Les responsables de la catastrophe sont toujours présents dans le rayon. Je me suis imaginée une panique générale, de la stupeur (et des tremblements… un excellent bouquin !) mais il n'en est rien. Les deux garçons observent tranquillement d'autres machines (qui fonctionnent encore) d'un air totalement désintéressé. Les deux sont assez grands, l'un filiforme, l'autre volumineux : un véritable parallélépipède rectangle de deux mètres sur un. Ce dernier siffle son coca cola à la paille : le responsable du crime, et secoue son verre devant ses yeux qui se rejoignent en un point presque surprit que ce soit déjà vide. Il est tombé dans la potion magique quand il était petit, je pense immédiatement. Je comprends aussi pourquoi le vigil ne l'a pas informé que la nourriture et les boissons étaient interdites dans l'enceinte du magasin. Il n'avait pas envie de se ramasser une paluche de la taille d'une lame de pelle dans la tronche. Et moi non plus.
Ashe la Panique est flanqué derrière mon dos malgré sa demi-tête de plus qui me surplombe. Il a l'air aussi fragile qu'une coquille d'œuf. Le jaune tout liquéfié. Crack, spleutch.
—Bonjour messieurs, je les aborde naturellement. Je crois qu'il y a eu un léger incident et je suis là pour tenter de démêler cette affaire.
J'ai l'impression d'être comme tous ces enquêteurs dans mes bouquins, sans la plaque à sortir pour m'assurer des aveux. Un lapin bosse à la Fnac, puis démissionne pour rejoindre la BAC. Mais si Ashe affirme quelque chose, c'est que ce quelque chose s'est produit. Pas besoin de vérifier l'état du PC – je sais l'effet d'un coca cola sur un appareil électronique – et pas besoin d'être devin pour comprendre que ces deux là vont chercher les problèmes. On peut douter de la force physique de Ashe, mais pas de son honnêteté. Il serait prêt à rembourser le moindre livre corné dès sa mise en rayon.
—Et pourrait-on savoir de quel incident il s'agit, madame la vendeuse ?
Le plus fin des deux a un vraiment une tête de con. L'autre a juste l'air con. Non pas que le ton employé dénigre mon travaille – il le dénigre – mais sa façon de me regarder et son air suffisant se chargent de m'enfoncer comme un clou rouillé dans sa planche autant qu'ils le peuvent. Un fils à papa sans doute.
—Je crois que votre ami a renversé le contenu de son gobelet sur l'un de nos modèles d'exposition. Je me permets de vous rappeler que toute nourriture ainsi que les boissons sont interdites dans l'enseigne de la Fnac. Pour éviter ce genre d'incident, par exemple.
—Vous croyez ?
Mister Filiforme bascule artistiquement la tête sur le côté pour observer en long en large mais davantage en travers mon jeune collègue en planque.
—J'en suis certaine.
—Ca ne serait jamais arrivé si ce maladroit ne nous avait pas bousculés.
Une sorte de grognement ressemblant à un « humpf » sort de son bec. Quel type méprisant. Un gros trou-du-cul, oui, pour rester dans le politiquement correct.
—Vous devriez porter davantage d'attention aux CV que vous recevez et ne pas embaucher le premier venu !
—Je peux vous assurer que tous les membres de mon équipe sont des professionnels, monsieur. Si mon collègue a bien une part de responsabilité dans cet incident, soyez-sûr qu'il sera réprimandé.
Je sais que ce n'est pas le cas. Je suis obligée de l'amadouer pour désamorcée la bombe. La devise du métier : le client d'abord.
—Réprimandé ? J'exige son renvoie immédiat !
Sa coupe de cheveux est à chier mais il a le culot de se pavaner fièrement comme un coq au milieu de la bassecour. Il me prend pour quoi, au juste, pour une de ses poulettes ? Le coq a pas l'air très hétéro avec sa dégaine et ses manières. Ses paroles cinglantes et son attitude condescendante mettent mes nerfs à rude épreuve mais je m'efforce de rester calme et professionnel afin de ne pas lui rentrer dedans.
Alors que je tente de résoudre ce problème de manière diplomatique, je remarque soudainement la jeune femme que j'ai rencontrée la semaine dernière, mon inconnue du métro, Edelgard. Elle vient probablement d'arriver au magasin pour retirer son livre et malgré mon désir de vouloir détourner mon attention sur elle je me concentre sur ma tâche, ardue, consciente que je dois rester implacablement neutre malgré le trouble que je ressens maintenant.
La longue tige de bambou continue de me toiser avec ses petits yeux menaçants. J'entends les prochains mots qui meurent d'envie de sortir de ma bouche. Gros con !
—Pardonnez-moi, monsieur…
Ils veulent dire la même chose. Puis je continue :
—Je crains ne pas détenir un tel pouvoir de décision, mais je peux aller chercher mon responsable si vous le souhaitez.
—Faites donc, oui ! Que je l'informe de l'incompétence de ses employés ! Je suis Lorenz de Gloucester, à qui croyez vous vous adresser ?!
Je crois avoir déjà entendu ce nom là, mais je ne sais plus très bien où et je m'en moque pas mal. C'est juste un connard de plus dans un monde qui en contient déjà trop. Un connard avec les cheveux mauves.
—Très bien, et nous pourrons également jeter un œil aux caméras de surveillance pour dissiper ce malentendu.
Le visage encadré par une coupe asymétrique devient tout blanc. L'autre continue de secouer son gobelet vide dans lequel s'entrechoquent seulement les glaçons. Il doit avoir la même chose dans le crâne et c'est en train de fondre si tant est qu'il y ait vraiment quelque chose à l'intérieur de ce crâne. J'entends ensuite marmonner deux trois syllabes incompréhensibles.
—Pardon ? Avez-vous dit quelque chose ?
—Je disais seulement que…
—Oui, monsieur ? Vous disiez que ?
Il ne me répond pas mais fouille dans la sacoche qu'il porte à la taille. Une sorte de banane démodée en cuir. Ca se fait encore, ces trucs ? Il parait que ça revient à la mode. Je devrais peut-être faire venir la police du style en même temps que le supérieur. A ce propos…
—Ashe, peux-tu aller chercher Claude, s'il te plait ?
—Ou- Oui !
Le voila parti en quête du grand chef. Non pas que je doute de mes capacités à régler par moi-même cette affaire, mais il faut faire une évaluation des dommages et c'est lui le plus à même de s'en charger. Je suis certaine que si j'allais moi-même chercher Claude, ces deux bouffons se feraient immédiatement la male, je préfère les garder bien en vue. Edelgard a disparu de mon champ de vision néanmoins.
Ashe et notre responsable mettent moins de deux minutes à arriver. J'imagine l'expression d'effroi sur son visage si Le Nouveau lui a tout expliqué. Le cas contraire j'assisterai en direct à la scène. Un moment mémorable, mais mauvais pour le magasin. Il arrive néanmoins armé de son plus beau sourire. Ashe parait tout frêle à côté.
—Salut Byleth, il me salue au passage. Il y a un problème ?
Ce sera en direct, donc. Mais pas devant eux.
—En effet. Ces deux jeunes gens ont malencontreusement renversé ce qui semblerait être du coca cola sur le Dragonfly G4. Il faudrait aller mesurer l'étendue des dégâts, et contacter l'assurance.
Claude conserve calme et paraitre. Moins imposant que l'armoire à glace (et aussi plus petit que le vigil de la sécurité) il sait toutefois se montrer ferme et effrayant lorsqu'il le faut. Mais jamais avec le client. Il est essentiel pour le magasin de traiter cette situation avec professionnalisme et courtoisie afin de maintenir la satisfaction du client – même quand le client est un connard – et de préserver la réputation de l'établissement. Un lapin bosse à la Fnac et s'imagine responsable.
—Je m'en occupe. Tu peux gérer ça ?
Par ça, il entend les deux guignols. Je hoche la tête pour indiquer l'affirmative. Ashe reste avec moi, il sait qu'il a encore beaucoup à apprendre. Garder son calme, résoudre une affaire avec diplomatie, pour ne citer que cela. Claude part examiner l'engin, il sait que je lui ferai un topo juste après.
—Bien, messieurs. Où en étions-nous ?
Je lève la main paume en avant lorsque l'imbécile qui se pavanait jusqu'ici avec son attitude exécrable de gamin torché bien trop longtemps sort son portefeuille de sa ridicule banane. Et sa carte bleue de son portefeuille. Portefeuille bien rempli, et vu sa tronche ce ne sont pas des photos de sa copine qui l'encombrent.
—Vous n'avez rien à régler. Le magasin possède des assurances pour ce genre de cas exceptionnel.
—Tsss ! peste-t-il déjà. Pourquoi m'avoir retenu aussi longtemps, alors !
—Eh bien, monsieur. Pour vous apprendre que certaines choses ne s'achètent pas avec l'argent. C'est le cas du respect, par exemple. Je vous invite donc à présenter vos excuses à mon collègue.
—Comme si j'allais faire ça !
—Vous allez le faire, ou bien préféreriez-vous cette fois que je fasse appel à la sécurité du magasin ? Monsieur de Gloucester, j'imagine qu'il serait plus convenable pour vous comme pour nous que ce petit incident en reste là. Et je suis certaine que si vous avez besoin d'une information ou d'un renseignement, mon collègue ici présent, Ashe, saura répondre à vos questions. Alors passez une excellente après midi, votre ami et vous. Je vous laisse avec mon collègue, vous remarquerez qu'il est très compétent.
Le client avant tout. Mais les collègues aussi.
