.

– Crois-moi, moi non plus, fit Capitaine. Ce truc est effrayant quand il le met.

J'en ai d'autres qui me transforment, reprit Mask, mais je n'utilise plus la plupart d'entre eux depuis que je suis adulte.

– Il faudra qu'on fasse le tour des capacités de tout le monde, y compris des masques que tu peux encore utiliser, fit Capitaine en donnant un coup sur le bras de Mask. Histoire de ne pas recommencer une aussi piètre démonstration de notre travail d'équipe.

Rule ne put s'empêcher de ricaner pendant une seconde.

– On va avoir toute la nuit pour débriefer, Capitaine. Je vais voir si Vet est un peu calmé et si je peux faire quelque chose pour lui.

Les autres acquiescèrent et le laissèrent rejoindre Vétéran au pied de son arbre, un peu à l'écart. L'homme le regarda approcher et se redressa Rule se demanda si la position était douloureuse pour lui.

– Comment ça va ? demanda-t-il en s'asseyant dans les feuilles mortes près de lui.

– Pas pire que d'habitude.

Rule hocha la tête mais ne répondit pas directement. Vétéran resta silencieux. Rule ne tenta pas de le pousser malgré ses doigts qui le démangeaient à l'envie de tout faire pour le soigner. Pour le réparer. Mais il devait attendre que l'autre le laisser entrer, il ne pourrait pas être efficace si Vétéran n'abaissait pas ses défenses. Physiquement il était très diminué, mais il gardait une force mentale impressionnante et ses barrières internes étaient surtout magiques : il avait surcompensé ses faiblesses physiques avec la magie, les arcanes, les enchantements. Rule risquait de se brûler s'il tentait de forcer quoi que ce soit.

S'il voulait pouvoir faire quelque chose, il allait devoir apprivoiser ce patient-là – et quelque chose lui disait que ça n'allait pas être une mince affaire.

Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les autres un peu à l'écart discutaient en préparant le camp. Mask passa proche d'eux en ramassant du bois et leur fit un signe de tête. Il s'éloigna rapidement, comme s'il était conscient qu'il fallait leur laisser un peu d'intimité. Finalement, Vétéran ouvrit la bouche :

– Je n'ai rien à faire ici, souffla-t-il juste assez fort pour que Rule soit le seul à l'entendre.

Rule se retint de répliquer que lui non plus n'avait rien à faire là. Il aurait dû être chez lui à préparer la venue de son troisième enfant plutôt que de battre la campagne avec six inconnus à la poursuite d'une menace intertemporelle. Si Hylia avait eu un minimum de jugeote, elle aurait attendu un an ou deux avant de l'intégrer dans cette équipe, ou l'aurait pris quelques mois plus tôt. Mais Vétéran n'avait pas besoin d'entendre ce genre de choses. Les jérémiades de Rule envers la Déesse n'allaient pas l'aider, surtout que Rule se doutait de la raison pour laquelle l'homme aux cheveux roses disait cela.

– Qu'est-ce qui te fait dire ça ? fit Rule à la place.

– Regarde-moi. À terre au premier courant d'air. Je ne vais être rien d'autre qu'un handicap pour tout le groupe, surtout face à des monstres plus forts que la moyenne.

– On t'avait dit que tu ne pourrais plus marcher, c'est ça ? reprit Rule en essayant de comprendre comment cet homme – ce héros – avait pu en arriver là.

– Ouais. Mais je suis putain de têtu, fit-il avec un sourire qui tenait plus de la grimace qu'autre chose.

– Si tu l'es à moitié autant que moi, j'imagine, sourit Rule. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Le regard de Vétéran se perdit un instant dans les arbres. À une dizaine de pas d'eux, le camp se dressait. Capitaine et Twi étaient en train de nettoyer une zone au sol, apparemment pour y monter une tente. Mask était en train de défaire son armure et déposa son imposant plastron au sol avec soulagement, faisant rouler ses épaules. Rule était surpris qu'il puisse s'occuper de l'enlever seul : ce genre de cuirasse ne nécessitait-elle pas l'aide d'un écuyer pour être mise et ôtée ?

Vétéran soupira et sortit une pochette de son sac. Il l'ouvrit sur ses genoux et en tira une pipe et une blague à tabac.

– C'est une histoire stupide, reprit Vétéran en dosant soigneusement son tabac dans sa pipe. J'avais dix-neuf ans et je venais d'en finir avec Ganon encore une fois.

– Ta dernière mission de la Déesse ? demanda Rule en se souvenant que l'homme avait croisé Ganon plus souvent qu'aucun autre d'entre eux.

– Ouais. Celle avec le monde parallèle à Hyrule. Je m'en suis sorti comme toutes les autres. Pas trop mal de mon point de vue, mais… putain j'ai passé mon adolescence à me battre et à prendre des coups. À être ramené in extremis par des fées et à avaler des litrons de potions pour me maintenir debout.

– Ça laisse des traces, fit Rule qui ne pouvait s'empêcher de faire un parallèle avec sa propre expérience et qui commençait à voir où il allait en venir.

– C'est ça. Je ne répondais déjà plus bien aux potions et aux pouvoirs des fées, et… je suis tombé. Du toit de ma maison.

Il s'interrompit et lança à Rule un regard en coin, comme s'il s'attendait à moitié à le voir rire de lui ou se moquer. Mais celui-ci ne dit rien et l'invita à continuer d'un hochement de tête. Vétéran déglutit et se concentra sur le bourrage de sa pipe.

– J'ai vaincu Ganon quatre fois et je suis tombé du toit, grinça-t-il.

Il était au bord des larmes. Des larmes de rage qui ne s'étaient sans doute jamais taries depuis tout ce temps, toutes ces années. Il ferma les yeux et prit une inspiration pour reprendre le contrôle, puis mena sa pipe à hauteur de ses yeux pour l'examiner d'un œil critique.

Derrière eux Liz et Sailor revenaient, avec un peu de bois et leurs gourdes pleines d'eau fraiche, mais surtout avec un oiseau gras que Liz avait abattu d'une flèche, à la grande joie de Sailor qui ne tarissait pas d'éloge à propos de leur archère. Twi la félicita pour la prise et proposa d'aider à plumer la volaille. Liz accepta l'aide tandis que Capitaine aidait Mask avec une partie de son armure d'un air mécontent apparemment, ce genre d'armure était bel et bien sensé être manipulé avec un écuyer ou un page.

Vétéran sembla satisfait de sa pipe et frotta doucement ses doigts au-dessus pour allumer le tabac d'un léger sort de feu, tirant quelques bouffées pour entretenir sa braise. Rule ne connaissait que très peu de fumeurs le tabac était une denrée rare à son époque et, si quelques nobles s'y adonnaient à sa connaissance, ce n'était pas très courant. Pour autant, il lui semblait que la fumée qui s'élevait de la pipe de Vétéran avait une odeur étrange, herbeuse et acre, écœurante.

– Qu'est-ce que c'est comme tabac ? lui demanda-t-il. L'odeur est bizarre. Pas que je m'y connaisse beaucoup, mais bon…

– Ça m'aide avec les douleurs. Une des rares choses qui fonctionne, précisa-t-il en lui tendant la blague à tabac.

Rule observa son contenu. Il y avait en fait un mélange, des filaments bruns du tabac proprement dit et d'une plante d'un vert plus vif, même séchée. L'odeur à sec lui était plus familière.

– Du chanvre ?

– Une variété chargée, pas celle avec laquelle on fait des cordes et des sacs.

– Je vois le genre. Ça ne peut pas déclencher des hallucinations ?

– Je n'en prends pas assez pour ça, lui assura Vétéran. Et j'ai l'habitude. J'en prends presque tous les jours.

– D'accord. Je n'aurais pas pensé l'utiliser en fumée. Les fumeurs sont rares à mon époque.

– Le tabac ne vient pas d'Hyrule, je le fais importer d'Holodrum. J'ai fini par cultiver le chanvre moi-même quand j'ai trouvé la bonne variété. J'espère juste que j'en aurais assez pour toute cette histoire ou que je pourrais me réapprovisionner en route…

– Demande à Liz, à l'occasion, fit Rule avec un sourire. Avec son habitude de ramasser tout ce qui traine, elle en a peut-être en stock sans le savoir.

Vétéran ricana volontiers et Rule le suivit dans son rire. Ils laissèrent passer un silence confortable, Rule bercé dans sa magie qui résonnait avec celle de leur environnement. Il craignait de finir par être complètement dépassé, mais il fallait croire qu'il s'habituait. Il se sentait un peu euphorique, comme lorsqu'il visitait une fontaine de fée, mais rien d'ingérable.

Vétéran semblait savourer sa pipe, la crapotant tranquillement. Rule sentit la tension descendre d'un cran dans les épaules de l'homme. Son mélange de tabac et de chanvre devait bel et bien agir sur ses douleurs et favoriser sa détente. Que l'effet soit réel ou un placebo, cela semblait effectivement lui faire du bien. Cependant, l'odeur menaçait de relancer les nausées de Rule, malgré le fait qu'il ait passé ce cap depuis quelques semaines. Heureusement, le vent éloignait la majeure partie de la fumée dans une autre direction que lui.

La volaille tirée par Liz avait été mise à griller sur le feu et les autres commençaient à se préparer pour leur premier repas en commun. Sentant venir la fin de son tête-à-tête avec leur vétéran, Rule finit par dire :

– J'aimerais essayer de t'aider. De faire quelque chose.

– Même les fées ne peuvent pas m'aider, rétorqua Vétéran.

– Je ne suis pas une fée. Si ton énergie ne circule pas correctement, aucune fée ou potion ne pourra t'aider au-delà du niveau vital. Mais si ta circulation énergétique est restaurée, le reste devrait aller mieux. Au moins tu devrais te sentir mieux.

Vétéran renifla en tirant sur sa pipe, avant de reprendre :

– J'ai essayé trop de chose sans espoir ces dernières années. Je ne veux pas recommencer.

– Tu ne m'as pas essayé moi, fit Rule avec un sourire. Et si tu marches alors qu'on t'avait prédit que tu ne pourrais plus, imagine ce que ma magie et ton obstination pourraient faire ensemble.

Vétéran secoua la tête mais Rule ne manqua pas son sourire en coin.

– Admettons. Comment tu veux faire ça ?

– Pour commencer, tu vas devoir me laisser entrer, magiquement parlant. Et comme tu es un utilisateur de la magie avec des belles barrières mentales, ça va être difficile.

– Ouais, je m'en doutais un peu. Je peux essayer d'abaisser mes barrières, mais…

– Tu ne me connais pas.

Vétéran hocha la tête, les lèvres pincées. Rule voyait très bien le dilemme. Ils se connaissaient depuis moins d'une journée, ne savaient rien de l'autre. Rule avait l'habitude du fait de son rôle de guérisseur mais ce n'était pas le cas de Vétéran. Il allait devoir créer un lien entre eux, un lien de confiance, ou il ne pourrait rien faire. Et le « rien faire » n'était pas une option pour lui : il n'avait pas développé ses pouvoirs de guérison ces dernières années pour regarder quelqu'un souffrir sans agir !

– Alors on va devoir apprendre à se connaître, finit par dire Rule avec un sourire. Ça tombe bien, apparemment on va passer pas mal de temps ensemble ces prochains mois.

– Putain ouais, acquiesça Vétéran en faisant un rond de fumée.


Pendant que Rule discutait avec Vétéran, les autres avaient fini de monter le camp. Le capitaine avait dressé une tente suffisamment grande pour trois ou quatre personnes et Sailor avait installé un hamac entre deux arbres. Ils avaient sorti de quoi manger de leurs différents paquetages et Rule, un peu gêné, voulu offrir le peu de viande et de fruits séchés qu'il avait pris avec lui.

– Ne t'inquiète pas, lui fit Liz avec une main douce sur son bras, en désignant sa tablette. J'ai de quoi nourrir un régiment pendant des semaines là-dedans.

– Ça ne risque pas de s'abimer ? demanda Rule en se rappelant des fruits et des herbes qu'il avait aperçu dans la liste.

– Non, elle conserve tout figé à l'instant où c'est uploadé dedans. Tiens, fit-elle en faisant apparaître une pomme.

Rule la prit, fasciné. La pomme était d'un rouge vif et brillant, sans la moindre tâche ou déformation. Il fouilla dans sa mémoire mais ne parvint pas à se souvenir d'avoir déjà rencontré une pomme aussi belle, aussi parfaite.

– Je dois avoir celle-là depuis des semaines, expliqua Liz. Tes réserves nous seront utiles si on doit manger en marchant ou sur le pouce, ou qu'on ne peut pas cuisiner. Les aliments que je conserve sont frais mais je ne pense pas que les autres apprécieraient de devoir manger de la viande crue.

– Je l'ai déjà fait, fit Rule en haussant les épaules.

– Moi aussi, répondit Liz avec un sourire en coin. Mais je doute que ce soit le cas de monsieur mignon.

Rule fronça les sourcils et suivit du regard la direction que montrait Liz : Capitaine s'était assis sur une bûche, son dos de militaire bien droit, une serviette étalée sur ses genoux sur laquelle reposait une assiette en équilibre. Il avait une fourchette pour manger la tourte que Mask avait fourni et une cuillère pour la soupe de la grand-mère de Sailor dans un bol posé à ses pieds. Son écharpe était toujours autour de son cou et de ses épaules, immaculée et sans aucune tache malgré la bataille plus tôt. Il avait enlevé ses pièces d'armures et sa chemise avait des broderies décoratives autour du col et le long des manches. Les pièces de cuir de son équipement – de la ceinture aux bottes, en passant par le fourreau de son épée – étaient correctement graissées et entretenues, sans la moindre éraflure. Même ses cheveux blonds étaient placés sans un épi de côté. Et tout cela, malgré la bataille plus tôt.

Monsieur mignon. Ouais. Rule ne pouvait que confirmer, même si ses manières et ses vêtements le désignaient un peu trop comme un noble pour lui.

– Tu as bon goût mais il est trop sophistiqué pour moi. Je te le laisse.

– Rooh, et moi qui te croyais marié !

– Je le suis, ça n'empêche pas de profiter de la vue.

Capitaine se tourna vers eux en les entendant pouffer de rire et fronça les sourcils.

– Je veux savoir ? demanda-t-il.

– Nan, tu ne veux pas, fit le vétéran derrière eux entre deux bouffées de sa pipe.

Ils s'installèrent tous autour du feu, la soupe de la grand-mère de Sailor réchauffée dans une casserole et la tourte de la femme de Mask partagée en parts égales. Twi sortit un fromage de chèvre sec et fort et Vétéran une miche de pain. Liz fit apparaître un assortiment de fruits de sa tablette et Rule ne put s'empêcher de les examiner avec fascination : tous étaient magnifiques, et il ne reconnaissait pas la moitié d'entre eux.

Sailor s'appropria immédiatement un fruit en criant de joie. Une noix de coco ? Mais Rule n'eut pas le temps de se poser vraiment des questions sur ce qui ressemblait à une boule en bois, car il reçut sa part de tourte. La croûte était incroyablement croustillante et elle était remplie de viande fondante et de sauce gélifiée et le goût était absolument fantastique. Il l'engloutit et se lécha les doigts avec délectation. Puis Sailor lui demanda s'il avait un bol pour la soupe et il sortit son bol en bois de son sac. Le vieux bol était ébréché mais ne fuyait pas s'il faisait assez vite et la soupe était trop bonne pour qu'il lui laisse le temps de refroidir. Il ne reconnaissait pas le goût principal et, en écoutant Sailor expliquer avec quoi sa grand-mère faisait sa soupe, il en conclu que ça devait venir des produits de la mer dont il n'était pas familier.

Il utilisa un bout de pain pour nettoyer son bol et fut surpris du goût de celui-ci, de sa mie moelleuse et aérée et de sa croûte parfaitement croustillante. Il accepta un morceau du fromage de chèvre de Twi, qui s'avéra être un fromage de garde fort et salé. Liz en émietta dans sa soupe à la grande horreur de Sailor mais Rule le mangea tel quel avec le reste de son pain.

Puis on lui tendit sa part de la volaille et il reçut une aile. La peau était croquante et la viande juteuse, comme l'est celle d'un animal qui mange à sa faim et peut faire des réserves de gras. Il nettoya consciencieusement les os et croqua le cartilage à leurs extrémités, puis il plaça l'os le plus grand sur une pierre du foyer pour le briser avec le manche de son couteau. Il écarta les fragments d'os et aspira la moelle qu'il contenait. Il n'y avait jamais grand-chose dans les os de volaille mais il avait l'habitude de ne rien laisser perdre.

Rule allait faire de même avec les autres os de l'aile quand Sailor s'exclama :

– Bah dis donc, à quand remonte ton dernier repas ?

– Ce matin, répondit Rule en fronçant les sourcils, se demandant ce qu'il voulait dire.

– Tu peux ralentir, on ne va pas te piquer ta part, rigola Sailor.

Rule cligna des yeux et finit par regarder les autres. Twi et Capitaine n'avaient pas arrêté leur conversation, mais pour autant tout le monde ou presque lui jetait des coups d'œil. La plupart étaient encore en train de manger tranquillement, Vétéran soufflait sur sa soupe, Capitaine mangeait sa part de tourte et Liz surveillait la pomme qu'elle avait mise à cuire dans les braises.

Rule était le seul à s'être jeté sur la nourriture comme si sa vie en dépendait. Il sentit ses joues s'empourprer. Aucun des autres n'avait rongé la volaille jusqu'au cartilage ni n'avait aspiré la moelle des os. Bien sûr il avait faim, mais tout autant que les autres. Il avait juste l'habitude de manger quand il le pouvait sans se poser de questions.

– Oui, et bien, marmonna Rule, la journée a été longue.

– On a tous eu la même, hein, rétorqua Sailor.

Le reste de sa réplique se perdit quand Liz prit la parole :

– Sailor, tu as déjà eu faim ?

– Bah oui, bien sûr…

– Je veux dire, vraiment faim, le genre de faim que tu ressens au bout de plusieurs jours sans rien avaler d'autre que de l'eau sale et de l'herbe parce que putain, tu as tellement faim que tu veux juste te remplir l'estomac alors que tu dois continuer à courir et te battre car t'arrêter signifierait ta mort. Tu as déjà eu faim à ce point ?

Sailor ouvrit la bouche puis la referma, ne sachant visiblement pas quoi dire. Rule cassa ses deux derniers os, les plus petits, et ne chercha pas le regard de Sailor ni d'aucun autre tandis qu'il les suçait.

– Ça sent le vécu, fit Vet derrière eux.

– Oui, répondit simplement Liz. Et c'est l'un de mes tout premiers souvenirs. Ne juge pas sans savoir, ajouta-t-elle à l'adresse de Sailor au bout d'un instant de sa voix à la fois douce et râpée.

– C'est bon Liz, fit Rule. C'est pas grave. C'est juste un signe de plus que je viens d'une époque vraiment pourrie.

– Je… je suis désolé, finit par dire Sailor d'une voix faible.

Rule haussa les épaules. Il avait connu la faim, la vraie faim, la famine et la disette, et faisait tout son possible pour que ses enfants ne traversent pas la même chose que lui. Mais ses vieilles habitudes restaient : quand on lui présentait de la nourriture, il ne faisait pas la fine bouche et mangeait tant que l'occasion se présentait. Les Zeldas en avaient été horrifiées quand elles avaient compris pourquoi il se comportait comme ça, et il avait fait des efforts pour se contenir pendant les quelques mois où il avait vécu au château sous leurs ailes. Il soupçonnait que ce qui avait vraiment provoqué des angoisses aux deux princesses était la réalisation que leur peuple tout entier avait subi les mêmes privations que lui dans son enfance et son adolescence.

– C'est bon, répéta Rule. Je ne suis pas très fier de moi non plus.

– Arrête, commença Liz.

– Je vous dois des excuses et des remerciements, surtout, reprit-il en ignorant Liz. Merci pour ce délicieux repas. Je n'ai jamais mangé de tourte à la viande et de soupe aussi bonnes que celles-ci, fit-il en regardant tour à tour Mask et Sailor. Ton pain était délicieux, Vet.

– C'est pas moi qui l'ai fait, rétorqua l'autre en mangeant tranquillement sa soupe.

– Et ce fromage aussi, Twi.

– Tu rigoles ? Ce truc est infect ! Et elle a osé en mettre dans la soupe de grand-mère ! s'écria Sailor en pointant Liz du doigt.

– C'est bon le fromage dans la soupe, tu devrais essayer, fit-elle en tirant la langue.

– Pas dans cette soupe ! C'est un sacrilège !

– Et des croutons, on a le droit ? demanda Vétéran avec un sourire en coin.

– J'aurais bien rajouté du poivre, fit Twi pensivement. Et des graines de courges grillées.

– Lard grillé, articula Mask avec un sourire en coin tout en buvant sa part de soupe à même le bol.

Son regard amusé suivait Sailor qui levait les bras au ciel en les traitant de mécréants et d'hérétiques. Capitaine riait doucement en tenant délicatement sa cuisse de poulet pour ne pas se salir les mains plus que nécessaire, sa serviette glissée dans son col pour protéger sa chemise.

Rule rit avec les autres. Sailor faisait exprès d'en rajouter dans le dramatique destin de la soupe de grand-mère, polluée de toutes les choses immondes que les héros voulaient mettre dedans. Il finit par se retirer avec grandiloquence dans son hamac, en emportant sa noix de coco, quoi que soit ce truc exactement.


Sailor revint quelques minutes plus tard et entreprit d'ouvrir sa noix de coco sous les ricanements de Vétéran. Apparemment, il fallait l'équivalent d'un marteau et d'un burin pour accéder au contenu, dans une manœuvre plutôt compliquée à mettre en œuvre dans un hamac.

Sailor distribua des fragments à tout le monde. Rule accepta sa part avec un sourire.

Il s'avéra qu'aussi bizarre que ce soit, la noix de coco avait bon goût.


Voilà pour ce deuxième chapitre. Rule laissera bientôt la place aux autres, mais comme il est très bavard avec moi vous aurez souvent droit à son point de vue. Et il commence déjà à adopter Vétéran avec son instinct de mère cocotte !
Vu mon rythme d'écriture, je pense publier le suivant d'ici 3-4 semaines. J'espère que vous avez passé une bonne lecture, n'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !


Aide-mémoire :

Liste des pseudos et des jeux :

Rule : Legend of Zelda / Zelda 2 : Adventure of Link (peu joué)

Vétéran : A Link to the Past / Link's Awakening / Oracle of Age / Oracle of Season / A Link between World (joués et finis, sauf le dernier)

Liz : Breath of the Wild / Tears of the Kingdom (joués et finis)

Sailor : Wind Waker / Phantom Hourglass (joué et fini uniquement le premier)

Mask : Ocarina of Time / Majora's Mask (joués et finis)

Twi : Twilight Princess (joué et fini)

Capitaine : Hyule's Warriors (non joué)

Link / Sky : Skyward Sword (joué et fini)