Ce que je n'aime pas, avec les livres électroniques, c'est le regard des gens. Beaucoup s'invectivent (surtout les plus anciennes générations) sur le fait que les jeunes (plus jeunes que les anciennes générations) passent leur temps sur des écrans. Ils ont raison. Mais transporter un pavé de dix centimètres au moins est plus ardu (et moins pratique) qu'une tablette (une liseuse si on veut être précis) électronique de moins d'un centimètre et proportionnellement plus légère. Ils ne savent pas que je m'instruis. Au moins autant que sur un livre fait de papier jauni par le temps et la lumière. Ils me jugent. Mais je m'en moque pas mal après tout. J'aime mieux cette insistance dans leurs jugements sur ma tablette que celle qu'ils accordent à ma dégaine, ma coupe de cheveux désordonnée, ou bien mes fringues choisies à la hâte sans volonté aucune quand eux sortent des bureaux une cravate nouée autour d'un col boutonné trop serré. Ils sont bien seuls responsables d'habitudes quotidiennes et lassantes.
Le bip qui retentit sur les portes du métro qui s'écartent pour bientôt se refermer m'arrache à ma lecture passionnante et laisse le contenu humain de la rame se déverser sur le quai afin d'accueillir un nouveau flot dépourvue de joie de vivre. Certains s'aventurent même à contre-courant pour espérer, peut-être, rentrer plus tôt chez eux afin d'ôter la corde au cou tendue par la monotonie. Les sous-sols de Paris sont aussi sombres que les expressions des êtres qui la parcourent tôt le matin jusqu'à tard dans la nuit. Pressés, ils ne remarquent même pas qu'ils me dérangent et me bousculent et s'excuser ne fait aux heures de pointe pas partie des simples règles de politesse pourtant admises à la surface. Les jugements à mon égard se sont changés en agacement généralisé sur une mère de famille dont la poussette prend au moins un tiers de l'espace, et sur ses gosses qui ne tiennent pas en place, pressés, eux aussi. Malgré leurs âges ils sont déjà affublés des mauvaises habitudes inhérentes aux habitants peuplant ou traversant la capitale. Le métro circule pourtant à intervalles réguliers, trois minutes avant le suivant. Mais ici, une seule minute dans ces souterrains équivaut à tout un mois d'oxygène au moins.
Un homme aussi joyeux que ses congénères dont je fais malheureusement partie puisque, moi aussi, habite ces lieux (la capitale, pas les sous-sols) manque de trébucher lorsque la rame redémarre après un énième arrêt. Il me regarde mais me toise d'une expression scandalisée puisque j'étais sur son chemin d'après son regard scrutateur. Je n'ai pourtant pas bougé de mon coin depuis le début du trajet, guère aventureuse aujourd'hui. Il disparait à l'arrêt suivant mais il reste des dizaines de types comme lui dans la rame, guettant la moindre place, la moindre personne critiquable d'occuper trop d'espace ou refusant simplement de se lever des strapontins.
—Mais quel connard, je souffle quand les portes se referment.
Mon vocabulaire est loin d'être élégant, mais l'avantage avec un livre, surtout lorsqu'il est épais, c'est qu'il ne se brise pas en heurtant le sol ou bien un mur. Et l'affreux personnage a manqué de me faire lâcher ma tablette dans sa course. Celle-ci est protégée car je suis particulièrement soigneuse (et loin d'être à l'aise financièrement) et j'ai surtout eu le réflexe de la rattraper avant qu'elle n'échappe maladroitement à mes mains. Les réactions autour de moi sont toutefois aussi déplaisantes qu'hypocrites car certaines personnes me dévisagent de nouveau. Ils se disent certainement que je suis une gosse aussi mal élevée que ceux qui s'impatientent autour de la poussette alors qu'eux, les premiers, auraient hurlé au scandale. Voila, à peu de choses près, à quoi ressemblent les rouages de Paris.
Je déteste prendre le métro mais je n'ai guère le choix, acheter une voiture est encore moins envisageable que de circuler dans les rues en permanence congestionnées de la capitale. Dans les transports en commun la sphère privée disparait tout comme la notion de distance sociale. Parfois, je me réjouis seulement d'arriver à destination sans qu'un pervers ne se soit collé d'un peu trop près à moi, ou avec toutes mes affaires encore dans mon sac et mes poches. Ou même les deux. Une véritable plaie. Parfois, je baisse seulement la tête et j'attends de franchir la ligne d'arrivée, à d'autres moments, je n'hésite pas à dévisager les inconnus qui me toisent jusqu'à ma prochaine correspondance, comme maintenant. Ils me donnent l'impression de n'avoir jamais entendu une seule injure de toute leur vie mais je doute que toutes ces personnes soient pieuses : assez pour être choquées du moins. Tous tirent une affreuse gueule et arborent un sourire inversé comme si les muscles de leurs visages avaient lâchés. Tous, ou presque.
A la station Palais Royal – Musée du Louvre, l'effervescence provoquée à Chatelet se calme et davantage de personnes sortent que n'en rentrent. Un sourire (dans le bon sens, cette fois) esquisse à peine les lèvres d'une des rares personnes à ne pas sembler outrée de mon langage grossier. Je crois qu'elle est montée au dernier carrefour. Sa tenue et ses cheveux parfaitement bien coiffés malgré la fin de journée et les prouesses techniques nécessaires pour survivre au métro parisien me laissent supposer que c'est une fille classe, raffinée, et certainement bien élevée, ou peut-être pas puisqu'elle me dévisage, elle aussi. Oubliées, les règles de bonnes manières, si tant est qu'elle en possède. Si tant est que ces règles s'appliquent ici. Ce qui n'est pas le cas. Je soupire d'une exaspération impérissable en dépliant l'assise du strapontin sur lequel je m'asseye maintenant que l'espace le permet. A ma grande surprise, et davantage parce que deux adolescents se ruent sur les sièges en face de moi que par intérêt à mon égard, la jeune femme bien habillée m'imite et prend place sur celui d'à côté. Le parfum qu'elle porte contraste aussitôt elle est assise avec les relents de sueur contre lesquels aucun déodorants ou anti-transpirants ne peut lutter qui flottent en permanence dans le métro comme la chape de pollution sur la ville. Une présence olfactive qui parasite la puanteur habituelle, je songe presque moqueuse. Pas parce qu'elle m'a dévisagée avant de s'asseoir, mais parce qu'elle me parait assez superficielle.
Des filles comme elle, j'en ai vues beaucoup. Peut-être pas tant que ça, mais un paquet quand même. A la campagne, ces filles se comptaient sur les doigts d'une seule main, mais depuis mon arrivée à Paris j'en avais croisées tant que plusieurs équipes de football seraient nécessaires pour en avoir le nombre exact. Je n'ai jamais été le genre de fille populaire, au lycée, mais d'une façon ou d'une autre je me retrouvais toujours dans leur collimateur. J'étais la fille un peu perdue parce que trop dans mon coin. Un peu bizarre parce que je préférais jouer aux jeux-vidéo ou bien lire que parler des garçons insipides. Un peu trop isolée parce que perdue et bizarre. Jusqu'à coller mon poing dans la tronche de l'une d'elles. Après ça, j'étais toujours perdue, isolée et bizarre, mais au moins j'avais la paix.
Je déverrouille l'écran de ma liseuse, peu encline à me remémorer une scolarité horrible et décevante, mais surtout parce que j'ai envie de connaitre la fin de mon chapitre. L'histoire n'est pas plus agréable pour le protagoniste que l'a été pour moi le lycée, mais elle est fascinante.
—Que lisez-vous ?
—Vous ? je répète choquée que l'on me parle comme on s'adresserait à ma mère plus que par le fait que l'on s'adresse tout simplement à moi sans raison. J'ai l'air d'avoir quel âge ?
« Pourriez-vous m'aider, mademoiselle ? » passerait de la part d'une octogénaire peinant à atteindre le pot de confiture posé sur l'étagère du haut de l'étalage d'un supermarché, mais pas d'une fille qui semble plus jeune que moi. Sa main se plante devant sa bouche pour accueillir ce qui ressemble à un rire. Ou bien pour le faire taire. Ce n'est pas vraiment un rire, pas plus qu'un gloussement digne de ces filles populaires et tout aussi stupides du lycée, plutôt une sorte de soupire. Quelque chose comme ça, juste un son, mais mon attention est davantage accaparée sur la décennie (si ce n'est deux) que je viens de prendre sans souffler une quelconque bougie ni mangé le gâteau, que sur sa gestuelle ou sa raison de me faire la conversation là encore.
—Excuse-moi, mais tu assassinais tous ces gens du regard, alors j'ai seulement voulu être polie.
—C'est poli de vieillir à ce point une femme ? Je ne ressemble pas à une adolescente, mais quand même. Et puis, c'est toi qui me dévisages depuis tout à l'heure, ça non plus, ce n'est pas très poli.
—C'est vrai. Excuse-moi aussi pour ça. J'étais seulement surprise.
—Parce que j'ai pas une tête à lire ?
—Parce qu'il est rare d'entendre quelqu'un dire tout haut ce que tous pensent tout bas. Même s'il est vrai également que tu n'as pas une tête à lire. Mais c'est seulement parce que personne n'a une tête à lire, dans le métro. Les gens sont trop pressés. Trop stressés.
—Pas toi ?
Faire la causette avec une inconnue ici est une totale découverte. Inédite jusque là malgré le fait que je suis installée à Paris depuis trois ans et que je prends les transports en commun depuis aussi longtemps. Habituée aux grognements des passagers et quêtes des sans-abris à l'haleine alcoolisée – au mieux – dés le matin, cette conversation décousue est plutôt étonnante. Je ne saurais dire si je suis à l'aise ou non mais ce n'est généralement pas le cas quand je m'adresse à une personne que je ne connais pas. Le raffut causé par l'ouverture des portes et les quelques personnes qui s'engouffrent in-extremis à leur fermeture à la prochaine station place rapidement un silence entre nous sur lequel le temps file jusqu'à la suivante. Je me lève car je descends à la prochaine. Et je ne sais plus quoi dire. Les minutes et stations jusqu'à ma correspondance pour prendre la ligne deux ont filé plus rapidement qu'à l'accoutumée, et la voix enregistrée annonce dans un grésillement Charles de Gaule – Etoile. Je comprends qu'elle ne répondra pas à ma dernière question sans m'en offusquer pour autant : je n'ai ni le temps ni l'énergie de réitérer, et surtout aucune raison de le faire.
Les portes s'ouvrent.
—Bon, je lâche alors un peu perplexe. Bonne fin de journée.
—Bonne fin de journée, Byleth.
Je pose à peine les deux pieds sur le quai, avant de faire un pas. Puis les portes se referment sur un bip sonore lorsque je me retourne et le reflet de mon expression surprise se superpose au sourire de la jeune inconnue qui me dévisage de nouveau, un léger sourire aux lèvres. J'ai à peine le temps de voir son doigt désigner ma poitrine et le badge épinglé qui dépasse des pans de ma veste entre-ouverte sur lequel figure mon prénom.
Je n'ai plus le temps de terminer mon chapitre, alors je prends seulement la direction des quais de la ligne deux pour finir mon trajet.
